samedi, 20 avril 2024 -

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MEMOIRE DE CHAUDRON 1 à 100




L’ancien Conseiller technique à la communication du président Boni Yayi, Tiburce Adagbè, rend public ses mémoires des faits vécus à la présidence de la République entre 2006 et 2011. Intitulés la « Mémoire du chaudron », les écrits croustillants de Tiburce Adagbè rentrent dans les méandres du pouvoir Yayi. Voici l’épisode 1 à 100 de la « Mémoire du chaudron ».

Mémoire de Chaudron 1
L’ambiance d’un certain mardi matin dans le bureau du président Yayi me revient à l’esprit. Je ne sais plus si Didier y était. Mais je me souviens qu’avec Enoc Gouroubera et Edgard Guidibi, nous avions presque réussi, au prix de moult subterfuges, à détourner la violente colère de Yayi contre les parutions du jour et qui justifiait notre présence dans son bureau. Quand les invitations de Yayi étaient pressantes, on le sentait dans la voix de Yasmine, son assistante. Au bout d’un moment, on annonça la présence de Lionel Agbo dans la salle d’attente. S’il est là, c’est que Yayi l’avait fait appeler. Ça faisait en effet un moment qu’il se plaignait de brasser de l’air à la présidence et de n’avoir jamais reçu une mission, ni la moindre parole à porter de la part du président de la république dont il était pourtant sensé être le porte-parole. L’occasion était donc trop bonne. Yayi allait pouvoir enfin lui en confier une. Il fut immédiatement introduit dans le bureau où nous occupions déjà l’essentiel des fauteuils. (La suite au prochain épisode).
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (2)
Dès que la voix fluette de l’assistante à l’autre bout de l’interphone annonça Lionel Agbo, Yayi activa dans une telle fébrilité la gâchette d’ouverture de la porte d’entrée du bureau, que le crissement sourd du déclic nous fit presque sursauter. Me Agbo apparut, dans une tenue locale blanche, svelt et légèrement courbée vers l’avant, un grand calepin de prise de notes enserré dans l’aisselle. Malgré les petits clins d’œil amicaux que nous échangeâmes discrètement avec lui, je perçu sa surprise de nous retrouver là.
En cette année-là, Yayi occupait encore le bureau présidentiel hérité de son prédécesseur le général Mathieu Kerekou, dans l’ancien bâtiment du Palais. C’était un modeste rectangle de moins cinquante mètres carré au bout d’un long couloir. Alors que tout le monde le pressait d’y changer tout le mobilier utilisé par son prédécesseur, le président Yayi décida de le garder tel. La grande table de travail en bois massif, la petite bibliothèque de rendement, les fauteuils de séjour en cuir autour d’une petite table basse. Cependant il ne pu résister aux différentes exhortations à renouveler la moquette au sol. J’ai toujours eu ma petite explication sur la chose. Le fait de conserver le bureau en l’état, l’avait plutôt aidé à vite rentrer dans la peau de président de la république. C’est un rythe personnel qu’il expérimenta déjà avec une certaine satisfaction, quand douze ans plus tôt, il alla remplacer, à la tête de la Boad, Aboubacar Baba-Moussa, le père de Yasmine Baba-Moussa qui deviendra d’abord sa secrétaire particulière à Lomé, puis assistante à la présidence du Benin.
Yasmine était une petite dame pleine de vie. Pour avoir déjà suivi Yayi pendant tant d’années, elle faisait partie de ceux qui pouvaient se vanter de vraiment le connaître. De son poste d’assistante du président de la république, elle avait un regard gyroscopique sur les grands dossiers du pays. Personne n’était assez insensé pour se la mettre à dos.
Le président invita chaleureusement Lionel Agbo à prendre siège. Tous les fauteuils de séjour étant déjà occupés, l’un d’entre nous céda place et alla tirer péniblement l’un des fauteuils visiteurs en face de la grande table de travail du maitre du pays. L’épaisseur de la moquette rouge-bordeaux ne facilitait pas, en effet, les roulements.
"Maitre, vous avez suivi les petits de Canal 3 ce matin ?", lança Yayi à brûle-pourpoint. Puis, sans faire attention aux premiers mots de Lionel Agbo, il enchaîna : " je me fais répéter du matin au soir que ma communication ne marche pas. Tous les diplomates ne cessent de me le dire. Wade m’a dit récemment encore que je ne tiendrai pas longtemps si ça devrait continuer comme ça "...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (3)
Me Agbo avait visiblement du mal à placer un mot. Yayi qui déroulait avec nervosité son long chapelet de récriminations contre la presse nationale ne lui en laissait pas l’opportunité. Il était alors réduit à ponctuer les déclarations du président de "oui "..." exactement "..." absolument "... Je compris, par expérience, qu’il ne pourrait jamais placer une phrase entière si je ne l’y aidais pas. Alors je raclai légèrement la gorge en donnant l’impression d’avoir eu une illumination soudaine. Le président se tut momentanément. Ça ne ratait que rarement. Ce n’était pas scientifique, mais c’était l’une des nombreuses formules que j’avais fini par développer quand j’étais avec lui et que je tenais à l’interrompre et à placer un mot. Tous ceux qui ont déjà connu ces moments avec Yayi, savaient qu’on pouvait faire une heure avec lui sans jamais réussir à placer une phrase entière.
Je ne lui connaissais pourtant pas ce trait quand mes contacts avec lui devinrent quasiment quotidiennes à partir de la Saint-Sylvestre 2002 qu’il m’invita à passer avec lui à Tchaourou. Je connaissais déjà assez bien cette petite bourgade à une centaine de kilomètres de Parakou, pour y avoir passé certaines vacances scolaires de mon enfance, quand mon père y travaillait comme chauffeur du sous-préfet entre 1979 et 1982. Ce réveillon fut très sobre dans la petite chapelle protestante UEEB de Tchaourou où Yayi prononça un discours à l’endroit de ses "frères en Christ" à qui il déclara devoir son bilan et sa stabilité à la tête de la Boad. " Sachez que je ne vous oublierai jamais ", avait-il conclu dans le vacarme d’applaudissements qui secoua la salle mal éclairée par quelques lampes Néon qui vacillaient au gré des quintes de toux régulières du petit groupe électrogènes qui geignait quelques mètres à l’écart. En vérité, le futur candidat à la présidentielle de 2006, testait ce soir-là, pour la première fois, ce style de discours sur un auditoire. Il ne l’abandonnera plus.
Mais ce Yayi-là était très différent de celui que nous découvrîmes au lendemain du 6 avril 2006. Il exerçait un tel sens de l’écoute, que pendant les longs voyages que j’effectuais à travers le pays chaque week-end, assis à côté de lui, sur la banquette arrière de sa Mercedes à immatriculation diplomatique, j’avais parfois le sentiment de me parler à moi-même. Il ne se fatiguait pas de m’écouter, me relançait sur tel ou tel sujet, se contentait parfois de dodeliner mollement de la tête. A part les grosses pontes de la télévision nationale, il me donna bien l’impression de connaître très bien Pépéripé et Édouard Loko. Sa connaissance des hommes des médias pourrait s’arrêter là si on ajoute l’un des frères Migan qui assurait la couverture médiatique de toutes les activités de la Boad au Bénin.
Lionel Agbo pu ainsi saisir enfin la parole puis, dans un style qu’il voulut chatoyant, mais qui jeta immédiatement le malaise dans la petite assistance, déclara : " monsieur le président de la république, voici plusieurs mois que j’ai élaboré un document complet sur la stratégie de communication. Et je vous assure que si elle était mise en branle, toute la presse allait se discipliner. Mais, monsieur le président, il y a des gens qui n’avaient pas intérêt à ce que le document soit connu de vous".
Voyant l’atmosphère s’alourdir, Yayi entreprit une diversion en se saisissant soudain de la télécommande qui traînait sur la table basse, puis actionna le volume de l’immense écran plasma installé dans une des encornures du bureau et qui, jusque-là fonctionnait en mode "Muet". La télévision nationale diffusait, sans doute pour la énième fois, dans une de ses innombrables éditions siamoises de la matinée, sa descente de la veille sur le quartier Womey. Cette initiative produisit son effet. Me Agbo perdit la parole.
" Maître, embraya ensuite le président quelques secondes plus tard, je lirai bien votre document. Mais je veux aujourd’hui envoyer un message très clair aux journalistes. Je me fais insulter dès le lever du jour et tout le monde me conseille de me taire. Ce n’est plus possible. Ce sera désormais du tac au tac"
Connaissant déjà notre hostilité à une prise de parole officielle pour répondre à des parutions dont l’impact n’était visible nulle part, Yayi parlait désormais en ne regardant que Lionel Agbo. Celui-ci reprit inconsciemment son exercice de... "Oui"..." absolument "..." c’est normal ".
Maitre, conclu enfin le président, il faut que vous passiez à la télévision ce soir. Je sais que vous parlez très bien. Il faut que vous parliez une fois pour de bon à ces journalistes de ma part. S’ils veulent la guerre, ce sera la guerre"
Il appuya plusieurs fois sur un petit bouton blanc. La gâchette de la porte de son secrétariat bourdonna ; Yasmine déboula dans le bureau.
" Dites à Julien Akpaki de passer me voir à 17h. Je le reçois avec Maître Agbo".
Nous fûmes tous congédiés sur ce verdict. Dans le couloir étroit qui nous conduisait hors de la zone présidentielle, nous marchâmes, silencieux, à queue-leu-leu. Me Agbo marqua un arrêt devant l’entrebâillement de la porte du bureau de Yasmine qui donnait sur le couloir pour, certainement, prendre des détails sur cette séance de travail à 17h avec le DG-Ortb et le président de la république. Son heure avait enfin sonné. Les journalistes l’entendraient ce soir....
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (4)
Nous marquâmes un arrêt dans la petite salle d’attente pour récupérer nos téléphones portables. Me retrouver enfin dehors, sur l’esplanade en haut des interminables escaliers d’honneur de l’ancien bâtiment du palais, me parut une délivrance. Le courant d’air marin qui me fouetta le visage, me fit le plus grand bien. Je ne réussissais vraiment pas à m’habituer à cette ambiance quotidienne de pression et d’intrigues.
Pression, oui c’est bien le mot ! Avant 2006, j’avais très vite compris que Yayi était un boulimique du travail. Très lève-tôt, il était généralement sur pieds à 5h, quelque soit l’heure à laquelle il se couchait. J’ai pu m’en rendre compte pendant ces nombreux week-ends que nous passâmes dans sa résidence privée d’alors à Tchaourou. C’était cet immeuble blanc massif au style colonial, bordé de filaos qu’aucun usager de la voie inter-États ne pouvait louper. Ce bâtiment me paraissait toujours très singulier, vu le très peu de capacité d’hébergement qu’il offrait, malgré sa taille très voyante. On pouvait traverser toutes sa largeur en quelques petits pas.
Yayi, disais-je, était un lève-tôt. Et pendant que je tournais paresseusement dans mon lit, accablé par le long voyage de la veille, sur des pistes rurales généralement en mauvais état, je pouvais l’entendre, depuis sa chambre à coucher, fredonner a voix intelligible des cantiques protestants. La fréquence de sa voix me renseignait qu’il exécutait les cantiques en vaquant à ses occupations. Il les chantait juste, il les chantait de mémoire, il les chantait avec une incroyable précision. En français et en nagot, il les chantait peut-être pendant une demi-heure, puis passait réveiller la maisonnée. Il lui arrivait de passer personnellement toquer sur chaque porte. Se réveiller aussi tôt avait surtout un côté très pratique. Car en ce moment-là, faire un petit déjeuner à Tchaourou était un vrai casse-tête. La petite ville qui n’était couverte par aucun réseau GSM, n’avait pas non plus la moindre boulangerie. Alors le vieux chauffeur Tankpinou devait se rendre jusqu’à... Parakou pour la moindre baguette de pain. Entre-temps, je pouvais apercevoir Yayi, seul, déambulant lentement, en pyjama, dans la vaste cour de la propriété, une petite radio vissée à l’oreille.
Il était très matinal sur les informations. Et cette habitude qu’il conservera après son élection à la présidence de la république, fera le malheur de toutes ses équipes de communication. Je fus d’ailleurs très surpris de remarquer un jour la présence de ce même poste radio que je connaissais très bien, dans son bureau à la Marina. Il suivait lui-même tous les programmes d’information, en commençant par "la grogne matinale" dont il mémorisait pour la journée toutes les interventions. Il se câblait ensuite sur la matinale de Canal 3. Avec le temps, il connaissait tous les journaux qui passaient sur la revue des titres. Il devrait aussi bien connaître Sulpice Oscar Gbaguidi qui, derrière ses lunettes sombres de Mariam & Amadou, pouvait lui pourrir l’humeur sur plusieurs jours. Le problème, c’est que Yayi nous contraignait à adopter le même rythme que lui. Ce qui avait le don de m’agacer profondément. J’avais beau essayer de lui montrer le danger qu’il courait en allant de lui- même au contact avec les parutions des journaux, il y voyait plutôt un aveu d’incompétence de ma part. Et quand dans son bureau ce matin, je découvris ce qui le tracassait, je ne pu m’empêcher de me dire en moimême : " pauvre de lui..."
C’est que je savais avant la grande majorité des Béninois, qu’une fois élu, le président Yayi serait un problème pour la presse autant que la presse le serait pour lui. Je l’ai sû un jour de 2004 quand, comme à son habitude, il me téléphona pour échanger un peu sur l’actualité du pays. Mais je sentis très vite que quelque chose n’allait pas. Sa voix était plus rauque que d’habitude. " Tiburce, tu as vu le journal Fraternité ? Qui en est le propriétaire ? " . Surpris, je bredouillai quelques mots puis lui demandai de m’accorder quelques minutes pour y jeter un coup d’œil. Le journal était en effet dans le lot des journaux éparpillés sur la table devant moi. J’étais encore au journal "Le Progrès". Je le pris fébrilement et découvris un petit article en bas d’Une, signé Seibou Larry. Ce qui était plutôt rare. Je parcourus rapidement l’article et remarquai le bout de phrase qui, légitimement, provoquait l’indignation de Yayi. Sans raison compréhensible, l’article, dans sa chute, s’en était pris violemment à son physique... ! Curieusement je retrouvai le même article à la Une de L’Aurore et signé d’un certain Pierre Kouma. Professionnellement, c’était une grosse faute. Mon confrère et complice dans l’aventure, Serge Loko m’eût été d’une grande utilité en ce moment précis. Il connaissait mieux que moi le microcosme politico-médiatique et avait un niveau d’analyse politique qu’on prenait rarement à défaut. C’était d’ailleurs lui qui fut à l’initiative de l’article publié deux ans plus tôt par le journal " Le Progrès " et qui alluma la fusée médiatique Yayi. J’avais d’ailleurs fait geler sur plusieurs jours la publication dudit article en lui demandant chaque jour de me reprendre sa démonstration. Puis un vendredi, le journal lâcha enfin la bombe. Mais Serge était désormais de moins en moins présent à la rédaction. Il s’investissait dans un autre secteur d’activité. Je devais trouver seul les ressources pour parler à Yayi.
Mon embarras fut donc grand lorsque mon téléphone sonna à nouveau et que je vis le numéro de Yayi réapparaître sur l’écran. Volontairement, je le laissai sonner très longuement, le temps de rassembler mes idées. Quand je finis par décrocher, je compris au bout d’une heure de roulement de mer, que notre presse irait devant une confrontation directe après le départ du Général Mathieu Kerekou.
Tout ce souvenir me revint en flash au moment où avec mes deux autres collègues, nous nous séparions sur l’esplanade avec des mous d’impuissance et que chacun prenait la direction de son bureau.
Ce soir sur le plateau de l’Ortb, la grande solution viendrait enfin peut-être de Lionel Agbo. Je me promis de rester calé devant mon téléviseur....
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (5)
En remontant ce jour-là les escaliers en colimaçon qui donnaient sur le dernier étage du bâtiment de l’intendance du palais, où se trouvait mon bureau, je ne pus m’empêcher de repenser à la visite marquante que me rendit "Maman Glessougbe", un jour de janvier 2016 à mon domicile dans l’arrière-banlieue de Akassato. La soixantaine dépassée, cette brave femme n’en avait pas moins gardé sa vivacité d’esprit et sa combativité. C’était une mobilisatrice de renom dans toute la zone de Vidolé à Abomey. Ce fut donc à bon escient que j’allai faire du prosélytisme chez elle quelques mois plus tôt, lors de l’une de mes descentes à Abomey. Elle marqua beaucoup de réserve, étant déjà sollicitée dans les structures locales de campagne du candidat Adrien Houngbedji. Je dus donc lâcher prise et battre en retraite, en faisant contre mauvaise fortune bon coeur. Ma surprise fut donc grande lorsque ce jour-là, alors que je récupérais, chez moi, de la grande fatigue de l’organisation de l’investiture du candidat Yayi Boni, au palais des sport de l’anciennement stade de l’amitié et au cours de laquelle se révéla l’artiste GG Lapino, la dame s’annonça à mon portail. Non sans méfiance, je la fis introduire dans mon séjour. A la gravité de son regard et aux petits toussotements qu’elle émit après que je lui eu servi de l’eau, je compris qu’elle avait quelque chose de préoccupant à me dire. N’étant pas de nature à apprécier les suspens, je l’aidai immédiatement à accoucher.
" Mon garçon, enclencha-t-elle, je viens comme ça d’Abomey, juste pour te parler. J’ai déjà parlé avec ton père et ta mère qui m’ont proposé de venir te parler directement. Ils regrettent ne plus pouvoir traiter certains sujets avec toi depuis que tu es devenu sisinnon (chrétien évangélique). Mais à mon âge, on ne prend pas une grande décision, sans d’abord aller "prendre ça voir". Eh bien je l’ai fait à propos de ton monsieur (gnan towe). Je suis allée chez un de mes vieux à qui le fâ est encore très soumis. L’oracle n’a pas begayé. C’est du djogbe. Tous les cauris sont ouverts. Ce que tu nous apportes sur la terre des dadas est solide". Elle marqua une courte pause, essaya d’évaluer l’effet que cette déclaration me faisait, puis reprit : " mais c’est la mise en garde qui a accompagné la parole de l’oracle qui me motive à venir te voir. Ton messieur sera élu haut les mains. Mais le fâ prévient que quiconque l’aidera à prendre le pouvoir, en gardera une immense amertume".
Elle se tut à nouveau pour provoquer une réaction de ma part. Mais sans savoir pourquoi, ses révélations ne me firent pas le moindre effet. L’éclatant succès de la cérémonie de déclaration de candidature de la veille me grisait encore. J’étais gonflé à bloc. Plus rien ne pouvait arriver, pensais-je. La pauvre dame, voyant le peu d’intérêt que produisait sur moi sa démarche, conclut la séance de façon presque lapidaire : " dahovi, c’est juste cette mise en garde que je tenais à te porter. Si ça marche pour toi, ça marchera nous aussi". Puis elle ajouta, sur le ton de la plaisanterie : " je vois vraiment que les sisin nous ont arracher nous enfants les plus chers". Je répondis par une autre blague dont je ne me souviens plus, mais qui eut le double avantage de détendre l’ambiance et de fermer le sujet.
Cependant, j’avais beau être sisinnon, cette visite s’installa durablement quelque part, sur le disque dur de mon esprit. Et la première personne sur qui je commençai par constater la douloureuse réalité de cette révélation n’était ni plus ni moins Charles Toko.
Mon contact avec Charles était assez distant et vague jusqu’à ce jour de début 2004, quand je reçus son coup de fil, me demandant si je pouvais passer le voir à son bureau sis à Atinkanmey. Nous avions bien quelque chose de commun et ce n’était pas Yayi Boni. Nous étions tous deux du quartier Yebouberi à Parakou. Moi pour y être né et lui pour en être autochtone. J’avais fait comme lui le CEG1, mais lui devait avoir six où sept années académiques sur moi. C’était donc un grand frère du quartier mais qui était si effacé que quand je découvris sa signature des années plus tard dans une ancienne parution du journal des étudiants "Le Héraut", je ne pouvais plus faire le lien avec sa personne. D’ailleurs ce n’était pas Charles qui marqua les papilles gustatives de tous les enfants du quartier Yebouberi de Parakou. C’était sa mère. Elle avait établi sa solide notoriété de boulangère traditionnelle, avec ses boulettes de pain doré au goût sucré- salé et que nous appelions " pain Baba Moussa". Ses fourneaux en terre cuite dressés au centre de la maison Baba Moussa, en face de la mosquée centrale de la ville, nous maintinrent longtemps captifs. Voilà sommairement ce qui pouvait être nos liens, jusqu’à notre contact de ce soir-là. Arrivé à Atinkanmey, je le trouvai très motivé et surtout entreprenant. J’en fis immédiatement un compte-rendu enthousiaste à Yayi qui, tout en prenant positivement ce ralliement qui lui tombait sur la tête, se montra néanmoins très circonspect. " Maintiens le contact avec lui", m’avait-il finalement ordonné. Puis l’incroyable énergie de Charles entra dans le jeu et changea profondément la physionomie du dossier Yayi. Au fil de nos contacts devenus quotidiennes, je découvrais un peu plus ce personnage singulier qui ne pliait pas, mais qui cassait très vite. C’était un émotif fragile, mais surtout un travailleur acharné qui croyait autant à la vertu de l’effort rationnel qu’aux solutions irrationnelles venus de quelque lieu ésotérique de Gamia ou de Kouandé. Les deux années que je passai avec lui, à travers des réunions politiques secrètes, des comités de réaction, des petits cercles de barbouzes, me montrèrent son niveau d’engagement au yayisme naissant.
C’était lui qui me présenta pour la première fois Edgard Guidibi et Didier Aplogan.
Mon premier contact physique avec Edgard Guidibi eut lieu dans le bureau de Charles à Atinkanmey, un soir de 2005. Edgard y était déjà quand j’arrivai. Je le trouvai à son aise cet étroit bureau encombré où nous passâmes une demi-heure. Je l’avais déjà suivi quelques fois avec beaucoup d’incrédulité, quand il développait ses théories de Dale Carnegie sur la télévision nationale. Mais c’est ce que Charles m’en a dit ce soir-là qui suscita mon intérêt pour lui. " Tiburce, m’avait-il dit, il est brillant et peut nous aider". Guidibi prit alors la parole sans complexe et nous fit un cours magistral de développement personnel qui eut le don de m’agacer furieusement. Pendant son développement, Charles saisit une feuille de papier qu’il se mit en défi de plier et de rendre le plus petit possible avant de l’envoyer dans la bouche pour d’intenses moments de machouillage. C’était bien la preuve que Guidibi l’ennuyait déjà aussi. Puis le jeune orateur finit par la question que nous redoutions le plus : "votre gars a-t-il les moyens de ses ambitions ?". Je laissai lâchement Charles s’occuper de la patate chaude. Je n’ai pas grande mémoire de ce qu’il répondit. Je me souviens par contre comme si c’était hier, du verdict de Guidibi : " votre gars a peut-être toutes ses chances. Mais si dans trois mois il ne parvient pas à mobiliser les moyens de ses ambitions, il sera trop tard".
Je repartis de Atinkanmey, un peu assommé. Je ne revis plus Guidibi qu’après le 06 Avril 2006, quand Yayi m’envoya lui remettre mon Curriculum Vitæ.... Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (6)
Il devrait sonner 22h lorsque je pris congé du nouveau président de la république élu, Yayi Boni à Cadjehoun. C’était la seconde fois que j’obtenais un face à face avec lui depuis son élection. La première fois, c’était le soir de la proclamation des résultats du second tour. Le domicile était plongé dans un calme si inhabituel que je crus un moment que le maître des lieux était absent. Mais il était bien là, aussi seul dans son séjour. Un léger dispositif sécuritaire se mettait déjà en place, mais le soldat en faction au portail manquait encore d’assurance et n’avait pas encore la main assez autoritaire pour me bloquer le passage. Quand j’entrai dans le salon, je vis Yayi assis, tout frais, habillé d’une simple chemise et lisant une autobiographie de Abdoulaye Wade. Je me dirigeai vers lui en murmurant un timide "félicitation monsieur le président", comme si j’attendais encore une autre preuve de son élection. " Tiburce ", répondit-il en me tendant mollement sa main que je remuai énergétiquement. J’eus immédiatement un flash après ce geste. Je crois que je venais de faire une bêtise. C’était à lui de remuer ma main. Ce genre d’erreur coûtera la disgrâce à tant de personnes pendant les dix années suivantes. Ce soir, je comprenais mal ce qui arrivait. Yayi et moi avions passé près de deux heures à jouer au chat et à la souris. Il changeait prestement de sujet chaque fois que j’abordais les perspectives d’après victoire. Son premier gouvernement était déjà connu. Quant à son cabinet civil, les choses semblaient piétiner. Après la nomination de Ahmed Akobi à la direction du cabinet civile, Nicaise Fagnon et Jonas Gbian avaient pris bureau à la présidence sur ses instructions, mais aucune nomination officielle n’était encore intervenue pour officialiser le statut de ces deux derniers.
Les premiers jours d’après victoire sont souvent très malaisés pour ceux qui ont joué un rôle ostentatoire dans la victoire d’un président de la république. Il leur faut pouvoir expliquer, au quotidien, à tous ceux qui les ont vu évoluer durant la rude bataille électorale, les raisons de leur absence dans les premières nominations. Exercice hautement agaçant, surtout qu’après la victoire, ils ne tiennent plus solidement aucune corde.
Sur la petite véranda donnant accès au séjour, je vis le garde du corps principal, un peu perdu dans ses méditations. C’est bien lui qui m’avait facilité le rendez-vous et qui m’avait introduit. C’est avec lui que, depuis plus de trois ans, nous avions parcouru le pays dans tous les sens en compagnie du prétendant au fauteuil présidentiel. Aujourd’hui le fruit est mûr, mais un orage d’un genre inconnu couvait à l’horizon.
Je l’entraînai par la main jusqu’au portail pour lui faire le point des deux heures stériles que je venais de passer avec le président. " Il me demande d’aller voir Guidibi " lui dis-je, excédé. Il lâcha un bref soupir d’impuissance, puis au bout d’un moment de silence, me demanda ce que je comptais faire. " Je rentre directement chez moi", lui répondis-je. " Tu ne perds rien à faire comme il te l’a dit", temporisa-t-il, avant de me confier sur le ton de la confidence : " Ça tombe d’ailleurs bien. Guidibi doit être actuellement dans la maison en face. C’est chez sa belle-mère. La voiture allemande stationnée devant le portail est la sienne. Je te conseille de faire profil bas et d’aller l’écouter. Tu pourras ensuite apprécier". Il profita pour me confia une ou deux "top infos" qui me montrèrent que les carottes étaient totalement cuites. C’est que le père Guidibi, sollicité par le nouvel élu pour gérer la chasse aux bonnes têtes, n’alla pas loin chercher son premier trophée : son propre fils... ! Il lui arrangea rapidement une série de rencontres avec Yayi à l’issue desquelle ce dernier sortait totalement bluffer. Il fallait dorénavant faire avec.
Franchir cette ruelle cabossée qui me séparait de cette maison où se trouvait Edgard, fut pour moi l’une des plus terribles épreuves de brisement dont j’ai souvenance. Je poussai le petit portillon vert puis pénétrai dans la petite cour encore animée à cette heure. J’aperçus Edgard Guidibi dont les rondeurs étaient reconnaissables entre mille. Il faisait des petits va- et-viens dans la demi-obscurité. En m’approchant de plus près, je remarquai des écouteurs dans ses oreilles. Il était au téléphone. Je lui fis un signe un peu confus et il me tendit directement la main tout en continuant sa conversation téléphonique. Il enchaina avec un geste du pouce qui signifiait qu’il me demandait de patienter.
L’attente ne dura pas longtemps. Aussitôt libéré de ses écouteurs, il me retendit plus franchement la main et se présenta : " Edgard Guidibi ", " Tiburce Adagbè", répondis-je. "Le président me demande de te voir", enchaînaije. " Ok je vois. Vous devez certainement faire partie de mon équipe de communication ", dit-il, avant d’enchaîner innocemment : " Je travaille depuis trois jours sur l’architecture générale de la cellule de communication du président de la république dont j’ai la charge. Je suis encore à l’étape de la définition des profils. Tu fais quoi exactement ? ", " Journaliste " répondis-je sèchement. Puis sans perdre son naturel, il me dit qu’il aurait certainement besoin d’un profil comme le mien et qu’il attendait mon curriculum vitæ pour le lendemain.
En ressortant de la maison, toute la scène de notre première rencontre dans le bureau de Charles à Atinkanmey me revint à l’esprit. Mais encore plus, sa question presque fatale " votre gars a-t-il les moyens de ses ambitions ? ".
Mais je dois à la vérité de reconnaître qu’il avait posé sa question au bon moment. Et il l’avait posée juste. Car en 2005, à un an de la présidentielle, notre machine était grippée, inopérationnelle. Le problème ? Il n’y avait pas d’argent. Yayi avait beau jouer avec le temps en repoussant toujours à plus tard le moment de sortir le nerf de la guerre, je compris très vite qu’il était loin d’avoir les moyens financiers de la bataille qui s’annonçait. Et je pense d’ailleurs que Charles Toko aussi s’en était rapidement aperçu. Mais lui et moi n’en discutions jamais, peut-être par pudeur. Les mécènes qui s’étaient annoncés, se faisaient de plus en plus désirer, surtout avec le regain d’activité des tenants du courant favorable à la révision de la constitution pour le maintien du Général Mathieu Kerekou au pouvoir.
Cette conjoncture profita à un personnage comme Razaki Baba-Tunde Olofindji, plus couramment connu sous le nom de Tunde. Celui-ci prit une importance soudaine par la floraison des titres généralement douteux qu’il faisait placer chaque jour à la Une des journaux "Le Challenge " et " Djakpata". Tunde était en effet un homme irascible, peu enclin à une quelconque ouverture d’esprit. Dès qu’il avait une idée, elle devenait définitive pour autant que les moyens de sa mise en oeuvre devait venir de sa bourse. Alors nous découvrions chaque matin, avec impuissance, des titres bonbon comme "Yayi Boni, l’homme populaire" à la Une des journaux. Un encart sur les cahiers "Le papillon" n’était, bien entendu, jamais loin des articles. Le plus insupportable pour moi, c’est cet appel que je pouvais parfois recevoir vers la mi-journée de la part de Tunde et au bout duquel je devais le féliciter pour la brillance de ses titrailles. C’est dire à quel point la situation, à un moment donné, paraissait désespéré. Et c’était justement en ce moment précis que Edgard nous infligea sa féroce question : " votre gars a-t-il les moyens de ses ambitions ? ".
Puis un soir d’Août 2005, Charles me téléphona, très enthousiaste : " Tiburce, on a gagné. C’est plié. Patrice est rentré dans la danse ". " C’est qui Patrice ?", lui demandai-je. " Tu ne connais pas Patrice Talon ? Viens...viens...viens ! Je suis au bureau "...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (7)
Impossible de remonter à pas de charge l’étroite cage d’escaliers torsadée qui menait au bureau de Charles Toko, à Atinkanmey. Il fallait s’assurer, avant de poser le pied sur la première marche, que personne, du haut, ne faisait mouvement dans le sens inverse. L’étroitesse de la cage d’escaliers était en effet telle que l’un des deux usagers devait patienter que l’autre sorte du toboggan. Quand donc je surgis à l’accueil, au bout de ce drôle de mouvement de tournoiement sur moi-même comme un tire-bouchon dans un morceau de liège, le sourire rafraîchissant de Monique, la secrétaire, ne fut pas la moindre de mes récompenses. Elle m’autorisa à aller directement sonner sur la porte du bureau de son patron. C’est qu’à force de me voir venir là, elle avait fini par ne plus juger nécessaire la protocolaire annonce de visiteur par interphone. De toutes les façons, Charles avait truffé de caméras de vidéo-surveillance, tout le parcours qui montait jusqu’à lui, de sorte que le visiteur averti, avait conscience d’être aperçu depuis qu’il stationnait sur la petite devanture sablonneuse de l’immeuble, souvent encombrée des motocyclettes des journalistes et autres agents du journal Le Matinal. Je m’engageai donc avec reconnaissance dans le couloir qui menait au bureau du DG. A peine étais-je sur le pied de la porte que, dans un bourdonnement épais, celle-ci s’ouvrit.
Charles était là, visiblement affairé sur son ordinateur portatif posé sur la table. " Hé Tiburce, on est sauvé...walaï", me lança-t-il avant même que j’eusse pris siège en face de lui. "Parle- moi Charles, il semble que les nouvelles sont bonnes ?" questionnai-je. " Ah oui oui, elles sont même excellentes. Dis-moi, tu ne connais donc vraiment pas Patrice Talon ?", fit-il en se détachant dare dare de son ordinateur. " Non Charles. J’ai peutêtre déjà entendu parler de ce nom quelques fois. Mais je n’y ai jamais accordé un intérêt. Est-ce lui le propriétaire des camions marqués sur leurs battants arrière des initiaux PT ?" lui demandai-je. Puis sans attendre la réponse, je l’encourageai à lâcher le morceau en me disant ce que ce Patrice venait chercher dans notre affaire et ce que cela changerait concrètement. " Tiburce, me confia-t-il, tu ne connais pas Patrice mais tu vas le connaître bientôt. C’est l’homme le plus riche du Bénin, mais aussi le plus effacé. Il a décidé de soutenir Yayi Boni. Et il ne fait pas les choses à moitié. Il me l’a confirmé cet après-midi. Il veut qu’on aille désormais très vite. Siège de campagne, budget de fonctionnement sur les six prochains mois ". Je demeurai un moment songeur. Qui était donc ce Patrice Talon et quel intérêt aurait-il à dépenser autant pour un candidat de la bouche de qui je n’avais jamais entendu prononcer son nom ? Avait-il pris langue avec Yayi ? Et si oui, pourquoi celui-ci aurait gardé un silence aussi étanche autour de l’arrivée de ce bon samaritain ?
"Charles, Dieu est grand ", finis-je par dire." Nous foncions droit dans le mur. La situation sur le terrain devenait intenable". Mon interlocuteur se leva, s’étira, laissant claquer sèchement ses articulations puis disparut dans la petite salle de toilette dont la porte était juste dans le dos de son fauteuil directeur. Quelques images de call-girls en simple appareil défilaient silencieusement en mode diaporama sur l’écran de son ordinateur placé en biais. Il réapparut quelques instants plus tard dans un vacarme assourdissant de chasse-d’eau tirée. Tiburce, relança-t-il en se rasseyant, je ne vois plus comment on peut perdre avec Talon de notre côté. Maintenant il faut qu’on prenne les choses en mains. Adam Bagoudou et une équipe sont chargés de trouver rapidement un bon local pour le siège de campagne. Pour la communication, je vais demander à Didier Aplogan de se joindre à nous. Tu le connais, non ? Je fis non de la tête. Il est bon, me rassura-t-il, il gère la branche locale d’une grande agence de publicité dont les bureaux sont à cadjehoun. C’est vrai qu’il m’a dit récemment que les gens de Houngbédji lui mettaient la pression, mais il viendra avec nous. Si tu as aussi d’autres personnes de confiance, on étoffe l’équipe. Je peux te jurer sur la tombe de ma maman, que s’il me restait un seul ami à Cotonou, ce serait Patrice. Il m’a aidé à un moment crucial de mon parcours, quand tous ceux sur qui je comptais me mettaient sur répondeur. C’était quand je courais pour lancer le journal Le Matinal. Il m’a fait un chèque de 8 millions sans demander aucune garantie. Et quand au bout du processus de création de la société, j’étais allé lui faire signer les documents consacrant son statut d’associé, il avait décliné l’offre. J’en ai été profondément marqué. Et depuis, je garde avec lui une relation fondée sur le respect mutuel. Je ne lui demande plus jamais rien, alors que je sais qu’il aurait réagit positivement si je le faisais"
Avec le temps de fréquentation assidue que j’avais déjà passé avec lui, je savais que Charles aimait les formules faussement définitives, les grandes affirmations émotionnelles qu’il faisait invariablement cautionner par la tête ou le tombeau de sa maman. Néanmoins, cette présentation qu’il me fit de ses relations avec Patrice Talon me marqua spécialement. "Bon Tiburce, reprit-il, vos faux riches là peuvent maintenant aller se cacher". " Charles, répondis-je sur un ton d’humour qui me prenait souvent à l’improviste, n’oublie pas que Tunde lui au moins fait "Papa Mimoune" einh...". Il éclata franchement de rire. J’eus alors une énième occasion de comparer ses traits avec une caricature de lui, signé du célèbre dessinateur de presse Amoussou Évariste Folly et qui était accrochée sur un mur du bureau. En prenant congé de lui, je continuais de me demander cyniquement si c’était une caricature...ou un portrait.
Je venais à peine de passer le carrefour en face de l’église Saint- Michel, la tête un peu dans les nuages, quand mon téléphone sonna. Sachant que j’en aurais pour au moins trois quart d’heures de conversation, je me donnai d’abord le temps de garer convenablement sur le trottoir. Le téléphone sonna longuement puis se tut. C’était Yayi. J’attendis qu’il rappelle. De toutes les façons, quand c’est lui qui avait besoin de vous, vous n’aviez pas besoin de vous gêner. Et bientôt le téléphone se remit à sonner. Le ton naturel sur lequel il enclencha la conversation me surpris. Patrice Talon avait donné son accord pour lui faire du "tout fourni" et lui ne semblait même pas en être informé ? Quelle affaire !! Je décidai alors, à un moment de la conversation, de prendre le devant et de lui faire le compte rendu de ma rencontre avec Charles. Il m’écouta silencieusement puis, sans faire un quelconque commentaire, changea de sujet. Je sentais pour la première fois qu’une clé de lecture de la situation manquait à mon porteclé. Je ne tarderai pas à la trouver. C’était une clé massive. Une clé infalsifiable. Une clé sans laquelle personne ne pouvait avoir la bonne lecture des dix années de relations Yayi-Talon...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (8)
Cela faisait bientôt trois mois que le siège de campagne de Yayi Boni fonctionnait à plein régime. C’était une villa bourgeoise sise à la jointure des quartiers Jéricho et Bar Tito de Cotonou et appartenant aux héritiers Fèliho. D’une bâtisse presque en décrépitude, la maison fut rapidement transformée en une ruche débordante de vie qui s’animait très tôt le matin pour ne se désemplir que tard le soir. Le duplex offrait suffisamment d’appartements au rez-de-chaussée pour abriter une grande salle multi fonctionnelle qui servait de salle d’accueil, des locaux du secrétariat général, un magasin, un ou deux bureaux vagues, puis une salle pour la cellule de communication. A l’étage auquel on accédait par un escalier central, se trouvait, outre deux salles de réunion, un bureau pour l’administrateur général du siège que nous appelions DC, enfin un vaste bureau lumineux aménagé avec grand soin, c’était le bureau du candidat que nous appelions déjà Président.
Avec Charles, j’occupais, en bas, la salle réservée à la cellule de communication et qui deviendra rapidement un passage obligé pour la quasi totalité des promoteurs de journaux à qui nous offrions quotidiennement une agréable raison de passer nous dire le " bonjour ". Ceux parmi eux qui étaient d’un calibre supérieur et qui pouvaient nourrir quelque scrupule à se faire voir là, envoyaient se faire prendre le " bonjour ". Charles m’avait responsabilisé pour ce contact médias et n’y intervenait que très rarement. D’ailleurs, son journal, Le Matinal, n’était jamais pris en compte. Il l’avait voulu ainsi. Cette expression de son engagement me surprenait. Je commençais donc ma journée très tôt au siège, par un survol des livraisons des journaux. Nos " bonjour " assidus pacifiaient l’essentiel des contenus. Mais il n’était pas rare de tomber de temps à autres sur une ronce dissimulée en deuxième ou troisième d’Une. Le DP, interpellé, se répendait alors en d’interminables escuses, prétextant toujours une traitrise de la part d’un de ses collaborateurs. Les journaux L’Indépendant et Le Béninois libéré étaient abonnés réguliers dans ce registre. Mais ce n’était pas d’eux que je reçus le coup le plus mémorable de cette période. C’était de Distel Amoussou, alors DP de Panorama, un journal aussi imprévisible dans son rythme de parution que dans son contenu. Puisqu’il nous arrivait de recevoir des coups, nous en donnions aussi régulièrement, et parfois avec une paume plus vigoureuse que celle utilisée pour nous baffer. Et en la matière, Charles devint rapidement une école pour moi.
Ce jour-là, un article paru dans deux ou trois journaux, nous mit particulièrement de mauvaise humeur. Dans ce petit monde de la presse, les informations allaient vite et il n’était généralement pas difficile de connaître le commanditaire ou le marionnettiste caché derrière un pareil acte de guerre. Nous n’eûmes pas un grand mal à porter dare dare nos accusations sur Malik Gomina. Je dois préciser qu’une féroce inimitié dont j’avais du mal à cerner les vraies raisons, l’opposait à Charles. Ce contexte eut rapidement un effet grossissant sur l’article paru dans les journaux et hostile à Yayi, dont Charles tenait responsable Gomina. Oeil pour Oeil, dent pour dent, la réplique devrait être rapide et foudroyante. Un dossier brûlant, concernant Fraternité FM à Parakou, radio dont Malik était le promoteur, nous tomba opportunément dans les mains en début d’après-midi. Charles me chargea de la rédaction du brûlot qui aurait fait immédiatement ajourner le paiement d’une facture d’un montant conséquent à la radio par l’administration. Le plus difficile ne fut pas de rédiger l’article de presse. Encore faudrait-il trouver un journal capable de le publier. Car nous ne sous-estimions pas la densité du réseau d’information que Gomina avait tissé dans la moindre des rédactions. Notre casting retint finalement Distel. C’était le seul capable d’accepter l’offre. Pour avoir passé mes premières années au journal Le Progrès avec lui, je savais de quoi il était capable quand la mise était bonne. Je l’avertis vers 20h que j’avais quelque chose d’intéressant. A sa façon excessive de me remercier, je compris que les temps étaient durs pour lui et qu’il accepterait n’importe quoi. Malgré ses relances persistantes, je laissai passer minuit pour me pointer devant sa rédaction à Zogbo. Il ne me donna pas l’air de s’intéresser au contenue du texte que je lui remis. Son centre d’intérêt était ailleurs. Je lui promis le "bonjour" dès la parution de mon texte, puis pris congé de lui. Il fut le premier à me téléphoner au petit matin. Il voulait me remettre un exemplaire de sa parution pour, bien entendu, être réglé. Il me mit une telle pression qu’à peine rentré dans la ville de Cotonou, je dû le rencontrer sur l’esplanade du stade pour solder mes comptes avec lui. Malgré l’heure matinale, d’épaisses volutes de fumée voilaient de temps en temps son visage. Il me tendit le journal puis je lui serrai d’une certaine façon la main, avant de foncer vers Bar Tito. A mon arrivée, Charles n’y était pas encore. Il avait dû trainer tard dans le bureau avec un de ses marabouts qu’il y faisait nuitamment venir pour des séances de blindage et de conjuration de sort. Les rondelles d’oignon que j’y retrouvais quelques fois les matins, en étaient souvent de tangibles indicateurs.
Je lui téléphonai donc avec satisfaction pour lui faire le point du coup avec Distel. Il m’en félicita puis me demanda de bien lui conserver l’exemplaire. Mais vers 13h, alors que je déjeunais à quelques encablures du siège de campagne, mon téléphone sonna. Charles, à l’autre bout, me destabilisa en me demandant si j’étais sûr de mon affaire avec Distel. Bien sûr que oui, lui répondis-je. J’ai encore l’exemplaire du journal ici sur moi. Sans plus rien ajouter, il raccrocha. Je compris plus tard que cet exemplaire de Panorama que j’exhibais comme un sabre de samouraï, était le seul en circulation... ! Distel avait revendu toute sa parution à Gomina qui la transforma en fumée et cendre, juste avant de se pointer à ma rencontre avec le seul exemplaire qu’il sauva des flammes pour néanmoins se faire payer à nouveau. Comme un idiot, je m’étais fait avoir...
Ainsi allait la vie à Bar Tito ; trépidante, vertigineuse, avec sur les soufflets du forgeron, un Patrice Talon si lointain, si invisible, mais si proche à la fois. Je remarquais bien de temps cette Mercedes sombre qui remontait lentement le long garage du bâtiment. Puis ensuite il m’était impossible de reconnaître dans les nombreuses silhouettes qui se mélangeaient dans le bâtiment, la sienne. On m’avait pourtant déja dit une fois, que Patrice Talon, c’était celui que je venais de croiser dans les escaliers et que je prenais pour un responsable d’étudiants. J’avais décidément du mal à l’identifier.
Un jour, on m’annonça une séance de travail à la cellule de communication, à laquelle devrait prendre part Patrice Talon en personne. L’occasion que j’attendais. Sur ce nom, j’allais enfin pouvoir définitivement mettre un visage... et un contenu !
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (9)
Lambert kotty avait son bureau à l’étage, à côté de celui destiné à Yayi. Nous l’appelions DC parce qu’il était sensé jouer le rôle de directeur de cabinet de notre candidat. Mais ce dernier n’ayant mis les pieds à ce siège de campagne qu’à la veille du premier tour du scrutin présidentiel, après plusieurs habiles pressions, kotty n’eu vraiment aucun cabinet à diriger. Mais il ne chômait pas non plus. C’était lui le pivot centrale de la vie administrative et financière du siège de campagne à Bar Tito. Il devait valider le moindre budget avant sa mise à exécution. Et Dieu sait que certains budgets étaient long comme un bras... ! Toujours est-il qu’il faisait preuve d’une habileté et d’un tact dans les arbitrages que nous saluions tous. Ni trop souple ni trop rigide, il savait lire dans les colonnes et fermer parfois les yeux là où il le fallait. Comme beaucoup d’autres, Il était venu au yayisme dans le porte-bagages de Patrice Talon. En effet, l’entrée en scène de ce mécène particulier, n’était pas que perceptible sur le plan financier. Plusieurs foyers de résistance à la candidature de Yayi cédèrent par son seul fait. Je savais par exemple que même si quelqu’un comme Adam Bagoudou n’était pas clairement hostile à la candidature de son oncle maternel Yayi Boni, son engagement ne pût être ouvertement exprimé qu’après celui de Patrice Talon dont il était l’employé à la SDI.
La situation, certes, se présentait globalement sous de bons auspices pour le président de la république. Mais il s’agissait d’adhésions populaires diffuses, dont la projection dans les urnes n’était pas encore une certitude. Beaucoup de grands électeurs se faisaient encore désirer. Et le septentrion regorgeait encore de beaucoup de pièges. Dans le Borgou, certains leaders bariba prenaient pour un affront, de devoir s’aligner derrière un néophyte nagot, après le long règne de kerekou qui, estimaient-ils ne leur fut pas favorable. Et je crois que si des figures politiques emblématiques du milieu bariba comme Saka Saley et Saca kina Guézéré avaient été vivants jusqu’aux scrutins présidentiels de 2006, l’emprise de Yayi sur le Borgou aurait été plus durement négociée. Saca Georges par exemple ne rentrera jamais dans les rangs. A parakou, le ralliement du vitupérant jeune premier maire de la ville, Rachidi Gbadamassi, se révéla très vite un miroir aux alouettes. Il n’eut pas beaucoup de scrupules à promettre le soutien de la ville à Adrien Houngbedji, après en avoir fait autant successivement à Séverin Adjovi, Yayi Boni puis Bruno Amoussou. Il ne vivra le scrutin présidentiel que depuis les geôles de la prison civile de Natitingou où une affaire scabreuse d’assassinat de magistrat le conduisit. Les visites répétées de Yayi dans la ferme de Ousmane Batoko à l’Est de la ville ne lui rapportèrent, au mieux, que d’habiles et arrides renouvellements de sympathies de la part du vieux révolutionnaire, fraîchement écorché par son cuisant échec à devenir maire de Parakou. Bien-sûr qu’il ne pesait plus grand chose dans le landerneau politique locale, mais c’était une bonne caution dont le président de la Boad voulait tirer le meilleur profit. Surtout que le quartier Bâwèra dont Batoko était originaire, était transformé en citadelle anti-Yayi par le jeune ministre révisionniste de Kerekou, Arouna Aboubacar. Malgré les apparences, la situation était loin d’être rassurante à Tchaourou où se dessinait un bicéphalisme entre Yayi et un autre de ses frères de village, grande figure de Ecobank-Mali, un certain Kassim. Ce dernier, réputé proche de Bio-Tchane et de Patrice Talon, ne manifestait aucune ambition politique précise. Mais son emprise sur une partie de la jeune élite de la localité était très visible. Yayi avait certes marqué la petite bourgade par un projet d’extension du courant électrique jusqu’à Papane, un projet financé par la Boad, il n’était pas encore, pour autant, perçu comme le leader naturel du coin. L’Atacora, dépourvu de leader politique fort en dehors d’un Kerekou finissant, ne présentait pas beaucoup d’équations insolubles. L’Ipd de Théophile Nata, de Moïse Mensah et autres Francis Da Silva était aux avantgardes du yayisme naissant. Et cela devrait suffire. A kouande, l’activisme de l’ancien Directeur général de la Sonapra, Abdoulaye Toko que Kerekou semblait avoir mis au garage, étouffa rapidement les molles résistances de Amouda Razaki dont l’anti-yayisme ne se démentira jamais. Après la mort de Saka Kina, kandi n’eût plus beaucoup d’éléments de marchandage avec Yayi. Ce ne fut cependant pas le cas de la Donga qui, pour une raison évidente, fit traîner le suspens. Le président de la Boad avait beau y multiplier les assauts par moult inaugurations d’infrastructures communautaires, il apparaissait évident que l’équation Bio-Tchane était la plus grosse épine dans ses pieds. Il en était si conscient, qu’en décidant de tenir sa première rencontre politique secrète à Ouake, au domicile de son ami et urologue personnel Kessile Tchalla à la Toussaint 2003, au lieu de le faire le plus logiquement à Tchaourou, c’était un message subliminal qu’il s’envoyait à lui- même. Ce département tombera le plus tard possible, lorsque la nomination et le départ de Bio-Tchane pour Washington fut acté. L’adhésion rapide de Saka Lafia, avait très vite pacifié les velléités ethnocentriques auxquelles il avait habitué ses électeurs de Pèrèrè lors de ses combats électoraux désespérés contre Kerekou. Mais il devrait désormais pouvoir leur expliquer pourquoi voter pour un candidat qui, quoiqu’on dise, n’était pas bariba. Les maquillages et les subterfuges n’y changeront rien. Yayi était nagot et non bariba. Et c’est exprès que, évitant les susceptibilités des leaders politiques baribas, il se fit discret pendant toute la pré-campagne, dans la zone tchabè où le Cap-Suru portait la bannière et devrait donner le change à des monuments comme Amos Elegbe qui ne voulaient absolument pas entendre le nom Yayi. " C’est un faux nagot", confia-t-il un jour au pasteur Michel Alokpo, parti une énième fois le démarcher. " Nous autres, nous ne connaissons pas de Yayi Boni à Savè. Qu’il reste chez lui là-bas à Tchaourou". Sa sentence était implacable.
La montée dans la barque, du mécène Patrice Talon n’apporta pas que des réponses matérielles aux multiples équations qui se posaient au candidat Yayi. Elle apporta sur une réponse humaine. Les poches de résistance dans les grands bassins cotonniers du septentrion se rendirent progressivement. L’homme d’affaire montrait une tout autre dimension ; effrayante. C’était un homme politique en puissance, capable déjà, en 2006, de compétir honorablement. Yayi le perçu avant tout le monde...
Et c’est avec ce Patrice Talon que nous devrions démarrer, à 16h, une séance de travail à la cellule de communication. Il était d’ailleurs déjà là, dans une chemise claire qui laissait transparaître le tracé d’un débardeur. C’était une chemise comme je pouvais en avoir. Mais la réputation de milliardaire de celui qui la portait, déformait sans doute dans mon esprit, la réelle valeur du textile. Il était assis, dans une posture studieuse. A côté de lui se trouvait madame Claude Olory-Togbe. Didier Aplogan, Charles Toko, Alfred Sama et moi occupions le centre de la salle. Saca Lafia était debout, seul à côté d’un tableau porté par un trépied et sur lequel plusieurs simulations de logos de campagne de Yayi étaient retenues par des punaises. Il avait un exposé à nous faire. Il était temps de tirer les choses au clair avec Tunde. Nous étions toute ouïe... Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (10)
Le temps était venu de mettre le holà et de discipliner l’énergie débridée de Tunde. Dès qu’il jugeait intéressante une moindre photo de Yayi Boni, ses machines se mettaient aussitôt à tourner pour des dizaines de milliers de calendriers de tous format. Les choses s’empirèrent lorsqu’il fut rejoint par une autre grosse ponte du monde de l’imprimerie au Bénin : Jean Djossou, patron de l’imprimerie "Nouvelles Presses". La rivalité commerciale qui existait antérieurement entre les deux, devint rapidement le moteur d’un activisme débordant de part et d’autre. C’était à qui imprimerait le plus de calendriers estampillés Yayi Boni. Le pays en fut bientôt inondé, à la grande satisfaction du candidat. Le problème, c’est que la gestion de l’image échappait de ce fait à tout le monde. Et à trois mois du scrutin présidentiel, la chose devenait préoccupante. Le plus grave, c’est que Tunde, qui ne connaissait de communicant que l’exubérant Charlemagne Kekou de la télévision nationale, était sur le point de lancer le logo officiel du candidat. Dans sa tête, c’était simple comme bonjour. Cette information, parvenue à nos oreilles, rendit particulièrement furieux Didier Aplogan. Ça ne servait en effet à rien, de se battre autant que nous le faisions pour, in fine, laisser s’échapper la maîtrise de la principale arme de guerre.
De toutes les photos du candidat Yayi qui circulaient, il y en avait une qui revenait le plus et que je découvris pour la première fois, par le plus pur des hasards, dans le cartable de Tunde. C’était au cours d’une des réunions hebdomadaires que nous tenions depuis début 2014, tous les lundis soir, chez Francis Da Silva, à Akpakpa, non loin de l’hôtel Plm Aledjo. Fulbert Gero Amoussouga, les frères Ishola et Yakoubou Bio Sawé, Paulin Dossa, Francis Da Silva, Bovis Macaire, Alfred Sama, Mouftaou Laleye, un grand frère de Tunde (pas le vizir !), Tunde lui-même et moi, nous nous retrouvions à partir de 19h tous les lundis, dans cette immense propriété bourgeoise qui témoignait de la gloire passée de son propriétaire. Francis Da Silva était en effet un magna du coton, sur le déclin. Son engagement et sa motivation à soutenir la candidature de Boni Yayi ne souffrait d’aucune distorsion. Membre fondateur et influent financier de l’Ipd, il mettait un point d’honneur à rendre nos rencontres le plus agréable possible. Et même si je trouvais bien souvent les sujets à l’ordre du jour assez plats et fades, je ne pouvais en dire autant de sa cuisine. Un de ces soirs donc, Tunde, au bout d’une longue digression, sortit une maquette de son cartable et le fit circuler autour de la table. " C’est notre logo de campagne " avait-il déclaré avec un petit sourire mesquin. Quand la feuille arriva à mon niveau, je remarquai cette photo représentant Yayi Boni, l’air perdu, songeur, avec un bras de lunette enfoncé dans la commissure des lèvres. Il ne pouvait y avoir pire image lorsqu’on veut rassurer un électeur, pensai-je. Mais je connaissais assez bien Tunde pour savoir qu’il prendrait la moindre critique sur son chef-d’œuvre pour une attaque personnelle et que ce serait parti pour deux semaines d’ambiance glaciale entre lui et moi. Je n’en avais pas besoin. Le temps me formait très rapidement. Je glissai donc lentement le document à mon voisin immédiat autour de la table, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil à l’image qui accompagnait celle du candidat : un majestueux cauris. "Ah cette affaire-là revient ?", me demandai-je silencieusement.
J’avais en effet entendu parler du cauris pour la première fois, lorsque Benoît Dègla, alors président de l’un des mouvements politiques de soutien les plus actifs à Yayi Boni, demanda un jour mon avis sur une proposition qu’il entendait soumettre au candidat. Il s’agissait d’un logo de campagne représentant Yayi Boni au milieu d’une carte du Bénin dont les contours étaient entièrement en cauris. Je lui fis part de mon inquiétude de voir le symbole du cauris heurter des sensibilités dans les milieux évangéliques et musulmans, mais l’encourageai néanmoins à l’envoyer à Yayi.
A voir la façon dont toute l’assistance appréciait du bout des lèvres la proposition de Tunde, je compris que personne ne voulait avoir affaire à lui. Il prit donc naturellement tous les hochements de têtes et les plissements de lèvres comme autant de compliments. Et quand le document revint à son point de départ, c’est à dire dans ses mains, il ne pût s’empêcher de nous faire une confidence qui en rajouta à mon irritation : " j’ai beaucoup travaillé sur ça avec le président einh"...La méthode Yayi se dessinait. Faire faire les choses par procuration sans jamais en donner l’air.
De toutes les façons, le petit exposé que venait de faire Saca Lafia ce soir-là au siège de campagne à Bar-Tito, dans le silence studieux de la salle de la cellule de communication, nous montra bien qu’une grande partie du vin était tiré. Cette photo de Yayi que Picasso aurait sans doute titré " L’homme aux lunettes", avait déjà fait le tour du Bénin et était accrochée dans les moindres hameaux du septentrion. La changer à cette étape du parcours nous faisait courir le risque de voir le vote analphabète se déporter sur tout autre candidat qui aurait la vicieuse idée de brandir des lunettes. Il fallait donc faire avec. Didier ne décolérait pas quand vint son tour de prendre la parole. Il parla longuement de charte graphique, de couleur et de mise en scène de l’image. C’était agréable à entendre et en plus ça faisait savant. Charles se rongeait l’ongle de son annulaire gauche. A mon tour je re- exprimai ma crainte de voir l’image du cauris se retourner contre nous dans les milieux évangéliques et musulmans. Dans un tout autre registre, Alfred Sama plaida pour que la couleur de fond du logo fût du bleue et non du vert. Le bleu en effet, étant une couleur primaire, était moins cher à imprimer que le vert qui est une couleur secondaire. Sa requête ne prospéra pas outre mesure. "Écoutez les amis, nous n’allons pas perdre davantage de temps ", enclencha Patrice Talon quand chacun de nous eu fini de parler. C’était la première fois que je l’entendais. L’épaisseur de sa voix dégageait plus de virilité que sa silhouette. Puis il développa : " sur le cauris, je n’ai rien à dire. Je trouve même que c’est une excellente inspiration parce qu’il s’agit de l’un des symboles les plus connus chez nous. Mais je propose qu’il soit agrandi et posé plutôt en face de la photo. Pour la photo elle-même, le mal est déjà fait. Il va falloir peut-être dans la mesure du possible lui faire un lifting". Un petit silence traversa la salle. Quelques usagers de la maison, désorientés, poussaient bruyamment la porte, avant de s’excuser et de la refermer avec encore plus de bruit. Je ne sus trop dans quel registre classer Patrice Talon. Homme d’affaire ? Homme politique ? Communiquant ? Car ce n’était pas la pertinence de son intervention qui me marqua, mais le sentiment qu’il me donna aussitôt qu’il faudra le convaincre sur tout. Une nouvelle facette ! D’autres, plus surprenantes suivront les semaines suivantes...
(Le chaudron en maintenance dès demain...Ce récit a commencé de façon accidentelle. Je ne l’avais pas programmé. Merci à tous pour les compliments. Mon inbox n’a jamais été aussi mouvementé !)
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (11)
Décembre 2005. L’année s’étirait inexorablement vers son terme. Tellement le chiffre 2006 avait été martelé dans l’actualité politique les quatre dernières années, que le fait de se retrouver à seulement deux semaines de son avènement, me donnait une sensation presqu’iréelle. Nous étions en effet à la mi-décembre et le siège de campagne de Bar-Tito grouillait de monde et d’activités. Je pouvais y voir défiler à longueur de journées la plupart des leaders politiques, dont beaucoup s’affranchissaient déjà insolemment de l’emprise du Général Mathieu Kerekou. Malgré le refus silencieux de Yayi d’y mettre les pieds, la présence de plus en plus régulière de son premier cercle de soutien à l’Assemblée nationale, ainsi que de certains visages qui étaient déjà identifiés comme faisant partie de son pré carré, légitimait largement ce siège aux yeux du grand public. Les plus visibles et les plus engagés de ces soutiens parlementaires étaient entre autres, karimou Chabi Sika, Debourou Djibril, Saka Lafia et André Dassoundo. Ils étaient en première ligne de la riposte populaire organisée contre la loi sur la résidence obligatoire d’un an exigible à tout prétendant au fauteuil présidentiel et qui excluait d’office Yayi Boni. La cheville ouvrière de cette cascade de marches dans les soixante dix sept communes du pays, fut Saka Lafia, avec comme moteur financier Patrice Talon qui, au moment de ce combat contre l’exclusion, n’était pourtant pas encore ouvertement yayiste.
Les populations riveraines du septième arrondissement de Cotonou, égayées par cette ambiance inhabituelle dont notre siège de campagne irradiait leur quotidien, s’enthousiasmaient de façon naturelle pour le yayisme naissant.
Ce n’était cependant pas ce tohu-bohu devenu familier, qui occupait mon esprit cet après- midi là. Vautré dans le fauteuil directeur déjà déséquilibré depuis que Didier Aplogan s’y était assis deux fois, et que j’occupais quand Charles n’était pas présent, j’étais perdu dans mes réflexions. J’essayais de comprendre cette position étrange dans laquelle je me retrouvais et qui me permettait de voir venir à toute vitesse deux trains, roulant en sens inverses, sur les mêmes rails. Le choc était inévitable. La réponse que me donna Yayi un jour où, avec enthousiasme, je lui faisais le point des facilités matérielles quotidiennes que nous avions au siège de Bar-Tito, finit par me convaincre définitivement du clash post-victoire en vue. " J’espère que chacun fait le point de tout ce qu’il prend là ", m’avait-il répondu, la voix lourde. Un autre détail me turlipunait. Je remarquais en effet qu’une certaine catégorie de proches du candidat ne mettait pas les pieds à Bar-Tito. Il s’agissait du lobby religieux évangélique que Yayi considérait comme sa dernière ligne de sécurité et à laquelle j’appartenais, ayant participé à sa mise en place. Ce lobby avait été bâti autour d’une dizaine de jeunes gens innocents et insouciants, d’obédience évangélique et fréquentant tous le Temple universitaire de l’église des Assemblées de Dieu. Un groupe au milieu duquel Paulin Dossa donnait souvent l’air de se tromper de génération. Nous avions du mal à déterminer son réel niveau intellectuel. Nous savions vaguement qu’il a étudié au Cuba. C’était le genre de profil peu étincelant que Yayi aimait déjà. Il avait un contrat à durée déterminée à l’IITA. Ce n’était pas l’envie de BarTito qui manquait à ce groupe pour autant. Mais, habilement, ils étaient toujours directement orientés vers les imprimeurs Tunde et Jean Djossou pour leur approvisionnement en calendriers et posters de tous formats. Pour le reste, Yayi s’occupait personnellement de leurs desiderata.
A ce groupe de jeunes gens à qui Yayi savait tenir le discours religieux galvanisateur, se greffera progressivement des cercles de pasteurs et autres leaders évangéliques. Un article sommairement biographique que je publiai en fin 2003 dans un mensuel chrétien appelé " Shékina" et dont le promoteur n’était ni plus ni moins le remuant pasteur Michel Alokpo, fit en effet grand bruit dans les milieux évangéliques. Dans cet article que je soumis à validation de Yayi avant publication, je revisitai opportunément le parcours spirituel du président de la Boad, depuis son baptême dans la modeste chapelle Ueeb de Tchaourou, jusqu’à son retour en tant qu’enfant prodigue dans une église évangélique de Dakar, après plus d’une décennie dans un ordre ésotérique. Yayi qui, il est vrai, n’était pas à l’initiative de ce texte, surfa rapidement sur l’effet ainsi produit dans les milieux évangéliques qui étaient sa cible première. C’est dans cet article qu’apparut pour la première fois, et sur insistance du prétendant à la magistrature suprême, son prénom "Thomas" qui ne figurait pourtant nulle part sur son état civil. Mais ça faisait chrétien. C’était son prénom de baptême. Car il était né musulman. Yayi n’hésitait donc pas, lors des nombreuses visites que nous rendions à différentes églises évangéliques dans le sud du pays pour y célébrer le culte du dimanche, à reprendre inlassablement ce temoignage devant de petites assemblées émues. Il n’hésitait surtout pas à reprendre mot pour mot le contenu de l’article. Ce magazine " Shékina" fut d’ailleurs la porte d’entrée du pasteur Michel Alokpo à cadjehoun. Un personnage très haut en couleur, ce Michel Alokpo... !
Je repense avec amusement à ce déjeuner privé auquel nous fûmes conviés chez Yayi et auquel Alokpo prenait part pour la première fois. Comme d’habitude, un "Saint-Emilion" du meilleur cru accompagnait l’igname pilé qui était de loin le mets préféré du maître des lieux. Quand vînt le moment de passer au breuvage, Yayi, souvent très chaleureux à ces circonstances, entreprit de servir, de sa propre main, la demi-dizaine de convives évangelistes que nous étions. Il tendit naturellement la bouteille vers le verre du pasteur Michel Alokpo assis juste à sa droite, en accompagnant son geste galant d’un petit commentaire. " Pasteur, c’est mon Bordeaux préféré ", dit-il. Mais à ma grande surprise, je vis Alokpo retirer promptement son verre en murmurant sans grande conviction quelque chose du genre " non ... non merci. Je n’en prends pas. Je suis pasteur ". Tout aussi surpris, Yayi fit une petite blague puis passa la bouteille sur tous les autres verres qui, sans résistance, accueillirent l’agréable liquide d’un rouge velouté. A la tête d’orphelin que faisait ensuite Alokpo, je compris qu’il s’en voulait déjà d’avoir jouer à ce faux numéro et de se retrouver ainsi avec un verre d’eau minérale autour d’une table où le vin rouge scintillait dans toutes les coupes. Mais Alokpo n’était pas homme à mourir de ses propres scrupules. D’un geste habile, il fit signe à l’agent du service traiteur qui se tenait impeccablement à l’écart. Celui-ci s’accroupit aussitôt à côté de lui pour prendre la doléance qu’il murmura. L’agent disparût puis revint avec un autre verre qu’il posa dignement devant lui. Puis, empoignant une seconde bouteille à moitié achevée qui trônait au milieu de la table, en remplit le verre du pasteur qui enfonçait son visage dans son assiette comme s’il voulait y aller directement avec les dents. Je réprimai péniblement une pouffe de rire. Yayi qui suivait la scène du coin de l’œil ne pût s’empêcher de se soulager en libérant sa parole. " Ah Pasteur... ? " fit-il avec beaucoup de sous-entendus. Nous éclatâmes tous de rire. Puis Alokpo, jamais vaincu, essaya, recits bibliques à l’appui, de nous expliquer la noblesse spirituelle du vin. Mais plus personne ne l’écoutait vraiment. D’ailleurs Yayi comprendra par la suite, au fil de ses rencontres avec les pasteurs évangéliques, que Michel Alokpo était loin d’être un cas isolé d’esquive sur fond d’esbroufe.
Le maillage systématique du milieu évangélique n’empêcha pas la persistance d’un problème qui devint au fil des jours la hantise de Yayi. Son nom : Luc Gnancadja... !
Mémoire du chaudron (12)
La réunion de clarification et de remobilisation qui se tenait ce dimanche dans la résidence en face du temple universitaire de l’église des Assemblées de Dieu, paraissait d’une grande importance pour Yayi. Un vent d’apostasie soufflait en effet sur le petit noyau autour duquel il avait minutieusement bâti pendant trois longues années la grande machine de mobilisation qui infiltra la moindre congrégation évangélique dans les hameaux les plus reculés du pays. C’est que depuis plusieurs mois, le candidat se faisait de moins en moins accessible à ce groupe de jeunes pionniers du yayisme dont la plupart avaient pris leur engagement politique comme un devoir biblique. Mais Yayi avait, froidement, changé de paradigme de fonctionnement. Considérant avoir suffisamment avancé dans son maillage du milieu évangélique, il avait décidé de ne plus avoir pour interlocuteurs que les pasteurs et autres responsables d’église. Il y avait été sans doute encouragé par les plaintes sournoises et de certains de ces pasteurs qui, fins calculateurs, et voyant venir les enjeux, exigeaient de ne discuter qu’avec luimême. C’était, après tout, les pasteurs qui dirigeaient les églises, pensait sans doute Yayi. Autant traiter alors directement avec eux. Et ça fait plus sérieux. Les nombreuses réunions de prière organisées par des groupes de pasteurs en sa faveur à travers le pays, se faisaient désormais à l’exclusion de ces ouvriers de la première heure dont certains commençaient à exprimer à voix audibles leurs frustrations. Et bientôt de méchantes insinuations sur la sincérité de la chrétienneté de Yayi commencèrent à rencontrer un silence complaisant de la part de certains d’entre nous qui, parfois, les relayaient carrément. Avait-il vraiment rompu avec Eckankar ?
N’avait-il pas une autre vie inavouée ? Avait-il des addictions cachées ? Le cas du dictateur tchadien Tombalbaye qui, porté à bout de bras par les milieux chrétiens de son pays, devint un redoutable bourreau pour l’église dont il fit enterrer vivants nombre de dirigeants, était de plus en plus agité. Et si Yayi décida de revenir sur ses pas et de faire profil bas devant ce petit groupe, c’était surtout qu’il avait acquis la conviction que les nombreuses boules puantes qu’il recevait depuis un moment, venaient des lieutenants d’un autre prétendant à la magistrature suprême et qui pouvait jouir d’une plus grande légitimité dans le milieu évangélique que lui. Il s’agissait de Luc Gnacadja dont la candidature, en ce mois de décembre, devenait irréversible. Le candidat Yayi avait pourtant tenté le tout pour le tout afin d’obtenir le retrait de cette candidature qui devenait au fil des jours un cauchemar pour lui. Il n’y avait aucun doute, disait-il, cette candidature n’avait qu’un seul objectif : lui barrer la route dans le milieu évangélique. Et le manitou derrière cette candidature, selon lui, n’était autre que le pasteur Romain Zannou, jeune et fringant prédicateur qui fit son apparition sur la scène médiatique béninoise avec le retour au pouvoir du Général Mathieu Kerekou en 1996.
Le pasteur Romain Zannou était en ce temps-là une vraie méga-star dans les milieux évangéliques. Autant respecté, admiré que jalousé par ses autres collègues pour sa position privilégiée auprès du Général Mathieu Kerekou, il fut le premier pasteur à avoir flairé le potentiel que représentait Yayi dans la course à la succession du vieux caméléon. On le disait parrain de toute l’élite évangélique que Kerekou fit monter dans les grands milieux de décision, dont les moins connus n’étaient pas Joseph Sourou Attin, Luc Gnacadja et Simon- Pierre Adovelande qui prit son ascension dans la fièvre du festival Gospel & Racines. L’ombre de ce jeune pasteur planera sur tout le premier mandat de Kerekou 2 et même sur une partie du second.
Les origines de l’inimitié entre Yayi et le pasteur Romain Zannou, demeurent brumeuses, mais avec cette constante que le pasteur reprochait à Yayi d’avoir juré en vain sur la Bible. Ce qui n’était pas rien comme accusation dans le milieu évangélique. Que s’était-il donc vraiment passé ce jour-là dans le bureau du président de la BOAD à Lomé ? Yayi avait-il vraiment nié devant le pasteur Zannou toute ambition présidentielle en allant jusqu’à jurer sur sur la bible ? Personne ne sait jusqu’à ce jour qui dit la vérité entre les deux protagonistes d’une scène qu’ils n’avaient vécu qu’à deux. Toujours est-il que le jeune pasteur qui, suite à un article publié par le journal " Le Progrès " en 2002, était allé proposer ses services comme coach spirituel à Lomé, en était revenu avec un sentiment de dégoût et de dépit. Yayi, soupçonnant une manœuvre des hommes du Colonel HoussouGuèdè, avait simplement enfariné son interlocuteur. C’est vrai que Yayi, avant la parution de ce numéro qui jeta un jour cru sur lui, n’avait encore jamais osé discuter de ses ambitions politiques que dans un cercle très fermé dans lequel on pouvait citer ses deux amis d’enfance, Théodore Aloko qu’il fit monter à la Boad après sa nomination comme président de l’institution, et Ishola Bio Sawé. Il essayait de son mieux de ménager les susceptibilités du Général Mathieu Kerekou et surtout celles du timonier Gnassingbé Eyadema dont les moindres réactions auraient pu être préjudiciables à la poursuite de sa mission à la tête de l’institution sous régionale.
La frustration du pasteur Zannou fut donc grande quand le même Yayi qu’il affirme avoir vu jurer sur une bible, entama des manoeuvres de conquête dans le milieu évangélique sans aucune autre forme d’explication. Son engagement derrière la candidature de Luc Gnancadja en 2006 trouve peut-être là son essence. Il tenait sans doute à donner le change à un Yayi pour qui il n’avait désormais qu’un royal mépris.
La décision de Yayi de faire profil bas et d’accepter enfin cette séance souhaitée depuis des mois, était donc surtout motivée par la menace de dispersion des voix dans le grenier électoral évangélique que faisait planer la candidature de Luc Gnancadja. Yayi ne se sentant plus seul maître à bord, s’était humblement résolu à écouter ses premiers apôtres qu’il rangeait déjà sans état d’âme dans le casier des oublis. Et la séance qui venait de commencer ce dimanche, sera quelque peu tendue...

Mémoire du chaudron (13)
Le pasteur titulaire du temple universitaire de l’église évangélique des assemblées de Dieu qui tenait le rôle de facilitateur à cette rencontre, fit une petite introduction liminaire piquée de petites flatteries à l’endroit de celui dont la victoire, dans nos esprits, se dessinait de plus en plus nettement pour l’élection présidentielle, puis termina avec emphase par un émouvant " monsieur le président, vos soldats veulent vous parler". Yayi qui semblait boire au sens propre ce petit discours introductif, fit signe au pasteur de prendre de prendre la direction de la séance. Chacun de nous eu rapidement la parole pour se présenter. Quelques nouveaux visages s’étaient en effet ajoutés à ceux devenus habituel pour le candidat. Quand fut terminé ce genre de petit rituel, le premier d’entre nous qui fut autorisé à rentrer dans le vif du sujet, se remit à nouveau à se présenter. Ceci fit courir un murmure d’exaspération dans la salle. La manœuvre n’était pourtant pas innocente. En effet, Paulin Dossa et moi qui avions, dans le groupe, le privilège d’être en contact direct avec Yayi, avions le dos large pour subir les récriminations incessantes des autres. "Yayi ne connaît toujours pas mon nom " s’était agacé un jour l’un d’entre nous. Et la faute, pour eux, était forcément imputable à ceux qui, étant en contact avec lui, ne faisaient pas grand effort pour que les autres sortent de l’anonymat depuis trois ans. C’est à dire "Frère Tiburce et Frère Paulin". L’occasion était donc belle pour rectifier "in live" ce "tchédjinnabisme". Les échos de quelques accusations jamais ouvertement assumées, m’étais souvent parvenues, dans ce sens. Mais mes sept ans de pratiques relationnelles dans ce milieu, depuis mon baptême en 1998, m’avaient aguerri à maints égards. J’avais appris à ne pas attendre grand chose des effusions de spiritualité en ce qui concerne la vertue dans les relations interpersonnelles.
Une fois que le remous d’exaspération se fût calmé, celui qui avait la parole demanda, avec un geste de la main droite, la clémence de l’assistance, puis enchaîna : "monsieur le président. Depuis trois ans, j’ai parcouru routes et pistes pour prêcher votre nom. Mais aujourd’hui, j’ai une préoccupation. Je veux que vous nous confirmiez ici, devant Dieu et devant les hommes, que votre confession vis-à-vis de Christ est sincère".
Un silence glacial s’abattit quelques secondes sur l’assistance. Je sentais comme mille petites aiguilles futées me lacérer le corps. Même si j’avais déjà entendu ce genre de réflexion dans le groupe, je le mettais juste sur le coup de la frustration ambiante compréhensible. Car comment jugeait-on de la sincérité de la foi religieuse de quelqu’un ? Et ce genre de question, pensais-je, reprenait au mot près les flèches venimeuses que lançaient à longueur de journée les lieutenants de Luc Gnancadja.
Le duel Yayi-Gnacadja se déroulait à travers une ligne de faille invisible qui traversait le milieu évangélique. Il y avait en effet deux types d’évangélisme qui se toisaient et se défiaient de façon imperceptible pour l’observateur non averti. Il y avait l’évangélisme pondérée, froid, presque cérébral, incarné par des églises évangéliques séculaires établies au Bénin, comme par exemple l’UEEB (Union des églises évangéliques du Bénin), les églises évangéliques baptistes, les églises évangéliques des Assemblées de Dieu. L’autorité de celle- ci sera rudement secouée par le courant évangélique pentecôtiste, caractérisé par un évangélisme plus démonstratif, surfant essentiellement sur les manifestations charismatiques et le para normale. Ce second courant, inspiré par le pentecôtisme nigérian, connu une progression fulgurante avec la montée en puissance des figures emblématiques comme le pasteur Romain Zannou, au milieu des années 90. Les tendances intégristes qui pouvaient parcourir régulièrement cette frange d’églises évangéliques, rendaient particulièrement nuisibles les suspicions comme celles que les lieutenants de Gnancadja faisaient ouvertement circuler sur notre candidat. Mais de là à venir poser une question aussi saugrenue...!
Mû comme par un ressort, je me tins aussitôt debout et pris la parole, sans l’avoir demander. Dans une longue digression nerveuse dont je ne me souviens plus aujourd’hui de la teneur, et qui avait l’avantage de dissocier le reste du groupe de l’initiative de cette question, je rassurai Yayi de notre disposition à maintenir le cap.
Quelques applaudissements hésitants accueillirent mon discours. A ma suite, le pasteur prit la parole puis, après avoir déploré le manque de maturité de l’intervenant malheureux, présenta au nom de tout le groupe, des excuses à Yayi qui essaya ensuite longuement de donner l’assurance de sa hauteur d’esprit par rapport à l’incident. Une effervescente séance de prière clôtura la rencontre qui n’alla pas bien plus loin. Mais le mal était déjà fait. On ne touchait pas impunément à certains complexes de Yayi. Et à part Paulin Dossa et moi et peutêtre un troisième, tout le reste de ce groupe de pionniers du Yayisme, après avoir fait le plus dur, sombra dans l’oubli pour les dix ans de règne du président Boni Yayi. Vous allez me parler sans doute de "Maman Glessougbe ». Je vous vois venir...
Assis donc dans ce fauteuil directeur ce jour-là à Bar Tito, je repensais à tous ces frères qui n’y mettaient jamais les pieds. Je repensais aussi à cette réunion fondatrice de la conquête du pouvoir à laquelle je pris part le 1er Novembre 2003 à Ouake et dirigée par Yayi en personne. Qu’étaient devenus les participants dont je ne voyais aucun au siège de campagne de Bar Tito ? Quelques éclairs inattendus avaient également zébré le ciel de ce côté là.
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (14)
Quelque chose semblait ne pas tourner très rond ce lundi soir chez Francis da Silva au quartier JAK. Ça faisait plus d’une demi-heure que nous étions assis, mais le maître des lieux, qui dirigeait également nos réunions, était toujours au téléphone dans la vaste cour jouxtant la véranda où nous travaillions à cause de l’agréable courant marin qui la balayait. De ma position, je pouvais le voir, téléphone vissé à l’oreille, aller et venir lentement dans la cour faiblement éclairée par des lampes de jardin dont les lueurs étaient parfois atténuées par des touffes de fleurs. Je distinguais parfaitement ses mouvements à travers le déplacement dans la semi-pénombre, de la couleur blanche de sa chemise en laine.
Ma première rencontre avec ce sexagénaire sympathique, bon vivant et au raffinement inattaquable, remonte à fin Novembre 2003 dans un décor plutôt inhabituel. C’était à l’occasion d’une réunion de prise de contact qu’il initia sur son bungalows construit sur pilotis au coeur du lac Ahémé. Une rencontre à laquelle Charles Toko et moi fûmes conviés. Je fîs le trajet jusque-là bas dans la voiture de Charles. Une Golf version Sport, si mes souvenirs sont bons. Inutile de souligner le grand écart que je constatai entre l’extérieur assez bien entretenu du véhicule et son intérieur puant le tabac et où traînaient des mégots.
Le bungalow était entièrement en bois et offrait toutes sortes de commodités. On y accédait par une longue passerelle également en bois, soutenue par deux rangés de pieux profondément enfoncés dans la vase du lac. Une fois dans ce bungalow qui offrait une vue panoramique rare sur le lac, Francis da Silva décrispa rapidement l’atmosphère en faisant une série de petites blagues au fur et à mesure qu’il nous serrait la main. J’avoue que je fus distrait tout au long de la réunion par l’image insaisissable des piroguiers vogant nonchalamment sur cette eau dont les vaguelettes faisaient un incessant ploc ! Ploc ! contre les solides pieux qui soutenaient la paillote. De temps en temps, l’effet du vertige aidant, j’avais l’impression que le bungalow dérivait. A la fin cette réunion de prise de contact qui nous marqua, il fut convenu que les réunions suivantes se tiendraient de façon hebdomadaire à Cotonou, au domicile de notre hôte du jour.
La résidence de Francis da Silva à Cotonou est une vaste propriété du quartier JAK. Zone anciennement bourgeoise, dont le prestige et la notoriété furent, au fil du temps, mis à mal par de nouveaux chantiers immobiliers aux abords de l’aéroport international de Cadjehoun et sur la zone ouest de la plage de Cotonou. Cependant, ce quartier dont la plupart des habitations cossues se vidaient de leurs occupants, conservait toujours sa fière allure d’antan. Situé à un jet de pierre de la grande mosquée, la propriété, entourée d’une haute muraille d’un blanc impeccable, était divisée en deux domaines. Au fond du premier domaine se dresse, majestueux, un bâtiment de belle taille abritant une vaste salle des fêtes polyvalente. La vaste cour qui y donnait accès était agréablement plantée de jardins et d’aménagements divers. C’est la "Résidence les Hortensias" qui accueillait chaque week-end, diverses manifestations de réjouissance. De là, on accédait au second domaine par un portillon métallique. Ici se trouvaient les appartements privés. Une grande villa de style brésilien entourée sur la moitié de son périmètre, d’une belle véranda.
Nous parcourions silencieusement cette grande véranda sur toute sa longueur pour rejoindre une autre, plus petite et moins exposée. Et puis là nous nous lachions comme des gamins. Cette discrète petite véranda était devenue, en effet, notre territoire après un an et demi de rencontres hebdomadaires ininterrompues. Charles s’y était fait voir une ou deux fois, mais avait vite disparu en pestant contre l’ambiance d’indécision et surtout d’inaction qui, disait-il, caractérisait les réunions.
Francis da Silva nous rejoignit enfin en s’affaissant lourdement sur sa chaise comme si tout le poids de l’humanité pesait soudainement sur ses épaules. Il poussa un profond soupir en grattant frénétiquement le grand bloc-notes posé devant lui sur la table, avec le dos de son stylo. Nous étions suspendus à ses lèvres. Puis, redressant brusquement le torse, il lança comme pour se débarrasser d’une patate trop brûlante : "mes chers amis, il y a une mauvaise nouvelle". Il se tu encore quelques secondes qui me parurent une éternité, puis enchaîna :" notre frère de lutte Bio Sawé Ishola a rejoint le groupe des révisionnistes. Le ministre Arouna Aboubacar vient de le nommer directeur de l’Infosec. Je l’ai eu longuement au téléphone. Il a confirmé l’information et ne semble rien regretter. Je viens de raccrocher aussi avec le président Yayi, il nous demande de rester fort".
Un silence plat s’abattit sur l’assistance. Je ne savais trop quoi penser de la situation. Pour tout ce qui le liait à Yayi, Ishola Bio Sawé était celui dont je pouvais espérer le moins une pareille désertion. Que s’était-il passé ? C’est vrai que depuis deux semaines, sa place habituelle autour de la table était demeurée vide. Mais ce n’était pas suffisant pour éveiller quelque soupçon que ce soit. En tout cas, pas sur cet ami d’enfance que tout semblait souder à Yayi et dont le jeune frère, Yacoubou Bio Sawé était le premier porte-voix du yayisme à travers le pays qu’il signonnait depuis 2001 pour susciter divers mouvements de soutien. Quelle lecture faire de la situation ? Ishola Bio Sawé était pourtant avec nous à Ouake.
Sorti de ma douloureuse torpeur, mon esprit s’attarda un peu plus sur une autre chaise qui restait inoccupée de façon continue depuis plus d’un mois. Celle du professeur Fulbert Gero Amoussouga. Un autre compagnon de Ouake qui ne décrochait plus son téléphone...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (15)
Un soleil de plomb irradiait le petit village frontalier de Ouake lorsque nos voitures franchirent le seuil du portail donnant accès à une vaste cour plantée d’arbres aux feuillages touffus. Une bâtisse à un ou deux niveaux à l’aspect savant trônait au fond, à droite de l’entrée. Le calme qui y régnait en ce 1er Novembre 2003 n’était perturbé que par les bruits de mortiers dont la cadence s’accélérait au fur et à mesure que la cour se remplissait de nos véhicules. " Bienvenus chez moi ", nous lança Kessile Tchalla en nous embrassant chaleureusement aux pieds des marches d’escaliers donnant sur la petite véranda du rez-de- chaussée. Il mit un point d’honneur à nous faire individuellement l’accolade, avant de nous inviter à monter à l’étage où se trouvaient déjà Yayi qui devisait bruyamment au milieu d’une demi-dizaine d’autres personnes dont une ou deux m’étaient inconnues.
Nous étions venus avec un temps de retard. Notre voyage ne fut pas facile en effet.
Partis de Cotonou aux environs de 8h, nous devrions rallier deux autres voitures à la hauteur de Bohicon pour faire la suite du trajet en convois. A bohicon nous attendaient, alignées sur le bas-côté du goudron, un peu après le grand carrefour Mokas, les voitures de Tunde et de Gero Amoussouga. J"occupais, avec Issifou kogui Ndouro et Paulin Dossa, une Toyota Carina 3. Pour des raisons d’ordre pratique, la voiture de Tunde qui signalait quelques détresses mécaniques malgré son état neuf, prit la tête de ce modeste convoi. Nous roulions donc à vitesse moyenne, nous arrêtant de temps en temps pour laisser redescendre l’aiguille de chauffage de la voiture de tête. Mais à la sortie de Savalou, un peu au milieu de nulle part, la voiture de Tunde donna les feux de détresse et eu juste le temps de quitter la chaussée avant de s’immobiliser. Un problème de courroiealternateur, nous dit le chauffeur après avoir jeté un coup d’œil dans le capot.
C’est dire que notre arrivée à Ouake après quinze heures alors que nous y étions attendus avant midi, fut pour nous un immense soulagement. Il m’arriva plusieurs fois par la suite, lors des dialogues de sourds qui m’opposaient à Tunde et en pensant à ce pénible voyage sur Ouake, de me dire avec amusement : " ce type était un vrai boulet depuis le début".
Aussitôt arrivés, nous passâmes directement à table. " l’igname pilée n’attend pas", répétait Tchalla en mettant du mieux qu’il pouvait, l’ambiance dans la salle. Le déjeuner à peine terminé, nous entrâmes directement dans le vif du sujet. Nous étions au total 13 dans la petite salle. Ce fut encore le docteur Kessile Tchalla qui se mit debout pour introduire la séance. C’était un homme au verbe facile et succulent. Sa silhouette sèche et ingrate cachait une nature pourtant vive. C’était un homme cérébral, avec une vaste culture. Je m’en étais aperçu lors des interminables débats que j’avais déjà eu avec lui sur différents sujets. Il trouvait toujours le moyen de lancer un sujet de réflexion et de supputation là où on s’y attendait le moins. Comme ce matin là où je le rencontrai à un petit déjeuner à trois au domicile de Yayi à cadjehoun. Sans que ne comprenne très bien ses motivations, Tchalla passa une grande partie du temps que dura le petit-déjeuner, à expliquer les méfaits de la consommation de l’œuf. Le problème, c’est qu’à la fin, il ne restait pas une miette de la vaste omelette qu’il avait dans son plat. J’appréciais surtout son optimisme qu’il savait rendre contagieuse. Il faisait partie de ce que nous appelions " le groupe de Paris" et qui était composé de lui-même, de Issifou Kogui Ndouro, de Patrick Benon, de Antony Zinsou et de Max Awêkê. Un groupe que je trouvais surcôté. Le tribun conclut donc son introduction en invitant par un geste impeccable que nous faillîmes applaudir, "notre champion" à prendre la parole.
Yayi prit la parole puis, dans une effusion d’humilité, salua notre présence à cette rencontre qui, dit-il, devrait trancher définitivement la question de sa participation ou non à l’élection présidentielle de 2006. Cette façon de présenter la chose me surprit. Je savais en effet qu’il ne pensait qu’à celà. Derrière la large fenêtre dans son dos, mon esprit voltigeait dans le magnifique paysage de vallons qui s’étalait au loin. Au fil de son développement, je compris avec stupéfaction que Yayi passait un message à Kerekou. Moi, disait-il, je ne serai jamais candidat contre mon papa. Il a été tout pour moi. Et si c’était sa volonté de se maintenir au pouvoir, je serai le premier à m’engager dans sa campagne.
Ce discours de Yayi, pour moi, signifiait une seule chose : il y avait au moins une personne dans la salle dont la présence ne le rassurait pas. Était-ce dans le même esprit qu’à la fin de la séance, il attira opportunément notre attention sur le nombre que nous faisions autour de lui ? 12...comme dans les évangiles ! Et dans ce cas, il y avait alors très certainement de la trahison dans l’air.
En observant les sièges vides ce soir au domicile de Francis da Silva, je repensai à ce jeu d’esprit de Yayi à Ouake. Mais je me disais aussi qu’il ne pensait sans doute ni à son ami de jeu et de classe, Ishola, ni à son camarade d’amphi et des 400 coups, Fulbert Gero Amoussouga. Mais la réalité était là. Ishola était passé à l’adversaire avec arme et bagages, en faisant circuler une réflexion bien sentie : " Yayi se satisfait de voir les autres à sa table tous les week-ends. J’ai l’âge d’avoir ma propre table".
Quant à Amoussouga, il avait joué plus soft. Il nous fit parvenir plus tard le message sur la difficile conciliation entre sa position à l’Université et tout engagement politique ouvert. Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (16)
Quand je vins à Bar Tito cet après-midi, l’ambiance était animée dans la deux-pièces qu’occupait la cellule de communication. Nous devrions faire avancer un projet cher à Charles Toko : la mobilisation des artistes autour de la campagne de Yayi Boni. Dans cette phase d’activité, je retrouvais de plus en plus Richmir Totah, un amoureux de la chose culturelle, amateur de son et de spectacles qui me fut présenté quelques semaines plus tôt. Notre contact fut d’autant plus facile que je découvris son parcours qui était des plus atypiques. Richmir avait beau avoir âprement étudié l’agronomie, il ne s’en était remis qu’à la guitare-bass et à sa passion de l’organisation des spectacles pour le restant de sa vie. Il était agréable de compagnie et je je m’étais très vite lié d’amitié avec lui. Il espérait tout de la victoire de Yayi et sa motivation était une source supplémentaire d’énergie pour moi. Je voyais également venir de plus en plus au siège de campagne, un jeune homme clair, court sur pieds, dont la vivacité du regard contrastait avec sa forme qui annonçait des rondeurs futures. Un certain Sidikou que Charles prenait au téléphone un nombre incalculable de fois par jour, au point parfois d’appeler n’importe qui Sidikou par lapsus, dans ses moments de grande fatigue. C’était un de ses handballeurs, m’avait-on expliqué. J’avais fini par cerner un aspect du fonctionnement de Charles. Il avait constamment besoin d’un homme de main. Et tous ceux que j’avais vu se succéder autour de lui venaient exclusivement du milieu du handball dans lequel il s’investissait beaucoup, même si les grosses bulles de fumée de cigarette derrière lesquelles il disparaîssait souvent, me faisaient douter de ses réelles aptitudes physiques à tenir la durée d’un set. Avant Sidikou, il avait eu comme homme de main, un jeune et talentueux handballeur du nom de Ousmane Labo qui lui resta si fidèle que chaque fois qu’il apparaissait à notre rédaction au journal Le Progrès, on pouvait deviner sans erreur une commission de la part de Charles Toko. Après Labo, il y a eu, de façon transitoire, un autre handballeur, Tchobo Yacinthe dont il fit le responsable de l’imprimerie du journal Le Matinal. Que devenaient ensuite toutes ces fidélités derrière lui ? Question.
Toujours est-il que ce soir, nous avions à faire un premier point sur l’avancée des contacts avec les artistes et sur les passages en studio de ceux qui étaient prêts. La bonne nouvelle, c’est que quelques sons étaient déjà disponibles, dont notamment ceux de Gbessi Zolawadji et de Gbèzé. Ah oui Gbèzé ! c’était ce trentenaire noir, à l’allure quelconque et aux cheveux coupés en "Karl Lewis", que je rencontrai un jour dans le modeste bureau qu’occupait Benoît Degla à Bar Tito en tant que Secrétaire général du siège de campagne. Ils étaient en effet tous les deux de Ouessè et j’avais vite compris que ce n’était pas la seule raison pour laquelle l’artiste lui donnait du "fofo" à profusion. Ces génies de nos localités étaient habiles, en effet, pour savoir rendre les honneurs à ceux de leurs corégionnaires qu’ils savaient capables de régulières générosités. Dans le bureau de Degla, les discussions avec Gbèzé, bien que très détendues et très fraternelles, semblaient néanmoins bloquer sur un point. L’artiste avait déjà pris un engagement avec Edmond Agoua pour le compte de la cérémonie de déclaration de candidature de Bruno Amoussou prévue pour début 2006. A défaut donc de l’exclusivité que Benoît Degla négocia vainement, il nous proposa une semaine plus tard un titre à la gloire de notre candidat, qui nous mit immédiatement tous d’accord, tant par le lyrisme que par la rythmique.
Des propositions spontanées, venant d’artistes plus ou moins sérieux, atterrissaient chaque jour à notre bureau. Un jour, pendant que j’étais seul, sans doute occupé à parcourir les journaux, un jeune homme mince, de teint clair, aux cils et sourcils noircis à l’antimoine, me fut introduit. Il tenait un CD et demandait à voir un responsable. Il venait, disait-il, de la part de Paulin Dossa. Mais ses airs efféminés et ce petit foulard blanc dont il s’était ceint la tête, ne me le rendaient pas particulièrement agréable. D’un geste négligeant, je tendis la main pour prendre le CD qu’il tenait. Mais son refus fut net et ferme. Il voulait, disait-il, faire écouter sa composition et repartir avec son CD. Je l’abandonnai à son sort puis replongeai dans ma lecture. Je rencontrerai cet artiste plus tard en une circonstance plus étincelante. Son nom : GG Lapino. Le morceau qu’il eu du mal à me faire écouter deviendra l’hymne de notre campagne dans toute la partie méridionale du pays et révolutionnera durablement la communication politique en période électorale au Bénin.
Une rencontre atypique était à notre agenda dans ce soir. Mon ami Hervé Djossou avait réussi à obtenir un rendez-vous pour nous avec Alekpehanhou, le virtuose du zinli. Charles et moi avions décidé de jouer le tout pour le tout pour avoir cet immense talent sur notre album, même si, à priori, les choses ne se présentaient pas très bien pour nous de ce côté là.
En effet, Alekpehanhou dont la voix planait sans partage sur le milieu ethnique et culturel fon, depuis le milieu des années 80, venait de jeter, coup sur coup, deux gros pavés dans la marre boueuse des préjugés transes ethniques, sur deux albums consécutifs. Prenant prétexte sur un banal conflit de voisinage qui n’en méritait pas plus, l’artiste avait lancé un tonitruant et audacieux appel à l’union des fons qui, selon lui, seraient alors les malaimés de la communauté nationale. Puis, face à l’absence générale de réaction d’indignation, il en remit une autre couche plus lourde et plus visqueuses, sur son album suivant, avec un morceau plus structuré, mieux enroulé et dangereusement plus incitatif. J’en alertai Charles qui, sans forcément en faire toute une montagne, rappela néanmoins très sèchement à l’ordre, l’animateur en langue fongbe sur Océan FM, un des nombreux dah autoproclamés qui sévissaient alors sur les radios urbaines. Celui-ci avait pratiquement érigé en hymne, un des ces deux tubes incendiaires qui ouvrait systématiquement sa tenue d’antenne à onze.
Mais la verité, en ce mois de décembre 2005, c’est que je faisais déjà violence sur moi- même pour ne pas soigner mes débuts de frustration, en jouant en boucle ces morceaux perfides de Alekpehanhou chaque fois que je me retrouvais seul. Yayi avait beaucoup cacher son jeu, j’avais déjà capté des indices révélateurs du profond complexe que lui inspiraient les fons. Mais tout ça n’était pas important, me disais-je, on gagne et on verra le reste. D’ailleurs l’artiste controversé venait de marquer son accord pour nous recevoir à son domicile. Charles et moi étions attendus à 17h à Zogbohouè...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (17)
Vingt minutes de traversée d’une des artères les plus encombrées de Cotonou, et quelques entrelacs de ruelles sablonneuses plus tard, nous étions devant le domicile de Alekpehanhou dans un dédale de Zogbohouè. Dix huit heures n’étaient plus loin. A l’accueil que nous fit la jeune femme à l’entrée de la maison, nous comprîmes que le rendez-vous avait vraiment été pris et que le maître de maison nous attendait. Nous longeâmes une véranda qui donnait accès au bâtiment central de la maison. Dans la petite cour, une camionnette garée et portant écrit sur ses portières, " Alekpehanhou" rendait la maison exiguë. En parcourant cette véranda, mon regard explora furtivement la construction la plus visible au-delà de la clôture. " serait-ce le voisin dont la difficile cohabitation avec l’artiste, inspira cet appel à l’unité ethnique des fons ? ", me demandai-je silencieusement. Je n’en saurai hélas pas grand-chose. La jeune dame que je semble avoir déjà aperçue dans un clip audiovisuel nous introduisit avec beaucoup de bonnes manières dans le séjour qui, curieusement, était vide. Charles Toko, Hervé Djossou et moi, prîmes silencieusement siège. Dans cette attente qui commençait à durer, je ne pus m’empêcher de repenser à la première fois où je savourai un morceau de l’artiste. 1987 ? 1988 ? 1989 ? Je ne me souvenais plus exactement. Ce dont j’avais un souvenir assez précis, c’était l’unanimité qui s’était faite autour du morceau " mi gni gbessou", dans toute la communauté fon de Parakou. Le jeune collégien que j’étais, développait déjà un sens poussé de l’analyse des oeuvres de l’esprit. Cet artiste qui semblait surgir de nulle part et qui chutait audacieusement tous ses morceaux par un défiant "mi so gbe ha" excitait déjà énormément ma curiosité et envoyait dare dare dare les cordes toute une génération de vénérables maîtres du Zinli dont mon père avait les cassettes : Djèmin Pierre, Houlovo Hoonon, Émile Aligbè, Wolo, Tokannou Agbehounkpan, pour ne citer que ceux-là. Puis les titres à succès s’enchaînèrent de façon ininterrompue. Quand je descendis à Abomey au début des années 90 pour y poursuivre mes études secondaires, je pus constater la domination outrancière qu’exerçait alors Alekpehanhou sur la culture fon. Et c’est très peu exagéré que d’affirmer que l’artiste avait imposé une façon de penser dans la capitale historique. Il était pratiquement impossible, de jour comme de nuit, de ne pas entendre au loin, un refrain connu de l’artiste. Abomey était en effet une ville ou ne manquait jamais une ou des cérémonies d’enterrement. Je garde de mes deux années académiques passées au Lycée Houffon d’Abomey, ces moments où nos silences studieux étaient systématiquement virussés par l’écho lointain des roulements de tambour de Alekpehanhou, roulements de tambour qui ondulaient jusqu’à nous par intermittence. C’était ça, le Abomey que je découvris en 1991 sous l’emprise de celui qui s’autoproclama "roi du zinli rénové" et dont le talent et le génie ne souffraient d’aucune contestation. Je ne pus rester insensible à cette fièvre culturelle qui secouait alors la ville. Et à chaque nouvelle sortie d’album, l’artiste savait renforcer sa réputation d’excellent pamphlétaire, de brillant chanteur et d’observateur averti de la société fon dont il peignait les tares avec une justesse rare.
Loucou Michel à l’état civil, cet ancien instituteur originaire de la ferme de Lèlè à une quinzaine de kilomètres d’Abomey, profita, dit-on, du programme de départ volontaire à la retraite encouragé par le Programme d’ajustement structurel imposé au milieu des années 80 par le fonds monétaire international, pour échapper à une affectation administrative derrière laquelle il voyait la main d’adversaires jaloux de sa personne et de son groupe folklorique naissant. Cette liberté acquise lui permettra de s’adonner entièrement à sa passion première qu’est le rythme "zinli". Son niveau d’instruction fut sans doute un atout qui le rendit apte à explorer un champ thématique plus vaste que la plupart de ses prédécesseurs. Il n’éprouvait d’ailleurs quelques fois aucun complexe à chanter avec brio des fables entières de Jean de la Fontaine. Mais ce qui le fera passer à la postérité, c’est ce sens acéré du satyre, de la caricature et de l’allusion qui laissa de biens mauvais souvenirs à ceux qui eurent le malheur de faire partie de ses sujets d’inspiration. La matérialisation la plus sensible de cet art fut son morceau " Cakpo sin han" qui fut pendant longtemps source de controverse. Cependant, l’influence de l’artiste ne se limitait pas qu’à la seule ville d’Abomey. Elle couvrait toutes les aires géographiques d’expression de la langue fongbe. Il n’était d’ailleurs pas rare de voir des attroupements de conducteurs de taxismotos et de badauds devant ses kiosques à chacune de ses sorties d’album. C’était donc en connaissance de cause que je plaidai pour qu’il figurât sur notre album de campagne. Il nous le fallait à n’importe quel prix... ! Bientôt un quart d’heure que nous étions là, assis dans le silence de ce séjour dont le propriétaire se faisait désirer. Nous gérions notre anxiété du mieux que nous pouvions en devisant à voix basse tantôt sur la meilleure façon de lui présenter notre offre, tantôt sur l’une des photos accrochées au mur et qui, pensions-nous, ne pouvait être que son père. Soudain la porte en face de nous et que l’encombrement du mur ne m’avait pas permis de bien repérer, s’ouvrit dans un léger crissement. Alekpehanhou apparut, majestueux, drapé d’un grand pagne qu’il jeta par dessus l’épaule gauche, et qui étouffait passablement l’éclat d’un habit "bomba" en tissus "lessi" de couleur blanche. Sous l’effet de la surprise, nous nous levâmes mécaniquement. Ce qui, me sembla-til, ne devrait pas lui avoir déplu, puisqu’il n’insista pas outre mesure pour que nous nous asseyions. Il nous serra la main puis arrivé au niveau de Hervé Djossou, fit un geste de familiarité. Il prit siège en face de nous en maintenant une telle dignité dans le port que je commençai à y percevoir un message à l’endroit de quelqu’un d’entre nous trois. Charles Toko sans doute...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (18)
Je ne sais si mes compagnons captaient les mêmes signaux que moi. Mais l’orchestration de la séance me semblait porter un message. Je n’espérais pas rencontrer un artiste particulièrement humble, mais là il était évident que Alekpehanhou avait sa petite idée sur les gens assis en face de lui. Un détail attira particulièrement mon attention. C’est ce mouvement presque imperceptible des muscles de sa mâchoire pendant qu’il écoutait Hervé Djossou introduire la séance. En termes clairs, je soupçonnais notre hôte de s’être glisser une noix sous la langue. C’est vrai qu’en ce temps là, Charles n’était pas exempté de tout reproche. Dans le zèle de son engagement yayiste, il avait signé quelques textes excessifs dans son journal "Le Matinal". Par exemple, à la suite d’une déclaration politique de Adrien Houngbedji, il signa un brûlot sobrement intitulé "Kerekou fait tout au Nord" et dans lequel il conduisit sans ménagement et dans un style très saccadé dont il avait le secret, une protestation intellectuelle contre cette victimisation latente qui s’observait au sein d’une partie de la population par rapport à la longévité du pouvoir d’État dans les mains de Kerekou, originaire bien entendu du nord. Un état d’esprit auquel Houngbedji essayait habilement de donner écho sans en paraître. Évidemment, dans cet éditorial que Charles signa à la Une de son canard sous la rubrique "Façon de voir", des expressions tout aussi condamnables comme " Nord"..."Sud"..."Populations du nord"..."Populations du Sud", voltigeaient à longueur de texte. Il remettra le couvert plus tard dans la fièvre du vote de la loi sur la résidence obligatoire, avec une machette sans équivoque : "Kerekou veut brûler le pays". Je ne pensais pas forcément que notre hôte avait forcément lu ces faits de plume de Charles, mais j’étais très convaincu que l’interdiction qui fut faite à l’animateur en langue fongbe de Océan FM de continuer à ouvrir l’antenne avec le tube ethnocentrique de Alekpehanhou, était parvenu jusqu’aux oreilles de l’artiste qui devrait bien savoir suivre le comportement de ses différentes oeuvres musicales sur les radios. D’ailleurs je ne manquai pas d’attirer l’attention de Charles sur cet aspect de la situation qui pourrait bien ne pas rendre particulièrement fluide notre entrevue. Mais cette mâchoire de l’artiste qui bougeait comme celle d’un ruminant me posait un problème d’un tout autre genre. Nous prenaient-ils pour des entités spirituellement hostiles ? Nous avait-il laissé mariner dans son séjour, le temps de mâchouiller quelques feuilles ou dire quelques paroles fortes ? Trêve de supputations. Je savais à peu près l’approche que Charles avait sur ce genre de sujet ; une approche très utilitaire. Capter et utiliser les forces spirituelles d’où qu’elles viennent, pourvu qu’elles servent à obtenir un résultat. Ainsi, bien que portant ce prénom très occidental, il savait exhiber un second prénom musulman plus discret pour faire bonne figure lors des célébrations mahométanes. Il croyait à tout... ou alors il ne croyait à rien du tout. Mais il savait prendre la fois religieuse de ses compagnons avec beaucoup d’esprit d’ouverture, comme ce jour où je descendis lui porter un message au rez de chaussée de l’immeuble qui abritait son groupe de presse à Atinkanmey. Je le trouvai là, chez son beaufrère, Oba Denis, en train de faire la chaude gorge autour d’une petite dame-jeanne dans laquelle une mixture brunâtre d’alcool noyait un cobra momifié et roulé en colimaçon. Charles me tendit vaillamment un verre pour que je me serve. Ce que je rejetai avec fermeté et courtoisie. "Ah te voilà, vous les pasteurs. Ça ce n’est pas du gris gris hein...C’est pour être garçon à la maison". Nous éclatâmes de rire. Denis Oba avec qui je n’étais pas encore très habitué, enchaîna avec une autre blague qui permit à Charles de me répéter une mise en garde qu’il me ramenait très souvent : "Tiburce, dis à Yayi qu’il ne peut pas gérer le Bénin avec la Bible". "Et pourquoi ?" lui demandai-je. "En tout cas, faites pour vous, nous allons faire pour nous", asséna-t-il puis, jamais à cours d’une confidence souvent improbable mais sur laquelle il s’empressait de prendre à témoin la tombe de sa mère, il nous raconta quelques "courses" qu’il faisait pour la protection de Yayi dans certaines contrées éloignées du nord.
Lorsque Hervé Djossou eu fini de présenter le décor, un court silence régna, au bout duquel je pris la parole pour exprimer de façon plus précise notre souhait de voir Alekpehanhou figurer sur notre album de campagne. Je passai ensuite la parole à Charles qui répéta le même souhait. L’artiste qui, jusque-là était resté très silencieux, se racla légèrement la gorge puis, dans un français impeccable qui détonnait avec son accoutrement, nous remercia pour l’honneur qui lui était ainsi fait puis... "plusieurs groupes politiques sont déjà passés ici me solliciter pour divers candidats. Ils ont sûrement vu l’impact que mes oeuvres ont sur mon public. J’entends aussi beaucoup parler de votre candidat, Yayi Boni. Je n’ai rien contre sa personne. Mais par principe, je me suis interdit de participer à des enregistrements d’albums pour quelque candidat que ce soit. Ce qui reste cependant faisable, ce sont des prestations en live lors de vos meetings, avec interdiction d’enregistrer". Silence lourd dans la salle. Hervé reprit la parole et essaya quelques plaidoiries. Charles resta silencieux. Je pris la parole pour insister sur notre volonté d’avoir une composition à la gloire de notre candidat, signée par lui. Il ne rejeta pas l’idée, mais maintînt son refus de se faire enregistrer". Même si c’est à Parakou que vous m’invitez, je suis prêt à venir. Mais ce sera en live avec interdiction d’enregistrer" reprécisa-t-il.
Je ne sais plus trop bien comment la séance prit fin. Mais une chose est claire, elle fut un échec. J’avais le sentiment que l’artiste était dans une posture. Je commençai par penser à la solution alternative. Un ancien camarade de classe du lycée Houffon était très régulier à Mougnon et m’avait déjà passé une fois au téléphone l’artiste Somadjè Gbesso. On verra bien ce qu’on verra...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 19
Le vibreur de mon téléphone m’arracha à mes réflexions. J’avais encore quelques doutes sur la pertinence de la proposition qu’un de mes anciens camarades du Lycée Houffon me fit, de remplacer au pied levé Alekpehanhou par Somadjè Gbesso, le virtuose du rythme "alokpe". Il est vrai que son tube " monlikoun" avait fait un immense tabac pendant plusieurs années sur le plateau d’Abomey. N’empêche qu’il passait dans mon esprit pour être un pis-aller. C’était la seule alternative qui se présentait et il fallait faire avec. Mais ce qui me marqua déjà positivement chez cet artiste d’un naturel surprenant, c’est le ton du court échange téléphonique que j’eus avec lui lorsqu’on me le passa trois jours plus tôt depuis son village de Mougnon. Il était plutôt reconnaissant d’avoir été sollicité. Ce qui facilita les discussions que nous bouclâmes en moins d’un quart d’heure. De toutes les façons, me disais-je, on ne perd rien à essayer. En plus les délais très courts entre la prise de contact et l’enregistrement en studio ne semblait pas lui poser un problème particulier. Et il avait d’ailleurs trouvé une manière originale de conclure notre échange téléphonique en poussant la chansonnette. Il avait la bonne humeur contagieuse et cela ne me déplaisait pas.
Quand je decrochai le téléphone ce matin, je reconnu facilement sa voix. Lui et sa troupe, en route pour Cotonou, étaient déjà à l’entrée de Abomey-Calavi. Ils étaient un peu en avance sur l’heure du rendez-vous. Je le mis aussitôt en relation téléphonique avec Richmir Totah pour qu’il l’orientât vers le studio d’enregistrement dans un trou perdu de Vodjè. Mais malgré l’assurance que je lui donnais que son correspondant téléphonique réglerait toutes les commodités contractuelles avec lui, il insistait fermement pour me voir. " koï plézident..." s’agaça-t-il presque. Je finis par promettre de faire un tour au studio, pour ménager sa susceptibilité. Quand Richmir m’appela moins de deux heures plus tard, il ne tarissait pas d’éloges. " Tibo, Gbesso est bon, il est bon...il est bon. Formidable ! Formidable ! Passe à Vodjè. On vient de finir ". Surexcité, je déboulai en quelques minutes dans ce domicile quelconque de Vodjè où se trouvait le studio retenu pour les enregistrements. A mon arrivée, je ne fis presque pas attention à la petite foule bigarrée à l’entrée de la maison. C’était pourtant le groupe folklorique, auteur du chef-d’œuvre que je courais déguster. C’était une douzaine de jeunes garçons et de jeunes femmes dont je remarquai avec surprise qu’une était remontée à l’arrière de la Peugeot 404 " bâchée " branlante pour allaiter son bébé. Les autres étaient assis sur de vieux bancs probablement descendus de la camionnette. N’ayant pas remarqué au milieu d’eux l’artiste dont je connaissais la silhouette, même si je ne l’avais encore jamais rencontré physiquement ; je saluai vaguement l’attroupement puis fonçai à l’intérieur de la maison. Dans la cour, je reconnus Somadjè Gbesso en chaleureuse compagnie avec Richmir. Les accolades que j’échangeai avec l’artiste furent si enthousiastes qu’on eu dit de vieux amis. "Plézident", me dit-il, je ne pouvais pas venir jusqu’ici et repartir sans te voir, tout n’est pas question d’argent. Sa réflexion était si juste que j’en éprouvai un vrai gène. Je bredouillai quelque chose en le tapautant légèrement dans le dos. " Ton repas est déjà prêt, tu vas y goûter non ?" me dit-il, le sourire en coin et en clignant maladroitement de l’œil. Ensemble, nous montâmes dans la chambrette tenant lieu de studio d’enregistrement. Il n’y avait pas suffisamment de casques d’écoute. Nous nous amassâmes carrément derrière la console de mixages. Aux premières notes, un frisson me parcouru. C’était de l’or massif. Le texte qui mélangeait humour, gouaille et allusions était à la fois profond et accessible ; le tempo, emprunté à son titre à succès " Moulikoun" n’avait plus besoin d’étiquette. C’était clair, ce tub ferait un malheur à Abomey et environs pendant la campagne officielle. Je saluai le génie de l’artiste en secouant vigoureusement et longuement ses deux poignées. "Les chemins sont ouverts pour le candidat, mais n’oublie pas Glinvi Somadjè », me glissa-t-il. Je promis le voir personnellement à Abomey avant le début de la campagne officielle.
Après tout, les vecteurs par lesquels on devrait présenter Yayi sur le plateau d’Abomey, méritaient tous les soins. Même si celui qui croyait le moins à l’acceptation d’un candidat du nord par les populations de cette partie du pays était Yayi lui-même. Du moins jusqu’à un certain mois de février 2005 où eu lieu sa première rentrée politique, quoique discrète, dans la cité historique que Paulin Dossa, mon frère aîné Albert et moi le crontraignîmes à faire. Son incompréhensible résistance à notre requête dura des mois sans que je ne puisse vraiment m’en expliquer les raisons. Nous parcourions le pays dans tous les sens, mais chaque fois que j’évoquais avec lui la nécessité toute naturelle pour lui d’aller à Abomey, il trouvait immanquablement une excuse, un prétexte. J’avais fini par me rendre compte que c’était plus le fait d’un complexe profondément enfoui en lui que d’un quelconque rejet. Yayi ne nourrissait pas un rejet vis à vis des fons. Il me semblait plutôt avoir un profond complexe d’infériorité chaque fois que l’un d’entre eux exécutait son numéro de prince devant lui. Un douloureux complexe qu’il soignera tout au long de son règne à coups de limogeages humiliants, d’héliportage de rois, de séjours répétés dans la cité royale. Il était d’ailleurs convaincu que son plus gros obstacle pour cette compétition politique majeure viendrait de cette région. Nous avions beau lui faire régulièrement le point sur l’accueil enthousiaste que rencontraient depuis des mois les calendriers à son effigie dans la ville d’Abomey, sa méfiance n’en était encore que plus grande. Un jour que le poussai dans son dernier retranchement, il finit par me donner une explication politique de sa circonspection qui, bien entendu, me parut très peu convainquante. Il me raconta dans les détails des propos, une séance qu’il eu avec Nicephore Soglo et qui tourna en un exercice de lavage de cerveau. Le vieux président lui conseilla en effet, sans que ce ne soit pourtant l’objet de leurs échanges, de passer son chemin chaque fois que quelqu’un essaiera de lui faire croire qu’il peut être président dans un pays comme le Bénin. D’ailleurs, aurait ajouté le patriarche manipulateur, on sort de la fonction présidentielle par deux portes possibles : la prison ou la morgue. Pourtant lui-même Nicephore Soglo était vivant et n’était pas en prison. Yayi qui n’était pas dupe sur cette grossière tentative de pression psychologique, en tira des conclusions inattendues. Si le président Soglo descendait à ce niveau d’exercice, c’était qu’il le voyait lui Yayi, comme un danger à l’épanouissement des ambitions présidentielles de son fils Lehady. Et dès lors il lui fallait être doublement prudent dans ses opérations de charme à l’endroit de l’électorat fon que le président Soglo gardait comme un mari jaloux garde une épouse. Yayi craignait-il un crime passionnel ? Faire des escales régulières dans la ville cosmopolite de Bohicon lui paraissait nettement moins provocateur vis-à-vis de Soglo dont la théorie des deux portes de sortie qu’il disait tenir de feu Houphouët-Boigny, sonnait comme un ferme avertissement. Le directeur général du CBDIBA, Patrice Lovesse, un des plus anciens soutiens à sa candidature, servait quelques fois de couverture à ces escales très intéressées. Mais Abomey resta pour un trou noir, jusqu’à ce samedi matin où il nous me demanda de le rencontrer à Bohicon. Il revenait de Tchaourou et avait enfin décidé d’affronter sa peur. Il voulait aller à Abomey. L’énigmatique Abomey... !
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 20
L’étroite cour de la résidence du jeune pasteur titulaire de l’église évangélique des Assemblées de Dieu de Bohicon grouillait du petit monde des cadres chrétiens venus rencontrer le "frère Yayi de la Boad" pour une séance d’échanges et de prière autour d’un déjeuner. En ce samedi caniculaire de février 2004, la ville-carrefour craquait sous une chaleur de four. Le rendez-vous initialement prévu pour 13h n’avait pas encore démarré à 14h. Le pasteur sortait de temps en temps en courant, le téléphone vissé à l’oreille, cherchant dans la cour un endroit où le réseau GSM serait le plus clément possible. Son excitation jetait un froid dans l’assistance. Tout le monde essayait, à partir de ses réponses, de deviner les messages qu’il recevait de son interlocuteur qui, vu le contexte, ne pouvait être que l’invité de marque attendu et pour lequel le pasteur gérait un comité de soutien dans le milieu évangélique de la ville et alentours. Et puis c’était cela les réseaux GSM en ce temps-là. Rien n’était évident lorsque vous lanciez ou receviez un appel. De sorte que vous étiez obligé d’avoir votre point de contact GSM dans votre domicile. Et ce point pouvait parfois peut-être un endroit très improbable comme par exemple un cabinet de WC où ...la margelle d’un puits.
"Le frère est là", annonça triomphalement le pasteur, avant de poursuivre "Je cours les orienter à l’entrée de la rue". Ça devenait enfin intéressant. Mais ce qui nous intéressait, mon frère aîné et moi, et qui avait motivé notre déplacement de Cotonou ce jour-là, ce n’était pas ce déjeuner dont nous savions à peu près le déroulé et le contenu rôdé des prises de parole. Ce qui nous intéressait, c’est le programme d’après : Abomey. Nous avions enfin fini par obtenir que Yayi s’y rende. Et le motif pour qu’il le fasse en ce début d’année était tout trouvé. Il allait saluer et présenter ses voeux de nouvel an aux rois. Ce n’était pas très compliqué pour nous d’organiser tout ceci par téléphone. L’enthousiasme sur le terrain était surtout perceptible dans mon quartier où les calendriers imprimés par Tundé et Djossou trônaient dans chaque chambre. Et puis je savais, par l’intérêt très marqué qu’exprimait mon père pour la candidature de Yayi, qu’il était allé "prendre ça voir" (consulter l’oracle comme c’est la coutume dans cette région) ...et que c’était positif. Je savais qu’il prenait rarement une initiative sans aller consulter. Le maître du Fâ chez qui ses pas le conduisaient chaque matin pour avoir les explications sur son songe ou le rêve de la nuit précédente en était devenu un de ses amis les plus proches. Mais la ligne de communication entre lui et moi s’était rompue sur ce genre de sujet depuis mon baptême évangélique en 1997. Il respectait ma nouvelle orientation spirituelle, même si je pouvais lire parfois en lui le désarroi de ne pouvoir partager avec moi certains messages préoccupants qu’il tenait du Fâ. Mais je comprenais bien dans l’approche qu’il avait de certaines de mes aventures, le résultat de sa consultation à ce sujet. Cependant, jusqu’à sa mort, nous n’avions plus jamais échangé directement sur ce type de lecture de l’avenir. Je ne savais pas faire semblant.
Quand Yayi fit son entrée dans le domicile et s’installa à la place qui lui était réservée en légère surélévation sur la véranda, il insista pour que je me mette à côté de lui. Ce qui ne me paraissait pas pratique, en raison des intempestifs coups de fil induits par les préparatifs de l’étape suivante, celle d’Abomey. Je finis néanmoins par obtempérer. Après tout, mon frère aîné était là et c’était lui le vrai métronome de l’organisation de l’entrée de Yayi dans la cité royale. Il était largement en avance sur moi dans les prises de contacts. "Nous irons très vite, parce qu’après ici, je dois me rendre à Abomey" déclara Yayi à mon immense soulagement. Nous pouvions enfin confirmer à nos relais sur le terrain sa venue. Ce que commença aussitôt à faire mon frère. Yayi demanda une présentation rapide des membres de l’assistance. La majorité était composée d’animateurs locaux d’ONG, d’enseignants, d’un ou deux cadres de l’administration publique. Je ne fis pas très attention au profil nettement plus ambigu de l’un de ces"cadres chrétiens". Il se présenta comme un expert en gestion de quelque chose que je n’ai pas vraiment bien retenu. J’ai su à la fin de la réunion dans la chaleur des accolades interpersonnelles qu’il manageait péniblement une école privée d’enseignement des sciences de la gestion, sur place, à Bohicon.
Une école qui ne devrait pas avoir grand éclat, puisque je n’en avais jamais entendu parler que par lui-même. Finalement je compris que l’école avait pour nom "Le défi". Taciturne et réservé, il me déclina son identité : Martial Sounton...
Les nombreux dos d’âne à la hauteur de Djimè annoncèrent notre entrée dans Abomey. J’étais assis à côté de Yayi, sur la banquette arrière de sa Mercedes de président de la Boad. Il avait souvent emprunté la bretelle Bohicon-Abomey-Azovè pour descendre sur Lomé, mais c’était la première fois qu’il découvrait réellement la ville d’Abomey. Arrivés au rond-point de Goho, nous empruntâmes l’axe droit du triangle que formait la place Goho, puis roulâmes par une chaussée parsemée de crevasses jusqu’à l’actuel Lycée Jeanne-d’Arc, anciennement Lycée Mafory Bangoura. Là nous tournâmes dos au portail principal du lycée puis nous engageâmes péniblement sur la voie en terre à droite. La voiture était très basse et la descente sur la voie terre battue provoqua, malgré la dextérité légendaire du vieux chauffeur Tankpinou, un raclement si bruyant en bas de la carrosserie, que je sentis des brûlures au fond de mes tripes. Ensuite, sur 800 mètres, il fallut régulièrement freiner pour trouver la meilleure façon d’emprunter certains ravinements laissés par la dernière saison des pluies. Je connaissais de mémoire toutes les aspérités significatives de cette voie, parce que c’était elle qui menait chez moi, dans ma maison familiale, cet amas désordonné de bâtiments en terre rouge ferrugineux et aux toits en tôles corrodées par la rouille.
Je ne sus comment me l’expliquer, mais quand la Mercedes s’immobilisa devant le portail privé de mon père, une foule chaleureuse d’enfants, de femmes et d’hommes déferla de l’intérieur de la maison avec des chants d’accueil. Certains brandissaient des calendriers à l’effigie de Yayi, datant de l’année précédente. Je constatai alors une illumination indescriptible dans le visage de Yayi. Une illumination telle que je ne crois plus avoir jamais revue.
Le séjour de mon père qui avait été apprêté pour le recevoir fut pris d’assaut par une foule curieuse et émerveillée. "Oyégué ! gnan dié", entendait-on murmurer dans la foule. Ce qui, traduit en français, signifie " tiens... ! tiens... ! tiens ... ! Voici l’homme ". Je voyais aussi, avec émerveillement, la surexcitation de mon père. Ce qui n’était pourtant pas dans sa nature. C’était un personnage extrêmement cérébral, très peu enthousiaste et surtout casanier. Il n’avait jamais été à l’école mais avait, à force de volonté et de détermination, atteint un niveau de lecture et d’expression en français surprenant. Pendant que j’étais au journal Le Progrès, j’étanchais sa soif de lecture en lui envoyant des lots de vieux numéros de toutes sortes de tabloïds qu’il lisait avec application. Et même parfois, j’étais surpris de l’entendre étayer brillamment un argumentaire politique par une information qu’il avait puisée dans un des journaux usés par le temps. Car le débat politique était à ce point sa passion, qu’il pouvait l’assouvir en allant rechercher un partenaire de débat à l’autre bout de la ville. Ce qui me donnait surtout envie de le voir et de l’écouter, c’était sa maîtrise de la langue fongbé qu’il utilisait de façon très imagée, capable des caricatures verbales les plus ingénieuses. Ses traits de caractère étaient si diamétralement opposés à ceux de ma mère que je m’étais souvent demandé comment les deux ont pu se retrouver ensemble. Ma mère était en effet chaleureuse et exubérante de nature, se faisant par exemple tantôt belle-mère tantôt bru de la moitié du grand marché de Parakou, et oubliant rapidement les blessures de la veille. Personnellement, et pour autant que je puisse en être un juge pertinent, je crois tenir plus de mon père que de ma mère. Mais parler de soi, on le sait, n’est que poésie. C’est à vous de juger.
La séance fut très chaleureuse et mon père, en prenant la parole, fit une boutade, la même qu’avait déjà faite mon ami et complice des débuts de cette aventure, Serge Loko. Mais il préféra le dire en fongbé, bien qu’il eût pu le dire en français. Ce qui provoqua un immense éclat de rire chez Yayi. " Il n’y a plus à voir ni à gauche ni à droite. C’est le prochain président du Bénin qui se tient ainsi assis dans mon modeste salon », avait-il dit, enflé de fierté.
Le soir tombait inexorablement et nous n’avions pas encore attaqué les gros morceaux de notre programme.
Nous étions attendus au palais royal de Gbingnido chez le roi Agoli-Agbo et à Djimè chez le roi Houédogni Béhanzin. Sur la pression de mon frère aîné Albert, notre séance fut donc écourtée et nous nous ébranlâmes vers Gbingnido dans le sud de la cité.
Nous étions assis depuis une demi-heure dans cette salle d’audience royale où régnait un calme tout aussi royal. Notre délégation, composée d’une dizaine de personnes avait été disposée dans la salle d’audience par un des protocoles du roi, de sorte que Yayi se retrouve en face de sa majesté dès que celui-ci ferait son apparition. Une fois encore Yayi avait insisté pour que je sois à côté de lui. Deux femmes de la cour royale se tenaient assises sur des nattes déployées à même le sol, de part et d’autre du siège, les pieds impeccablement allongés. Au bout d’un moment, une jeune femme fit son entrée dans la salle avec sur la tête, une grande bassine qui fut posée sur une table basse directement devant nous. La bassine contenait toutes sortes de liqueurs rares. Une autre femme entra avec un grand plateau de verres à boire. Très poliment, nous fûmes invités à "mettre la bouche dans l’eau". Yayi ne savait trop quelle attitude tenir. "On ne refuse pas", lui murmuraije. Il finit par concéder une petite sucrerie. Pendant ce temps, quelqu’un entra de nouveau dans la salle puis s’avança jusqu’au milieu avant de nous porter le message de bienvenue du roi qui devrait apparaître d’un moment à l’autre. Yayi se leva comme s’il était pris d’un besoin pressant, puis me fit discrètement signe de le rejoindre dans la cour. Ce que je fis aussitôt. Il fit également signe à son garde-du-corps qui devisait tranquillement avec le chauffeur, sous un arbre, dans la vaste cour impeccablement balayée. Ce garde-du-corps était également son cousin et l’homme le plus fidèle que lui ai connu à ce jour. Yayi avait une préoccupation. Il fallait immédiatement doubler ou tripler le geste qu’il prévoyait de faire à sa majesté. Rien que l’accueil et la prestance du dispositif protocolaire royale pulvérisait toute l’évaluation qu’il avait faite jusque-là de l’envergure de son hôte. Il retourna à sa voiture puis ressortit quelques instants après. Nous regagnâmes ensuite la salle. Presqu’aussitot après notre retour, un mouvement d’hommes et de femmes se fit sentir au loin, dans une des arrière- cours. Le mouvement se rapprocha de plus en plus. Et comme sur une planche de théâtre, le roi Dedjalagni Agoli-Agbo fit son entrée au milieu de ses reines, suivies de quelques princesses toutes torse nu, merveilleusement tatouées de craie blanche à la poitrine et sur les épaules. Sur un signe de main de Yayi, nous nous mîmes tous à quatre pattes en guise de prosternation. Le roi, une fois installé sur son siège royal, nous exhorta à rejoindre nos sièges. Ce que nous fîmes avec empressement. Mais Yayi refusa et insista pour garder sa posture de soumission, malgré les nombreuses relances du roi. Ce qui obligea deux ou trois d’entre nous à le rejoindre à nouveau dans cette position. Après la présentation des civilités, un de mes cousins prit la parole après moult prosternations, pour planter le décor. "Votre fils est venu saluer le palais ", ponctua-t-il. Le roi prit la parole et fit une blague qui nous fit tous éclater de rire. " Vous avez parlé, mais c’est ce que vous n’avez pas dit que j’ai le mieux compris ", dit-il. Puis il enchaîna : " Beaucoup viennent déjà saluer le palais ici, pour une raison que nous savons sans savoir. Mais celui dont j’ai vu l’étoile, c’est lui". Un tonnerre d’applaudissements remplit la salle. "Nous n’allons pas trop vous retenir", enchaîna-t-il, "Je sais que mon frère de Djimè vous attend aussi." On me fit discrètement signe que le chauffeur Tankpinou me demandait dehors. Je ressortis sans attendre. Il était face à une impasse. Il venait de constater que le carter du moteur de la Mercedes était fendu et avait laissé couler toute l’huile à moteur sous la voiture. Impossible d’essayer quoi que ce soit. Dans la précipitation nous récupérâmes une autre voiture d’un membre de notre délégation qui nous avait rejoint au palais. Il devrait s’agir, si ma mémoire est bonne, de monsieur Satchivi, pas le président de la Ccib, mais son frère...
A notre arrivée au palais de Djimè, nous trouvâmes. Sa Majesté le roi Houédogni Béhanzin et toute sa cour impeccablement parés et disposés devant la grande porte d’entrée du palais. Notre arrivée suscita un remarquable mouvement de foule. Une fois le calme revenu, un autre membre de notre délégation, planta le décor dans les mêmes termes. Le dispositif protocolaire royal étant moins structuré et moins organisé qu’à Gbingnido, nous n’eûmes pas besoin de faire les prosternations usuelles, le roi étant déjà assis avant notre arrivée. Ça tombait d’ailleurs bien. Le sol était nu et poussiéreux, et Yayi avait beau être spécialiste des signes extérieurs d’humilité, il fut sans doute heureux d’avoir ainsi pu sauver son boubou blanc du massacre ce soir-là.
Le discours du roi ici fut aérien et plus axé sur la propre personne de Sa Majesté qui nous mit dans la "confidence" de ses relations privilégiées avec le Général Mathieu Kérékou dont il dit avoir l’écoute, ainsi que le président Gnassingbé Eyadéma dont il recevrait régulièrement les émissaires dans son palais. Exactement, le genre de discours qui met Yayi sur ses gardes. Le roi fit heureusement preuve cependant de quelques traits d’humour qui dégourdirent l’ambiance.
La nuit était déjà tombée lorsque nous reprîmes la route de Cotonou. Longtemps sur le chemin du retour, cette exultation du garde-de-corps de Yayi dans la cour du palais royal de Gbingnido me trottina dans l’esprit. "Allah ! tu es grand", s’était-il écrié, les deux bras levés au ciel. "Abomey nous a acceptés et plus rien ne peut plus nous bloquer..." Abomey était tombée.

Mémoire du chaudron 21
Mes relations avec Chantal de Souza, épouse Yayi, future première dame du Bénin, furent de tous les temps glacials sans que je ne puisse jamais m’en donner une explication rationnelle. Si mes souvenirs sont bons, mon premier contact avec elle eut lieu à Lomé. Cela remonte à 2002. Yayi dont je venais fraîchement de faire la connaissance, m’avait invité au nombre des journalistes devant couvrir un symposium que la Boad, l’institution qu’il présidait alors, organisait sur l’avenir du coton ouest africain. Je garde de cette activité, le souvenir de cet auditorium de l’hôtel du 02 février, rempli d’économistes, de financiers et autres théoriciens de la filière coton, le visage généralement barré de lunettes claires et dont le point commun était qu’ils ne parlaient jamais fort au cours de leurs différents exposés. Ils parlaient certes dans de fines tiges de microphones enfoncées devant eux sur la table, mais bon sang… ! Que voulaient-ils que nous, journalistes-reporters, retenions finalement de ces grommellements incessants autour de ces tableaux et de ces graphiques multicolores ? Et puis il y avait ces maliens et sénégalais qui ne s’embarrassaient pas de scrupules, malgré leur respectable niveau académique, pour prononcer tous les mots au masculin.
La pause-café qui intervint avec beaucoup de retard sur le planning initial, fut un grand moment de soulagement pour moi. J’eus un contact très furtif avec Yayi qui m’invita alors à dîner le lendemain soir, c’est-à-dire à dire à la fin des assises, à son domicile. A la pause déjeuner, je l’aperçus, déambulant au milieu de la grande salle où plusieurs buffets était dressés, son plat en main. Il s’était débarrassé du haut de sa veste et ne portait plus que cette superbe chemise blanche à manches longues que je crus reconnaitre plus tard sur une des photos de campagne en 2006. La même photo qui fit plus tard la couverture du livre « Yayi Boni : l’intrus qui connaissait la maison », le best-seller de Édouard Loko, même s’il se pût agit d’un autre exemplaire de la même chemise. Je l’abordai dans le grand mouvement désordonné des vas et vient dans le hall. Il fit aussitôt preuve d’un enthousiasme qui me surprit et me déstabilisa. » Alors, tu suis un peu ? », me demanda-t-il en enroulant son bras libre autour de mes épaules. Ma réponse terne et hésitante lui inspira aussitôt un long développement macro-économique sur l’impératif que représentait pour les pays producteurs du coton dans l’espace UEMOA, la transformation sur place d’une partie de leur production. Je me calais tantôt sur une jambe, tantôt sur une autre, avec le souhait ardent que ce cours magistral inattendu prît fin et que je puisse enfin calmer mon estomac brûlant. Il finit sans doute par remarquer mon air absent et m’entraîna vers un buffet en me réitérant son invitation à dîner le lendemain soir. Je savais ce qu’il attendait de cette séance et me sentais les armes pour lui tenir la dragée haute. La politique serait sans nul doute au menu.
Quand l’interphone de ma chambre d’hôtel sonna le lendemain soir, il était vingt heures environ. Le symposium avait pris fin en début d’après-midi après le déjeuner. Et j’eusse repris aussitôt la route comme tous les journalistes, si je n’avais pas ce rendez-vous à honorer. Aussi avais-je passé tout le reste de l’après-midi à suivre paresseusement des documentaires d’histoire sur le bouquet télévisuel disponible dans l’hôtel. C’était mon passe- temps favori après la lecture et je pouvais y passer une journée entière sans mettre le nez dehors.
A l’autre bout du fil, l’accueil de l’hôtel qui martyrisa mon prénom en déplaçant le « R » m’annonca un émissaire du président de la Boad. Je sautai sur mes deux pieds, pris mes clics et clacs puis descendis dans le grand hall d’accueil baigné d’une agréable lumière tamisée qui inspirait calme et sérénité. Dès que l’émissaire se fut présenté à moi, je le suivis en silence jusqu’au parking de l’hôtel où nous nous engouffrâmes dans une petite voiture de marque française que je prendrais à peine au sérieux aujourd’hui, mais dont le confort intérieur me fit le plus grand effet à l’époque. Nous roulâmes lentement dans la nuit loméenne, tournant un nombre incalculable de fois, tantôt dans une rue à gauche, tantôt dans une rue à droite, avant de nous engager dans une rue sans issue qui donnait sur un grand portail métallique. Le quartier était silencieux et paraissait bourgeois. Aux jeux de phares du chauffeur, un agent de sécurité ouvrit lourdement le portail et nous roulâmes une dizaine de mètres dans la maison sous les aboiements dénonciateurs d’un rude chien de berger allemand. Le chauffeur me confia à un domestique de la maison que je suivis dans le séjour. C’était un espace de vie vaste, avec de larges baies vitrées que dissimulaient de lourds rideaux aux longs plis pensants. J’avancai mécaniquement derrière le domestique jusqu’aux grands fauteuils en cuir de buffle. La maîtresse de maison était là, étendue dans le divan, face à un vaste écran de téléviseur dont le volume était si bas qu’on eu dit qu’il était muet. Le domestique me murmura quelque chose du genre » allez saluer maman », puis il emprunta les escaliers avec mon sac. Je m’approchai puis lui lancai un « bonsoir maman ». J’eus comme toute réponse quelque chose qui me parut un léger raclement de gorge sans qu’elle ne tourne le regard vers moi. Debout, je ne sus trop quoi faire. Le domestique, heureusement, revint mettre fin à mon embarras en m’invita à m’asseoir. Je m’executai avec précaution comme si j’évitais désormais d’attirer l’attention de » maman « . Je restai là, assis face à ces images de télé, perplexe, dans cette ambiance qui me parut durer une éternité. Le domestique revint mettre fin à mon supplice en m’invita à table pour le déjeuner. » Papa a téléphoné, me dit-il à voix presque basse, il va tarder avant de rentrer. Il a dit de manger et de monter dormir si vous êtes fatigué et qu’il vous verra au petit déjeuner demain matin « . Tout ceci dit dans ce style de chuchotement renforça mon malaise ».
J’appréciai ce dîner simple et agréable, fait avec soin par un cuisinier qui, apparemment s’y connaissait bien. Cette pâte de mil accompagnée de sauce tomate coupée aux gombos fut finalement la seule chose agréable qui m’arrivait dans cette villa cossue depuis que j’y avait mis les pieds. Et pendant que j’étais encore à table, la maitresse de maison se leva et disparu dans un couloir en recommandant au domestique d’éteindre la télé et les lumières avant d’aller dormir. Bon, me dis-je, qu’à cela ne tienne, mon rendez-vous avec le maître des lieux était pour demain matin et c’est le plus important. Peut-être pourrai-je voir à cette occasion, sous un nouveau jour, cette femme qui ne me connaissait pas mais qui, déjà, me paraissait si étrange et si singulière. Et puis, sait-on jamais, demain réserve peut-être son lot de nouvelles surprises…

Mémoire du chaudron 22
Pour dire vrai, mon sommeil fut léger et bien court cette nuit là. La chambre que j’occupais était plutôt propre et correcte, mais j’eus préféré être à ce moment là dans mes deux pièces que je louais dans la banlieue de Godomey-Togoudo. Je préférais encore de loin cette odeur d’essence et d’huile à moteur brûlée qui envahissait mon petit salon chaque fois que j’y faisais rentrer ma moto Mate 50 que j’avais acquis après avoir revendu la mobylette BB-CT poussive qui m’en faisait voir de toutes les couleurs. Ah oui ! Cette mobylette était le produit de mon premier secours universitaire obtenu pendant que j’étais en deuxième année de Faculté au Département de Géographie. J’avais pu l’acquérir qu’en deux étapes. Je l’avais achetée sans les deux roues et sans le siège conducteur chez un vieil instituteur à Fifadji qui tenait apparemment à déshériter tous ses enfants. Il n’y avait qu’à voir la taille des épais verres optiques qu’il réajusta plusieurs fois avant d’apposer sa signature sur le document de vente. Je dû patienter jusqu’à l’année académique suivante pour être en mesure de compléter les morceaux manquants du puzzle roulant qu’était cette mobylette. Mais ce soir, je préférais toutes ces misères simples à cette ambiance surprenante que je découvrais dans une demeure pourtant si belle et si puissante. J’essayai pourtant de comprendre le comportement si étrange de la maîtresse de maison à mon égard. Je savais que Yayi était « nagot » et cela pouvait parfois tourner au calvaire pour une femme du Bénin méridional de trouver son espace vital auprès d’un époux issu d’une aire culturelle où tout le monde était papa de tout le monde, maman de tout le monde, frère de tout le monde, même si la réalité pouvait être moins gaie qu’elle ne le paraissait. Mais aucune des explications que j’échaffaudais ne tenait la route. Ça ne lui coûtait rien de faire preuve de courtoisie à mon égard, à défaut d’être sympathique ou chaleureuse. Le sommeil tardait à venir et l’aboiement lourd du chien de la maison, repris en écho par d’autres chiens du voisinage n’arrangeait pas les choses.
J’entendis taper doucement sur la porte de la chambre. La lueur du jour éclairait déjà la chambre à travers la fenêtre en baie vitrée. Quand j’ouvris la porte, le domestique m’informa que le petit déjeuner était prêt et que le maître de maison allait s’installer d’un moment à l’autre. Je me mis rapidement à jour puis rejoignis le vaste séjour. J’y retrouvai le domestique que je suivis jusqu’à une petite terrasse dehors, dans la cour intérieure où trônait une belle piscine. Je fus fort soulagé de rejoindre cette terrasse sans croiser Chantal de Souza. Je savais qu’elle en rajouterait à ma frustration de la veille quand elle opposerait un nouveau mutisme dédaigneux à mon « bonjour maman ». Mais tout de même ! Quelle idée d’adopter pareille attitude vis-à-vis de quelqu’un qui vous sert du « maman » alors que vous n’auriez pu être tout au plus qu’une soeur aînée à lui ? En m’installant autour de cette petite table, je pensai vaguement à ma mère dont l’enthousiasme débordant eût rempli cette maison de vie et d’activités. Yayi apparut, l’air pressée et surtout très chaleureux. Il me fit l’accolade en demandant si j’avais passé une excellente nuit. Une question qui n’en est vraiment pas une puisqu’on y répond toujours par l’affirmatif. Il appela bruyamment une autre domestique par son prénom et ordonna le service.
Pendant qu’il dévorait les fruits qui constituaient l’essentiel de son petit déjeuner, il reprit à ma grande surprise son cours magistral improvisé de la veille, exactement là où il l’avait laissé. Le personnage commençait vraiment par m’intriguer. C’était donc vraiment de transformation de coton qu’il voulait discuter avec moi, me demandaije intérieurement. Je suivais son développement du mieux que je pouvais en buvant silencieusement le lait chaud que je m’étais fais servir. « Dommage qu’il n’y ait pas un bon journal spécialisé dans le traitement des informations économiques à Cotonou », finit-il par regretter en faisant enfin une habile transition vers le sujet qui, j’en étais convaincu, était son unique vraie motivation. « Ah la presse ! enchaîna a-t-il avec un petit éclat de rire, vous êtes tous très brillants en politique ». Je ne l’aidai pas outre mesure à atterrir sur sa préoccupation. Je l’y attendais silencieusement. Mais il repartit de façon inattendue dans une autre direction en s’éternisant dans les généralités. Son institution, dit-il, avait plusieurs fois réfléchi à la formule pour encourager et soutenir des modules de formation des hommes de médias sur les grands enjeux économiques de la sous région UEMOA. Mais l’initiative rencontrait peu d’intérêt durable de la part des hommes des médias. « Mais je crois que je relancerai la réflexion sur le sujet avec Traoré, mon assistant en communication », promit-il. Le petit déjeuner était fini. Yayi consulta rapidement sa montre bracelet et soupira, « Ah déjà ? Bon nous allons y aller très rapidement. Il se leva et je le suivis jusqu’à sa Mercedes en retraversant le séjour. Toujours pas encore de trace de Chantal. Elle fait peut-être une grasse matinée, pensai-je. Il en était généralement ainsi des demeures cossues. Plus elles sont grandes, moins elles grouillent de vie et de bonheur. Et puis de quoi je me mêlais ? J’étais sans doute venu à un mauvais moment.
Un jeune policier togolais fit un salut impeccable, puis ouvrit de la main gauche, la portière de la grosse voiture noire. Je contournai puis entrai par la seconde portière. L’intérieur était propre et sentait bon. Je dû dégager un coussin qui encombrait le siège. Yayi s’en saisit et le cala dans son dos. » C’est pour mon dos, « me confia-t-il. Le jeune policier prit place à côté du chauffeur qui démarra lentement, si lentement que cela me parut d’abord imperceptible. Bientôt, nous retrouvâmes les rues et artères de Lomé. La voiture roulait agréablement bien. Si bien qu’on eu cru qu’elle flottait sur un tapis d’air. L’air matinal de Lomé, fouettait la petite cocarde estampillée » Uemoa-Boad » qui était l’avant de l’aile droite de la voiture. De temps à autre, un policier chargé de réguler la circulation nous faisait un salut correct. Yayi ouvrit un petit coffret sur le plafond de la voiture puis sortit un petit peigne et se mit à se peigner méticuleusement en s’aidant de l’effet miroir de la face interne du coffret. Il sifflota doucement par intermittence un cantique que je reconnaissais bien. Mais dans cette voiture dont je foulais l’intérieur pour la première fois, nous n’échangeâmes pas.
Et si Yayi, que je commençais par découvrir, très méfiant et calculateur n’a pas parlé politique pendant que nous n’étions que deux tout à l’heure, ce n’était pas devant ce jeune policier togolais qu’il le ferait. Les oreilles du timonier Eyadema n’étaient jamais loin, disait-on. La voiture s’engagea enfin dans la cour du siège à l’architecture très reconnaissable de la Boad. Le chauffeur roula lentement jusqu’aux pieds de l’escalier desservant l’entrée principale du bâtiment central. Le jeune policier se précipita dehors puis ouvrit la portière à l’arrière de lui. Yayi sortit en tirant discrètement sur le bas de son costume dont il semblait vouloir ainsi redresser les plis indésirables causés par le coussin qui soutint durant tout le trajet sa colonne vertébrale. Je me précipitai aussi dehors puis m’engageai dans son sillage jusque dans le grand hall. Branle-bas au sein d’un groupe de fonctionnaires qui attendait patiemment l’ascenseur. Un vide de pénicilline se fit autour de nous. La cage d’ascenseur s’ouvrit dans un léger bruit de souris. Je m’y introduisis à la suite de Yayi. Il encouragea les autres fonctionnaires à nous y rejoindre. Mais tous se défilèrent poliment. Un étage plus loin, la portière de l’ascenseur s’ouvrit, un fonctionnaire s’y introduisit, tête basse, mais se précipita aussitôt dehors en bredouillant des excuses, lorsqu’en levant la tête, il découvrit qui devrait être son compagnon d’ascension. Je réprimai un éclat de rire.
Je repartis du bureau de Yayi avec un lot d’étrennes dont je ne savais trop quoi faire. Mais en définitive je n’avais surtout jamais compris le motif du dîner, ni la raison de ce détour par son bureau. Sur le chemin de Cotonou, je déroulai plusieurs fois dans ma tête la scène de cette première rencontre avec Chantal de Souza. Cette femme, me disais-je, devait avoir un problème. Problème que je decouvrirai progressivement au fil des jours, des semaines, des mois et des années suivantes.

Mémoire du chaudron 23
Si Yayi devait continuer à me voir régulièrement comme il semblait en exprimer le besoin, le clash serait alors inévitable entre Chantal et moi. J’avais beau cherché à comprendre qu’elle adoptait la même attitude vis-à-vis de tout le monde, je ne réussissais pas à classer par simples pertes et profits mes nombreuses salutations qui restaient sans réponse. D’ailleurs mes « bonjour maman » s’étaient progressivement mués en furtifs « bonjour madame ». La vérité, pensai-je, c’est que Chantal n’aimait personne, du moins aucun de nous qui venions parler de ″2006″ avec son époux. Pour elle, nous n’étions que d’impitoyables escrocs, vendeurs de chimères sans scrupule qui venions faire les poches à Yayi. Sa conviction était établie, son époux n’avait aucune chance de prospérer en politique, encore moins d’être Président de la République.
En deux ou trois occasions, elle le déclara devant des visiteurs en exprimant son ras-le-bol face aux sangsues impénitentes que nous étions. Pourtant, ses soeurs que j’eus plusieurs occasions de rencontrer à Cadjehoun me paraissaient très intéressantes et très spontanées. C’est vrai que le syndicaliste José de Souza avait toujours montré de la froideur face aux ambitions présidentielles de Yayi. Marcel ou « Masso » pour ses intimes, était plus naturel et semblait prendre toute cette affaire de « 2006 » avec beaucoup de hauteur. Guy Adjanonhoun, le beau frère de Chantal ne voyait pas trop comment Yayi pouvait leur refaire le coup de devenir président de la République après leur avoir déjà soufflé le poste de président de la Boad pour lequel il était pourtant loin d’être le favori. En somme, tout ce petit monde avait des attitudes normales. Tous, sauf Chantal.
Le clash entre elle et moi était donc inévitable. Et le premier à le savoir était Yayi. Son embarras était visible. Un jour, il décida de faire les clarifications et de remettre les pendules à l’heure.
C’était, je crois, un lundi matin. Yayi, avant de reprendre la route de Lomé, voulait prendre le petit déjeuner avec moi. Je dus affronter une pluie diluvienne pour me retrouver à l’heure pile à Cadjehoun, dans cette rue alors défoncée et gorgée d’eau.
Ibrahim, le jeune Sénégalais qui faisait office de gardien, m’introduisit sans protocole. Dans le séjour, je me retrouvai nez à nez avec Chantal. Elle y était seule, assise dans un fauteuil, face à la porte d’entrée principale. Par réflexe, je lui fis mes civilités puis me dirigeai vers un fauteuil. Je savais, de toutes les façons, qu’elle ne m’aurait pas invité à prendre un siège. Yayi n’était pas encore descendu et une fois encore, je me retrouvais face à face avec son épouse. Mais cette fois-ci, mon calvaire fut de courte durée puisqu’elle se leva presqu’aussitôt et me laissa le salon, moi un de ces escrocs qui venaient vendre des illusions à son mari. Dans la minuscule salle à manger en face de moi et à laquelle on accédait par une dénivellation d’une marche en profondeur, le cuisinier finissait de disposer la table pour le petit déjeuner. J’entendis bientôt la voix désormais familière de Yayi qui m’invitait à prendre place autour de la table. Je descendis vers la table, saluai le maître de maison, tirai une chaise et me retrouvai assis en face de… Chantal. La situation me paraissait très cocasse, car nous allions devoir nous passer la carafe de lait, le boitier de sucre et que savais-je encore.
Mon rythme alimentaire était aux antipodes de toutes les recommandations diététiques que je lisais dans les magazines. Je ne savais pas prendre le petit-déjeuner. Mes rendez-vous culinaires étaient le déjeuner et le dîner que je pouvais prendre tard. Et entre ces deux grands repas, je ne grignotais pas. Je reproduisais d’instinct ce que j’avais vu faire mon père et je ne m’en portais pas plus mal. Aussi, des rendez-vous comme le petitdéjeuner de ce matin-là me demandaient plus de sacrifice qu’ils ne me procuraient réellement du plaisir. Le petitdéjeuner commença dans un silence pesant que brisait régulièrement le cliquetis des cuillères et des fourchettes sur la faïence. Puis Yayi : » Tiburce tu as dit bonjour à Chantal ? « Un peu surpris par la question, je répondis platement » oui je l’ai fait. « J’entendis alors un grognement indistinct devant moi. La maîtresse de maison, me semble-t-il, protestait contre ma réponse. Sa mauvaise humeur allait crescendo. Je ne saisissais pas de quoi elle se plaignait. Mais elle se plaignait de moi, de tout le monde, elle se plaignait de choses générales en insistant sur le prénom de son mari, ce qui choquait mes tympans. C’est comme si par exemple j’entendais ma mère appeler mon père par son prénom » Philippe. « Je l’avais si rarement entendu que chaque fois que j’avais un ami qui s’appelait Philippe, j’éprouvais toujours un malaise à l’appeler par son prénom. Éducation rude et excessive, direz-vous ? Mais c’était ainsi que j’avais été formaté par cet austère conducteur de véhicules administratifs qui avait fait de la lanière en peau de boeuf, le premier décoratif mural de notre modeste domicile parakois. Eh bien ! Voilà donc qu’on se plaignait de moi à présent. De quoi ? Je ne le savais pas avec précision. Toujours était-il que je demeurais impassible parce que j’avais la nette impression d’entendre se plaindre une fillette. Puis quand elle finit par se taire, Yayi prit la parole et d’une voix basse et grave » : Écoute-moi Chantal. Que ça soit assez clair pour tout le monde. Je suis un croyant et j’ai ma lecture spirituelle des choses. Dieu n’a pas envoyé Tiburce sur mon chemin par hasard. Avec mon Dieu il n’y a pas de hasard. Si tu repousses et disperses ceux que Dieu lui même m’envoie, alors tu me compliqueras la tâche… ». Puis il poursuivit son développement en essayant d’être persuasif au maximum. Je n’étais pas heureux d’être le sujet de ce tiraillement qui sortait du rationnel.
C’est vrai que depuis notre première rencontre, ma relation avec Yayi avait évolué vers l’amitié et la confidence. Je savais qu’il était un homme seul. Un homme qui savait investir l’énergie que libérait en lui certains échecs de la vie, pour d’autres types de conquêtes sur lesquels il devenait alors imbattable. Je savais que ses enfants lui tenaient à coeur, et même s’il évitait d’exprimer publiquement cet épanchement affectif, il ne demeurait pas moins réactif à toutes les nouvelles lui parvenant à leur sujet. Nasser, l’aîné était aux États-Unis. Pareil pour Sollange qui vivait à New-York où elle venait de se marier avec un jeune ivoirien. Rachelle qui s’était révélée particulièrement douée dans les études, se cherchait au Canada. Georges, le petit dernier de cette première fratrie, plus connu aujourd’hui dans l’espace public par son prénom générique de Chabi, était revenu du Sénégal avec sa mère, et devait être, si ma mémoire ne me trompe, en classe de cinquième au lycée français Montaigne de Cotonou. C’était un garçon que je trouvai très poli et au contact assez facile et agréable. A certaines occasions de discussions que j’avais eues avec lui, il me donnait des signes de précocité dans sa façon de réfléchir et de percevoir les choses de la vie. Le suivi régulier de ses performances académiques était une préoccupation fondamentale pour son père que je retrouvai dans un état de fierté et d’excitation presque juvénile un jour où il prenait connaissance, par téléphone, de ses résultats académiques. Et puis il y avait Jean-Marc, l’unique que lui fit Chantal. C’était la copie conforme de son père dont il avait pris jusqu’aux détails les traits du visage. Nonobstant la protection à outrance dont il faisait l’objet de la part de sa mère, Jean-Marc exprimait déjà le caractère de son père. Il aimait le contact et l’amitié. C’était là l’univers immédiat de Yayi, le cocon dans lequel il essayait de trouver son équilibre émotionnel. C’était là le Yayi invisible.
Je ne sais plus trop comment prit fin ce petit déjeuner dont je compris finalement que le seul objectif pour Yayi, était de remettre les pendules à l’heure. Qu’à cela ne tienne ! Je ne demandais qu’à avoir une relation normale avec Chantal car je savais, telle que se présentait la structuration embryonnaire de l’entourage de Yayi, qu’elle serait amenée à me voir plus souvent qu’à son tour. Et la première grande leçon d’humilité à mon égard ne tarda d’ailleurs pas à lui être servie par les faits. Les acteurs : Jean Djossou, le patron de « Nouvelles Presses », Macaire Johnson, Chantal Yayi et moi. Un lieu : Ouidah…

Mémoire du chaudron 24
Jean Djossou était un personnage au caractère bien trempé. Il a fait fortune dans l’imprimerie et beaucoup d’employés qui ont eu maille à partir avec lui en ont gardé quelques souvenirs physiques plutôt dissuasifs. Il n’hésitait souvent pas, au besoin, à régler ses contentieux à la dure, à l’ancienne, comme un garçon, à coup de poings. Son entrée dans le yayisme contrebalança profondément l’influence de Tunde dans le monde de l’imprimerie. Quand il fut démarché pourtant la première fois par un groupe de jeunes activistes de la zone de Akpakpa, conduit par Macaire Johnson, il les refoula sèchement, subodorant un coup tordu des services du Colonel Hounsou-Guèdè dans le but de faire bloquer ses règlements de factures déjà en souffrance au trésor. Il reçu plus tard la visite du pasteur Michel Alokpo dont le discours lui parut suffisamment persuasif pour le décider à organiser à son domicile un grand « dîner de prière » rassemblant tous ceux qui comptaient dans les milieux de l’Ueeb. Yayi n’était-il pas avant tout, membre de cette église ? Le discours qu’il prononça ce soir-là et qu’il avait déjà rôdé dans beaucoup d’autres milieux, fit mouche. « Si vous me dites d’y aller, j’irai. Si vous me dites de laisser, je laisse. C’est vous ma vraie famille ». Ce n’était pas loin de la démagogie, mais tout le monde s’en félicita. Ces fausses humilités qui ont meublé tout le discours politique de Yayi ont joué un rôle majeur dans l’adhésion des grands électeurs et du bas peuple. Les populations sont peu enclines en effet, à élire celui qui leur paraissait le plus apte à diriger le pays, elles sont plus sensibles aux postures d’humilité et de vulnérabilité. Et il en sera encore ainsi pendant très longtemps.
Djossou n’était pas venu au Yayisme pour jouer les figurants. Il en donna d’ailleurs le ton par un zèle qui déstabilisa durablement certaines structures qui se voulaient faîtières des mouvements de jeunes yayistes. Et la première qui en fit les frais, fut l’Inter-Mouvements pour le Changement, IMC-YANAYI que présidait Benoît Degla et qui bénéficia d’une villa Arconville généreusement mise à disposition par un Colonel des douanes, en l’occurrence Chabi Faustin qui fit plusieurs crises de dépression plus tard quand Yayi le rangea au palais dans le placard des oubliés, promouvant James Sagbo et consorts. Entre deux réunions houleuses de IMC-YANAYI qui vivait déjà des intrigues de jeunes activistes comme Naimi Souleymane, Sylvestre Adongnibo, Prosper Gnanvo, Mesmin Glèlè, Aimé Sodjinou, Mickaël Saïzonou et j’en oublie, le directoire de IMC-YANAYI se retrouvait souvent dans le bureau de Benoît Degla à la société de transit et de consignation « Al Woudjoud » à Zongo pour échafauder à l’infini des stratégies d’occupation du terrain et surtout les meilleures répliques à l’UFPR de Edgard Soukpon que Yayi eu l’idée de mettre en compétition avec nous. En plus, ce Benoît Degla n’avait pas son pareil dans la connaissance des maquis de Cotonou et environs. C’est pour dire qu’il savait joindre l’utile à l’agréable. Et cela légitimait davantage son poste de président. Le leadership politique ici, c’est surtout et avant tout cela.
Pleurez si le coeur vous en dit, ça n’y changera rien. IMC-YANAYI entra donc très rapidement dans le viseur de Djossou qui, à défaut de l’inféoder, décida de l’affaiblir en lançant un mouvement concurrent : le FRAP. Ce mouvement politique devenu plus tard parti politique, n’avait donc au départ strictement rien à voir ni avec Chantal, ni avec Marcel de Souza. Mais Djossou avait un flair presqu’infaillible et son premier chef d’œuvre de pirouette politique était d’avoir réussi à être originaire de Porto novo en 2001 quand, croyant Adrien Houngbedji favori, il fit tourner ses machines à plein régime pour lui, et de se retrouver ensuite originaire de Savè avec des références bien appuyées sur Tchaourou maintenant qu’il croit Yayi gagnant.
Il avait beau avoir son tempérament irascible, j’appréciais Jean Djossou et il me le rendait bien. Le déjeuner quotidien qu’il institua à son domicile devint rapidement le point d’attraction d’un noyau de yayistes auquel s’ajoutaient régulièrement des visages examinés et jugés dignes de prendre place à la table du Seigneur. Les discussions politiques qui suivaient ces déjeuners généralement de bonne facture, pouvaient parfois durer toute l’après-midi. A moins que, comme ce jour-là, Djossou ait un programme qui lui tienne à coeur. Il avait de l’entregent et voulait que je le sache. Il voulait que je l’accompagnasse à l’État-Major général des forces armées béninoises au camp Guezo. Le Général Mathieu Boni, m’avait-il dit, était son frère et il tenait à discuter avec lui du projet politique dans lequel il était désormais si résolument engagé. Je sautai donc dans sa voiture « Camry » et une quinzaine de minutes plus tard, nous étions dans la cour de l’état-major. J’attendis en bas, dans la voiture et Djossou monta dans le bloc administratif. Quand il réapparut une demi- heure plus tard, il était nettement moins enthousiaste. J’étais pressé de savoir ce qui avait pu le refroidir à ce point. Il finit par rompre le suspens en m’informant qu’il avait été à deux doigts de se faire éconduire par son « frère », le Général Mathieu Boni lorsqu’il aborda les perspectives politiques de 2006 en évoquant le nom de YAYI.
Le Général, qui portait fraichement ses deux étoiles, fit mieux en lui enjoignant de se mettre en retrait de cette affaire qui ne lui inspirait rien de sérieux. J’en fus aussi fort ému. Mais Djossou qui était une machine à idées, passa rapidement l’éponge sur cette mauvaise passe dès notre retour à son domicile. Il avait une idée dont il voulait que nous discutions à trois, lui, le pasteur Michel Alokpo et moi. Je n’étais certes pas membre du FRAP, mais je pouvais, à cette étape de sa création, être associé à toutes les discussions y afférentes. Djossou passa un coup de fil à Michel Alokpo qui ne tarda pas à se présenter au volant de sa minuscule voiture Peugeot 206 de couleur rouge. Djossou nous fit rapidement part de son idée en machouillant de temps en temps avec nervosité sa lèvre inférieure avec ses dents supérieures. Il voulait faire parrainer le FRAP par Chantal de Souza. L’idée me parue si saugrenue que je j’éclatai bêtement de rire. Ah oui, l’avenir me montra effectivement que j’avais ris bêtement. Mais j’avais une connaissance de Chantal que ni Djossou ni Alokpo n’avait. Et je ne voyais par quel miracle elle aurait été en mesure de parrainer le FRAP si déjà elle-même ne croyait pas au destin présidentiel de son mari. Alokpo évaluait silencieusement la proposition. Je le savais d’une intelligence très vive, capable de flairer à distance les opportunités. « Non Tiburce. Ne ris pas comme ça. Non ce n’est pas bon », me dit Djossou passablement agacé mais ne se laissait pas déstabiliser. Puis il enchaîna : « n’oublie pas que si son mari devient président, c’est elle qui sera Première dame du Bénin hein. Tiburce, il faut qu’on la récupère « Alokpo hocha doucement la tête en signe d’approbation » je ne suis pas contre votre proposition, DG » répondis-je, « mais dans ce cas il y a du travail, car je doute qu’elle en soit intéressée ». Le pasteur Alokpo qui s’était déjà aussi frotté aux aspérités de Chantal, soutint ma réserve, puis émit une proposition lumineuse : « il faut qu’on fasse une descente sur le terrain avec elle. Si ça se passe bien elle prendra goût ».
Ça tombait bien. Macaire Johnson, Albert mon frère aîné et moi avions un programme de descente sur Ouidah. Yayi nous y envoyait prendre langue avec un mouvement de jeunes dont il avait reçu plusieurs fois l’invitation à son bureau à Lomé. Djossou qui était un homme spontané, saisit aussitôt l’idée au vol et proposa qu’on y associât Chantal. » Pas de problème si vous réussissez à la décider, DG », avais-je conclu sur un ton de défi. J’eu bien tort. Moins d’une semaine plus tard, une délégation composée de Chantal de Souza, Albert Adagbè,
Jean Djossou, Michel Alokpo et moi, s’ébranlait en direction de Ouidah à bord de deux voitures. Chantal, Michel Alokpo et moi étions dans la première voiture, une Mercedes ML flambant neuve que venait d’acheter Jean Djossou et dont lui- même avait pris le volant. Albert et Macaire suivaient derrière, dans une « Carina 3 ». Comme dans un rituel du vodou Tôhossou, nous reconduisions Chantal de Souza à sa source. Nous allions la doter politiquement. Les rideaux se levaient sur une nouvelle Première dame.

Mémoire du chaudron 25
Ouidah s’offrait à nous, simple et mystérieuse. Glexue, la cité des kpassè, porte océane de l’ancien royaume du danxome avait donné déjà plusieurs premières dames au Bénin. Et nous voici entrain de lui en réclamer une nouvelle. Dans cette Mercedes ML qui venait de franchir le poste de contrôle policier de « vaseho » à l’entrée de la ville, l’ambiance était calme. J’étais assis devant, à côté du conducteur, Jean Djossou. Le pasteur Michel Alokpo était assis avec Chantal sur la banquette arrière. Ah ce sacré pasteur Alokpo ! C’était le genre de personnage difficile à classer. Son titre de pasteur ne faisait pas l’unanimité dans le milieu évangélique. Il lui était pêle-mêle reproché de ne tenir son titre d’aucun institut théologique, de n’avoir aucune assemblée régulièrement à sa charge et d’avoir déjà divorcé sans scrupule. Mais toutes ces accusations se faisaient exclusivement dans son dos. Car l’homme avait une capacité de nuisance que personne ne voulait tester. Ceux qui lui ont déjà cherché noise parmi les pasteurs évangéliques avaient dû rapidement ranger les armes et signer forfait. Il tient de son long activisme au sein des structures de base du Prpb, un sens aiguisé des intrigues mais aussi des arrangements et des compromis. Je ne me souvenais plus des circonstances de notre première rencontre. Mais une amitié s’était rapidement installée entre lui et moi. Il avait toujours une information de bonne source pour moi par rapport à l’évolution du baromètre politique dans le milieu évangélique. Son enthousiasme naturel lui ouvrait toutes les portes en effet. C’est d’ailleurs lui qui décida Chantal à s’engager pour ce retour à la source.
A l’entrée de la ville, nous ralentîmes pour laisser passer la voiture « Carina 3″ car c’était Macaire Johnson, ce massif quadragénaire qui maîtrisait le terrain. C’était lui qui savait qui était qui et qui faisait quoi politiquement dans cette ville de Ouidah où il avait servi plusieurs années en temps que professeur de mathématiques. C’était un ami d’amphi de Albert, mon frère aîné. Mais depuis qu’il avait mit son énergie parfois débridée au service du yayisme naissant, nous étions devenus plus que des frères. A la seule force de la conviction, il avait réussi aux côtés de yayistes véritablement de la première heure comme Macaire Bovis, Akan Yaya, Paul Fagnide, Abou Idrissou, Habib Baba-Moussa, Eulalie Adjagba, Germain Zounon, le commissaire Michel de Dravo, à faire de Akpakpa une ruche du yayisme. La plupart de ces noms ne vous disent peut-être rien, et c’est normal. Il me paraît cependant bon et juste de passer également le nom de ces héros méconnus à la postérité. Car tels des prosélytes » Témoins de Jéhovah », ils avaient, sans moyens, prêché Yayi de porte à porte à Akpakpa, avant que ne naissent opportunément plus tard des mouvements comme « Maman Yayi ». C’est aussi lui, Macaire Johnson que Yayi surnommait affectueusement « bulldozer », qui m’amena démarcher feu Aladji Diallo, une des figures emblématiques de la ville de Ouidah. La rencontre qui eût lieu au Centre de Promotion de l’Artisanat à Cotonou se soldat par un frustrant échec. Aladji Diallo qu’on disait agent des services de renseignements passa le plus clair de la séance à essayer de nous convaincre de la volonté du Général Kerekou de garder le pouvoir au-delà de l’horizon 2006.
Notre premier point de chute fut le quartier « massehouè » au coeur de la vieille ville. Raymond Gbedo, un jeune activiste, y avait regroupé une cinquantaine de femmes, de jeunes gens et de personnes âgées. Dans cette salle trop exiguë qu’il dit avoir louer spécialement pour en faire le quartier général du yayisme à Ouidah, il n’y a plus aucune place libre. Il a fallu créer un passage pour atteindre les sièges réservés aux hôtes de marque que nous étions. Notre disposition sur nos chaises, en face du public, était telle que Chantal se retrouvait en position centrale. Jean Djossou et moi l’encadrions. C’est Raymond Gbedo qui, le premier, prit la parole pour planter le décor. « Merci d’avoir enfin accepter de venir nous rencontrer » commençat-t-il. L’introduction qu’il fit était un plaidoyer pour la ville de Ouidah, laissée pour compte depuis les indépendances malgré le nombre de cadres qui en sont issus. Selon lui, il était temps que la ville prenne ses responsabilités au plan politique, ce qui justifiait leurs démarches à l’endroit du président de la Boad. Djossou se leva, prit Chantal par la main et lui demanda de se lever. Elle se leva et nous fîmes de même. Dans un fongbe peu glorieux, il lança en soulevant le bras de Chantal comme on le fait pour un boxeur victorieux : est-ce que vous connaissez cette belle femme ? « . Un murmure indécis se fit entendre dans la salle. Puis Djossou continua, l’air malicieux : » …qui connaît ou a déjà entendu parler de Monseigneur Isidore de Souza ? ». Un bref moment d’hésitation puis un courant d’enthousiasme envahit l’assistance. Des « …ah c’est le visage en effet… ! » fusèrent pêle-mêle en fongbe. » En tout cas, finit Djossou, je n’en dirai pas plus pour le moment. C’est votre soeur, c’est votre fille. Et elle reviendra vous présenter quelqu’un de très précieux. Quelqu’un qui est désormais un des vôtres à cause d’elle « . Raymond Gbedo encouragea un début d’applaudissements qui contamina bientôt toute la salle. » je lui passe la parole. Elle va, de sa propre voix, vous dire un mot « , finit-il en baissant avec précaution le bras de Chantal. Celle-ci sortît péniblement de sa timidité puis, dans un fongbe dont l’accent me parut plus scandaleux que celui de Djossou et intercalant français et vernaculaire dans la même phrase, déclara : » Mes soeurs, mes pères, mes mères. Vous avez dû deviner pourquoi notre papa qui m’a présentée, a évoqué la mémoire de Monseigneur Isidore de Souza. Je suis en effet sa nièce. Chantal de Souza est mon nom. Et mon époux s’appelle Yayi Boni ». Une salve d’applaudissements secoua à nouveau la salle. Chantal se fit brève en terminant : » comme l’a dit notre papa, je vais revenir vous le présenter dans les règles de l’art « . » Pas de soucis, nous sommes ici », lança quelqu’un d’une voix si enrouée qu’elle suscita l’hilarité générale.
L’organisateur de la séance vint s’accroupir devant Djossou et à trois avec Macaire Johnson, ils échangèrent des chuchotements auxquels la petite sacoche en cuir de Djossou donnait une toute autre importance. De toutes les façons la séance était terminée et il fallait « renverser le siège » … Nous enchaînâmes avec une autre séance au quartier Gbènan. Elle fut de la même facture : Djossou, Chantal, évocation de la mémoire de Monseigneur Isidore de Souza, je reviendrai vous présenter mon mari, puis la petite sacoche en cuir pour lever la séance ou … » renverser le siège » !
Il était environ 15 heures lorsque nous prîmes le chemin du domicile familial de Chantal, pour un casse-croute. Le domicile était un enchevêtrement de bâtiments d’où n’émanait curieusement aucun signe de vie. Nous dûmes patienter près d’un quart d’heure devant le grand portail avant qu’un quadragénaire, en culotte, ne surgisse derrière nous, haletant, un grand trousseau de clés à la main. C’était un des frères de Chantal. Il dirigeait le collège privé d’enseignement que le prélat avait fondé à Ouidah de son vivant. C’était lui qui gardait la maison, tous les autres s’étant émancipés vers des horizons plus ou moins lointains.
Le déjeuner eu lieu au premier niveau d’un des nombreux bâtiments déserts de la maison. Nous y accédâmes en fil indien par un étroit escalier en terre de barre stabilisée. L’ambiance du déjeuner était bon enfant. Le pasteur Michel Alokpo, blagueur infatigable entretenait la bonne humeur. Eh oui, Chantal était de bonne humeur. C’était la première fois que je la voyais ainsi. Et ça lui allait si bien. Le « ablo » aux poissons frits qu’elle avait envoyé par glaciaire depuis Cotonou était excellent. Elle se chargea personnellement des services. Quand vint mon tour et qu’elle remplit mon plat à ras-bol avec en plus le sourire, je ne sus plus exactement quoi penser d’elle. Chantal serait-elle donc manipulatrice à ce point ? …

Mémoire du chaudron 26
En ces premiers jours de 2006, la machine électorale de Yayi tournait à plein régime et le maillage du terrain était des plus fins. Les grandes structures faîtières de mouvements de jeunes comme IMC-YANAYI présidé par Bénoît Dègla, l’UFPR de Edgar Soukpon ont été inféodées à un Bureau Central Intérimaire, BCI, présidé par Moïse Mensanh. Le BCI fédérait les énergies des mouvements de jeunes et des formations politiques. Face au BCI, des mouvements, partis et personnalités politiques affirmèrent clairement leur désire indépendance. Ce fut le cas, par exemple, du FRAP qui était déjà timidement sous la coupe de Chantal de Souza Yayi et du mouvement « Maman Yayi », monté et conduit par la première épouse de Yayi. La rivalité entre ces deux mouvements était donc naturellement passionnelle. Et bientôt, certains autres mouvements et personnalités politiques au flair puissant, choisiront d’aller faire allégeance à Aladja Zahia plus connue dans le sérail sous le nom de » Aladja Kpondéhou ». C’est à elle que certaines sources bien introduites attribuent le choix de l’étrange costume zazou à queue de pie que Yayi porta le jour de sa première investiture. Ces trois femmes d’influence se livreront une guerre de tranchées impitoyable autour du pouvoir pendant dix ans. Et c’était mieux de ne se retrouver dans le champ de tir d’aucune d’entre elles. Didier Aplogan qui réussit malgré cet évident avertissement, à s’attirer les foudres de « Aladja Kpondéhou » quelques mois seulement après notre commune nomination au poste de Conseillers techniques à la communication du président de la république, en récolta une rude année de traversée du désert, dont lui-même pourra témoigner le jour où le coeur lui en dira.
Mais ce qui nous tourmentait en ces moment, c’était cette obstination de Yayi à se maintenir président dé la Boad le plus longtemps possible. Nous étions à deux mois du premier tour du scrutin présidentiel et il continuait tranquillement ses activités à la tête de l’institution sous- régionale, comme si de rien n’était.
Évidemment, ses adversaires dont principalement Adrien Houngbedji, ne se privèrent pas de dénoncer la chose chaque matin dans la presse écrite. De tous les challengers, Adrien Houngbedji était en effet celui qui avait vite aperçu le danger que représentait la candidature de Yayi, même s’il perdit d’abord un temps précieux dans des postures de grande suffisance qui l’amenèrent à dire quelquefois en petit comité que ce Yayi qui n’avait jamais occupé une fonction élective au Bénin, pèserait à peine un ridicule deux pour cent de l’électorat. Et il ne manquait pas de quoi affermir ses certitudes. Ne murmurait-on pas que les services de renseignements de Kérékou étaient désormais à sa solde ?
Toujours, était-il que lorsqu’il finit par faire preuve de réalisme et par faire une lecture plus juste de la situation sur le terrain, les carottes étaient cuites. Et les attaques les plus virulentes auxquelles nous eûmes à répliquer, venaient à un rythme quotidien du Prd. Et l’une de ces attaques qui volaient parfois très bas avait consisté à diffuser une photo sur laquelle Yayi dormait, gueule affaissée et piteusement ouverte, tranquillement, au cours de ce qui apparaissait comme une grande réunion. Il s’agissait évidemment d’un montage photo et nous ne manquâmes pas de le dénoncer aussitôt dans la même journée. Mais la réplique que nous organisâmes quelques jours plus tard, fut d’une telle violence que, même dans ma position, je dus serrer le cœur pour participer à sa mise en exécution. Après tout, Houngbedji l’avait cherché.
Ce soir-là, je traînais seul dans la salle de la cellule de communication à Bar Tito. Toutes mes tâches du jour étaient pourtant exécutées et il s’en allait être zéro heure. C’est que Charles Toko, m’avait demandé formellement au téléphone de l’attendre. Rien qu’à en juger par son excitation au, je compris qu’il y avait soit un coup à donner, soit un coup à déjouer. Je patientai donc en essayant d’imaginer ce que pourrait bien être ce coup. Quand un peu plus tard, je vis entrer dans la salle, Eugène Abalo, un des jeunes talentueux webmaster du journal « Le Matinal », et qu’il me dit que Charles lui demandait de venir l’attendre là, la plupart de mes hypothèses de départ tombèrent. Charles finit par arriver et nous nous mîmes à trois autour de l’écran de son ordinateur portatif. Il cliqua fébrilement sur un dossier contenant quatre ou cinq fichiers images. Il cliqua à nouveau sur l’un des fichiers et une image apparut sur toute la surface de l’écran. Une image violente, brutale, sanglante, insupportable. Le corps ensanglanté d’une fillette allongée au bord d’une piscine. » Charles, c’est quoi ça là encore ? » demandai-je en projetant instinctivement ma tête en arrière. « TiRbuce, me dit-il, Houngbédji est fini ». Je ne comprenais toujours pas. Aussi, gardai-je un silence qui l’obligea à parler plus simplement. » Quelqu’un vient de m’envoyer depuis la France les images de ce drame qui a eu lieu au domicile de Houngbédji à Porto novo et qu’il essaie d’étouffer. La fille est sa nièce. Elle se serait noyée dans sa piscine. Mais l’abondance du sang sur le cadavre fait croire qu’il s’agit d’un sacrifice rituel pour gagner les élections. La maman de l’enfant réclame depuis la France une autopsie que Houngbédji ne veut pas ». Mon esprit plana un moment. Je comprenais tout le potentiel de cette image : le corps d’une fillette, du sang frais, une mère qui voulait engager le combat de la vérité contre Houngbédji, David contre Goliath. Les Béninois y seraient sensibles et l’effet serait mortel pour l’image du candidat tchoco-tchoco.
Mais je ne voyais pas encore très bien quel journal accepterait diffuser ces images, même si en ces moments de surchauffe de l’actualité politique, les journaux ne s’imposaient plus aucune limite. Mais Charles avait son idée sur la question ; et quand il me l’exposa, je compris que la communication du candidat Houngbédji ne se relèverait pas de si tôt d’un pareil coup de savate. Il faut, dit-il, viraliser les images, c’est dire à en faire une diffusion massive sur la toile. Les réseaux sociaux étaient encore à l’étape de balbutiement et le moyen le plus efficace était le mailing. Charles me chargea de trouver un titre fort pour souligner les images. J’étais plutôt à mon aise dans ce type d’exercice qui ne me demandait aucun effort. J’avais, en effet, pendant les presque dix ans passés au journal Le Progrès, travaillé mon sens déjà inné de la formule, sous l’ombre de Édouard Loko qui en était un as. Une vraie école ! … « Drame rituel à Adjina », proposai-je aussitôt. Ce que Charles corrigea avec un sens pratique en » Sacrifice humain chez Houngbédji ». Puis nous nous séparâmes en donnant du mieux que nous pouvions, des consignes de prudence et de sécurité au jeune Abalo. Cette nuit-là, la campagne de Houngbédji était irrémédiablement virussée. C’est Kérékou qui avait raison, me disais-je en remontant tranquillement dans la fraîcheur de la nuit, le chemin de Calavi : ce Charles était vraiment un diable.
Cependant, l’absence de Yayi dans le pays depuis une dizaine de jours, ne passait plus inaperçue au niveau du staff politique soutenant sa candidature. De la curiosité, les sentiments étaient passés à la gêne, puis à l’inquiétude. Nous étions bien à 24 h du dernier délai pour le dépôt des dossiers de candidature et notre candidat ne donnait plus aucun signe de vie. Le pire c’était que nous ne disposions d’aucune de ses pièces d’État civil, et il fallait, de toutes les façons, se rendre jusqu’à parakou pour retirer son casier judiciaire. Et tout ceci en moins de 24h ! Nous étions au bord de la crise de nerfs. Quelqu’un aurait-il envoûté Yayi ?

Mémoire du chaudron 27
Tout compte fait, nous n’avions plus tellement le choix. Il nous fallait relancer ce satané Distel. Il était le seul capable de relayer sans état d’âme dans son journal, les images si agressives du cadavre de cette fillette allongée au bord d’une piscine qu’on disait être celle du château de Houngbédji à Adjina. La diffusion de ces images par mailing avait produit les effets escomptés. Plus de 400 adresses dont on peut supposer qu’au moins le tiers était actif. A côté des images montées dans photoshop avec un Yayi roupillant, bouche ouverte, en pleine réunion, celles qui apparaissaient depuis quelques heures sur l’écran des ordinateurs des propriétaires des adresses e-mail retenues, étaient l’arme absolue. Nous étions dans la proportion d’une grenade lacrymogène contre « Little Boy », la bombe atomique lâchée sur Hiroshima. Mais nous n’étions pas encore à l’ère des Androïds, et le besoin de relayer les images par un tabloïd se faisait sentir. Je savais que ce serait un pari risqué pour les directeurs de publication dont la quasi totalité était en contrat de non agression avec toutes les chapelles politiques.
Par ailleurs, un directeur de journal contacté à cet effet aurait immédiatement lancé l’alerte. Nous n’avions plus qu’une seule vraie possibilité de diffusion : Distel Amoussou. C’était le seul vrai « tolègba » en activité dans le monde de la presse écrite privée et pour qui, les scrupules étaient signe de faiblesse. Il m’avait déjà roulé dans la farine. N’empêche ! Je me retrouvai à son bureau de Zogbo avec une clé USB dont je m’assurai de transférer personnellement le contenu sur un des ordinateurs vétustes de sa rédaction. De toute façon, il ne se préoccuperait pas de lire le texte. Quand j’eus fini, je lui demandai de « voir le reste » avec Charles. Il tint parole cette fois-ci et le lendemain matin, une large photo de cadavre barrait la Une de son journal. Je fis, par mesure de prudence, le tour de quelques kiosques à journaux pour m’assurer de l’effectivité de la parution et de la mise en circulation du journal « PANORAMA ». Il n’avait pas changé un mot au texte et peut-être même, ne l’avait-il pas lu…
La communication du candidat Houngbedji était envoyée dans les cordes et elle investissait désormais tout le reste de son énergie dans des démentis qui ne firent qu’augmenter l’intérêt du public pour cette affaire de » sacrifice humain ». Et bientôt, les images de Yayi dormant et sous lesquelles était inscrite l’accroche » candidat dormidor » disparurent progressivement des feux tricolores de Cotonou. Nous avions remporté la partie. Ce que nous étions par contre loin d’avoir remporté, c’était le défi du dépôt des dossiers de notre candidat dans les délais fixés par la CENA et qui expiraient dans un peu plus de 24 h, alors que nous n’avions plus aucune nouvelle de lui. » Il est allé se préparer « , conjectura malicieusement quelqu’un. Se » préparer » sans se soucier de préparer son dossier ? Cela sortait de l’entendement. Une réunion de crise se tint rapidement dans la salle de la cellule de communication autour de Charles Toko qui devenait de plus le pivot des conciliabules, depuis qu’il était allé tancer Issa Salifou « Salé » sur le plateau de Canal 3. C’était l’expression d’une audace qui l’installa durablement dans l’estime des militants yayistes et de tout le gotha politique qui soutenait « l’homme de Tchaourou ». Avaient pris part à cette réunion de crise et d’urgence, Ahamed Akobi, Saka Lafia, André Dassoundo, Charles Toko et moi. L’heure était grave et nous étions dos au mur. Le certificat de résidence ne posait pas un grand problème car nous pouvions l’obtenir facilement chez le délégué de cadjehoun qui faisait déjà partie des yayistes, malgré les pressions et rappels à l’ordre discrets mais fermes de la RB. Comment donc obtenir en moins de 24 heures, le casier judiciaire à trois colonnes dont la demande ne pouvait être faite que par le titulaire ? Comment l’obtenir dans un contexte de lourdeur administrative dans un délai aussi bref ? Comment le convoyer ensuite sur Cotonou dans ce même délai sans qu’il ne connaisse aucune avarie en route ? Et comment faire signer le dossier de candidature alors que le candidat lui-même n’était plus joignable ? Le sort semblait décidément s’acharner contre cette candidature après le remuant épisode de la loi de l’exclusion. D’abord, il fallait commencer par le plus dur : le casier judiciaire. Charles se proposa de prendre le chemin de Parakou le lendemain au petit matin. Mais le problème n’en serait pas pour autant réglé s’il fallait compter sept heures de route. La probabilité qu’il y arrive à l’heure de pause de la mi-journée était grande. Dans ce cas, il faudrait alors attendre 15 heures, la réouverture des bureaux sans oublier l’incivisme de certains agents qui pouvaient simplement ne pas répondre présent au poste dans l’après- midi. Et tout ceci, c’était sans compter avec d’éventuels problèmes mécaniques sur le chemin. L’évaluation de la situation était en notre défaveur. Nous étions impuissants. Il fallait que quelque chose se passe. Il fallait la main de Dieu…
Soudain, une idée traversa mon esprit. Lumineuse. Divine. J’avais beau être originaire d’Abomey que je regagnai en 1991, je n’en étais pas moins natif de Parakou. Mon père y avait passé la quasi totalité de sa carrière de chauffeur et nous y étions tous nés. Et n’eussent été le profond chauvinisme aboméen de mon père et surtout, son autorité indiscutable sur nous, le dendi eût été la langue parlée chez nous à la maison. C’était en effet la première langue que nous comprenions tous avant de comprendre le fongbé, puis le français. Et à part mon frère aîné Albert et moi, tous les autres s’étaient naturellement et définitivement incrustés dans cette ville. Je pensai aussitôt à Marguérite, ma soeur aînée immédiate. Elle avait pris le tempérament enthousiaste de ma mère et savait ouvrir n’importe quelle porte dans l’administration locale parakoise. C’est d’ailleurs à elle que je m’en remettais pour l’obtention en urgence des copies de mon acte de naissance, d’extraits de mon casier judiciaire. Elle serait parfaite pour aller le lendemain matin retirer au tribunal de Parakou, le casier judiciaire à trois colonnes de Yayi. Elle en avait le cran, l’entregent et les réseaux nécessaires. Je partageai rapidement ma proposition qui soulagea profondément l’assistance. Charles prendrait donc le chemin de Parakou au petit matin et n’aurait plus qu’à retirer le document chez Marguérite, une fois sur place. Je l’appelai sur place et elle fut très heureuse d’avoir enfin un rôle valorisant à jouer dans cette affaire. Quand elle m’appela le lendemain à dix heures, mon triomphe était total. Elle avait réussi en distribuant du « beau- père », « beau-frère », « bellemère » et « belle-soeur » à gauche et à droite dans l’administration du tribunal, à obtenir séance tenante, et en plusieurs exemplaires, le casier judiciaire à trois colonnes de Yayi. En reprenant la route de Cotonou dans l’après-midi avec le trophée, Charles me fit au téléphone un discours aux allures testamentaires et qui reflétait bien son sens inné du sensationnel et du faussement dramatique. « Ti R buce, me dit-il, je reprends comme ça le chemin de Cotonou avec le casier judiciaire de Yayi Boni. Si quelque chose m’arrivait en chemin, sache que ta soeur Marguérite en détient encore une copie que vous devez alors immédiatement trouver le moyen d’envoyer à Cotonou ». Bien entendu, il ne s’était rien passé en chemin et Charles était rentré à Cotonou autour de 22 heures. Mais pendant que son chauffeur de circonstance revenait à Bar Tito après l’avoir déposé à son domicile à Akpakpa, la 4×4 percuta si violemment le muret du terre-plein central de l’autoroute au niveau de PK 6, qu’elle devint définitivement irrécupérable. Le chauffeur s’en sortit indemme et Charles ne manqua pas d’en faire une lecture à la gloire de ses attirails mystiques. Le casier judiciaire était donc désormais en mains sûres.
Quant à ma soeur, elle garde encore en sa possession jusqu’à aujourd’hui les copies demeurées chez elle. Mais un autre problème se dressait devant nous en cette veille de clôture des dépôts de candidature. Un problème gigantesque, insurmontable. Un problème infranchissable : comment obtenir la signature de Yayi ?

Mémoire du chaudron 28
Aujourd’hui jour de clôture des dépôts de candidature pour la présidentielle de mars 2006. Et pourtant aucune nouvelle de Yayi. J’avais pu glaner quelques informations sur sa position géographique, mais je n’étais pas fondé à les partager. Je savais par exemple qu’il avait entrepris une tournée auprès des chefs d’État de l’espace UEMOA pour leur annoncer sa candidature prochaine à l’élection présidentielle béninoise et par conséquent son départ de la tête de la Boad. Ses relations avec ces chefs d’État étaient plutôt bonnes. Pas plus. Mamadou Tandja le nigérien ne lui cachait pas sa sympathie. Blaise Compaoré le burkinabé était plus froid et plus intrigant, mais n’affichait pas de réserve particulière à ce projet politique. Amadou Toumani Touré le malien l’encourageait avec effusion à y aller. Laurent Gbagbo l’Ivoirien faisait des blagues allusives sans que sa position ne soit clairement lisible. Le patriarche Abdoulaye Wade avait sa petite idée sur la candidature : « mon fils, pourras-tu tenir face aux vieux crocodiles de la mare politique béninoise ? ». Le timonier togolais Gnassingbé Eyadema était de loin le plus protecteur. C’était lui le père politique de Yayi à qui il lui arrivait de faire passer les états d’âme du Général Mathieu Kerekou par rapport à ses actions populistes sur le terrain. Car même s’il ne fit rien pour empêcher la marche victorieuse de Yayi sur le terrain, surtout dans ses fiefs du nord, Kerekou n’ouvrit jamais ouvertement le débat avec lui quant à ses ambitions présidentielles. Mystérieux, il observait et laissait faire. Ce n’étaient pourtant pas les fiches dénonciatrices des services de renseignements qui manquaient. Et face a cette inaction du Général, le Colonel Patrice Houssou Guèdè entreprit de sa propre initiative, une opération ouverte d’intimidation sur Yayi qu’il s’en fut cueillir un jour à l’aéroport international de Cadjèhoun au retour de l’un des très nombreux voyages du président de la Boad. Alors que celui-ci se dirigeait vers le hall de l’aéroport, le patron des renseignements s’avança vers lui, lui serra la main de façon virile et lui intima l’ordre d’arrêter immédiatement ses agitations politiques sur le terrain qui pourraient désormais être prises pour de la subversion. Ce qui, paradoxalement, choqua Yayi dans cette confrontation inattendue et dont il se plaignit longtemps, c’était moins les menaces du colonel que le fait de lui avoir ainsi parlé en gardant sur sa tête, ce chapeau feutre sombre dont lui et le syndicaliste Lokossou semblaient connaitre les vertus. Oui ! Yayi faisait une vraie fixation sur les signes apparents de respect de son autorité. Il était par exemple moins risqué de l’insulter en se prosternant devant lui que de faire sa louange en restant debout face à lui, les mains dans la poche. Plus tard, le Général Robert Gbian, alors colonel et directeur du cabinet militaire de Yayi, eut ses moments de disgrâce pour une innocente posture « mains dans les poches » devant le chef suprême des armées, Yayi. Nous y reviendrons sans doute. Toujours est-il que cette initiative désespérée du patron des renseignements semblait ne rien avoir avec Kerekou. Celui-ci laissait faire. Et nous guettions ses moindres signaux avec parfois beaucoup d’anxiété. Celui qu’il nous fit au cours d’un de ses discours institutionnels sur l’état de la nation devant la représentation nationale nous fit plus que tressaillir de bonheur. L’énigmatique kaméléon, dans une sortie de piste au beau milieu de cette allocution, envoya un violent uppercut à toute cette classe politique qui ne pensait, disait-il, qu’à bloquer les actions de développement du « jeune compatriote de la Boad ». Tunde s’assura d’en faire une dizaine de gros titres à la Une des parutions de son écurie. Mais le plus intrigant ensuite, c’est ce repli immédiat et cette froideur qu’observa le général vis à vis de celui qu’il venait pourtant de célébrer devant l’Assemblée nationale. Insaisissable kaméléon. Que fallait-il en comprendre ?
Le timonier Gnassingbé Eyadema, disais-je plus haut, était un père pour Yayi qui le lui rendait bien par de périodiques visites privées dans sa citadelle privée de Lama-kara, dans le nord du Togo. C’est que Eyadema, échaudé par le douloureux épisode diplomatique que fut pour lui le passage de Nicéphore Soglo, observait avec grand intérêt les tractations de fin de règne au Bénin. Et si l’imprévisible Kérékou qu’il encourageait ouvertement à réviser la constitution et à se maintenir au pouvoir, devait lui refaire le coup de sa » Conférence nationale » de 1990 en abandonnant le pouvoir, il vallait mieux garder un œil bienveillant sur le jeune Yayi qui savait si bien faire les samalecs. Mais le vieux timonier ne verra pas 2006 et je garde en mémoire la dernière visite que Yayi lui rendit à Kara. C’était en Janvier 2004 et j’étais du voyage.
Partis de Tchaourou dans la semi-pénombre du matin, nous fîmes un long contournement par Parakou, la bretelle Tchaourou- Beterou étant rendue inopérationnelle par l’affaissement d’un ponceau. J’étais assis sur la banquette arrière de la Mercedes, à côté de Yayi. Son garde du corps, Yakoubou Aboumon qui deviendra plus tard son garde du corps principal, occupait le siège à côté du chauffeur Tankpinou. Ce chauffeur était véritablement un génie du volant. La relation avec son patron était si fusionnelle qu’il savait silencieusement faire un sort à ses injonctions parfois intempestives. Car Yayi adorait la vitesse et les prises de risque sur la voie. Le voyage fut paisible et les causeries s’enchaînèrent sans arrêt. En traversant Djougou, Yayi garda un silence songeur. Cette ville faisait partie des portes dont il n’avait pas encore la clé.
Il sonnait déjà onze heures lorsque que nous entrâmes dans la petite et paisible ville de kara. Nous empruntâmes ensuite une longue piste bitumée et bordée de géants arbres presque centenaires. La piste était vide et de temps en temps, un poste de contrôle de la garde présidentielle togolaise me signalait que nous roulions vers le coeur du pouvoir. Puis la voiture se dirigea enfin vers un parking où étaient stationnés quelques véhicules officiels. Une grande clôture blanche et austère se dressait devant nous. Un groupe de soldats, l’arme aux poings, filtrait l’entrée du domaine devant un portillon. Nous descendîmes. Yayi me fit signe de le suivre. Yakoubou le garde du corps, resta avec le chauffeur. Arrivés devant la sentinelle, il nous était impossible de passer. Ces soldats étaient tellement habitués à voir défiler l’élite togolaise et même africaine, que personne d’entre eux ne semblait reconnaître Yayi. De toutes les façons, c’était bloqué et il nous était impossible de passer. Un des soldats finit par nous indiquer sans ménagement un banc branlant sous un arbre feuillu. Nous allâmes y prendre siège. Yayi fulminait : » ah ces petits militaires ! Aucun respect einh… » En vérité Yayi avait bien son rendez-vous avec le timonier. Mais un cas d’urgence sanitaire était intervenu entre-temps et une équipe de chirurgiens et d’ophtalmologues européens tentaient une opération sur les yeux du président togolais.
Nous passâmes près d’une heure, assis, à deux sur ce vieux banc qui grinçait sans arrêt. Finalement, un haut fonctionnaire qui ressortait de la résidence, reconnut le président de la Boad et intercéda pour qu’il entra. J’attendis seul sur le banc pendant un temps qui me parut une éternité.
Aujourd’hui est donc jour de clôture de dépôt des dossiers de candidature pour l’élection présidentielle de mars 2006 et Yayi n’était pas joignable. Au siège de campagne à Bar Tito, je voyais aller et venir Saka Lafia, la mine fermée. Il est quinze heures et je n’avais pas encore aperçu Charles Toko. Il était revenu d’un aller-retour la veille sur Parakou et devrait être « KO », me disais-je. La mission était une réussite inattendue et ma grande soeur Marguerite qui m’appelait régulièrement de Parakou n’affichait pas une grande modestie à ce sujet. Son entregent et ses relations avec le procureur de la république près le tribunal de première instance de Parakou avait permis de sortir le casier judiciaire numéro 3 de Yayi. Ce magistrat souffrira pourtant le martyr pendant les dix ans de règne de l’homme du changement et de la refondation.
Le temps s’égrenait, inexorable. Et bientôt, je vis Charles entrer dans le bureau en compagnie de Ahamed Akobi. Il m’informa avoir passé toute la matinée à la recette- perception de Jéricho en compagnie de Macaire Johnson pour le paiement des frais de dépôt de candidature. La quittance était là, dans l’épaisse chemisedossier à sangle que tenait Ahamed Akobi. Mais le problème, c’est que Yayi n’était pas là pour signer. Et le temps passait, sans arrêt. Je demandai qu’on ferme la porte du bureau à double tour. Nous n’étions plus que trois. Je demandai une feuille blanche…

Mémoire du chaudron 29
Chabi Zakari Félicien était dans tous ses états. Il était directeur général du Trésor et jusqu’à 17h, il ne voyait personne passer à sa caisse pour le paiement et le retrait de la quittance obligatoire sur le dossier de candidature. Ahamed Akobi finit par donner suite à ses appels incessants en le rassurant. La quittance avait été bien retirée, mais à la recette-perception de Jéricho en face du marché Saint – Michel. Le dossier était d’ailleurs totalement prêt. Tout était bouclé et le cortège s’ébranla bientôt en direction de la CENA. La délégation était conduite par le professeur Jean-Pierre Ezin qui était l’œil du renard de Djrègbé, Albert Tevoedjrè dont le PNE, parti national ensemble, était, avec le NCC de François Tankpinou, les premiers soutiens politiques ouverts de Yayi dans l’Oueme. Jean-Pierre Ezin, cet après-midi là était accompagné de Ahamed Akobi, André Dassoundo, Saka Lafia, Macaire Johnson et bien évidemment Charles Toko. J’étais resté à Bar Tito bien que n’ayant plus rien de particulier à y faire. L’ambiance bruyante des militants qui allaient et venaient, l’écho parfois sourd de la musique dehors, à l’entrée du siège, me laissaient songeur. Si tout ce monde insouciant pouvait savoir ce qui venait d’être éviter. Je repensai à tout ce parcours qui, finalement, aurait été vain. Quatre ans de réunions plus ou moins secrètes, de voyages de jours comme de nuits sur les pistes les plus improbables du pays. Quatre ans de rencontres, de contacts. Quatre ans de meetings. Un condensé de parcours et d’expériences qui, de toute évidence, étaient largement au dessus du jeune trentenaire que j’étais. Le Bénin s’était présenté à moi, de façon inespérée, dans toute sa nudité. J’avais parcouru tous ces moments aux côtés de Yayi Boni comme si j’étais aussi candidat aux élections présidentielles. J’avais vécu intensément les grands moments de joie, de doute et de désespoir. Et dans ces moments de doute, je m’accrochais à ce songe prémonitoire que je fis en 2002 et dans lequel le visage du Général Kerekou se transforma sous mes yeux en celui de Yayi que je n’avais encore jamais vu physiquement et dont le journal « Le Progrès » venait, sous l’insistance de Serge Loko, d’annoncer le destin présidentiel. J’avais une foi inébranlable en mes songes de sorte qu’il m’était souvent arrivé assez souvent dans mon cursus scolaire et universitaire, de voir en partie le corrigé-type d’une épreuve qui se présentait à moi le lendemain, dans les moindres détails. Au Bepc comme au Bac, j’avais suivi la proclamation de mes résultats avec une frappante précision avant même le début des épreuves. Cela avait évidemment ses mauvais côtés qui me torturaient souvent quand le songe était mauvais et que je devais voir se dérouler un drame inéluctable. C’était de l’irrationnel certes, mais c’était infaillible pour moi. Avec Yayi, j’avais alors vu le Bénin du jour, mais aussi celui mystérieux des mille et une nuit. Et parlant de ce Bénin des nuits, je n’oublierai pas de si tôt celui que nous fit découvrir Chabi Zakari Félicien, chez lui à Toui.
C’était à l’occasion de l’une des dernières tournées préélectorales que nous fîmes dans le nord des collines, plus précisément dans la commune de Ouesse. Partis de tchaourou en début d’après-midi, nous eûmes notre premier meeting dans l’agglomération de kilibo. Dans la cours de l’école primaire publique, noire de monde, la fierté nagot fut au coeur de tous les discours, certains allant jusqu’à maudire tout locuteur de la langue tchabè qui ne se rangerait pas derrière la candidature de Yayi Boni. Et ils étaient en effet très rares, à penser comme
Amos Elegbe, que la nébuleuse Yayi n’était qu’un trompe-l’œil, un ballon de baudruche qui se dégonflera très vite. C’est dire que le soutien de l’aire culturelle tchabè à la probable candidature du fils du terroir était ferme et dense. Après l’étape de kilibo qui ne prit fin qu’à la nuit tombée, notre délégation qui s’allongeait désormais au fil des jours, mit le cap sur le petit village de Ikemon. Même enthousiasme, mêmes malédictions proférées à l’encontre des « traitres » à la cause tchabè. Notre entrée dans le chef-lieu Ouesse, eu lieu au- delà de 23 heures à cause surtout de l’état défectueux des voies. Car l’arrondissement de Ouesse souffrait de tout. Elle ne disposait ni d’électricité, ni d’eau courante, et la voie d’accès principale n’était pas des plus confortables. Benoît Degla qui nous y accueillit dans la modeste maison du peuple éclairée à l’énergie d’un groupe électrogène, planta le décor en énumérant les doléances de sa terre. La foule compacte qui veilla jusqu’à tard dans la nuit pour écouter ce Yayi dont les calendriers étaient une denrée de choix, applaudit à tout rompre les promesses de cet homme qui s’engageait à ne jamais oublier ses frères mahi de Ouesse dont un des » dignes fils », en l’occurrence Benoît Degla faisait partie de sa garde rapprochée.
La dernière étape de cette tournée fut Toui que nous atteignîmes autour de deux heures du matin. Le ronronnement des moteurs de la dizaine de véhicules qui formait notre cortège, réveilla la population qui, lasse d’attendre depuis 16 heures, s’était assoupie. Après un rapide arrêt dans la villa de Chabi Zakari Félicien, nous nous ebranlâmes vers le lieu du meeting. Mais au lieu d’un meeting classique, ce fut à une véritable démonstration des réalités mystiques du peuple tchabè que nous assistâmes. La foule, réveillée s’excitait comme si elle voulait se racheter d’avoir entre-temps cédé au sommeil. La place du village, éclairée par quelques timides lampes néon, bruissait des roulements du tambourin – parleur que les anglophones désignaient plus justement sous l’appellation de « talking drum ». Albert, Macaire et moi avions pris siège derrière Yayi. Les roulements du tambourin s’intensifièrent aussitôt. Trois personnes, masquées et habillées en peau de bêtes, s’élancèrent au milieu de la scène, poussant des cris stridents, imitant différents oiseaux ou mammifères. Ils sautaient, virevoltaient avec furie, mimant des scènes de chasse, puis venaient se prosterner devant Yayi en prononçant d’interminables incantations dans un langage inconnu. C’étaient la société secrète des chasseurs, très réputée dans cette aire culturelle. Ils furent bientôt suivis par des femmes d’un certain âge, décharnée, dansant nonchalamment en balançant le corps à gauche et à droite. L’écho sonore du Daïbi, ce rythme rituel fédérateur des tchabè, envahit alors l’espace, sous cette voûte céleste sans étoiles. Puis un chasseur s’élançait à nouveau, fougueux, faisant des transes et poussant des cris d’animaux si perçant que j’en avais la chair de poule. Il faisait le tour de la scène puis finissait dans une bruyante allégeance à Yayi. Quant à quatre heures du matin, nous reprîmes la route pour Tchaourou, j’avais l’impression d’avoir vécu une nuit avec le monde des esprits. Et ce n’était certainement pas faux.
Bientôt une demi-heure que la délégation était partie à la CENA. Je rappelai Macaire Johnson pour avoir des nouvelles. Tout se passait bien. Mais mon interlocuteur rappela et me demanda de replier sur Cadjehoun. « Tiburce, le président vient de joindre Dassoundo. Il est à cadjehoun depuis quelques minutes et tient absolument à faire bénir le dossier par un groupe de pasteurs ». J’en croyais à peine mes oreilles. N’était- ce donc là que ce qui l’intéressait ? Je foncai en direction de Cadjehoun…

Mémoire du chaudron 30
Lorsque j’arrivai à Cadjehoun, Yayi était là, assis sur sa petite véranda. Il m’avait l’air un peu amaigri et fatigué, mais paraissait d’humeur normale. « Tiburce, fit-il dès que j’entrai dans la maison, tu n’es pas allé à la CENA avec eux ? ». Je lui expliquai que j’étais resté au siège de campagne après le départ de la délégation. Il m’invita à m’asseoir sur l’une des chaises blanches en plastique que Ibrahim le gardien avait disposées sur la véranda. Yayi, comme d’habitude, voulait avoir le baromètre du terrain. Je le rassurai sans avoir besoin de le flatter. Car tous les signaux étaient au vert. L’enthousiasme était visible chez les populations et pour la première fois, nous avions des effets d’adhésion qui transcendaient les cloisonnements politico-régionalistes connus jusque-là. L’image hideuse de la confrontation nord-sud que nous redoutions avait été si bien noyée que Yayi paraissait suscité plus de passions positives dans les grandes agglomérations du sud que dans les fiefs traditionnels du nord qu’il reprenait au Général kerekou. Et ce résultat était loin d’être le fruit du hasard. En effet, en le présentant au sud d’abord sous l’emballage des églises évangéliques, en utilisant à fond sa proximité avec les Soglo dont nous mettions l’accent exprès sur la similitude des profils de technocrate – banquier, en insistant régulièrement sur ses liens filiaux avec une femme de Glexue, donc du sud, nous avions obtenu un résultat au dessus de nos attentes. L’essentiel des bastions RB fondait comme du beurre au soleil. « Yayi Boni, c’est le fils spirituel de Soglo », entendait-on carrément depuis Cotonou jusqu’à Abomey. La stratégie avait réussi et en cette mi-janvier 2006, je ne voyais vraiment plus comment nous pouvions perdre la présidentielle. A moins que, comme le soupçonne certains pessimistes, kerekou décide de ne pas l’organiser. Les signaux contradictoires, aussi ambigus les uns que les autres, qui nous parvenaient de la part du vieux Général, alimentaient abondamment ces faisceaux d’analyse. Ce paraissait évident, c’est que Kerekou était sous pression. Entre la volonté de partir du pouvoir sagement comme il fit naguère en 1991, et la pression impitoyable d’un lobby jusqu’au-boutiste qu’on disait puissamment assis au palais et actionné par une autre Chantal de Souza, il lui arrivait de vaciller dangereusement. Mais il ne fit néanmoins rien pour contrer l’avancement du mythe Yayi sur le terrain.
Le portail s’ouvrit et la délégation revenue de la CENA, déferla dans la maison. Le flegmatique professeur JeanPierre Ezin, derrière ses épaisses lentilles optiques, paraissait préoccupé. Pareil chez les autres membres de la délégation qui prirent siège sur l’étroite véranda dans un bruissement de chaises en plastique. Yayi demanda aussitôt à voir le dossier. Akobi lui tendit la chemise-dossier cartonnée. Yayi l’ouvrit puis feuilleta silencieusement le lot de documents à l’intérieur, scrutant certaines pages plus longuement que d’autres puis, sans émettre le moindre commentaire, le posa sur une chaise laissée vide à côté de lui. La ville bruissait depuis une demi-heure de rumeur de report de la date de clôture des dépôts de candidature et sur cette information, Yayi se montra en avance sur nous tous en nous le confirmant d’office. La clôture des dépôts était ajournée de trois jours et était donc désormais fixée au dimanche suivant. « Rien ne presse, nous avons tout le temps », dit-il, avant de nous lancer sur le ton d’un défi, sa première sortie politique, son investiture en tant que candidat à l’élection présidentielle. Il la voulait pour le même dimanche, dans trois jours. Et il tenait à faire salle comble. C’est vrai que la programmation de cette investiture lui avait été faite par la Cellule de Stratégies et de Tactiques, CST, installée dans une villa discrète à deux pas de l’ancien rond-point de godomey. Mais l’absence de Yayi avait fini par émousser cette ardeur. Au sein de la CST, se retrouvaient entre autres, le docteur JeanAlexandre Hountondji, Karimou Chabi Sika, Saca Lafia, Bagoudou Adam, Nestor Noutaï et Charles Toko qui me confia avoir financé de sa poche, la climatisation des locaux au moment ou tous ces soi-disant politiques, rechignaient à sortir le moindre franc de leur poche. J’avais d’ailleurs toutes les raisons de croire à cette énième confidence de Charles, non seulement à cause de son engagement et de son zèle débordant, mais surtout à cause d’une formule que Saca Lafia lâcha un matin dans la petite cour du domicile de Yayi après sa première rencontre politique avec lui. Yayi qui, fin calculateur, évitait de s’afficher ouvertement avec Saca Lafia, pour ne pas choquer la susceptibilité de Kerekou, finit néanmoins par le recevoir en compagnie de Debourou Djibril. Je ne pris pas part à la séance, mais la mise au point que Saca Lafia fit à un des cousins de Yayi dans la cour, m’amusa et me revint souvent chaque fois que je voyais cet homme dont le visage paraissait sculpter pour ne jamais sourire. « Dites à votre grand frère que nous ne sommes pas venus vendre des cigarettes en politique », avait-il déclaré, la mine fermée. Voilà qui avait l’avantage d’être clair et bien dit, pensai-je alors, avec beaucoup d’amusement. Il vendait mieux que des cigarettes. Et cela devrait avoir son prix… en cash !
La CST avait donc proposé cette cérémonie d’investiture de notre candidat, une cérémonie qui devrait être surtout une grande opération de communication. Yayi, en nous donnant juste trois jours pour la réussir nous lançait un triple défi de mobilisation, d’organisation et de communication. Et parlant de communication, nous avions déjà bouclé l’affaire. La formule qui gagne était déjà en boîte : « ça peut changer, ça va changer, ça doit changer ». Une accroche née un peu par hasard, sur les écrans de Didier Aplogan, au siège de son agence de communication « AG Partners » à Cadjehoun, à deux rues du domicile de Yayi. Cet après-midi là, Didier m’avait invité à son agence pour, disait-il « lui voir quelque chose ». A mon arrivée, nous refîmes longuement le débat sur la mise en formule du terme « Changement » qu’il nous avait déjà convaincus de garder comme terme général de la campagne. Et entre le terme et la formule déclinable en mille slogans sur le terrain, il y avait un parcours du combattant. Après plus d’une demi-heure de discussion, nous n’avions pas toujours eu cette petite étincelle qui changeait tout. En ressortissant de l’agence, Didier m’invita à jeter un coup d’œil sur les propositions graphiques autour d’un cauris envoyé par madame Claude Olory-Togbe et oui qu’il avait fait photographier. Je le suivis donc dans son espace – graphisme où je retrouvai le large sourire graphique de mon cousin Luc Vodouhê dont personne en famille n’avait compris la décision de choisir toute cette misère en lieu et place d’une si valorisante carrière de médecin. Le cauris était là sur son écran. Il était large, beau, puissant, légèrement incliné. Il semblait déjà porter la magie de la victoire. En un clic de souris, Luc fit apparaître sur son écran la triptyque » ça peut changer, ça va changer, ça doit changer. « Il nous le montra sans trop savoir quoi en faire. Je le lis à haute voix. Quelque chose n’allait pas dans la progression de l’idée. Je proposai une réécriture de la formule mais en partant du « ça peut » et en terminant par la promesse « ça va ». Didier Aplogan me tapauta aussitôt l’épaule en exultant : « Tiburce, là c’est bon, on l’a et ça va faire très mal ». Je répartis ce soir de l’agence, en essayant de répéter silencieusement et le plus longtemps possible ce slogan dont le style n’avait pas de précédent dans ma mémoire. « J’espère que tout cela n’est pas ridicule », me disais-je.
Entassés sur cette modeste véranda, nous recevions la première vraie instruction de Yayi qui parlera désormais comme un commandeur, un chef politique. Il voulait le show pour dimanche, c’est à dire dans trois jours. Et ces trois jours que nous avions pour faire le plein du palais des sports, pour inonder l’espace de bannières et de calicots, seront les plus intenses que j’ai vécu en quatre années de marche vers le pouvoir.

Mémoire du chaudron 31
Branle-bas de mobilisation. Un peu plus de deux jours pour faire le plein du palais des sports du stade de l’amitié. Deux jours pour brander cet auditorium de 6 milles places qui donnait l’illusion, quand il était plein, d’en contenir 25 milles. Il était question de frapper fort à cette cérémonie officielle de déclaration de candidature de notre champion. Il fallait qu’il parte clairement gagnant dans l’esprit de tout le monde. Et pour ce faire, les moindres détails pouvaient compter.
Remplir ce palais des sports en 48 heures d’organisation et de mobilisation paraissait à la fois simple et un immense défi. Nous nous y étions déjà pris un an auparavant lorsque l’IMC-YANAYI, sous la houlette de Benoît Degla, avait pris de court toutes les autres structures et organisations politiques pro-Yayi, en dressant publiquement le portrait robot du nouveau président de la république. Un portrait qui, bien entendu, tissa une camisole qui ne pouvait aller qu’à Yayi. Nous étions pourtant initialement partis pour appeler clairement son nom. Mais la veille de ce 03 février 2005, pendant que nous donnions les dernières touches à l’organisation matérielle de l’événement, dans le hall du palais des sports, Degla reçu un énième coup de fil de Yayi qui faillit faire tout capoter. Yayi qui, pourtant, était associé au projet de bout en bout, se rebiffait. Il était déjà 21 heures et il ne voulait plus entendre parler de cette sortie prévue pour le lendemain. Il demandait que tout soit purement et simplement annulé alors que tous nos militants étaient déjà en effervescence. Que faire ?
Lorsque Benoît Degla rejoignit le petit groupe que nous formions et qui devisait, debout, au milieu du hall du palais des sports fourmillant d’activités, son ton désespéré et son air grave ne laissaient aucun doute : « les amis, dit-il, l’heure est grave. Le président exige que nous annulions la sortie ». » Quelle sortie ? Demandai-je », « Ah beh celle pour laquelle nous sommes ici en train d’aligner des chaises… » répondit-il. Je ne comprenais pas trop bien ce qui se passait. Nous avions été en contact continu avec Yayi sur ce projet de sortie politique depuis une dizaine de jours. Il y avait apporté sa touche, même si le Yayi de ces moments là comptait son argent au franc près. Et c’était un exploit de lui en prendre. Nous avions tenu réunions préparatoires sur réunions préparatoires. Nous avions mis en branle la centaine de mouvements politiques que comptait IMCYANAYI.
Et ce soir, le comité d’organisation s’était donné rendez-vous dans ce hall du palais des sports pour suivre la mise en place des chaises, du podium et des différentes banderoles. Et voilà que …patatras, Yayi changeait de direction comme un toboggan par temps instable. Alors que j’essayais de m’expliquer cette versatilité de notre leader, mon téléphone sonna et je vis apparaître sur l’écran son numéro. Ce fameux numéro Libercom que je savais reconnaitre de toutes les manières et qui mériterait bien une place dans le musé du hold-up politique. Ce « 90-02-… » a dû s’afficher en seulement quelques années, sur l’écran de tous les portables qui comptaient dans le pays, tantôt accepté, tantôt rejeté.
Lorsque s’afficha donc ce numéro sur mon téléphone, j’avertis aussitôt notre petit groupe, puis hâtai le pas jusqu’en dehors du hall. A l’autre bout du fil, Yayi. « Tiburce ça va ? Bonne écoute, il faut que tu parles à Degla et à tout le groupe. J’ai demandé de surseoir à votre manifestation de demain », « ce serait une erreur », répondisje alors que dans une monopolisation habituelle de la parole, il alignait son argumentaire. « Une erreur ? Et pourquoi ? » demanda-t-il, préoccupé. « Personne ne nous prendra au sérieux le jour où nous lancerons une nouvelle activité du genre » . Mais sans lâcher prise il argumenta : « j’avais bien interdit que mon nom apparaisse, mais on vient de me rapporter que vous avez le nom sur les banderoles ». Je compris alors que quelqu’un était allé nous plonger chez Yayi.
Le pouvoir n’était pas encore là mais la guerre de positionnements était déjà impitoyable entre différentes structures faîtières de mouvements de jeunes que Yayi, malicieusement, avait mis en compétition. Trois de ces structures se livraient cette guerre d’influence, Il s’agissait bien entendu de l’IMC-YANAYI présidé par Benoît Degla, de l’UFPR de Edgar Soukpon et de Víctor Adimi, de la CFC de Yacoubou Bio Sawe, Directeur de cabinet de l’actuel président de la Boad et qui fut le premier messager du yayisme dès 2001. Il eu la clairvoyance, après la victoire de Yayi en 2006, de solliciter son envoi dans l’administration de la Banque ouest-africaine de développement où il poursuit une carrière stable à ce jour. Les luttes d’influence entre ces mouvements avaient certes ce côté positif en ceci qu’elles constituaient une source d’émulation, mais le revers de la médaille existait. Et c’était à elle que nous faisions face en ce 02 février 2005, veille de la sortie officielle de l’IMC-YANAYI. Une des autres structures rivales avait tenu à faire avorter l’événement et avait, pour atteindre son but, avait intentionnellement lu YAYI partout où sur nos banderoles, nous avions écrit YANAYI. La mise en compétition systématique des collaborateurs présentait donc cet inconvénient mortel qu’elle pouvait induire le surplace, les énergies s’annulant mutuellement. Je réussis à rassurer Yayi : son nom ne figurait nulle part sur nos affiches et les différentes allocations.
La mobilisation était prévue pour être grande, je lui en donnai également l’assurance car, redoutait-il à raison, un échec de la mobilisation serait un précédent fâcheux à cette étape de notre marche. Finalement tout se passa très bien le lendemain et la réponse du public combla largement nos attentes, et même si nous n’avions pas rempli la moitié de la salle, nous avions eu par contre des militants motivés à bloc. Benoît Degla, de sa voix saccadée, avait lu les critères de choix retenus par l’IMC-YANAYI pour diriger le Bénin à partir d’avril 2006. Et pour lui aussi ce fut un triomphe. Car pour conduire cette manifestation, il avait dû braver les mises en gardes d’un de ses proches beaux-parents, homme des hautes et basses oeuvres du système kerekou finissant, Alexis Babalao.
Mais en réfléchissant sur cette volte-face de Yayi qui pour moi n’était rien d’autre qu’un manque de cran et de courage, je me felicitai de l’avoir tenir dans l’ignorance d’un coup audacieux qu’à trois, Charles Toko, Johnson Macaire et moi, nous montâmes et mîmes à exécution avec une folle audace.
C’était, je crois, en 2004. Un tract distribué sur le campus universitaire d’Abomey-calavi me parvint un aprèsmidi, au siège du journal « Le Progrès ». Un texte vaguement signé d’un prétendu » groupe d’officiers patriotes de l’armée béninoise » mettait en garde contre » les manoeuvres du général Mathieu Kerekou dont le seul dessein est de conserver le pouvoir au nord en se faisant succéder par son frère Yayi Boni, actuel président de la Boad ». Puis le texte se répand en une série de menaces épouvantables. Une copie du tract en mains, j’alertai Charles Toko puis il m’invita aussitôt à son bureau de Atinkanmey.
A mon arrivée, je le trouvai en grande verve avec un visiteur. Pendant que je patientais pour que prenne fin la causerie que je trouvais interminable, je ne pus m’empêcher de penser avec amusement à cet écriteau sur la porte de son bureau et qui disait en résumé ceci : » vous avez 5 minutes en tout pour poser votre problème « . Et accroché au mur, à l’intérieur du bureau, un autre écriteau, illustré par un personnage aux traits grimaçants, avertit : « ne me parlez pas de vos problèmes d’argent. Moi aussi j’en cherche » …
Lorsqu’enfin le bruyant visiteur se retira, je tendis le tract à Charles Toko qui le parcouru pendant un temps anormalement long puis, comme illuminé, me déclara : « j’ai une idée. Nous allons faire endosser au mystérieux groupe d’officiers patriotes, le contraire du contenu du tract ». L’idée me paru tellement étrange que j’eclatai de rire. Quelques idées pour épicer notre texte me vinrent rapidement en tête. Je pris un stylo, une feuille, et sur un bout du bureau, je rédigeai le contenu de notre tract à nous. Le groupe d’officiers patriotes, dans mon texte, présentait ses excuses à tous ceux qui ont pris au sérieux le contenu d’un document qu’elle reconnait avoir publier la veille, mais hélas à l’issue d’une séance de beuverie. Ce groupe dit tout son regret et appelle à soutenir la candidature prochaine du président de la Boad, le docteur Yayi Boni. Sans blague ! Lorsque Charles eu parcouru la copie que je lui tendis à la fin, il éclata d’un rire si irrépressible que ses yeux déjà naturellement rougis, laissèrent couler des larmes. Il saisit ensuite le texte sur son ordinateur portatif puis me promit que son homme de main du moment, Yacinth Tchobo me ferait signe dès que les tracts seraient sortis de ses presses. Je connaissais en effet quelqu’un de suffisamment zélé pour le yayisme, pour prendre le risque d’en assurer la distribution. Surtout que le lieu retenu pour recevoir les tracts n’étaient ni plus ni moins… la devanture de l’État Major Général des Forces Armées Béninoises ainsi que l’entrée principale du camp Guezo. Des lieux où sont postées en permanence des sentinelles !
La personne que je jugeai assez motivée pour cette mission folle était Macaire Johnson. Je l’avertis aussitôt que nous devrions nous retrouver à deux devant l’imprimerie du Matinal au bord de l’artère pavée en face de l’église St Michel, à une heure que je lui indiquerais. Puis je remontai à Sikecodji au siège du journal « Le Progrès ».
Quand Yacinth me fit signe, il était presque 1 heure du matin. Je fis signe à Macaire qui partit de Akpakpa Pk6. Nous nous rejoignîmes à St Michel, à l’imprimerie du Matinal où je lui expliquai la mission. Il empoigna le lourd colis, le disposa entre les jambes sur sa moto Mate 80 un peu fumante et disparu dans la nuit cotonoise. Je remontai directement sur Calavi. Je ne me rappelle pas avoir parlé de cette action folle avec Yayi. Si nous l’avions associé, c’est sûr que nous n’aurions rien fait. Non pas qu’il eut fait preuve de quelque vertu que ce fut. Mais il n’aurait jamais eu l’audace de l’autoriser. Dans certaines situations en effet, point n’est besoin de requérir l’aval du leader pour certaines actions de barbouze. Ça ne marche presque jamais.
Aujourd’hui nous sommes à 48 heures de la première grande sortie officielle de Yayi. C’est surtout le moment de faire un inventaire exhaustif de nos hommes sur le terrain. C’est maintenant que tout commence.

Memoire du chaudron 32
Même si l’argent ne crée pas un courant de sympathie durable en politique, son rôle y est si fondamental qu’en manquer à certaines étapes d’une aventure de conquête du pouvoir peut se révéler, ni plus, ni moins qu’une faute mortelle. Il en sera encore ainsi aussi longtemps que vivra notre système politique actuel avec l’élection du président de la République au suffrage universel direct. La femme la plus vertueuse du monde se méfiera toujours instinctivement des avances d’un gueux. Tout autre discours ne serait qu’hypocrisie pour berner des imbéciles. Yayi ne l’ignorait pas. Et même s’il passait une partie de nos rencontres à faire un travail psychologique sur le petit groupe de compagnons que nous formions autour de lui dans le milieu chrétien évangélique sur le nécessaire détachement vis-à-vis de l’argent, nous savions tous que le moment de la vérité ne tarderait pas à sonner. Cependant, avec le recul qui est le mien aujourd’hui, je me demande si ses difficultés à financer, comme cela se devait, nos activités, n’étaient pas la raison première de l’humilité dont il faisait preuve à notre égard, car dès qu’il fut plus tard en mesure de financer et de faire marcher qui il voulait, des noms comme Briga Bruno, Dogo Pascal, Loko Serge, Alagbe Dieudonné, Bovis Macaire, Glin Laurent, Chabi Sidi Abdel Kader, Togbe Euloge… semblèrent ne plus rien lui rappeler. C’était pourtant avec eux que nous semâmes, à mains nues, par temps de soleil et par temps de pluie, les graines du yayisme dans le milieu évangélique à travers le pays. C’étaient eux, les compagnons dont il ne voulait jamais se séparer pendant que les premières résistances apparaissaient comme en 2003, lorsque Joseph Sourou Attin, alors ministre des travaux publics et des transports du Général Mathieu Kérékou, refusa de nous donner accès à la salle de conférence où nous avions prévu organiser une conférence-débat sur le thème » La place du chrétien dans la vie économique de sa nation » et dont le seul orateur était opportunément Yayi Boni. Le ministre Attin était pourtant un fonctionnaire de la Boad en détachement. Il était pourtant chrétien évangélique actif. C’est dire les montagnes que durent déplacer quelques fois ces noms qui resteront dans l’oubli pendant les dix années de règne du « frère Yayi ». Je les ai cités ici exprès pour motif personnel de justice, sachant qu’ils ne vous diront rien, ceux qui l’affublaient des épithètes les plus abjectes étant devenus les principaux animateurs de la dévotion évangélique quotidienne à son domicile.
L’énergie de la conviction en politique a donc, comme je le disais plus haut, ses limites si le nerf de la guerre faisait durablement défaut. Et le premier à mettre les pieds dans les plats face au discours ascétique de Yayi, fut Rachidi Gbadamassi. Un des premiers soutiens politiques ouvertement affichés de Yayi, Rachidi Gbadamassi qui venait d’infliger une historique humiliation électorale à Ousmane Batoko dans la course à la mairie de Parakou en 2003, comprit très vite toute la caution morale et technique que pouvait représenter pour lui ce grand-frère, président de la Boad, et dont les ambitions présidentielles se murmuraient déjà. Cela tombait d’ailleurs très bien puisque l’institution sous-régionale venait de valider le financement d’un vaste projet de rénovation de la voirie de Parakou. Gbadamassi, en ces moments-là, fit tant de zèle à chaque descente de Yayi dans la cité des koborou pour un lancement de pavage de tronçon ou une énième visite de chantiers, que personne ne comprit son brusque renoncement au yayisme après seulement un an de lune de miel avec l’homme de Tchaourou qu’il avait pourtant présenté à tous ses lieutenants du quartier Bâ-Ouèra de Parakou, comme son choix pour 2006, au cas où le général Mathieu Kerekou déciderait de quitter le pouvoir. Il se faisait que l’homme politique Rachidi Gbadamassi comprenait mieux que son » grand frère » Yayi, le langage politique que parlaient ses électeurs de Parakou. Son exposition aux côtés du président de la Boad lui avait coupé de nombreux robinets financiers chez tous les autres dinosaures de la classe politique nationale. Le plus cocasse dans l’affaire, c’est que le maire de Parakou repartait toujours de chez Yayi, la tête pleine de promesses et de théories, les poches désespérément vides. Intolérable ! Il finit par s’en ouvrir à Yayi, comme cela sied à un vrai connaisseur des moeurs politiques du pays. » Président, nous avons besoin d’argent pour entretenir le terrain. Je sais que vous n’en avez pas. Alors voici ma proposition : autorisez-moi à aller solliciter quelqu’un que je connais très bien et qui peut beaucoup nous aider. C’est Patrice Talon « . Le maire de Parakou se serait-il, malgré la réponse évasive de Yayi, rapproché de Patrice Talon ? Toujours est-il que le refroidissement puis la rupture inattendue de son soutien au président de la Boad, tenaient en partie des écarts d’approche que les deux hommes avaient du rôle de l’argent dans la gestion d’une carrière politique. Mais a posteriori, on peut dire que Rachidi Gbadamassi, en évoquant la solution Patrice Talon déjà en 2004, avait eu tort d’avoir trop tôt raison. Une fois hors de l’orbite Yayi, il roula tour à tour dans la farine Bruno Amoussou à qui il promit l’électorat de Parakou, Séverin Adjovi à qui il poussa l’humour cynique jusqu’à remettre les clefs de la ville, puis enfin Adrien Houngbedji à qui il offrit un meeting avec bain de foule mémorable au stade municipal de la cité des kobourou.
Il ne vécut l’élection présidentielle de 2006 que depuis l’enceinte pénitentiaire de Natitingou où l’envoya la scabreuse affaire de l’assassinat du juge Coovi. Mais on peut l’aimer ou pas, il avait vu avant tout le monde, la thérapie au problème qui rongeait le yayisme et qui se révèlera avec une extrême acuité à l’occasion de l’installation du bureau et des points focaux départementaux du bureau central intérimaire, BCI, dont Moïse Mensanh était le président, Benoît Degla le trésorier et Edgar Soukpon le secrétaire général.
Nous étions en 2005, à un an des échéances électorales de 2006. L’urgence de fédérer les énergies jusque-là dispersées, se faisait plus que jamais sentir. Il était question de regrouper toutes les forces politiques yayistes opérant sur le terrain dans une grande structure faîtière qui sera le soubassement politique de la campagne électorale du candidat Yayi. Les travaux eurent lieu au quartier JAK à Akpakpa, à la salle des fêtes » Les Hortensias » située dans le vaste domicile de Francis da Silva. C’était surtout un défi organisationnel car les délégués, venus des quatre coins du pays devaient être hébergés et nourris. Au plan strictement des activités, les assises posèrent d’emblée les bases de ce qui sera plus tard FCBE, Forces Cauris pour un Bénin Émergent. Entre autres points focaux départementaux désignés, il y avait Michel Sogbossi pour le Couffo, Bernard Degbe assisté de Jean-Pierre Ezin et Mathurin Nago pour le Mono, Patrice Lovesse et Judes Aïbatin pour le Zou, Codjo Atchode et André Dassoundo pour les Collines, Debourou Djibril, Théophile Babalolla pour le Borgou, appuyés par de jeunes virtuoses aux crocs déjà acérés comme Gildas Aïzannon. Il y avait Bani Samari pour l’Alibori, Emmanuel Tiando et Madame Dafia pour l’Atacora, Ahamed Akobi assisté de Wallis Zoumarou, Soumanou
Toleba et Garba Foulera pour la Donga, et Rogatien Akouakou assisté d’une escouade d’activistes dont Souleymane Naïmi, Oussou Christophe au surnom évocateur de « Babassa », Justin Adjovi, Macaire Johnson pour le Littoral, Alexandre Hountondji, le magistrat Honorat Adjovi et Da Matha Santana pour l’Atlantique, Anani Abimbola et Robert Tagnon pour le Plateau, Simplice Codjo et Dominique Takpodji assistés de Hélène Kêkê pour l’Oueme. A tous ces noms il faut ajouter les fortes individualités féminines comme mesdames Olga da Silva, Grâce Lawani, Claude Olory-Togbe, Madame Denise Houngninou, Madame Satchivi, Madame Zoumarou, Madame Bio Sawe. Puis vint le moment des comptes. Sur un budget prévisionnel d’une centaine de millions pour la désignation et l’installation de ces points focaux, nous en avions à peine mobilisé le cinquième. Les délégations veneus de loin étaient bloquées dans leurs hôtels dont nous n’avions pas les moyens d’honorer la note. Les espérances placées en un sursaut d’orgueil du candidat s’effondrèrent. L’angoisse et la crise des nerfs étaient palpables chez les organisateurs. Il fallait parer au plus pressé. La coque du navire craquait. Le naufrage était imminent. Pour la première fois, je vis Tunde hors de lui-même. Francis da Silva, d’ordinaire si maîtrisé, laissa éclater son exaspération en petit comité : » s’il ne peut pas boucler ce budget, alors ce type ne peut pas être président de la République. Nous avons perdu notre temps » avait-il lâché, au bord de l’infarctus. Mais ce n’était plus le moment des états d’âme. Il fallait trouver un recours, un mécène, n’importe quoi. Le fameux nom Patrice Talon réapparut…
A deux jours de cette cérémonie de déclaration de candidature, les choses paraissaient moins compliquées, côté financier. Rachidi Gbadamassi était en prison. Mais son flair avait eu raison de toutes les pudeurs. La cérémonie s’annonçait belle. Elle s’annonçait grande. Elle s’annonçait surtout historique.

Memoire du Chaudron 33
Supputons un peu. Les élections présidentielles de 2006 auraient-elles connu cette issue si Yayi et Talon avaient fait chemin deux ou trois ans plus tôt ? Mon avis est négatif. Car les deux hommes se seraient découverts et le duo se serait disloqué. Alors je retourne la question autrement : Yayi aurait-il triomphé dans cette compétition s’il avait eu plus tôt les moyens de son indépendance financière ? Là encore ma réponse est négative. Car il aurait vite montré les tares qu’il présenta plus tard dans la gestion du pouvoir et aurait suscité méfiance et rejet. Alors la conclusion qui sied à mon avis est celle qui veut que le pouvoir d’État soit d’appel divin. Et dans ce Bénin si mystérieux et si spirituel, pays aux milles rois mages, vous êtes vite repérés par l’une des nombreuses tours de contrôle spirituel lorsque vous êtes porteurs de cet appel. La première tour de contrôle qui capta avec précision le faisceau de lumière sur Yayi en fin 2002, fut le lobby libanais conduit en ce temps par le patriarche Feu Assad Chagoury. La soirée d’échanges et de partage à laquelle il convia Yayi, en compagnie de quelques uns de ses compatriotes, était plus pour lui dire « nous avons vu ton étoile ». Aussi, la mise en place spontanée autour de lui d’un comité de vieux sages aux yeux perforants dès la même année et constitué du président Émile Derlin Zinsou, de son frère René Zinsou, de Albert Tevoedjre et de Moïse Mensanh, avait, à mon avis, plus à voir avec l’irrationnel. Il en va ainsi du pouvoir d’État ici. Si vous en êtes porteurs, cela se sait dans certains cercles. L’expérience qui fut la mienne sur le chemin du pouvoir aux côtés de Yayi Boni, m’en a donné une conviction définitive, même si je reconnais que ce genre d’assertion ne doit pas avoir sa place dans l’espace public et le discours officiel comme commença malheureusement à le faire le président Yayi juste après sa prise de pouvoir. Car alors on se retrouve dans une vision de monarchie de droit divin alors qu’on a été régulièrement élu par des instruments démocratiques modernes. La responsabilité dans ce cas de l’entourage d’un chef d’État est déterminante. Il faut contre vents et marrées, l’aider à continuer par se sentir homme, citoyen et non démiurge, thaumaturge ou « messikoï ». Je sais cet exercice très risqué et périlleux dans des environnements du pouvoir marqués par les intrigues, les coups bas, la jalousie et la méchanceté toujours gratuite. Mais il faut des » malio » pour indiquer au Egoun goun enivré par le roulement endiablé du Talkingdrum, les limites à ne pas franchir et lui rappeler surtout qu’à la fin des festivités, il devra se déshabiller des oripeaux flamboyants et si craints du revenant et retrouver sa famille comme un homme ordinaire.
Ma marche aux côtés de Yayi n’était pas calculée. Avec les compagnons des temps d’espérance, nous avions entamé la chasse à un gibier sans trop savoir à quelle sauce sa chair se mangerait, sans savoir le type de vin qui l’accompagnerait le mieux, sans rien savoir du spiritueux qui ouvrirait ce genre d’agape. Avec lui sur les infinis chemins du Bénin, je ne m’étais jamais posé la question sur ce qui me reviendrait à l’arrivée. Et je vois encore aujourd’hui certains de ces compagnons continuer d’assurer péniblement leurs loyers et leurs différentes charges familiales à Godomey-Togoudo, tout comme s’ils n’avaient pas fait de bonnes études sur le campus universitaire d’Abomey-Calavi, tout comme si Yayi qui les appelait par leurs prénoms n’avait jamais été président de la république.
Dans cette Mercedes à immatriculation diplomatique dont le confort intérieur me suffisait comme récompense, nous avions sillonné les grandes et petites agglomérations du septentrion. J’ai souvent frémi de bonheur en contemplant ce paysage tantôt désolé et lunaire, tantôt accidenté et escarpé, au nord de Natitingou, lorsque nous rendions visite au vieux Colonel Adolphe Biaou dans son orphelinat où il se battait les mains nues pour redonner espoir à une trentaine d’enfants déshérités. J’ai aimé ce décor de savane arborescente lorsque nous debarquâmes dans la ferme de Malam Idi pour une « visite de courtoisie » sur la route de Bembereke. Parfois les voyages étaient calmes et studieux. Yayi se réfugiait dans ce cahier de cent pages dans lequel il recevait ses cours de baatonu à domicile. Il s’y était engagé avec rage depuis qu’une attaque malveillante circula dans le septentrion, l’accusant de ne rien comprendre à la langue. Il perçu mieux que nous tous le côté pernicieux de cette accusation à un moment où la disparition de Saka Saley et de Saka kina mettait cet électorat à sa portée. Soit près de la moitié de l’électorat totale du septentrion. Un peuple fier dont personne ne pouvait présager du comportement électoral après le départ du général Mathieu Kerekou. Un peuple dont la frustration après le long règne du vieux kameleon s’exprimaient déjà par les résultats audacieux qu’un candidat comme Saca Lafia obtint face à l’homme de kouarfa aux présidentielles de 2001 rien qu’en maniant le discours de la fierté identitaire face au « Patriarche somba » qu’il accusait lors de ses meetings de proximité d’avoir bloqué et par complexe d’infériorité, pendant près de trois décennies, l’émergence de tous les cadres baribas. Kerekou le lui rendit d’ailleurs bien en le traitant publiquement de » bouvier « . Un trait d’humour caustique que ne comprirent que ceux qui maîtrisaient la sociologie bariba. Traiter en effet un bariba de bouvier était la pire des injures qu’on pouvait lui faire. Les princes baribas ne faisant garder leurs troupeaux que par les peuhls qu’ils considéraient au mieux comme des tâcherons » gando » et au pire comme leurs esclaves. Mais voilà donc que le très fier prince bariba Saca Lafia était… vétérinaire, c’est à dire médecin-traitant des bœufs. Sacré Kerekou !
Yayi savait que rien n’était garanti du côté bariba et que les blagues séculaires entre nagots et baribas ne seraient pas suffisantes pour déclencher l’enthousiasme de ce peuple autour de sa candidature, lui un nagot. Il fallait donc prendre le taureau par les cornes. Il fallait audacieusement se revendiquer bariba. Et pour cela, l’argument était à portée de mains. Sa mère n’était-elle pas bariba ? Eh il fallait l’exploiter à fond. Mais comment s’y prendre alors que lui-même ne parlait pas baatonu ? Retour au cahier. Humblement. Avec comme enseignante, la petite « Dado », une de ses nièces baribas qu’il fit descendre sur Lomé et dont la jeune soeur « Zouberath » occupera plus tard l’actualité dans l’affaire de tentative d’empoisonnement. Nous y reviendrons sans doute. Mais certains baribas ne restèrent pas dupes sur la manœuvre de Yayi. Et s’ils adhérèrent de façon compacte à sa candidature, c’était plus par réalisme que par reconnaissance identitaire. Car pour les baribas, il y avait bariba dans bariba.
En remontant ce soir sur Calavi, je repensais à tout ce parcours qui était le mien, jeune trentenaire, plongé directement dans l’antichambre de la conquête du pouvoir d’État. Nous étions finalement à la veille de cette grande cérémonie de déclaration de candidature. Toute la journée, notre siège a fourmillé de monde et d’activités. Fatigué, je remontais doucement me reposer avant demain, le jour « J ». A la hauteur de Calavi, mon téléphone sonna. C’était Yayi. Je descendis de l’asphalte aux rebonds dentelés qui était faite à l’époque en une seule voie. » Tiburce, me dit-il d’une voix pleine de précaution mais aussi de déception. Le discours que tu me proposes-là, je n’y comprends rien. Je ne peux pas lire ça là demain ». « Discours ? Moi ? Quel discours ? » Fisje, totalement surpris. » J’ai demandé qu’on te dise de me faire une proposition de discours, mais ce que j’ai sous la main là, ce n’est pas à la hauteur. Je vais devoir réécrire. Ce n’est pas grave… »
Je n’avais jamais entendu parler de ce discours. Quelqu’un venait de me porter un coup décisif. Et les effets seront durables. Très durables.

Memoire du Chaudron 34
Je commence cet épisode de mes chroniques en disant ceci à mes frères et anciens confrères journalistes : il n’y a strictement aucun avenir pour vous auprès d’un homme au pouvoir si vous ne pouvez pas vous présenter autrement que « journaliste ». Dans ce métier certes noble, mais où l’indigence matérielle pouvait parfois induire la disette morale et éthique chez certains de nos confrères, votre ascension vous exposera très vite à l’aigreur et à la jalousie de ceux qui ne comprendront jamais pourquoi c’est vous et non eux. Et même s’ils sont minoritaires dans la corporation, l’enzyme de leur venin sera suffisamment puissant pour vous mettre sur le grille et transformer votre séjour dans l’antre du pouvoir en enfer. C’est aussi que le titre de journaliste, dans ce milieu, tel que je l’ai connu signifie à peu près » un truc en attendant mieux « . Dans ces conditions, un titre de conseiller à la communication du président de la République devient le maximum imaginable que l’on puisse vous donner. Il s’agit évidemment d’une vue totalement erronée, injuste et frustrante.
En raccrochant donc le téléphone ce soir-là avec Yayi, un sentiment d’indignation, puis d’humiliation m’envahit. Je savais que Yayi avait une mémoire émotionnelle assez rigide et que la première impression que vous lui laissez, restait durablement même si les causes étaient démantelées. C’était la première fois qu’il me sollicitait pour un genre d’exercice aussi sensible que la rédaction d’un discours. Mais puisqu’il n’avait déjà jugé utile de me le demander directement, un intermédiaire dont j’ignore à ce jour l’identité, ne me trouva pas à la hauteur de la tâche. Je n’étais après tout qu’un journaliste, c’est à dire » un truc en attendant mieux « . Les choses étaient désormais sérieuses et il fallait solliciter quelqu’un à la hauteur. Un ou deux coups de fil plus tard, j’appris que l’auteur de la proposition de discours était l’éminent professeur de lettres qu’on ne présentait plus, en l’occurrence Roger Gbegnonvi. Vérité ? Intox ? Toujours est-il qu’à ce moment précis, rien ne tenait face à mon amour propre blessé. Je n’étais certes qu’un journaliste, c’est à dire » un truc en attendant mieux « , mais je savais que je n’avais à rougir devant personne dans le maniement de la plume. Ceux de mes anciens camarades de classe au CEG1 de Parakou dont je sais qu’ils sont très nombreux à suivre mes chroniques, savent que comme eux, je suis passé par de bonnes mains. Je pensai à Blaise Djihouessi qui découvrit la flamme de la prose en moi et l’entretint avec passion et amour. Je pensai à Louis Tambamou qui m’insuffla la soif inextinguible de la littérature classique. Et que dire de Félix Dossou qui, en Première et en Terminale au lycée Houffon d’Abomey fit pendant longtemps de ma note en dissertation au baccalauréat session 1993, un sujet de fierté personnelle ? Mes camarades de classe savaient que si mes professeurs donnaient si souvent lecture publique de mes copies de composition en français et en philosophie, ce n’était pas tant parce que j’étais un génie. Mais j’avais appris à faire parler mon âme, sans enflure ni pédantisme. Je n’étais pas un technicien froid de la langue, je m’efforcais à en être un musicien, de sorte que la symphonie de ses cliquetis insonores me rendait plus heureux que la récitation de règles d’orthographe et de grammaire qui ne fut jamais ma passion, mais sur laquelle on me prenait rarement en faute. Plus tard, mes années universitaires furent passées dans l’insouciante compagnie de mes confrères de Radio Univers dont Hervé Djossou et Ahmed Paraïso pouvaient témoigner de notre passion commune pour le beau texte, les meilleures attaques et les plus belles chutes. Nous avions l’assistance débonnaire des aînés dans le journalisme comme Ange Hermann Gnanih et Georges Amlon. Cette génération d’étudiants passionnés que nous formions sous la houlette de Samuel Elidjah, Doucis Aïssi, Serge Prince Agbodjan et j’en oublie, étaient loin d’être les moins brillants dans nos différents amphithéâtres. Mon chemin rencontra ensuite un as du calembour, Édouard Loko, qui fut le seul patron que j’eus dans le journalisme, ce » truc en attendant mieux » dont l’image me collera à la peau tout au long de mon séjour à la présidence de la république. Je ne serai jamais en effet qu’un jeune journaliste. Surtout après le quiproquo de ce soir. Pourtant en ce début d’année 2006 et en cette veille de cérémonie solennelle de déclaration de candidature de Yayi, j’avais déjà un respectable BAC+ 5 depuis deux ans au Département de Géographie et Aménagement du territoire. Je parle du vrai BAC+ 5, à l’ancienne, obtenu en amphi, pas celui des nombreux Master commerciaux qui inondèrent plus tard les rues de Cotonou. Mais ça, peu de gens le sauront pendant le temps que je passai à la présidence de la république. Pour tout le monde là, je n’étais qu’un jeune journaliste qui devrait déjà s’estimer heureux de se faire hisser Conseiller technique par la mansuétude du président Yayi. Certains jours, je me sentais vide, inutile, parvenu. Je n’entamai le long chemin de ma propre guérison que maintenant, quand un concours de circonstance me fit reprendre la plume et que votre enthousiasme, chers lecteurs, me fit reprendre confiance en moi. Je compris que l’ancien Tiburce ADAGBE était toujours là. Je m’en sens chaque jour heureux, grisé, réhabilité. Le pouvoir l’avait pourtant brisé.
Le professeur Gbegnonvi n’était pourtant pas n’importe qui. Ce tresseur habile des cordes de la rhétorique était une icône, un baobab. Mais en s’essayant à la rédaction de ce discours, il s’était simplement laissé piéger. Yayi, en voulant me confiant cet exercice, ne me faisait pas un honneur. Il savait qu’il fallait être chargé de tout ce qu’ensemble nous avions vécu, pour l’écrire. Mais quelqu’un jugea qu’il fallait mieux que le journaliste trentenaire que j’étais et qui exerçait un » un truc de métier » en attendant mieux. Le vieux Gbegnonvi eût pu être certainement mon professeur si je me fus inscrit en linguistique ou en lettres modernes. Mais sur ce discours il n’était pas à sa place.
Après une nuit passable, je me précipitai tôt le lendemain matin au domicile de Yayi à Cadjèhoun. C’était le jour « J ». Ce fameux 15 janvier 2006 était enfin là. Il était matinal et cela se comprenait. Je le retrouvai dans le séjour en train d’échaffauder le plan de déroulement de la cérémonie. Il était seul et griffonnait sans arrêt sur du papier. Je compris qu’il avait bouclé l’affaire du discours et qu’il fallait passer à autre chose. Il avait un casse-tête à gérer avec ses lieutenants de la Donga. Le rôle de plus en plus visible que jouait Ahamed Akobi en étouffait déjà plus d’un parmi eux. Et pour calmer les esprits, il tenait à faire prendre la parole au cours de la cérémonie, à un autre : Soumanou Toleba. Il demanda mon avis et j’acquiescai mécaniquement, sans y réfléchir. Il demanda aussitôt qu’on l’appela. J’essayai de relancer l’affaire du discours, mais il changea plutôt de sujet avec » non non j’ai fini par comprendre « , et me demanda le point des préparatifs au niveau de la communication. Je ne savais pas ce qu’il avait compris, car durant les cinq années qui suivront, il ne m’associa à aucune activité à caractère intellectuel. Je portai ma camisole en bronze de journaliste, c’est-à-dire ce truc qu’on exerçait en attendant mieux. L’arrivée de Angelo Ahouanmagna au palais en notre sein en fin 2007 fut finalement une bouée pour moi. Il porta une partie de la croix » journaliste » avec moi jusqu’au Golgotha. C’était pourtant un homme particulièrement inspiré dans la création des concepts de communication. Mais lui aussi ne restera que journaliste. Didier Aplogan en parlera un jour… peut-être.

Memoire du Chaudron 35
Ma première rencontre avec Didier Aplogan remonte au début de l’année 2005. C’était à l’occasion de la première réunion de ce qui deviendra plus tart la cellule de stratégies et de contacts, CST. Charles Toko le convia à cette séance qui eu lieu un soir à la Cité Houeyiho, au siège du cabinet d’études du professeur John Igue. Quelqu’un nous négocia une petite salle de réunion dans cette villa au bord d’une petite ruelle sans issue, à quelques encablures de l’actuelle antenne cotonoise de la télévision privée TV-Carrefour. Ce personnage au physique enveloppé et au timbre vocal écrasé qu’il savait aggraver pour prendre de l’ascendance sur son auditoire, n’avait rien d’un grand timide, contrairement à la première impression qu’il me donna au début de cette séance qui regroupait Charles Toko, Chabi Sika Karimou, Adam Bagoudou, André Dassoundo, Didier Aplogan et moi. L’ordre du jour de la séance était vague tout comme l’était la présentation que fît Charles du nouveau venu. Nous savions globalement qu’il gérait une agence de communication et « qu’il pourrait nous apporter quelque chose ». Didier, heureusement, n’est pas un timide, et dans la présentation qu’il fit aussitôt après de luimême, nous sûmmes que l’agence qu’il dirigeait à Cotonou avait une dimension mondiale et qu’il était aussi représentant du magazine francophone pour adolescents » Planète Jeunes ». Ce qui le caractérisait surtout, c’était ce langage direct qui bien souvent ne portait pas de gants. Ce langage qui mettra plus tard et si souvent Yayi sur la sellette, lui coûtera de régulières mises en quarantaine. Didier planta donc le décor ce soir-là dans un style qui me prit totalement de cours. « Dans mon métier, déclara-t-il, j’ai appris à vendre des produits et non des hommes ». « Eh bien, voilà qui commence bien avec ce gros rond », pensai-je, agacé. Mais le développement que fit ensuite le nouveau venu ne manqua pas de pertinence, même si je comprenais mal le détachement qu’il affichait vis-à-vis de la dimension politique de notre séance. « Moi je ne fais pas de la politique, déclara-t-il. Et je suggère que votre homme soit vendu comme du Coca-Cola. Nous vendrons comme une marque, pas plus ». Je ne savais pas ce que pensait Charles de toute cette théorie étrange mais je me rassurais en me disant que s’il l’avait invité à une réunion aussi sensible, c’est qu’il devait avoir une certaine confiance en lui. L’idée de vendre désormais Yayi comme du Coca-Cola m’amusa et me rappela des rumeurs qui courraient alors sur cette boisson séculaire dont je ne n’appréciais pas le grand rôt que sa consommation me donnait. Yayi fera-t-il rôter les Béninois ? Je retins in-extremis cette vanne que je voulais faire pour détendre l’atmosphère. Des gens obséquieux comme Chabi Sika n’y auraient rien compris. Mais tout de même ! Ce Didier faisait fort. Il poursuivit en posant la question fatidique que Charles et moi redoutions souvent chaque fois que quelqu’un que nous démarchions, décidait de jouer strictement sur la piste de la technicité. » Notre homme a-t-il les moyens d’une vraie campagne de communication ? « , demanda-t-il à cette petite assistance pétrifiée. Ah cette question ! Je cru bien l’avoir déjà entendue quelque part dans le bureau de Charles. » Et c’est toujours lui qui envoie des gens qui posent ce type de question « , maugréai-je en silence. Heureusement, Didier, contrairement à Guidigbi, comprit le lourd silence que nous lui opposâmes et proposa des solutions intermédiaires, en attendant que « notre homme ne sorte les sous ». Puisqu’il n’y avait pas les moyens pour réaliser ce vaste sondage d’opinion qu’il proposait comme préalable à toute initiative, il fut décidé que chacun de nous se transforma en agent sondeur dès que le questionnaire que Didier se proposait de faire élaborer par ses collaborateurs serait prêt. Les résultats de ce sondage d’opinions que nous nous retrouvâmes quelques semaines plus tard pour analyser et commenter, était plutôt riche et digne d’intérêt. Nous avions une perception par les sondés des principaux candidats potentiels à cette présidentielle que confirmeront les urnes un peu plus d’un an plus tard. La première leçon heureuse issue des résultats de cette enquête d’opinions était que les Béninois ne perçoivent pas les élections présidentielles de 2006 comme une confrontation entre le nord et le sud du pays. La deuxième leçon heureuse pour nous, c’était que la classe politique ne leur inspirait plus aucune confiance. Prenant un à un les potentiels candidats, ils trouvaient Bruno Amoussou rusé et pas rassurant, Adrien Houngbedji instable et comptable de l’échec de Nicephore Soglo en 1996. Ils trouvaient Lehady Soglo sans envergure et fils à papa, Severin Adjovi apparut comme un homme d’affaires, or ils ne voulaient pas d’homme d’affaires au pouvoir. De façon surprenante, Idji Kolawole était crédité d’une bonne côte de confiance, mais trainait comme un boulet, son image d’acteur du pouvoir Kerekou. Cette bonne côte était sans doute liée au fait qu’il était président de l’Assemblée nationale au moment de l’administration du questionnaire. Si Yayi paru gagnant de cette enquête, la position des enquêtés sur sa personne reste assez mitigée. La majorité estimait ne pas bien le connaître, même si son profil de banquier du développement emportait leur adhésion. La grande conclusion du document, c’est que notre candidat était vendable. Mais quand Didier sortit sa stratégie, solidement chiffrée en CFA pour vendre son » Yayi-Coca-cola » et qu’il ne trouva personne pour casser la tirelire, il disparu. Je ne le retrouvai que plus tard au siège de Campagne de Bar Tito, quand Charles le fit revenir pour la séance de validation du logo de notre candidat que nous eûmes avec la présence active de Patrice Talon. Mais les résultats de cette enquête commanditée des mois plus tôt, nous imposait déjà le changement comme thématique incontournable de la présidentielle de 2006.
C’est donc ce même Didier qui se retrouva aux manettes de la conception des affiches géantes qui décoraient avec énergie et puissance l’auditorium du palais des sports en ce jour, 15 janvier 2006, jour « J », « D-Day » comme le disent les anglais. Quand de Cadjehoun, Yayi m’envoya faire un tour pour prendre le pouls de la situation, je trouvai avec émerveillement un hall déjà plein à craquer à 11 heures, pour une cérémonie de déclaration prévue pour 16 heures. J’y retrouvai Hubert Balley dégoulinant de sueur. C’est à lui que Didier qui ne se voit jamais dans les seconds rôles, confia la tâche de l’affichage. Et on pouvait dire que ce créneau allait mieux à Hubert Ballet qui, revenu échaudé du Gabon, s’essaya à plusieurs activités dont la location de véhicules, mais un succès éclatant. C’était un homme chaleureux, cet Hubert dont la compagnie m’était plutôt agréable. Le ball du palais des sports était plein à craquer et pour gérer le flux continu des militants qui venaient à pieds des quartiers les plus lointains de Cotonou et environ, il fallut bientôt faire installer des bâches avec écrans téléviseurs dehors sur l’esplanade jouxtant le hall. Les choses s’annonçaient très bien au stade, mais se compliquaient à Cadjehoun. Un candidat annoncé pour les présidentielles de 2006 et dont Yayi avait personnellement négocié le retrait de la candidature, se rebiffait. Edgar Alia qui était pourtant prévu parmi les orateurs de ce soir, menaçait à nouveau de se porter candidat si certaines nouvelles exigences qu’il venait de faire parvenir à Yayi n’était pas prises en compte. C’était désormais une question d’heure pour l’avoir ou le perdre. Deux à trois heures pour céder ou résister à un chantage politique odieux.

Memoire du Chaudron 36
Que tous les amis et frères qui, de bonne foi, ont pu se sentir mal à l’aise après la métaphore utilisée dans l’épisode 33 de mes chroniques et parlant des Egoun goun, reçoivent ici toutes mes excuses. L’intention n’était pas malsaine. Salut fraternel. On se tient et le récit se poursuit.
15 Janvier 2006. Le soleil, de ses rayons impitoyables, dardait la ville de Cotonou. Telles des fourmis ébouillantées dans leurs trous, hommes, femmes et jeunes déferlaient en un flot incessant sur le stade de l’amitié de Kouhounou, aujourd’hui stade Général Mathieu Kerekou. Le hall du palais des sports affichant complet depuis 11 heures, des bâches et de nouvelles chaises furent déployées dans l’urgence au dehors, sur l’esplanade. Des baffes gigantesques disposées sous les bâches, relayaient en boucle les chansons que nous avions compilées pour la campagne et dont les supports audio, tirés en plusieurs milliers d’exemplaires, devaient être mis en circulation à l’issue de la cérémonie de déclaration de candidature. Et pour maximiser l’effet et la portée de ces chansons, nous avions dressé méthodiquement une liste des tenanciers de bars et des électroniciens plus communément appelés « dépanneurs » qui seraient d’accord pour jouer à longueur de journées nos CD, contre intéressement. Et il faut dire que la moisson fut si grande que beaucoup d’entre eux, suppliaient juste pour avoir un CD.
L’idée d’impliquer les artistes si puissamment dans cette campagne électorale, vient de Charles Toko. Nous en discutâmes une première fois au début de l’année 2005. Il m’exposa son idée de façon si convaincante que je me demandai comment personne n’y avait pensé avant nous. Le premier développement qu’il me fit concernait le milieu bariba dont chaque village disposait d’un orchestre de musique moderne d’inspiration traditionnelle. Ces orchestres qui occupaient une place centrale dans la vie des communautés pouvaient en effet se transformer en de puissants instruments de communication dans ces milieux, surtout les vocalistes qui avaient développé au fil du temps une lyrique d’une grande finesse. Ils savaient parler aux leurs comme personne d’autre ne le pouvait. Et quand le frétillement de la guitare solo, si caractéristique de ces rythmes, envahissait l’espace et les esprits, quand le batteur donnait la cadence avec des appuis vigoureux et saccadés sur la grosse caisse accompagnée des roulements cristallins des cymbales ; tout bariba vivait inévitablement ce transport de l’esprit dans un univers où tout devenait oui et amen. Ces orchestres demeurent à ce jour de véritables phénomènes de sociétés propres à cette aire culturelle, donnant en héritage au patrimoine national, des paroliers de génie dont le plus célèbre est Orou Karim. Charles proposa qu’on intègre tous ces orchestres dans notre stratégie de communication. Et c’était une proposition de génie car, à quoi servait-il de dépenser toute son énergie dans l’occupation des unes des journaux à Cotonou dans un pays majoritairement analphabète alors qu’une seule chanson allégorique en vernaculaire suffirait pour vous faire accepter ou rejeter par une communauté entière ? C’est cette idée qui fut ensuite élargie à tout le pays et qui donna cette compilation d’une dizaine de titres qui allaient bientôt révolutionner la communication politique sous nos cieux.
Si au palais des sports l’ambiance était euphorique, il n’en était pas de même à Cadjehoun. Edgar Alia montait toujours les enchères. Si Yayi voulait l’avoir à ses côtés tout à l’heure et pour la campagne, il devait s’engager, sur papier, à lui donner en cas de victoire, un ministère régalien. Il devait en outre lui assurer une autonomie de fonctionnement durant toute la pré-campagne et la campagne. En d’autres termes, le président d’Humanité Bénin exigeait de fonctionner en dehors de toute la superstructure politique mise en place déjà. Il voulait faire valider son budget de campagne et exigeait subtilement qu’on lui confiât à lui seul toute la zone de Savalou et environs. Il était déjà quinze heures et Edgar Alia ne lâchait pas prise. Yayi le prenait longuement au téléphone puis raccrochait, impuissant, avant de demander qu’on relance son numéro. Cette situation inattendue irritait au plus haut point André Dassoundo et certains de ses amis de la cellule de stratégies et tactiques présents. Ils revenaient de la CENA où le dépôt définitif du dossier de candidature avait eu lieu et entendaient faire le cortège avec le candidat jusqu’au palais des sports. Mais voilà que Edgar Alia qui n’avait jamais été des leurs, prenait tout le monde en otage. Se passer de lui n’aurait rien changé à l’issue du scrutin, mais ce genre de réflexion est aisée, seulement à posteriori. Yayi ne voulait aucune faille des collines jusqu’au nord. Et dans ce contexte où un score serré n’était pas à exclure avec Adrien Houngbedji clairement identifié comme son principal challenger, il préférait ne prendre aucun risque. Il voulait Edgar Alia avec lui, même s’il fallait se plier à toutes ses exigences. Ce qu’il finit d’ailleurs par faire.
Autour de 16 heures, le cortège de Yayi finit par prendre départ. La Mercedes à immatriculation diplomatique de la Boad n’était plus au nombre des véhicules de son parking. Pour la circonstance le comité d’organisation avait loué sur place une Mercedes presque identique. Yayi occupait seul la banquette arrière. Devant, assis à côté du chauffeur Tankpinou, son garde du corps, à l’aide de son téléphone portable, maintenait le contact avec le stade de l’amitié. Le cortège de trois véhicules roula à vitesse moyenne, toutes les phares allumés. Mais alors qu’il finissait de négocier le rondpoint au niveau de Cica-Toyota, un morceau de pavé trainant sur cette chaussée défoncée du côté du mur de la Ceb, percuta si violemment le carter de la Mercedes, que toute l’huile à moteur gicla en une grosse traînée sur l’asphalte dégarni. Il n’était surtout pas question de s’arrêter. Le chauffeur maintint son allure malgré le bruit désormais métallique du moteur. Lorsque le cortège franchit le grand portail du stade, l’effervescence fut telle que Yayi, grisé, voulut faire le reste du trajet à pieds. Mais il se ravisa face à la résistance de son garde du corps. Le cortège se fraya péniblement un chemin jusqu’à l’entrée principale du hall où se trouvait un groupe dérisoire de sécurité, monté par le colonel de gendarmerie à la retraite, Tchousso, et au sein duquel je fus ahuri de découvrir le gigantesque gabarit de… Macaire Johnson ! Ils firent de façon impeccable une ceinture de sécurité autour du candidat qui s’avança vers la bouillotte qu’était devenu l’intérieur de l’auditorium. Le chauffeur Tankpinou pût juste déplacer la Mercedes sur quelques mètres avant de couper le moteur pour l’éternité. Plus tard, un porte-chars passera la récupérer. Tout comme la Mercedes de la Boad à Abomey, ce moteur aussi avait coulé et avait donc définitivement rendu l’âme. « La guerre des choses dans l’ombre », dirait le prosaïque Gaston Zossou. Je restai dans le sillage de Yayi jusque dans la salle où son apparition provoqua un tel déchaînement de passion que le pauvre DJ qui chauffait la salle déjà depuis plus de deux heures, y laissa pratiquement ses cordes vocales. Yayi, excité, entreprit un tour de salle. Quand il eut fini et qu’il se fut installé, quelqu’un entonna l’hymne national, repris en choeur par une foule ivre d’espérance. A la fin de l’exécution de « l’Aube nouvelle », je me glissai dehors où déjà quelques journalistes me réclamaient, pas pour une interview. Chacun d’eux avaient son petit prétexte pour me signaler sa présence. Quelqu’un parmi eux poussa même l’étourderie jusqu’à déjà me réclamer une copie du discours de Yayi. C’était mon univers et je le connaissais bien. Je savais que le discours était la dernière de ses préoccupations.
Cela faisait à peu près trois quarts d’heure que je me tenais là debout sur l’esplanade au dehors, du côté de l’aire de jeu dédié au handball lorsqu’un tumulte suffisamment fort, me parvint depuis le chaudron de la salle. J’y accourus aussitôt. Quand j’entrai dans le hall, la foule extasiée scandait » bisser ! », « bissé ! ». Puis une voix mélancolique, émouvante et fluette s’éleva, remplit la salle, pétrifiant les esprits. Il chantait en langue fongbe, sur un rythme reggae langoureux, une chanson que bientôt toute la foule déchaînée reprenait avec lui. L’instant était surréaliste, magique. La grâce avait touché la campagne de Yayi. Je reconnus sur le podium, le physique presqu’efféminé de ce jeune homme dont j’avais rejeté l’offre quelques semaines plus tôt à Bar Tito quand il refusa de faire comme tous les autres artistes en laissant une copie de son CD. Il s’appelait GG Lapino. Son tube intitulé » Yayi Boni » comptera pour plus de la moitié dans le succès de notre campagne dans les départements de l’Atlantique et du Littoral. L’histoire de sa présence inattendue sur ce podium, mérite d’être racontée, pour la postérité.

Memoire du Chaudron 37
Debout à l’entrée de ce hall surchauffé, je voyais cette foule extasiée, déchaînée, vibrer à l’unisson avec le jeune artiste GG Lapino. Et quand Yayi se mit debout, balançant les deux mains levées à gauche et à droite, ce fut le délire. J’essayai surtout de capter le message de la chanson. Un appel sans ambages à voter Yayi qui serait la troisième issue entre deux belligérants qu’on imaginait aisément être Bruno Amoussou et Adrien Houngbedji. « Yayi Boni mi na zé » ce qui signifie « c’est Yayi le choix à faire « . Le refrain a l’avantage d’être court, concis et agréablement mis en mélodie, tous les ingrédients d’une excellente arme de communication politique. Lorsqu’il finit sa deuxième prestation, le public, insatiable, en réclama une troisième malgré l’effort de l’animateur pour passer à autre chose. Yayi mit fin à ce tiraillement passionné en autorisant d’un signe de main une nouvelle reprise de la chanson et en se mettant debout. Puis ce fut à nouveau l’effervescence dans la salle. La mélodie finit par s’incruster définitivement dans mon esprit. Mais je voulais, avant tout, savoir comment ce jeune homme s’était retrouvé là. J’avais vu la liste de passage des artistes prévus pour animer la cérémonie et je savais qu’il ne s’y retrouvait pas. Je voulais désormais tout savoir. D’où sortait-il ? Quel était le parcours de cette chanson avant et après notre rencontre à Bar Tito ?
Théodore Gaspard Gougounon à l’État civil, ce jeune artiste au teint clair, au physique efféminé et aux cordes vocales mélancoliques, était un produit des quartiers chauds de Godomey. En ce début d’année 2006, il avait déjà troqué tondeuses, ciseaux et peignes qu’il manipulait pourtant avec art dans son atelier de coiffure, pour le micro depuis quelques mois. Il avait déjà quelques chansons sulfureuses qui se jouaient en boucle dans certaines discothèques de Godomey et de Calavi. J’avais souvent entendu ce fameux titre « Dawe fon » qui enthousiasmait si souvent jeunes gens fiers de leur virilité et femmes frustrées, mais je n’avais jamais cherché en savoir plus sur l’auteur. Il affinera plus tard son art dans l’exploitation des thématiques bien en bas de la ceinture. C’est donc ce jeune coiffeur des zones chaudes de Godomey, au début d’une prometteuse carrière musicale qui eut l’initiative en 2005, alors qu’il ne connaissait personne dans le dispositif Yayi, de la chanson » Yayi Boni ». La suite fut un chemin de combattant pour lui. Toutes ses tentatives pour approcher le président de la Boad dont le nom circulait déjà dans les milieux politiques furent vaines et se soldèrent par une grande frustration pour lui. Un de ses amis finit par lui parler d’un « gars de Yayi » résident à Togoudo et qu’on pouvait voir certains jours, traverser Godomey sur sa vieille moto Yamaha lourdement chargée de sacs de provendes pour ses élevages : Paulin Dossa. GG Lapino lui fit aussitôt écouter sa composition dont il laissa une copie. Paulin Dossa promit le faire écouter par Yayi, mais les contretemps s’enchaînèrent. Il sollicita le concours du gardien de Yayi à Cadjehoun, sans grand succès. Finalement, avec l’aide du garde du corps, il décida d’en parler au vieux chauffeur Tankpinou. Cette solution dans les milieux des réseaux de pouvoir rate rarement sa cible. Il est en effet plus avantageux d’avoir l’amitié et le soutien du chauffeur ou du domestique d’un Président de la République que de se tuer à rechercher le regard bienveillant de ses conseillers qui, malgré les titres, sont à certains moments aussi loin du « chef » que vous même. La proximité efficace et agissante avec un président de la république n’a souvent rien à voir avec un titre officiel. C’est que ce personnel est présent dans les grands moments de réceptivité du président. Je parle de ces moments où un homme, fut-il le plus puissant de la terre, fait attention au moindre avis, à la moindre réflexion qui se fait autour de lui. Ceux qui eurent cette sagesse des choses, battirent des carrières enviables. Une fois donc le CD de GG Lapino dans les mains de Tankpinou, le tour était joué. Pendant que Yayi regagnait Lomé après après un week-end à Cotonou, le chauffeur qui savait mieux que quiconque à quel moment du trajet son attention se portait sur le moindre détail autour de lui, lança le morceau dans le lecteur de CD de la voiture en diminuant paradoxalement le volume. On fait en effet plus attention à ce qui se chuchote qu’à ce qui se vocifère. Au bout d’un moment, Yayi demanda qu’on montât le volume. Ce que fit avec satisfaction le chauffeur. La mayonnaise venait de prendre. Il le fit rejouer deux à trois fois avant l’arrivée à destination puis demanda qui en était l’auteur. De fil en aiguille, le jeune artiste reçu la promesse ferme d’une rencontre avec le candidat potentiel à son passage suivant à Cotonou. Mais la tenue de cette promesse, à nouveau, se fit attendre en vain. Paulin Dossa décida alors d’envoyer GG Lapino à Bar Tito où, apprit-il, quelque chose se faisait pour les artistes. Je ne reviendrai pas sur cette rencontre que j’eus avec cet artiste au front ceint de banderole blanche et dont les contours des yeux me paraissaient soulignés à l’antimoine. Il me fit un effet antipathique et son refus de laisser une copie de son CD comme le faisait tout le monde n’arrangea rien. Il repartit comme il était venu, son CD en main. Je n’avais pas une idée glorieuse de tous ces jeunes artistes qui se transformaient parfois de façon outrancière le physique. L’art, selon moi, suffisait amplement pour plaider pour ou contre l’artiste. Et puis de toutes les façons, l’artiste que Yayi voulait voir dans son écurie de campagne, croyais-je, c’était Zenab Habib. Mais les quelques apparitions que fit son manager au physique de catcheur à Bar Tito, ne furent pas concluantes. Luc Dansou montait les enchères et les exigences tant et si haut, que nous décidâmes de le laisser à l’intérêt que, nous disait-il, l’état-major major de Adrien Houngbedji manisfestait pour son artiste. J’en fis d’ailleurs un compte rendu désespéré à Yayi qui, à ma grande surprise ne se démonta nullement. Il voulait avoir Zenab avec lui. « Je gère moi-même », m’avait-il dit finalement, plein d’assurance. Il ne l’aura finalement pas.
Quand vint donc ce 15 janvier, grand jour de sa déclaration de candidature, Yayi qui, malgré le caractère brouillon de ses initiatives intempestives, savait garder la suite dans les idées, fit passer par Paulin Dossa, le message d’intégrer GG Lapino dans la liste des artistes prévus pour chanter au cours de la cérémonie. Mais là encore le blocage fut total et hermétique. Le MC de cérémonie qui soupçonnait une manœuvre de l’artiste, refusa de le faire chanter. Il ne restait plus que deux options au jeune Théodore Gaspard Gougounon : rentrer définitivement chez lui avec son CD qui semblait être né avec la poisse, où attendre en spectateur. Ne sait-on jamais. Et c’est la seconde option qu’il fit. Lorsqu’après le tour de salle, l’hymne national et les slogans, Yayi se fut installé, il demanda aussitôt GG Lapino et exprima sa volonté de le voir chanter là, maintenant, immédiatement. Un peu contrarié, le maître de cérémonie réclama le fameux CD qu’il transmit au DJ. Puis le visage de notre communication bascula. Ce morceau irrésistible ensorcela les électeurs les plus indécis dans le Littoral et l’Atlantique. Ce morceau parla là où nous n’aurions jamais pu prendre la parole. Ce morceau installa durablement Yayi dans le coeur d’une couche d’électeurs souvent inaccessible : les jeunes mais surtout les rebuts de notre société. Lapino était des leurs, et puisqu’il orientait le choix vers Yayi, celui-ci devenait aussitôt un des leurs. Une nouvelle façon de percevoir et de concevoir la communication politique montait en puissance. Simplement par le fait d’une pierre rejetée, qui devenait la principale de l’angle, un coup de génie resté inégalé, un ange venu de l’enfer : GG Lapino… !

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Après donc une deuxième reprise de cette aude envoûtante du jeune GG Lapino, le maître de cérémonie décida d’emblée de passer à autre chose. Le temps passait en effet et une série d’intervenants étaient programmés. Un représentant des jeunes, un représentant des femmes, des personnalités triées sur le volet, les représentants des différents partis politiques engagés derrière cette candidature puis, pour finir, le discours de déclaration de candidature. Conformément à la volonté de Yayi, c’est le docteur Soumanou Toleba qui prit la parole au nom de tous les jeunes. Ce qui ne manqua pas de susciter quelques haut-le-coeur du côté de quelques responsables de mouvements de jeunes yayistes qui n’avaient pas grand souvenir de son activisme en leur sein.
Ce choix imposé par Yayi ne manquait pourtant pas de bon sens politique. Il n’était en effet pas question de commettre la moindre erreur dans la gestion du département de la Donga qui devint l’objet de toutes les attentions depuis que celui qui était pressenti pour en être naturellement le leader, préféra une poursuite de carrière au Fonds Monétaire International à Washington, abandonnant sa troupe sans consigne claire. Une monumentale erreur politique dont les conséquences se feront sentir encore très longtemps. C’est vrai que quelques jours seulement après le départ de Abdoulaye Bio Tchane pour Washington, les leaders politiques de la Donga, sous la houlette de Ahamed Akobi, avaient fait une sortie publique à la maison du peuple de Djougou, sortie au cours de laquelle ils déclarèrent leur soutien à la candidature de Yayi Boni. Mais deux prudences valent mieux qu’une, le candidat le savait très bien. C’est pourquoi, après avoir donné des rôles majeurs à Akobi dans l’organisation de son staff de pré-campagne, décida, par précaution, de calmer d’éventuelles frustrations chez Soumanou Toleba, cet ancien membre fondateur du Rassemblement pour l’Unité Nationale et le Développement, RUND de Idrissou Ibrahima. Et puis en terme image, ce serait une erreur tactique qu’aucun ressortissant de la Donga ne prenne la parole à un rendez-vous si fondateur. Il y avait certes Wallis Zoumarou qui ne marchandait pas son soutien à Yayi, mais sa carrière politique semblait sur le déclin après son long conflit avec le régime finissant de Kerekou qu’il n’eut de cesse d’affronter à travers son frère, l’ambassadeur Issa Kpara, mettant en permanence Sèmèrè sous tension. La Donga était enfin à surveiller de près à cause de son comportement électoral qui peut être très imprévisible. On n’oubliait pas en effet la mémorable raclée qu’infligea Nicephore Soglo au baobab Mathieu Kerekou à Djougou et environs lors des élections présidentielles de 1996. Un score électoral que certains analystes de l’époque s’empressèrent certes de mettre sur le compte de la présence aux côtés de Nicephore Soglo, de Paul Dossou, natif de Djougou, mais ce souvenir était à prendre en compte dans la pondération des hypothèses d’adhésion sur la seule base régionaliste à laquelle la Donga peuvait refaire la surprise de faire mentir. Et de façon générale, les dernières résistances qui s’observaient dans certains endroits du septentrion devaient recevoir un traitement chirurgical local et non une chimiothérapie générale et sans discernement qui pouvait provoquer des métastases. Nous savions par exemple que à Sinende, le colonel Soule Dankoro refusait obstinément de se mettre dans les rangs, dans l’Atacora. Nous devrions nous passer d’un jeune leader émergent comme Barthélémy Kassa, resté fidèle à l’aile du Fard-Alafia qui refusa de s’aligner derrière Yayi. La solution là par exemple fut de vider le Fard-alafia de sa substance. Dans l’Alibori, Issa Salifou et le maire de malanville, koumba Gadje entretenaient la rébellion électorale sur les bords du fleuve Niger, mais en plus des leaders d’opinion de ce département qui lui était acquis, Yayi savait qu’il pouvait compter sur une vague de sympathie à kandi et environs, les populations d’un certain âge gardant encore en mémoire, le souvenir de ce jeune professeur de mathématiques qui n’impressionnait pas seulement par sa moto Yamaha MB-100, mais surtout par sa capacité à donner ses cours sans fiches. Certains pousseraient la précision de la mémoire jusqu’à se souvenir de ce génie un peu brouillon qui trainait des traces de poudre de craie blanche sur les mains, les bras, les coudes et même parfois dans les cheveux qu’il gardait hauts et touffus. C’était en effet dans cette ville de Kandi que Yayi Boni exerça sa première mission d’enseignement. Et à l’heure de la mobilisation politique, des paramètres à priori anodins comme celui-là, peuvent jouer un rôle déterminant dans l’adhésion populaire. Ils suffisaient juste d’en faire une exploitation intelligente et appropriée. Nous fîmes d’ailleurs ce genre d’exploitation un à deux ans plus tôt au lycée Mathieu Bouké de Parakou, en réveillant et en entretenant un courant de sympathie et d’émotion autour d’une journée de retrouvailles des anciens de ce lycée, cérémonie qui fut fortuitement… ou presque, placée sous le parrainage de Yayi Boni qui, bien entendu y avait fait son cursus secondaire. La quête de l’électorat ne saurait être l’affaire exclusive des accords d’appareil avec le gotha politique. Il fallait attacher mille cordes à notre arc. Ce que nous avions fait amplement.
Les discours se suivaient dans ce hall du palais des sports qui avait désormais retrouvé une accalmie que rompait par intermittence le slogan » …avec Yayi Boni …ça peut changer, ça doit changer, ça va changer » suivi d’une salve d’applaudissements. Vint enfin le tour de Edgar Alia dont Yayi ne pu jamais correctement prononcer le nom plus tard. Dans sa bouche en effet, ce sera toujours Edgar AliaS avec un « s » prononcé à la fin. Il y avait de ces noms qu’il massacrera ainsi tout le temps, malgré les habiles rectifications que nous lui apportions. Ce fut par exemple le cas de « Zinzindohoue » dont on n’entendait de sa bouche qu’un galop de syllabes. L’exercice devenait carrément périlleux quand il devait prononcer » Ahouanvoebla ». C’était presqu’un petit aboiement que j’entendais alors et qui, plusieurs fois, faillit me faire pouffer de rire. Mais il ne le faisait pas exprès, bien entendu, même s’il ne faisait pas non plus d’efforts pour corriger cette tare. Revenons donc à notre Edgar Alia. Quand il vint au micro, il réclama des applaudissements que le public lui offrit de coeur joie. Dans un discours qu’il prononça avec beaucoup d’emphase, il fit longuement les éloges de Yayi sur un ton tantôt grave, tant léger et enjoué. Il expliqua que ce choix était le seul qui s’imposait à tout patriote béninois. Ce choix, dit-il, était à faire sans égoïsme et petits calculs politiciens. Puis, il conclut en annonçant le retrait de sa candidature au profit du » cheval gagnant » Yayi Boni. La salle se mit à nouveau en effervescence. Edgar Alia lança le slogan deux ou trois fois avant de descendre de la scène. Ce discours m’amusa particulièrement. C’était comme si je n’avais pas été témoin quelques heures plus tôt de tout ce chantage politique. Mais dans le mercato politique qui démarra juste au lendemain de cette déclaration de candidature, j’en verrai de bien plus incroyables, comme celle dont je fus un témoin abasourdi entre Séverin Adjovi, Houdou Ali et notre candidat. C’était au domicile de Séverin Adjovi, à quelques encablures de l’aéroport.

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Il y avait une façon de lire et de comprendre l’obsession de Yayi à avoir Edgar Alia avec lui. N’oublions pas qu’en cette veille de sortie de scène du Général Mathieu Kerekou, un champ large de possibilités s’offrait certes à notre candidat certes, mais le terrain était parsemé de mines antipersonnels qu’il fallait savoir identifier et désamorcer avec adresse.
Tout lui était possible, mais en même temps la moindre faille dans ce château de cartes pouvait entrainer l’écroulement de tout l’édifice. Le cas de la géopolitique des collines à la veille des présidentielles de 2006 mérite qu’on s’y attarde un peu. Deux groupes socio-culturels composent cette aire géographique. Il s’agit des nagots et assimilés parmi lesquels il faut mettre les idaatcha et les ifè, puis les mahis dont la répartition sur l’espace du département n’est pas homogène. Si Yayi pouvait compter sur une adhésion naturelle et spontanée des nagots pour qui le slogan était » enfin notre tour », les mahis étaient à conquérir, même s’ils exprimaient une certaine bienveillance à son égard. Il y avait déjà, bien entendu, l’engagement sans faille de Benoît Degla que Yayi utilisait déjà comme un signal dans le nord des collines pour transcender le vieux clivage politique qui opposait les populations de Ouesse-centre essentiellement mahi à celles des autres arrondissements nagots de la commune, depuis le choix par le gouvernement marxiste révolutionnaire, de Ouesse comme chef-lieu de district.
A l’avènement du renouveau démocratique, le comportement de l’électorat dans ce district rural devenu commune, a bien souvent épousé la démarcation ethnique entre ces deux populations. Une démarcation que seule la grande aura du général Kerekou réussissait à étouffer. Son départ en 2006 ouvrait donc une ère d’incertitude dans cette zone et l’hostilité très ouvertement affichée des leaders mahis comme Edmond Agoua et Jean Gounongbe à la candidature de Yayi était du plus mauvais augure. Il fallait par ailleurs intégrer le fait que les mahis, au nord du département des collines n’ont pas les mêmes réalités politiques que ceux de Savalou et environs. Il était en effet très malaisé de savoir si ces derniers se rangeaient dans la zone géopolitique Collines-Septentrion ou Fons et assimilés.
La consultation des résultats des élections présidentielles de 1991, de 1996 et 2001 qui opposait chaque fois Nicephore Soglo à Mathieu Kerekou, avec un clivage Nord-Sud très prononcé, avait montré un glissement progressif du vote des mahis de Savalou et environs vers le bloc géopolitique Colline-Septentrion. Un bon signal pour Yayi. Mais il fallait rester sur ses gardes, la proximité culturelle naturelle mahi-fon pouvant être réactivée à tout moment. Et c’est d’ailleurs ce que soupçonnait Yayi lorsque Edgar Alia commença son petit numéro chantage politique. Il soupçonnait une manœuvre de division orchestrée son challenger majeur Adrien
Houngbedji qui, disait-on, aurait salarié depuis deux ans plusieurs dizaines d’élus locaux dans les collines et le septentrion. Une candidature de Edgar Alia, ajoutée aux trous d’air que constituaient déjà Edmond Agoua et Jean Gounongbe aurait un effet psychologique négatif dans le milieu mahi. Et Yayi l’avait bien compris. Même s’il fit preuve de génie politique en plaçant l’épicentre identitaire de sa candidature dans la zone bariba plus au nord, il savait très bien que son vrai centre de gravité politique était dans les collines.
D’ailleurs en lisant ces lignes, il se souviendra sans doute de l’indifférence de ces nombreux cadres baribas à Nikki en 2003, lorsque nous nous y rendîmes pour sa première gaani politique. Je me demande même si certains parmi eux n’avaient pas rigolé discrètement en voyant apparaître parmi eux, cet intrus sans invitation spéciale, dans ce « taco », tenue traditionnelle bariba, trop propre pour être authentique. Mais lui Yayi y était allé en conquérant. Il savait ce qu’il voulait. Et en cette mi-janvier 2006, à quelques semaines du démarrage de la campagne électorale, le peuple baatombou était aligné derrière lui. Son influence personnelle, son flair très aiguisé, ses fausses humilités, son opiniâtreté mais aussi les réseaux que Patrice Talon mit en branle dans les bassins cotonniers du nord, le plaçaient comme favori de la compétition à venir. L’ancien professeur de mathématiques brouillon mais réputé du Ceg kandi, l’homme à la Honda MB-100 qui ne détestait pas les nanas, l’ancien pensionnaire du lycée Mathieu Bouké de Parakou, camarade de classe de Saca Lafia, de Noël Kousse et de bien d’autres, le modeste rejeton du quartier okéglété à Tchaourou, devenait le maître du nord. Et ce n’etait pas la résistance de Georges Saka, Barthélémy Kassa, Soule Dankoro, Amouda Razaki, Antoine Dayori, koumba Gadje, Rachidi Gbadamassi et Issa Salifou qui le bloquerait. D’ailleurs pour les cas Issa Salifou et Koumba Gadje, il y avait une solution toute trouvée sur les bords du fleuve Niger. Une solution qui s’était offerte d’elle même : Houdou Ali.
Ah ce Houdou Ali … ! Aussi fidèle que ma mémoire puisse me rester, le président du Parti Beniniste du Bénin offrit très spontanément et assez tôt son soutien à Yayi. Malgré le discours très peu saisissable de l’homme, mélangeant avec une verve irrationnelle Karl Marx à Jésus et à Mahomet, son utilité se révélait de plus en plus dans le nord de l’Alibori qu’Issa Salifou promettait à Amoussou. Mais ce que nous ignorions, c’est que nous n’étions pas seuls à l’avoir perçu. Deux jours après cette éclatante cérémonie de déclaration de candidature de Yayi, je me rendis chez lui pour une raison quelconque. L’ambiance y était incroyablement électrique. Yayi téléphonait sans cesse. Quelqu’un m’informa rapidement de la nouvelle incroyable du jour. Houdou Ali refusait de décrocher Yayi. Il aurait même confié à une tierce personne qu’il n’accepterait plus parler avec Yayi, qu’en présence de Séverin Adjovi. J’étais journaliste depuis un peu moins de dix ans déjà et je connaissais bien les moeurs politiques du pays. Mais c’était la toute première fois que je voyais ce cas de figure. Un homme politique qui se vassalisait au point de ne plus pouvoir parler qu’en présence de son nouveau « maître » ? c’était absolument inouï.
Après plus d’une heure de pressions et de médiations diverses, Houdou Ali finit par nous faire une concession. Il était d’accord pour reparler avec Yayi ; mais seulement au domicile de Séverin Adjovi où il se trouvait, et en sa présence du maître des lieux. Yayi me demanda de l’y accompagner. En une dizaine de minutes, nous étions dans la cour de cette vaste demeure qu’avait érigée Séverin Adjovi à un jet de pierre de l’aéroport. Le lieu me rappelait les « asciendas » brésiliens que nous voyions dans les telenovelas latino-américains où il était souvent question de maître, de sujets et d’esclaves. Cela tombait bien : nous y étions pour négocier ou renégocier un homme. Son nouveau maître nous y attendait sans doute. Avec ses nouvelles exigences.

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On ne peut gérer l’appareil d’État avec des principes moraux rigides. Et cela tient de la façon dont on accède au poste de Président de la République. Dans un système démocratique présidentiel avec l’élection du président de la République au suffrage universel, que promettez-vous par exemple aux « awé » et autres « wess » des ghettos sordides de Zogbohouè, Agla-Akplomè ou Godomey pour emporter leur adhésion à votre candidature ?
Vous ne serez assurément pas assez fou pour leur promettre une lutte implacable contre les petits larcins et la consommation du chanvre indien. Ou alors, quel langage tenez-vous à vos partenaires politiques dont vous négociez le ralliement avant ou après le premier tour du scrutin ? Vous leur dites que les centaines de millions qu’ils réclament pour venir à vous sont hors de vos capacités et que tout cela est par ailleurs hors de vos principes éthiques ?
Faites-le ! Vous finirez plus proche d’un monastère que de la présidence de la République. Inutile aussi de croire qu’il vous sera aisé de signer des accords et de prendre des engagements que vous ne tiendrez pas une fois au pouvoir. Votre séjour à la tête de l’État sera, dans ce cas, tout sauf, un long fleuve tranquille. D’où cette question lancinante qui se posera pendant longtemps sous nos cieux à tout président de la République issu du suffrage universel : comment appliquer votre thérapie généralement contraire aux intérêts de vos partenaires politiques et aux incontournables compromissions qui vous ont ouvert les portes du palais de la présidence de la République, tout en demeurant un homme de parole ?
Toujours est-il que ce qui nous a conduits en cette mi-journée dans la « Hascienda » de Séverin Adjovi, sera le début d’une longue série de chassé-croisé qui ne s’arrêtera qu’avec le vote du second tour de l’élection présidentielle de 2006. J’avais certes déjà vu passer au siège de campagne de Bar Tito, une partie non négligeable des hommes politiques du pays. Je savais qu’ils n’y venaient pas en ballade. Quelqu’un avait forcément pris langue avec eux ou alors leurs bases électorales les y avait encouragé ou contraint. Ceux qui s’y rendaient de façon désintéressée étaient aussi rares que des larmes d’un chien. Mais ils existent et nous en avons déjà largement parlé dans des épisodes précédents. Mais je me dois de rendre justice à l’un des premiers hommes politiques qui s’engagea avec abnégation derrière Yayi et que les limites de ma mémoire avaient si injustement maintenu dans l’oubli et l’anonymat. Il s’agit de Jean-Claude Hounkponou dont l’UPD-Gamesu porta avec constance le yayisme dans le département du Mono. Ses déboires politiques, plus tard, avec le président Yayi qui encouragea sa mise à l’écart par un de ses propres lieutenants, Mathurin Nago, me laissa un immense sentiment de regret. Mais la politique, c’est ça, me direz-vous. Le fils élimine le père sans état d’âme et sans scrupules. Que pouvez-vous alors espérer que la politique ainsi définie apporte à nos sociétés ?
J’ai souvent surpris des passes d’armes mémorables entre Mathurin Nago et Jean-Pierre Ezin dans le bureau du trésorier du BCI, autour de posters de Yayi ou de quelques autres broutilles sonnantes et trébuchantes. C’étaient pourtant deux grands professeurs d’université.
Là encore, c’est la politique, me rétorquerez-vous. Mais alors, Houdou Ali et son maître Séverin Adjovi, avaient raison de nous faire le numéro qu’ils nous firent ce jour-là.
Je n’eus pas accès au grand séjour où se tenaient les négociations. Je passai presque une heure que durèrent les discussions, dans le grand hall sur la façade arrière du majestueux bâtiment. Je trouvai cet espace défraîchi comme s’il se fut agi d’une construction vieille d’un demi-siècle. C’était, me semblait-il, le quartier des cuisiniers et des domestiques de maison. Quand Yayi ressortit enfin, je compris, à sa mine, que la séance ne fut pas concluante. « Bon Tiburce, nous allons devoir nous passer de ce vieux-là », me dit-il lorsque la voiture redémarra. « Leurs conditions sont injustes et inacceptables », ajouta-t-il. Les accords que Séverin Adjovi et Houdou Ali proposaient et qui n’avaient rien d’angélique, ne devaient, selon eux, porter que sur le second tour du scrutin. Mais comment accéder au second tour sans passer le premier ? Ce fut la question philosophique qui scella le désaccord entre les deux parties. C’était évident que dans le contexte d’un second tour, tout le septentrion se mettrait spontanément en bloc derrière le candidat qui lui paraîtrait le plus proche. Houdou Ali ne serait plus, dans ce cas, d’aucune utilité.
De toutes les façons, Patrice Talon tirait désormais les ficelles et tout me paraissait subitement plus facile. Il était venu avec Candide Azannaï dans ses bagages, ce qui avait considérablement renforcé le travail de nos différents mouvements de jeunes à Cotonou. On le disait très influent sur Sehoueto Lazare. Et même si celui-ci ne se saborda pas comme nous l’eussions souhaité, il ne fut pas un adversaire agressif sur le plateau d’Abomey.
Koty Lambert qui avait dans un premier temps repoussé de manière dédaigneuse les avances des yayistes, jouera, avec l’entrée en jeu de Patrice Talon que ses proches appelaient simplement par son prénom « Patrice », un rôle dans le fonctionnement du siège de campagne. Sans parler de toutes ces ficelles invisibles, même par moi, qu’il tirait et dont je pouvais néanmoins constater les effets.
Je garde en mémoire une démonstration d’entregent qu’il me fit un de ces jours de déclarations de soutien qui devenaient pratiquement quotidiennes et que nous médiatisions à outrance. C’était à propos de Valentin Aditi Houdé.
Ce samedi-là, j’étais parti très tôt à Ouidah, accompagné de Macaire Johnson. Un ralliement majeur était prévu ce jour-là dans la cité des kpassè. Venance Gnigla, figure politique montante de la localité à l’époque, faisait sa déclaration de soutien à Yayi.
L’homme s’était fait une réputation de philanthrope par diverses actions sociales qu’il finançait au profit des populations notamment, les microcrédits, dont l’effet sur les femmes en milieu périurbain est toujours imparable. La cérémonie venait à peine de démarrer lorsque je reçus un appel. Quelqu’un, à l’autre bout du fil, m’annonça d’une voix atterrée que Valentin Houdé s’apprêtait à faire sa déclaration de soutien au candidat Adrien Houngbédji dans une heure.
La nouvelle était trop invraisemblable pour être prise au sérieux. J’en parlai avec Macaire, puis nous décidâmes de l’ignorer.
Mais nous étions en politique et vous me direz, sans doute, tout y est possible.
Mais quelques minutes plus tard, mon téléphone sonna à nouveau. Un autre militant que je ne connaissais pas, me répéta la même alerte. J’essayai en vain le numéro de Charles Toko. Il avait un excellent contact avec Houdé et aurait, sans doute, été alerté avant moi si l’information était vraie.
Je perdis progressivement mon flegme. Ne pas avoir Houdé avec nous, rendrait la conquête de l’électorat aïzo très ardu. Près de 70 mille votants dans un contexte où 450 mille voix ouvraient la porte du second tour, ça méritait qu’on verifiât la rumeur. Mais ce samedi-là, personne n’était joignable dans notre état-major politique.
Yayi était reparti hors du pays quelques jours après sa déclaration de candidature. Alors, Macaire Johnson et moi décidâmes d’écourter notre séjour à Ouidah et de nous rabattre rapidement sur Cotonou. Pendant que nous roulions à vive allure sur cette chaussée en piteux état, un troisième coup de fil me parvint et se fit plus précis sur le montant de l’accord et le lieu de la déclaration de soutien : le Codiam. Une idée finit par s’imposer à moi. Il fallait que je parle à « Patrice ». Je n’avais pas une grande proximité avec lui malgré quelques contacts furtifs et cette séance de validation des visuels de Yayi que nous eûmes à Bar Tito et à laquelle il prit une part active. C’était le gars de Charles et je ne jugeais pas utile de me faire l’intéressant auprès de lui. En plus, son extrême discrétion n’arrangeait rien. Mais maintenant, il me fallait lui parler, lui passer les informations qui me parvenaient depuis près d’une heure.
J’appelai Didier Aplogan que j’informai de la situation. Je ne me souviens plus de ce qu’il en pensa. Toujours est-il qu’il me donna le numéro que je lançai aussitôt. Je reconnus quelques secondes plus tard ce timbre vocal si caractéristique à l’autre bout du fil. Je me présentai et fus surpris du ton très amical qu’il adopta à mon égard. « Alors Tiburce, quelles sont les nouvelles ? », demanda-t-il. Je l’informai de ces trois alertes que je venais de recevoir. Il parut très serein malgré les effets d’urgence et de gravité que j’essayai de donner à ma voix. « Houdé viendra avec nous », me répondit-il. Puis ma pression finissant par faire un début d’effet sur lui, il finit par me demander ma position géographique par rapport au lieu où était supposé se dérouler la déclaration. « Va jusque dans la salle. Et si c’est vérifié, monte sur le podium et passe-le-moi. Je vais régler » me dit-il.
Quelques minutes plus tard, Macaire et moi étions au Codiam. Le lieu, à notre grand étonnement, était vide et calme. Nous questionnâmes l’agent de sécurité à la guérite. Aucune activité politique n’était au programme. Étrange ! Et si tout cela n’était finalement qu’un canular ?

Mémoire du chaudron 41
En ressortant du Codiam, je relançai le numéro de "Patrice" pour lui faire le point du constat que je venais de faire. Il n’y avait pas trace de Houdé et aucune déclaration politique n’était programmée là. ’’C’est bien, on suit. J’apprécie ta vigilance", me répondit-il, d’un ton plein d’assurance et de sérénité.
Cette façon de réagir me surprit et me laissa un moment songeur. Sur quoi fondait-il cette assurance de pouvoir renverser la vapeur, même si Valentin Houdé était déjà sur le podium, face aux micros et caméras, prêt à annoncer son ralliement à Adrien Houngbédji ? Je retournai la question dans tous les sens, sans pour autant trouver une réponse satisfaisante. Car je ne voyais pas ce que nous aurions pu promettre au président du RPR et qui fût au-dessus de la capacité de notre principal challenger. Comptait-il sur un devoir de gratitude ? Un quelconque retour d’ascenseur ? Ou un devoir de loyauté de la part de Houdé ? Du haut de son expérience, me disais-je, il devrait bien savoir que ces vocables n’avaient pas de place dans le dictionnaire politique.
Je conclus finalement que cela devait être de sa nature de se tenir sur des certitudes. Quant à moi, je n’avais pour assurance, en ce moment précis, que quelques éléments d’analyse géopolitique dont je fis plusieurs fois la démonstration à Macaire Johnson, pendant qu’il s’agrippait au volant de cette infatigable Toyota Carina 3.
Le combat de gladiateurs que se livraient Barnabé Dassigli et Valentin Aditi Houdé pour le contrôle politique de l’enclave de Zè, était une donnée fondamentale à prendre en compte dans le pronostic des options politiques que ferait chacun d’eux dans le cadre de cette élection présidentielle. Car la plupart des leaders politiques ne faisaient pas leur choix indépendamment des calculs et des projections politiques sur les élections législatives qui devraient suivre un an après ; c’est-à-dire en 2007.
Les rumeurs ayant annoncé Barnabé Dassigli du côté de Adrien Houngbédji, je pariais qu’en toute logique, Houdé irait dans le sens opposé, pour non seulement apporter dans les urnes la preuve irréfutable de son hégémonie politique sur la zone, mais surtout pour envoyer un signal fort à son aîné Dassigli que l’heure de la retraite avait sonné.
Je savais bien que rien n’était sûr en politique, mais autant s’accrocher à quelque chose qu’à rien du tout. Et puis "Patrice" avait beau respirer l’assurance et la sérénité, je savais aussi qu’il eut ses moments de doute, d’hésitation, voire de fourvoiement, avant de stabiliser sa décision de soutenir le candidat Yayi pour cette échéance électorale. Car son choix initial et presque naturel n’était pas Yayi, mais Bio Tchané.
L’amitié entre Patrice Talon et Abdoulaye Bio Tchané remonte à la fin de la décennie 90. Il faut dire que la défaite électorale de Nicéphore Soglo et le retour aux affaires du Général Mathieu Kérékou en 1996 avaient marqué le début d’une longue traversée du désert pour les sociétés de l’homme d’affaires, considéré comme un produit du régime Soglo dont il finança la campagne électorale malheureuse de 1996.
Ainsi repéré et fiché, il entra dans le viseur du nouveau ministre du Développement rural, Saka Kina Abdel Aziz Guézéré. La période faste de Adamou Mama Ndiaye faisait donc place aux années de plomb pour le cotonnier. Écarté de tous les appels d’offres pour la fourniture des intrants, ses usines d’égrenage étaient également ostracisées. Dans la perspective de la présidentielle de 2001, il fallait faucher ce bras financier sur qui pourrait s’appuyer à nouveau le président Soglo pour donner le change à son tombeur de 1996, Mathieu Kérékou. Et la diète imposée aux sociétés de Patrice Talon fut si efficace que celui-ci finit, au hasard d’une rencontre fortuite sur un vol, à solliciter l’arbitrage du ministre de l’Economie et des Finances d’alors, Abdoulaye Bio Tchané.
Inutile de préciser que la période fut plus que glorieuse pour les autres acteurs de la filière coton dont Martin Rodriguez, Francis da Silva, François Tankpinou, sans oublier de jeunes loups qui nourrissaient également de l’appétit pour l’or blanc.
Bio Tchané concéda une étude générale de la situation dont il fit part au Général Kérékou et qui fit aussitôt l’objet d’une communication en conseil des ministres. Le vieux caméléon, qui exprima une vraie ou fausse surprise, fit alors convoquer au palais de la présidence de la République, une rencontre de tous les acteurs de la filière, sans exclusion, et leur intima l’ordre de lui proposer une formule équitable de contrôle et de gestion du coton béninois et qui puisse régler la position ambiguë de la Sonapra qui jouait, jusque-là, le rôle de concurrent pour les acteurs privés et d’arbitre de la filière.
De cette concertation naquit l’Association Interprofessionnelle du Coton, dont le président fut Martin Rodriguez. Une porte de sortie venait d’être trouvée et les activités de Patrice Talon dans le secteur furent relancées, après plus de trois années de coma.
L’amitié et le devoir de reconnaissance qui le lia dès lors à Bio Tchané fut durable. Et lorsqu’aux lendemains de l’élection présidentielle de 2001, Kérékou libéra son ministre des Finances pour un poste au Fonds monétaire international à Washington, "Patrice", comme d’ailleurs une partie des observateurs de la chose politique au Bénin, y lit un signe de dauphinat pour la présidentielle de 2006.
Mais Bio Tchané partit comme il était venu. Sans marquer le terrain politique. À son départ pour Washington, il n’avait mis en place, ne serait-ce que dans la Donga, aucune structure de réflexion politique qui pût être le foyer d’une agitation politique en sa faveur.
N’empêche que l’entrée au gouvernement du jeune Ahamed Akobi comme ministre des Travaux publics et des Transports, lui laissa encore pendant des années, une possibilité de se relancer à travers ce bras droit de premier choix. Une occasion qu’il laissa encore filer.
Pendant ce temps, Yayi, franchissant perpétuellement la frontière de Hillacondji, tissait sa toile à travers le Bénin. Les poses de premières pierres, le contrôle ou la réception des infrastructures socio-communautaires financées par la Boad, se multiplièrent avec un relais systématique et avantageux sur les écrans de la télévision nationale par son inamovible reporter Justin Roger Migan.
Un Justin Roger Migan dont on n’entendra plus jamais parler pendant les dix ans de règne de Yayi et dont la seule vraie doléance qu’il fit légitimement pour siéger à la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication (Haac) au titre des personnes désignées par le président de la république, ayant été rejetée au profit de Joseph Ogounchi. Là encore, vous me rappellerez sûrement le message de "Maman Gléssougbé". Et je vous le concèderai.
Le champ était libre et le Président de la Boad y avançait presque à découvert. Tous ceux qui croisèrent les bras en ricanant " laissez-le, Kérékou va le griller", constateront par eux-mêmes leur lourde erreur d’appréciation. Yayi avançait, avec au départ un seul ouvrier, Yacoubou Bio Sawé, qui parcourait le pays dans tous les sens, suscitant ou installant mouvements et comités de soutien, passant les amitiés de Yayi à rois sans royaumes, témoignant de sa compassion à imams éplorés.
Bio Tchané, pendant ce temps, faisait le mort à Washington. Peut-être ricanait-il aussi en disant " laissez-le, Kérékou va le griller" ? Toujours est-il que Yayi, chaque jour, tissait sa toile. De sorte que lorsque Ahamed Akobi finit par se décider à aller "faire quelque chose sur le terrain" pour ce lointain Abdoulaye Bio Tchané, l’avancée de Yayi était totale et irréversible. En prenant les ressources de cette opération de dernière chance chez "Patrice", il était sûrement loin de s’imaginer l’ampleur du phénomène Yayi dans le septentrion. Je me rappelle encore les discussions enflammées que j’avais souvent eues avec son chargé de communication, Souleymane Ashanti, au siège du journal " Le Progrès " à Sikècondji. Il était convaincu et essayait sans rire de partager sa conviction avec moi : "Votre Yayi n’ira nulle part".
Toujours est-il que cette ultime manœuvre de rattrapage entreprise par Ahamed Akobi à travers son mouvement politique "Ensemble c’est plus sûr" ayant échoué, il se plia au verdict de la réalité du terrain. "Patrice", informé par Saca Lafia des résultats de la descente de Ahamed Akobi dans le septentrion, tira sans doute sa propre conclusion : Tchané restera un ami. Mais pour la présidentielle de 2006, c’était grillé. Et s’il fallait miser sur un candidat ressortissant du septentrion, le seul choix qui s’imposait était cet étrange Yayi Boni.
Mais Ahamed Akobi et Bio Tchané avaient désormais un problème. Que faire ? Quoi exiger à Yayi dont la tactique de contournement venait de les prendre à l’envers ? Une rencontre fut initiée à Washington, entre Bio Tchané et Yayi, pour aborder les sujets qui fâchaient. C’était en présence de Ahamed Akobi. Un drôle de séance...
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 42
Sans jamais virer à la défiance ouverte et discourtoise, les relations entre Yayi et Tchané ne furent jamais particulièrement chaleureuses. Il s’agit de deux personnages aux parcours différents. L’un, Boni Yayi, est d’origine modeste. L’autre, Abdoulaye Bio Tchané, est issu d’une famille qui comptait déjà dans l’élite du pays, son père ayant été, avant lui, ministre des Finances. Yayi est né et a grandi au milieu de la populace à Tchaourou, dans des conditions matérielles pas très loin du dénuement. Tchané est fils du grand Tchané, ministre de la République. Il a passé son enfance et son adolescence à Porto-Novo. Ces détails peuvent n’avoir l’air de rien à priori, mais ils expliqueront largement les choix opérés plus tard par chacun d’eux quand se présenta la perspective de succéder au Général Mathieu Kérékou, d’abord en tant que leader politique du septentrion, puis comme président de la République.
Abdoulaye Bio Tchané, formaté pour être un homme de réseaux et d’appareils, ne put entrevoir l’accomplissement de son destin que par là. Ce trait de caractère le rapproche d’ailleurs assez bien de "Patrice".
Yayi par contre, puisant l’énergie de ses blessures personnelles et des complexes de toute une vie, procéda par le contact direct avec le bas-peuple, mendiant au besoin l’attention de la population, comptant à l’unité près le nombre de ses ouailles, alternant drague, ruse et mise en scène. Et on sait à qui l’histoire donna raison.
Alors vous me demanderez sans doute comment "Patrice" a pu emporter la mise en 2016, en étant tout le contraire de Yayi. Quelqu’un d’autre, mieux outillé que moi sur cette épopée, pourrait, s’il le désirait un jour, nous l’expliquer. Dans cinq ans ? Dans dix ans ? Un jour sans doute... Mais ma conviction, c’est que sur certains points précis, Yayi et Talon ne sont pas si contraires qu’ils en donnent l’air. Ce sont des hommes de pouvoir.
Pour revenir à Tchané, on ne peut mieux cerner l’évolution de ses rapports avec Yayi sans remonter à ce que fut leur ambiance de travail à Dakar, au siège de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, dont ils étaient tous deux fonctionnaires. La décennie que Yayi passa au siège de la BCEAO à Dakar ne fut pas la plus glorieuse de son parcours professionnel.
Entre les rapports condescendants qu’entretenaient avec lui certains de ses compatriotes de la banque, dont Abdoulaye Bio Tchané, Pascal Irénée koupaki et bien d’autres, il devait gérer cette marginalisation constante dont il faisait l’objet de la part de sa hiérarchie. Il ne retrouvait du réconfort qu’en compagnie de la jeune génération de fonctionnaires de l’institution, comme Jonas Gbian ou Soulé Mana Lawani. Ses rares séjours à Cotonou se passaient incognito, au domicile de son vieil ami d’amphi, Fulbert Géro Amoussouga, sans aucun contact avec la famille.
C’est cette période difficile et sombre qui forgea en lui, je crois, la perception qu’il aura de toute l’élite. Les étoiles trop vives l’éblouissent et peuvent l’indisposer.
Mais avec Tchané, ce n’était pas une question d’étoile éblouissante. C’était une affaire de complexes douloureux et inguérissables. C’était une affaire de défis éternels. Puis un jour, le cadran tourna. L’effacé fonctionnaire fut convoqué dans le bureau du gouverneur Konan Banni. Pour une des rares fois où il foulait ce bureau, il reçut la nouvelle qui lancera le début de son irrésistible ascension. Son pays avait besoin de lui. Le président de la République, Nicéphore Soglo, l’appelait à ses côtés, à la présidence de la République, comme Conseiller technique à l’économie, sous la direction du patron de la cellule économique, Yacouba Fassassi. C’est sûrement avec un zeste d’incrédulité que ses anciens collègues de la BCEAO l’observeront voguer, tel un cerf-volant ivre, vers la cime du pouvoir d’État ; même si par la suite, quelqu’un comme Pascal Irénée Koupaki n’éprouvera aucune gêne à se mettre docilement à ses côtés après sa victoire électorale de 2006, après avoir pourtant activement travaillé à l’élaboration du projet de société de son challenger, Adrien Houngbedji.
La rencontre qu’eurent Ahamed Akobi, Abdoulaye Bio Tchané et Yayi en 2005 à Washington avait pour objectifs de faire prendre des engagements à Yayi, par rapport à la gestion des intérêts politiques des leaders de la Donga. Mais à y voir de plus près, c’était un immense marché de dupes, chacun des trois acteurs croyant manipuler les deux autres.
Commençons par le plus jeune, Ahamed Akobi. Il était entré dans le yayisme, contraint par les réalités du terrain, mais ne voulait pas en donner l’air. Toute femme conséquente sait que l’heure n’est plus à la drague, quand on se retrouve nue, au fond du lit d’un homme.
C’est pourtant l’exercice que tentera le jeune dernier ministre des TP de Kérékou. Il réglait par cette rencontre, un double problème : se donner bonne conscience devant le grand frère Tchané en l’utilisant comme caution, mais aussi contraindre Yayi à prendre des engagements.
Le second qui croyait tirer le drap vers lui, c’est bien Tchané. Il savait bien que les carottes étaient cuites et que Yayi se pût bien passer de lui pour s’imposer comme le nouveau leader politique du septentrion. Une rencontre comme celle-là lui donnait donc le sentiment de compter encore pour quelque chose dans l’issue des élections présidentielles de 2006. Et je crois que cette bouée de sauvetage ne lui déplaisait pas. Il se mettra dessus, en attendant de voir de quoi l’avenir sera fait.
Le troisième qui croyait rouler les deux autres, c’était Yayi. Il avait le vent en poupe dans le septentrion, mais préférait parer à toute éventualité. Rien n’était encore acquis et il se méfiait bien de Abdoulaye Bio Tchané dont il connaît les réseaux d’amis jusque chez lui à Tchaourou. Tchaourou qui infligea une raclée électorale mémorable à lui Yayi et à son aîné, le ministre Dramane Karim, lorsqu’ils appelèrent en 1996 à voter Soglo contre le kaméléon Kérékou. Il fallait donc être prudent. Et puis ce serait d’un très bon effet psychologique de montrer à la face du monde qu’il avait le soutien de Tchané. Prendre des engagements ne coûtait rien tant qu’on n’est pas tenu de les honorer. Yayi le savait mieux que quiconque. Des engagements, il en prendra à la tonne à cette rencontre.
Et même s’il donnera par la suite l’impression de beaucoup ménager ses "frères" de la Donga, c’était loin d’être par respect pour la parole donnée que pour des raisons pratiques de rapports de forces. La nomination plus tard de Tchané à la tête de la Boad faisait-elle partie de l’exécution d’un engagement pris à cette rencontre à trois à Washington ? J’en doute personnellement. Et nous verrons plus tard la similitude entre la démarche utilisée par Tchané pour obtenir ce poste, avec celle utilisée par Marcel de Souza pour prendre la tête de la commission de la CEDEAO. Dans ces deux cas, Yayi, dos au mur, avait préféré récupérer à son avantage des nominations qui, dans les faits, s’imposaient à lui.
Toujours est-il qu’à trois semaines de l’ouverture de la campagne officielle, les signaux étaient au vert dans les Collines et les départements du septentrion. La chasse aux grands électeurs et aux ralliements battait son plein dans les autres départements de la partie méridionale du pays. Dans l’Atlantique, il nous fallait absolument Valentin Houdé. Les rumeurs étaient affolantes, mais "Patrice" était là. Il recommandait la sérénité sur ce dossier. On verra bien ce qu’on verra.
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 43
À quelques semaines du lancement officiel de la campagne électorale pour les élections présidentielles de 2006, il nous apparaissait évident que notre principal challenger serait Adrien Houngbédji. Une trentaine de dossiers de candidature ont été reçus par la commission électorale. Sur les 26 validés, le tirage au sort plaçait notre candidat à la 26 ème place, c’est-à-dire dans l’angle droit, en bas. Ce n’était pas très mal. "L’homme aux lunettes avec le cauris, dans l’angle droit en bas du bulletin unique", facile à identifier.
Nous avions réussi à faire passer dans la conscience collective notre candidat comme le favori. Il nous restait à éviter le spectre de la confrontation nord-sud qui, même si elle passait inaperçue au premier tour, à cause de la pléthore de candidats, pourrait se présenter au second tour. Je redoutais personnellement ce schéma et donnerais de mon possible pour l’éviter. Car ma naissance et mon parcours de vie seraient totalement en porte-à-faux avec toute exploitation à des fins électoralistes de nos différences ethniques.
Même si j’assume sans complexe mes origines aboméennes, je n’en demeurais pas moins un natif de la ville de Parakou, à 500 kilomètres au nord de Cotonou. Septième d’une fratrie de huit enfants, j’y ai vu le jour et ai grandi dans un de ses quartiers les plus effervescents, le quartier Yéboubéri. Mon père s’y était installé au début des années 60, pour des raisons professionnelles. Je garde des dix-huit premières années passées dans ce quartier, le souvenir d’une enfance ordinaire mais heureuse. Dans cette cour commune que nous partagions avec la famille nombreuse de notre bailleur, je m’étais toujours senti chez moi dans chaque chambre et pouvais déjeuner là où la faim me prenait. J’étais chez moi et n’avais besoin de personne pour m’en convaincre.
Dans ce quartier à la sociologie complexe, il y avait, vivant en harmonie avec les populations majoritairement dendi, de grandes familles originaires de la partie méridionale du pays et aux patronymes très typés comme les Sonon, les Azon, les Agonglo - Sossa - Dêdê, les Anagonou, les Sêmassou, les Akpakoun, les Tonoukouin, les Soglo, les Gbèdo, les Amoussou, les Bovi, et bien entendu les Adagbè. Je revois encore mon père, certains soirs de pleine lune, étendre son long fauteuil transatlantique sur la vaste cour devant notre maison. C’était un homme austère et extrêmement discipliné. Nous savions reconnaitre à distance, le bruit caractéristique de sa mobylette AV 85. Alors, dans une bousculade générale, nous remettions tout le séjour dans un ordre impeccable avant son arrivée. Il n’était souvent pas dupe, en voyant tout dans l’ordre, de l’ambiance de foire qui y régnait l’instant d’avant. Je ne lui connaissais aucune distraction en dehors de ce poste radio aux antennes interminables sur lequel il ajustait en permance les fréquences en onde courte de la radio nationale émettant de Cotonou. Son émission phare qu’il écoutait jusqu’à tard était la chronique des faits divers en langue fongbe appelée "Xovi cléhoun". Une émission dont la particularité était ces histoires incroyables pourtant servies avec conviction. Des histoires qui se déroulaient presque toujours en Allemagne (djanma to) ou dans un village lointain des plaines du Caucase. J’avais une profonde admiration pour cet homme rigide et intègre.
Mais c’était autour de ma mère que nous nous retrouvions souvent, parce qu’elle donnait tout et ne nous refusait rien. Levée aux premiers rayons du soleil, cette femme infatigable et enthousiaste parcourait le marché Arzèkè dans tous les sens, changeant plusieurs activités avant la tombée de la nuit. Elle maniait avec autant d’aisance le baatonu avec la femme bariba vendeuse de moutarde traditionnelle " sonrou", que le dendi avec le boucher ou le vendeur de sel, le zarman avec le Nigérien vendeur de friperies ou le cordonnier, le fongbe avec les femmes fons vendeuses de pagnes, d’étoffes ou de farine de céréales. C’était ça le marché Arzèkè. Une école du vivre-ensemble. Un carrefour où les différences étaient une richesse. C’était le Bénin. Ma mère revenait parfois si fatiguée le soir que, pendant que nous la pressions de toutes nos doléances tels des renardeaux au retour de chasse de leur génitrice, nous pouvions la surprendre sommeillant, pendant que sa main était encore dans l’assiette du dîner. C’était sur elle que pesait l’essentiel des charges de fonctionnement de la maison ; et elle se battait avec furie et amour afin que nous ne manquions de rien. Par ces lignes, je rends un tendre hommage à toutes ces femmes battantes, ces amazones inconnues qui ont tout sacrifié pour leurs enfants, mais qui, comme ma mère, hélas, ne vécurent pas suffisamment vieilles pour se prélasser à l’ombre de l’arbre qu’elles ont planté et arrosé de leur sueur et de leurs larmes.
C’est naturellement à Parakou, dans ce Yéboubéri de ma naissance, que je fis mes premiers pas à l’école. J’ai commencé l’école par effraction. J’y suis allé seul, pieds nus et sans uniforme. J’y suis allé à l’insu de mes parents. J’avais décidé de me rendre à l’école parce que j’en avais marre de partager la moitié de tout ce qui me tombait dans le plat avec ma sœur aînée Marguerite, afin qu’elle acceptât de partager ses leçons de la journée avec moi. Je ne me souviens plus de mon âge à l’époque, mais on me trouvait trop jeune pour l’école. J’avais pourtant une soif de connaissance si brûlante qu’à force de compromissions diverses avec Marguerite, j’avais fini par en savoir autant qu’elle en lecture, en écriture, en chansons scolaires et en poésie. Alors un après-midi, je franchis le pas. Profitant du manque de vigilance à la maison, je me rendis seul jusqu’à l’école primaire publique centre, derrière le commissariat central de Parakou. Quand j’entrai dans la cour de l’école, l’ambiance bruyante qui y régnait me surprit. C’était le moment de la récréation de l’après-midi. Les écoliers, comme un troupeau libéré de son étable, s’égayaient dans tous les sens, jouant, sautant, gambadant. Je repérai mon cousin Barthélémy avec qui j’avais échafaudé le plan. Il était au CI et m’aida à me fondre dans la masse des écoliers qui retournaient, dans le désordre, en classe de CI groupe pédagogique B, aux coups de gong marquant la fin de la récréation.
C’était l’heure de la lecture. Tour à tour, les écoliers passaient au tableau et lisaient les lettres, les syllabes et les mots, en les montrant de ce long bâton qu’ils se passaient. Bientôt vint mon tour. Quand je me levai et avançai résolument de mes petits pas résolus vers le tableau, dans cette tenue bigarrée, "maîtresse Sakinatou" écarquilla les yeux de surprise, mais n’arrêta pas mon élan. Je saisis le bâton, et d’une voix limpide, prononçai tout ce qui était écrit sur le tableau noir. "Viens ici, mon garçon. Comment t’appelles-tu ?" me demanda-t-elle pendant que je retournais m’asseoir. Tétanisé, je ne savais quoi répondre. La maîtresse se fit plus douce : "Dis-moi, tu lis très bien. Qui t’a amené à l’école ? ". J’étais toujours paralysé par l’angoisse. Alors, toujours un peu plus intriguée, elle me demanda enfin si j’avais un frère ou une soeur dans l’école. Bien sûr que Marguerite y était, mais elle faisait le CP, au groupe pédagogique A. Mais il y avait plus qu’elle. Mon frère aîné Albert était au CM2, dans le groupe pédagogique B. Je murmurai d’une voix tremblante cette indication dans les oreilles de "maîtresse Sakinatou" qui s’était entre-temps abaissée pour m’écouter, dans ce silence de cathédrale qui s’était aussitôt abattu sur la salle. Elle envoya aussitôt chercher Albert qui fit de gros yeux ronds en me retrouvant là, pieds nus, dans cette tenue ridicule. Mais la maîtresse le rassura et insista pour qu’on me ramenât le lendemain.
La nouvelle fit grand bruit, le soir à la maison. Mon père, mis au courant, administra une mémorable raclée à tous ceux dont la responsabilité était engagée dans ce qui était arrivé. "Et s’il se perdait, Hein ?", fulminait-il. Mais les dés étaient jetés. La maîtresse voulait qu’on me ramenât le lendemain. Dans la nuit, ma mère rafistola grossièrement un ancien uniforme kaki de Albert. Le lendemain, on dut recourir à une ficelle pour retenir à ma taille cette culotte qui me descendait outrageusement jusqu’au milieu du tibia. Ainsi commença pour moi l’aventure scolaire dans ce Parakou où est enfoui mon cordon ombilical, dans ce Yéboubéri où un Ahanhanzo parlait aussi brillamment le dendi qu’un Moumouni.
Je savais vaguement que j’étais fon, originaire d’Abomey, mais cela comptait peu, jusqu’à un certain dimanche de 1991. C’était le jour du scrutin du second tour des élections présidentielles de 1991, opposant Mathieu Kérékou à son premier ministre issu de la conférence nationale, Nicéphore Soglo. J’étais en classe de Troisième et suivais d’une oreille distraite les débats politiques en cours. Je n’étais pas encore électeur, et donc ce dimanche matin, je me rendis tôt dans l’enceinte du Ceg1, aujourd’hui Collège Hubert Maga, pour achever dans ce calme qui me faisait si tant de bien, un livre qu’on m’avait prêté. Vers dix heures, je repris le chemin du retour en longeant la clôture en grille du centre départemental hospitalier du Borgou. Pendant que je m’engageais dans la cour de l’école primaire publique "Montagne" que nous traversions en diagonale à l’allée comme au retour du collège, j’aperçus un groupe de jeunes gens du quartier, l’air inhabituellement excité, les yeux rougis, armés de gourdins et de lanières en cuir torsadé localement appelées "sonkpaka". Je les connaissais tous, car nous vivions tous dans le même pâté de maisons. L’un d’entre eux, le plus âgé, m’interpella fraternellement mais bruyamment. " Jeune frère, me dit-il, rentre à la maison et que personne d’entre vous ne sorte avant le soir. Nous irons en finir avec ces chiens de Fons des quartiers "Alagar" et "Camp Adagbè". Vous, vous n’êtes pas des Fons. Rentre et informe tes parents de rester dans le quartier jusqu’au soir". Je croyais à peine ce que je voyais. Je hâtai le pas pour donner l’alerte à la maison, avant qu’il ne soit trop tard. Je savais que mon père avait un programme de sortie ce jour-là. En partant de la maison, j’avais vu sa mobylette positionnée dehors. Je croisai sur mon chemin, trois ou quatre groupes de jeunes armés, plus excités les uns que les autres. Ils me répétèrent tous les mêmes mises en garde. Mon père m’avait parlé de violences et de chasse aux Fons dans cette ville en 1963, à la chute du régime du président Hubert Maga et en 1970. Mais c’était la première fois que je méconnaissais mes amis d’enfance, mes camarades de jeu, mes frères du quartier.
Arrivé devant notre maison, je vis mon père, accroupi, en train de gratter avec un brin de câble à frein, la tête d’une bougie d’allumage. Cela faisait, me dit-il, une heure que la mobylette refusait de démarrer. Ce chauffeur qui avait échappé à tant d’accidents devait avoir "mis des choses dans le corps", pensai-je. Je le tins rapidement informé de la situation avant de foncer dans la chambre, alerter tous les autres. Mon père revint dans le séjour puis d’instinct, alluma " Radio Parakou". Ce fut son salut. Des témoignages radiophoniques en direct des quartiers ouest de la ville, essentiellement peuplés de ressortissants fons, donnaient froid dans le dos. Nous passâmes cette journée dans la maison, reclus et anxieux. Les démons de 1963 et de 1970 se réveillaient soudain sur cette ville pourtant si ouverte. Une fois encore, des hommes politiques médiocres et sans scrupules avaient engagé une partie de la jeunesse de la ville dans une aventure honteuse et ignoble. Cette ville, la mienne, était devenue méconnaissable. La haine et la violence avaient pris le contrôle. J’étais devenu étranger sur la terre de ma naissance. Pendant une dizaine de jours, des wagons entiers de trains convoyaient dans une ambiance d’Apocalypse, les ressortissants fons, vers la partie méridionale du pays.
J’étais blessé et furieux. On me volait ma ville. Un mois plus tard, mon père, déjà à la retraite, prit définitivement le chemin d’Abomey. Il ne revit plus Parakou jusqu’à sa mort, une vingtaine d’années plus tard.
Quant à moi, ma conviction était désormais faite. La xénophobie, le régionalisme et l’ethnocentrisme comme instruments de conquête et de conservation du pouvoir politique, c’est avant tout une caractéristique des leaders faibles et sans envergure. Si je devais faire un jour un vrai combat public, ce devrait forcément être pour le vivre-ensemble, l’acceptation des différences comme richesses et non comme instruments politiques. Et à quelques jours du lancement officiel de la campagne électorale pour les élections présidentielles de 2006, ces souvenirs me revenaient, effrayants et lancinants. Mais pour le moment, il n’y avait pas de quoi s’alarmer. Les ralliements politiques s’enchaînaient en faveur de notre candidat. Nous savions que le plus décisif dans l’Atlantique serait Houdé. Il venait d’ailleurs d’annoncer officiellement qu’il se prononcerait dans les prochains jours. Wait and see... !
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 44
Je ne sais plus exactement d’où nous revenions. Mais ce soir-là, nous étions rentrés assez tard à Tchaourou. Nous étions en 2003 et la bourgade n’était pas encore couverte par les réseaux GSM. 
Avant donc d’y entrer, il fallait passer la totalité de ses appels téléphoniques, au risque de devoir retourner le faire jusqu’à Parakou. Le réseau téléphonique filaire était inopérant à cause des nombreux vols de câble qui créaient de la discontinuité entre Parakou et Tchaourou. Je connaissais assez bien cette agglomération pour y avoir passé plusieurs séjours pendant mon enfance, lorsque mon père y fut affecté pendant deux ans comme chauffeur à la sous-préfecture. C’était de 1980 à 1982.
Je me souviens encore, comme si c’était hier, du Tchaourou de ces années-là. Mon père vivait à quelques encablures de l’ancienne maison de Poste. Il ne jugea pas nécessaire d’y emmener toute sa famille. Nous y passions les congés scolaires et certains week-ends. L’agglomération était sans électricité et je me souviens de cette lampe-tempête "Aladin" que le receveur des postes posait, allumée, sur la véranda du bâtiment chaque soir.
Je me souviens aussi des ballets incessants des porteurs d’eau fulani qui suspendaient sur leurs épaules une longue tige au bout de laquelle pendaient deux sceaux d’eau remplis à ras-bord, qu’ils vendaient de maison en maison. Car la petite ville ne disposait que d’un seul puits.
Je me souviens de ces majestueux irokos qu’on disait hantés et dont l’un d’eux, non loin de notre maison, dégageait au crépuscule, une étrange fumée blanchâtre, comme si quelqu’un y faisait le repas du soir. La nuée d’éperviers qui s’y abattait bruyamment confortait les suspicions et les superstitions.
Je me souviens enfin des énormes volutes de poussière que soulevaient sur la voie inter- États non encore bitumée, les voitures qui remontaient à vive allure vers le nord.
La seule distraction à l’époque était la gare Ocbn. Et mon père, les dimanches soir, nous y emmenait, quand il ne choisissait pas d’écouter tranquillement sa radio, étendu dans son fauteuil devant la maison. Mais je préférais être à la gare. L’entrée du train en gare de Tchaourou les soirs, était un spectacle dont je ne me lassais jamais. L’animation frénétique qui s’emparait du petit quai dès les premiers sifflements lourds de la locomotive venant des lointaines contrées du sud du pays déclenchait un charivari indescriptible. Les passagers en partance pour Parakou se débattaient dans une foule de vendeuses de tout et de rien. Ignames, fromage traditionnel à base de lait de vache, tête et pattes de boeuf, viande de gibier frite et assaisonnée, tous les produits restés invendus au passage des trains du matin en provenance de Parakou, réapparaissaient pour une ultime tentative de vente.
Puis la silhouette de l’interminable monstre de fer se détachait progressivement de la ligne d’horizon. Elle grandissait au fur et à mesure qu’elle s’approchait du quai, dans ce sifflement qui n’arrêtait plus. Pour moi, c’était comme une séance de magie qui se renouvelait, mais dont je n’étais jamais repu. Lorsqu’enfin le train s’immobilisait, les étroites portières étaient prises d’assaut par ceux qui voulaient y monter et qui, excités et impatients, ne voulaient pas laisser descendre d’abord ceux qui étaient déjà à destination.
Mais ce désordre indescriptible finissait par se calmer au bout d’un moment. Et parfois, comme pour prolonger mon bonheur, le train restait en gare plus longtemps que d’habitude, coupant même carrément son moteur diésel. Mon père nous expliquait qu’un croisement était prévu avec un autorail BB de transport de marchandises ou un train voyageur de nuit appelé "train-couchette" en provenance de Parakou. Nous retournions ensuite à la maison, légers et heureux, comme à la sortie d’une super production hollywoodienne. Mon père est conducteur de véhicules, moi je serai conducteur de train, me jurais-je intérieurement.
Quelques rares fois aussi, mon père remplaçait cette inestimable sortie vers la gare de Tchaourou par des récits de certains pans de son vécu de chauffeur. J’en raffolais également. Un de ces récits me marqua particulièrement et illustrait bien le rapport qu’il entretenait avec les signes et le monde invisible.
C’était, nous raconta-t-il, à la fin des années 50. Mon père conduisait alors un des derniers commandants de cercle des contrées du septentrion. C’était un français, amateur de chasses de nuit. Mon père le conduisait souvent dans le parc naturel de la Penjari d’où ils ressortaient au petit matin, lourdement chargés de trophées de chasse aux valeurs aujourd’hui inestimables.
Mais une nuit, il se passa quelque chose d’extraordinaire. Mon père, comme d’habitude, était resté seul dans la Land Rover, les phares allumés, attendant le retour de son patron, au fond de la nuit, au milieu de ce nulle part. Soudain, il entendit un chant de procession royale des cours d’Abomey.
Faible au début, le chant se faisait de plus en plus net en se rapprochant de la voiture. Pétrifié, il garda le phare allumé en fixant devant lui. Le ronronnement de son moteur fut bientôt étouffé par le bruit de la procession. Il aperçut alors dans son champ visuel, des cerfs, appelés en langue fongbe " agbanlin". Les mammifères se tenaient sur leurs pattes arrière et se suivaient en file indienne. Ils étaient drapés de pagne blanc, portant fièrement leurs cornes en forme de branches d’arbre. La procession passait, interminable, dans le halo de lumière qui trouait cette nuit si opaque de la Penjari.
Les quadrupèdes se suivaient, en statut debout, chantant en fongbe des chansons funèbres. À un moment, mon père vit passer l’objet de la procession. Un groupe de trois cerfs portait sur leur tête un long cercueil. Les chants de procession s’enchaînèrent jusqu’au passage du dernier cerf.
Mon père était tétanisé, atterré, dépassé. Était-ce un rêve ? Une vision ? Une hallucination ? Toujours est-il que l’écho lointain de la procession lui parvenait encore lorsque son patron, le commandant de cercle, réapparut. "La chasse a été bonne, dit-il à mon père, j’ai abattu un grand cerf".
Revenu en ville, mon père reçut l’explication de son incroyable expérience spirituelle : son père était mort dans la nuit à Abomey.
Chaque fois que, comme ce soir-là, je rentrais à Tchaourou en compagnie de Yayi, certains de ces souvenirs me revenaient à l’esprit. Il m’arrivait parfois d’essayer vainement de localiser l’emplacement de la maison de mon père. Mais tout avait si vite changé. La gare de chemin de fer n’était plus que l’ombre d’elle-même, la petite ville était désormais électrifiée, la voie inter-état était désormais bitumée. Ce n’était plus le Tchaourou de mon enfance. Quand je m’y retrouvais désormais avec Yayi, c’était pour parler conquête du pouvoir. C’était pour réfléchir stratégie.
Malgré l’heure tardive de notre retour ce soir-là, le dîner fut lourd mais succulent. L’invariable igname pilée à la sauce sésame était au menu. Nous devisâmes encore un moment avant de nous souhaiter bonne nuit.
J’occupais souvent une chambre à l’étage de cette bâtisse blanche au bord de la route, à l’entrée sud de la bourgade. J’étais sur le même palier que le maître de maison. Mon sommeil fut lourd, mais paisible. Et j’eusse sûrement fait la grasse matinée si ce discret toc-toc sur ma porte ne m’eût pas réveillé.
Je tirai la porte et me retrouvai nez à nez avec Yayi. Il avait un seau d’eau à la main. "Tiburce, j’ai de l’eau chaude pour toi" me dit-il en posant le seau en plastique sur le pas de ma porte. Ce geste d’une humilité et d’une humanité si pures, me marqua très longtemps dans les rapports qui furent les miens avec lui sur le chemin du pouvoir. Aujourd’hui, il ne s’en souvient peut-être plus, mais la question qui me revenait plusieurs fois à l’esprit quand plus tard le pouvoir le rendit ivre et fou, était celle-ci : combien de Yayi Boni se dissimulaient dans l’unique que je voyais ?
La réponse sera laissée à l’appréciation de tous lorsque ma chronique aura atteint cette étape.
Pour le moment, nous sommes à la conquête de Zè et de son leader Valentin Aditi Houdé. S’il vient avec nous, nous sommes sûrs de terminer premier au premier tour du scrutin. S’il nous rejette, nous aviserons. Surtout que certaines de ses exigences nous parvenaient déjà...
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 45
La pantalonnade que nous fit Houdou Ali au domicile de Séverin Adjovi était du plus mauvais goût. Et c’est le moins que l’on pouvait dire après la blague qu’il en fit publiquement : " Yayi me propose une culotte, Adjovi m’offre un pantalon ", avait-il déclaré, pour justifier sa décision de quitter notre barque. Nous savions bien qu’il ne pèserait pas le poids d’une plume dans la décision de l’électorat de Karimama et de Malanville.
Mais dans cette dernière ligne droite, les effets psychologiques comptaient énormément. Donner l’impression d’un mouvement centrifuge vers soi est en effet la meilleure façon d’attirer plus de soutiens encore. Personne, dans cette phase, ne s’aligne spontanément derrière un cheval donné perdant. Ceci expliquait sans doute la pression supplémentaire que la position de Valentin Houdé mettait sur nous.
Le maillage que nos mouvements politiques avaient fait de l’Atlantique était impressionnant, mais nous aurions fort à faire si, en plus des zones de Sô-Ava et de Allada qui étaient tenues par le candidat Adrien Houngbédji à travers les députés Aladja Gbadamassi et Tidjani Serpos, nous devrions affronter celui qui paraissait alors maître de l’électorat Aïzo.
Ancien membre de la Renaissance du Bénin, Houdé était l’un des rares hommes politiques à démissionner du parti politique des Soglo, sans subir une sanction électorale immédiate lors des consultations suivantes. Et c’est flairant le rôle déterminant qui pourrait être le sien lors de la présidentielle de 2006, que Macaire Johnson, Agapit Maforikan, Charles Toko et moi, si ma mémoire me reste fidèle, lui rendîmes une visite de courtoisie, courant 2005, à son bureau de ministre chargé des Relations avec les institutions. La rencontre fut chaleureuse et l’homme se montra particulièrement amical. En repartant de l’ancienne primature ce soir-là, aux environs de minuit, nous avions un message de Houdé pour "le grand frère", c’est-à-dire Yayi. " Dites au grand frère de ne pas s’éloigner de Kérékou ", nous avait-il répété à longueur de séance. Sans donc donner une position claire, il nous montra cependant que l’offre que nous lui faisions de venir avec nous ne le laissait pas totalement indifférent.
Les relations interpersonnelles peuvent servir de ferment dans les négociations politiques, à condition qu’elles soient établies et entretenues en temps de paix, loin de la furie du marchandage qui caractérise la veille des élections présidentielles. Car devoir discuter, négocier, démarcher un leader d’opinion que l’on a snobé tout le temps, peut devenir une contrainte périlleuse, à moins d’avoir le vent en poupe et la victoire clairement à portée de main. Dans ce cas, les rapports de forces jouent en votre faveur, et même si vos alliés ne venaient pas à vous de bon coeur, ils y seraient contraints par cette alchimie que crée votre marche triomphale vers la victoire. Houdé ne nous était pas hostile, même si nous savions, ce soir-là, qu’il espérait meilleur interlocuteur que nous pour lui parler clairement des offres du yayisme.
Dans le quadrillage de l’Atlantique, nous avions, en dehors des structures et des mouvements politiques regroupés au sein de l’Inter mouvement pour le changement IMC-Yanayi et de l’Union fraternelle pour la République, UFPR de Edgar Soukpon, l’appui d’une vingtaine de mouvements politiques et de personnalités isolées. Le seul parti politique allié à s’annoncer dans cette zone était l’UDNP du président Émile Derlin Zinsou, avec désormais aux commandes, le professeur Jean-Claude Codjia, ancien doyen de la Faculté des sciences agronomiques à l’Université d’Abomey-Calavi, épaulé par Claudine Prudencio.
Il est vrai, moins étincelante qu’aujourd’hui. Dans la région Tori, nous avions pour support, le docteur Alexandre Hountondji qui, depuis sa seule expérience électorale heureuse avec le RDL-Vivoten de Séverin Adjovi, lui a permis de siéger à l’Assemblée nationale, première législature, se cherchait désespérément une cure de jouvence. À Tori également, nous pouvions compter sur l’activisme des frères jumeaux Akouakou.
L’arrivée de l’étoile politique montante de l’époque à Ouidah, Venance Gnigla, servit d’élément catalyseur et fédérateur des petits mouvements épars dans la ville porte océane. Le bassin électoral de Godomey était tenu par un essaim d’initiatives politiques spontanées, liées à la sympathie naturelle qu’éprouvaient les populations fons pour le candidat Yayi, présenté comme la réincarnation politique du baobab Nicéphore Soglo qui, pour elles, restera sans doute un mythe éternel. Il est d’ailleurs intéressant de faire remarquer, ici, et en réexaminant les résultats des différentes élections présidentielles depuis la conférence nationale de février 1990, que cet électorat fon a toujours voté en bloc, fédérant ses énergies autour d’un unique candidat à travers une ligne géographique imaginaire qui part de la rive ouest du chenal de Cotonou, jusqu’à Dan, au nord de Bohicon.
Cette même tendance électorale se répétant au sein de toutes les communautés fons installées dans les autres contrées du pays, généralement autour des gares de chemins de fer. De sorte qu’au démarrage des dépouillements de votes, les premières tendances livrées par les urnes à Godomey se répètent fidèlement au quartier "Dépôt" de Parakou. C’est une donnée sociologique sur laquelle j’espère que des études scientifiques dépassionnées pourraient un jour faire la lumière, afin de nous permettre de prendre la mesure des profondes lignes de faille qui parcourent notre communauté nationale, et qui, pour le moment, servent bien les intérêts égoïstes des hommes politiques.
Une chose est sûre, l’ouverture de l’électorat fon vers Yayi en 2006 constituait une formidable opportunité de penser des siècles de blessure car le caractère trans-ethnique et la trans-culturalité du suffrage exprimé en sa faveur étaient le signe que des fractures se soudaient enfin. Mais si en 2016, après dix ans de règne Yayi, l’électorat fon retourna à ses fondamentaux en votant pour le fils de la maison, le " fils de notre fille ", Patrice Talon, c’est que des blessures que le peuple avait en 2006, décider de refermer, ont été maladroitement réouvertes par mégarde, par cynisme, par étroitesse d’esprit ou par populisme primaire. Et nous revoilà presqu’au même point de départ.
De Godomey à Calavi, des figures comme Luc da Matha Santana, Germain Cadja Dodo, Victoire Kpèdé, les frères Lantonkpodé, et j’en oublie. Mais toute cette énergie, encore diffuse, avait besoin d’être chapeautée. Houdé l’avait vite compris, et dans les exigences qu’il fit pour son ralliement, il demanda la coordination de la campagne de Yayi dans tout le département de l’Atlantique. Évidemment, nous sommes en politique et, exactement comme dans le monde des affaires, on ne vous achète jamais au-dessus de la valeur initiale que vous vous attribuez.
En faisant cette exigence, l’homme politique Houdé avait déjà la tête dans les législatives de 2007. Cette position lui servirait de tour de contrôle politique avec une vue imprenable sur toute la sixième circonscription électorale.
Et en plus, qui dit coordination départementale d’un candidat sérieux aux élections présidentielles, dit moyens financiers, sans compter les clauses sonnantes et trébuchantes de toute transaction politique en de pareilles circonstances. Houdé n’était pas dupe. Il savait que "Patrice" était au contrôle. Le discours soporifique du candidat Yayi n’intéressait plus personne. L’heure était venue de trousser les lèvres et de cracher au bassinet.
Demain n’est pas la veille du jour où les Béninois éliront un candidat fauché.
Mais la vérité, c’est que notre candidat était fauché. Les dernières promesses que lui firent miroiter Késsilé Tchalla et Issifou Kogui N’douro sur un hypothétique mécène à Luanda en Angola, se révélèrent un miroir aux alouettes. Dès lors, il fallait prendre ce "Patrice" très au sérieux, même si certaines indiscrétions persistantes soupçonnaient le mécène politique béninois de financer parallèlement le candidat Adrien Houngbédji... !
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 46
Dans un scrutin ouvert comme celui de 2006, le choix du siège de campagne des candidats est déterminant, en ceci qu’il constitue un message envoyé à l’électorat. Je peux dire, partant de l’expérience qui fut la mienne à Bar Tito en 2006, que c’est du siège de campagne que partent les influx et les impulsions, bons ou mauvais. Le choisir dans un quartier populaire ou même populeux si possible établit une sorte de proximité avec les populations qui, sans forcément s’y rendre toutes, se l’approprient d’un point de vue émotionnel, à force de le voir et de le côtoyer.
Pour un candidat comme le nôtre qui n’était pas le produit d’un parti politique, le siège de campagne représentait, pour certains militants, la seule matérialisation physique de l’objet de leur choix politique. S’y rencontrer et y rencontrer n’importe qui, leur donnait le sentiment d’appartenir à une vraie dynamique.
Notre siège de campagne était à Bar Tito, au coeur du septième arrondissement de Cotonou. Je connaissais assez bien le septième arrondissement, car le journal "Le Progrès", où je travaillais, y avait son siège, précisément à Sikècodji. J’y avais déjà également assisté nuitamment, en compagnie de Macaire Bovis, à une réunion d’un comité de soutien à la candidature de Yayi. Notamment chez la fratrie Bandeira à Maro Militaire.
Cette zone, initialement chasse gardée de la Renaissance du Bénin, avait montré des velléités d’émancipation aux élections législatives de 2003, en donnant ses meilleurs scores à un jeune loup de la mouvance Kérékou, élu député à l’Assemblée nationale, contre toute attente : Eustache Akpovi.
La première fois que j’ai mis pied au siège de campagne de Bar Tito, le bail venait à peine d’être conclu. Adam Bagoudou m’avait invité pour une visite des lieux. Arrivé là, j’ai eu aussitôt cette sensation irrationnelle que le lieu, au-delà des critères psycho-sociologiques énumérés plus haut, était "bon". C’est ce genre de sensation que vous captez et que vous ne réussissez à expliquer à personne.
Je savais très bien que dans ma culture, le choix de l’emplacement d’un endroit aussi important qu’un palais, un marché, un nouveau village, ne se faisait pas sans que le bokônon vînt d’abord questionner le sort. Dans certaines cultures occidentales, on étudierait les vibrations des lieux.
Chez nous les évangéliques, on se contente bien souvent de prier et de "prendre possession" des lieux. C’est pour dire l’omniprésence de la métaphysique dans la conquête du pouvoir. Soit, vous prenez le devant en faisant une réalité avec laquelle vous composez sans complexe, soit vous faites semblant de l’ignorer et le croiserez à chaque détour.
La question lancinante est de savoir si on gagne une élection présidentielle parce qu’on a su faire les bonnes jonctions entre le physique et la métaphysique ? Ou alors est-ce l’inverse, c’est-à-dire que le rationnel et l’irrationnel se mettent à votre service, transformant même vos erreurs en coups de génie, simplement parce que vous êtes celui qui doit l’être ?
Bref, en arrivant à l’endroit indiqué à Bar Tito, j’y retrouvai Charles Toko, Souleymane Naïmi, un activiste forcené des premières heures du yayisme, et bien entendu Adam Bagoudou. Nous fîmes ensemble le tour de cette agréable construction en R+1, bâtie avec simplicité et goût. A l’étage, nous identifiâmes une vaste pièce lumineuse qui devrait servir de bureau pour notre champion. Une autre pièce juste à côté devrait servir de bureau pour le chef de l’administration du siège. Deux autres appartements repérés serviraient bien de salles polyvalentes et accueilliront plus tard certaines réunions de portée capitale. Enfin, un dernier module vague servira par la suite comme bureau pour Vicencia Boco, la directrice de campagne.
Ah directrice de campagne, parlons-en ! Non, mais avant, finissons rapidement notre développement sur le siège de campagne.
Certains lecteurs peuvent ne pas saisir sur l’instant le message que j’essaie de passer et qui est au-dessus de la simple superstition, mais le premier jour où vous mettez pied dans ce genre de siège de campagne, vous savez, si vous laissez vos capteurs en alerte, si on y débouchait le champagne de la victoire ou si on y ferait ruisseler les larmes de la défaite. Pour moi, le lieu était "bon".
Cependant, c’était sans compter avec cet ingérable Tundé qui, une dizaine de jours plus tard, m’invita à visiter, à Akpakpa-Abattoir, ce qu’il avait décidé, seul, de louer comme siège national de campagne du candidat Yayi. Sur son insistance, je finis par me rendre dans ce bâtiment à étage qu’il avait déjà totalement équipé. Ça, c’était du Tundé tout craché. Il avait réfléchi à la place de tout le monde. Il avait décidé, seul, de la nature du mobilier, de la distribution des pièces, de la nature du matériel fongible. Disons que Tundé avait déjà fini la campagne dans son esprit.
Mon agacement devint très perceptible quand, à l’issue du tour du propriétaire que nous fîmes ensemble, il me demanda de mettre la pression nécessaire pour que les activités, qui démarraient à Bar Tito, soient transférées dans ce siège excentré de Akpakpa. " Yayi Boni lui-même est déjà passé voir, et il est content", me dit-il, pour me couper l’herbe sous le pied.
Je savais, depuis l’affaire du choix du cauris, que Tundé disait vrai quant à l’implication directe du candidat Yayi dans les initiatives souvent, passez-moi le mot, dingues, qu’il prenait. Donc je savais que Yayi était déjà dans une manœuvre pour réduire l’influence du siège de campagne de Bar Tito, le siège "Patrice". Et pour conduire ce genre d’opérations, il savait détecter dans notre groupe, celui qui opposerait le moins de résistance quand il sortirait ses idées souvent grosses comme une montagne. Je savais aussi que Yayi faisait déjà jouer la peur de " Patrice" dans l’esprit de quelqu’un comme Francis da Silva, dont le bâtiment à Ganhi, en face du restaurant "Le laurier", à quelques pas du premier siège du journal " Le Matin", servait jusque-là de locaux pour le Bureau Central Intérimaire, BCI.
Je repartis du siège de campagne de Tundé avec une cynique satisfaction. "Nous allons rigoler bientôt", me disais-je en pensant à la vivace inimitié entre Tundé et Jean Djossou, patron de l’imprimerie Nouvelle presse, qui exécrait jusqu’à la prononciation du nom de son concurrent dans les affaires et désormais concurrent dans le Yayisme, Razaki Olofindji Babatundé.
Grâce à Jean Djossou, nous avions pu nous libérer du monopole de l’imprimerie Tundé sur la mise à disponibilité des effigies de Yayi. Désormais, il nous sera utile pour battre en brèche l’idée d’un siège de campagne loué par Tundé. On apprend si vite à être cynique en politique. Depuis qu’il avait l’écoute de Chantal de Souza, je voyais en effet Jean Djossou monter en puissance dans le yayisme. Et je crois que le pauvre Tundé avait dû le remarquer aussi, meurtri et angoissé.
Mais si je déniais à Tundé toute légitimité à partir en guerre contre le siège de campagne de Bar Tito, je comprenais les appréhensions légitimes de Francis da Silva face à l’entrée fracassante de son pire cauchemar, Patrice Talon, dans la dernière ligne droite d’une conquête que lui Francis faisait depuis deux à trois ans. Ami personnel de Mathieu Kérékou dont il œuvra au retour aux affaires en 1996, Francis da Silva connut, comme certains autres opérateurs de la filière coton, des périodes fastes, jusqu’au retour de Patrice Talon dans la filière, au début des années 2000.
Ce concurrent impitoyable dans les affaires les poussera ensuite presque à la limite de la mendicité, par la rudesse de la compétition qu’il instaura de fait dans le secteur. Je savais que Francis da Silva était financièrement mal en point, malgré sa vaste et somptueuse demeure du quartier Jak. Je savais qu’il n’attendait plus que le départ de Kérékou et l’avènement de Yayi pour se relancer. Et voilà que réapparaissait la silhouette de Patrice...
Finalement, Francis da Silva et Tundé boudaient le siège de campagne de Bar Tito pour des raisons différentes. Pour d’autres raisons aussi, Jean Djossou et moi boudions le siège de campagne de Tundé et de... Yayi.
C’est pourtant à Bar Tito que s’installa Vicencia Boco, la directrice nationale de campagne. Le choix de Vicencia Boco, une gaffe qui devint un coup de génie. Vicencia Boco... et si on en parlait demain ?
(À demain ✋🏾)

Mémoire du chaudron 47
Dans une élection présidentielle, le chargé de communication d’un candidat n’est pas payé pour paraître agréable aux yeux des candidats rivaux. Il doit être capable de se muer, au besoin en fauve rugissant, et recourir sans complexe à des méthodes de voyous. Ce n’est pas une question d’éthique et de morale. C’est une question pratique, de recherche d’efficacité et de résultats. Il n’y a pas de guerre civilisée, il n’y a pas de guerre propre.
En tout cas, après le violent coup de l’image du cadavre ensanglanté de la fillette au bord de la piscine du domicile de Adrien Houngbédji, la communication de notre principal challenger, visiblement sonnée, était devenue aphone. Cela se voyait à la disparition progressive dans les feux tricolores des photos de Yayi, dormant, bouche ouverte et pendante, au cours d’une réunion. Les timides tentatives de démentir ou de situer l’opinion sur le drame de Adjina, ne faisaient qu’en augmenter la portée.
Aujourd’hui, on parlerait de "buzz négatif". Nous suivions donc avec rictus et amusement ces séries de compte-rendus ininterrompues que diffusait chaque soir Golfe Télévision sur l’actualité politique du candidat du PRD. Nous savions qu’à moins d’être déjà un militant acquis, aucun téléspectateur ne subirait volontiers ces longs calvaires télévisuels. La saturation est l’ennemi de l’information.
La réplique, ou disons une certaine réplique à cet uppercut ne tardera pourtant pas à arriver. Une semaine après la cérémonie de déclaration de candidature de Yayi au palais des sports du stade de l’amitié, nous nous étions retrouvés à Porto-Novo, pour une grandiose cérémonie de présentation de notre projet de société.
C’était une idée du professeur Albert Tévoédjrè, qui n’a jamais mieux mérité son surnom de " renard de Djrègbé". La cible de cette opération dans laquelle il s’investit personnellement était, bien entendu, Adrien Houngbédji. Sa montée en puissance comme leader politique incontestable de l’Ouémé-Plateau depuis les élections législatives de 1995, consacra le déclin irrémédiable du parti NCC qui finira d’ailleurs par être arraché à son créateur, Albert Tévoédjrè.
Il en nourrira une rancœur tenace et à chaque élection présidentielle qui suivra, mettra le meilleur de son expertise au candidat le mieux placé pour empêcher l’accomplissement du rêve présidentiel de Adrien Houngbédji.
Le lieu choisi pour la présentation de notre projet de société était la grande cour du domicile privé du président Sourou Migan Apithy, en bordure de la lagune de Porto-Novo, et nous n’ignorions pas que ce choix était un pied de nez au candidat Adrien Houngbédji, dont le domicile se trouvait à deux pas.
La cérémonie qui rassembla grand monde, battait son plein depuis bientôt une heure. Dans un grand numéro de sophisme dont il avait le secret et la réputation, le professeur Albert Tévoédjrè délivra un discours au bout duquel il déclara triomphalement : "Porto-Novo est une ville ouverte".
Nous n’avions pas besoin de dessin pour comprendre cette allusion acide. Un tonnerre d’applaudissements salua ce discours dans lequel je crus pourtant percevoir quelques phrases qui sonnaient déjà comme une mise en garde ferme au futur président de la République, Yayi Boni.
Je ne sais si j’étais le seul à entendre ces extraits où le tribun de Djrègbé mettait en garde son poulain contre " toute tentative de se prendre pour un démiurge ayant solution à tout, un omniscient étant l’égal de Dieu". Mais je sentais que Albert Tévoédjrè, qui n’usurpait pas de son surnom de "renard", avait le nez fin et le flair exercé.
Puis vint le clou de la manifestation. Et quand je dis clou de la manifestation, n’allez surtout pas penser à cette longue, très longue présentation que fit le candidat ce jour, de son projet de société qui, en général, n’intéressait pas grand monde.
Eh oui, croyez-le ou pas, le clou de la manifestation, c’était la prestation du jeune artiste Gaspard Théodore Gougounon alias GG Lapino. Les populations à la base ne perçoivent en effet nos périodes électorales que comme de providentiels moments de récréation. Et tant mieux, tant ce n’est pas des moments d’affrontements sanglants. GG Lapino était, depuis sa fracassante révélation au palais des sports, la mascotte de notre campagne dans toute la zone urbaine du Bénin méridional. Son hymne à l’élection de Yayi Boni était présent partout, fredonné par tous, de sept à soixante-dix-sept ans. C’était comme une vague de poussière inarrêtable qui s’infiltrait partout, s’engouffrant dans les moindres fissures, les moindres interstices, les moindres failles.
Dans la précipitation, nous avions inondé l’espace de ce CD hâtivement dupliqué au Nigeria. Cet hymne fédérateur, ensorcelant, changea radicalement notre perception du rôle des artistes dans une campagne électorale, même si je demeure persuadé que ces coups de génie ne peuvent pas être prévisibles.
Le jeune artiste monta sur scène avec deux danseurs du même acabit que lui. L’ambiance, faite d’ennui, céda aussitôt place à une euphorie contagieuse, une transcendance qui unifie une foule autour d’un air, d’un refrain, parfois de ce rien du tout qui vous cimente dans un élan irrésistible. " Yayi Boni mi na zé ", et tout le monde était debout, tenu par ce jeune homme qui, quelques jours plus tôt, aurait juste été pris comme un paria par beaucoup, mais qui était désormais la voix de l’espérance, l’énergie débridée qui conduisait ce flot de militants sur les sentiers de la victoire.
Soudain, quelqu’un que je ne connaissais pas vint me faire signe en me tapotant doucement dans le dos. " Il y a une situation au portail, on a besoin de vous", me dit-il. Je crus un moment à une manœuvre de mes confrères journalistes dont certains, m’ayant approché déjà à l’entame de la cérémonie avec le titre pompeux de "journalistes de Porto-Novo", surveillaient mes moindres mouvements depuis que je leur avais servi cette phrase pleine de saveur et de promesse : " on se voit à la fin".
Mais quand je me rendis dehors, je vis un petit attroupement. Une fourgonnette de police était stationnée là, le moteur en marche. Une jeune dame très énergique, encadrée par deux agents de police, vociférait au milieu du petit attroupement devant le portail, en pointant la scène où se produisait notre icône GG Lapino. "C’est lui, c’est bien lui, c’est lui qui m’a braquée, je le reconnais", répétait-elle sans cesse. Je m’approchai d’un des agents qui me signifia qu’ils étaient là pour procéder à l’arrestation de l’artiste sur plainte de cette victime. Quelle histoire ! Non, mais... quelle histoire !
Je retournai aussitôt dans l’enceinte de la maison où j’alertai aussitôt le docteur Jean-Alexandre Hountondji. Bientôt, des pourparlers de diversion s’installèrent au portail. Nous essayions de gagner le maximum de temps, afin de laisser l’artiste finir sa prestation. Nous comprenions d’où venait le coup. Quand on en donne, il fallait être en effet prêt à en recevoir.
Houngbédji, pensions-nous, veut enfin nous retourner la monnaie de notre pièce. Les nombreuses incohérences dans le discours de la plaignante se révélaient au fil de la discussion. Nous reussîmes finalement à obtenir de la police, qu’elle laissât une convocation pour GG Lapino, avec la promesse qu’il y répondrait aussitôt à la fin de la manifestation. Le coup, ce jour-là, avait foiré, et nous retournâmes à Cotonou avec notre artiste.
Au siège de campagne de Bar Tito, une rumeur se faisait persistante depuis ce matin. Yayi aurait enfin tranché par rapport à sa direction de campagne. Cette attente, qui devenait longue et insupportable, allait enfin prendre fin. Il ne s’agissait ni de Lambert Kotty, ni de Ahamed Akobi, encore moins de Jean Alexandre Hountondji, les trois noms qui circulaient. Comme dans un tour de magie, Yayi sortit un pigeon inconnu, et donc inattendu, de son mouchoir blanc. Il a nom Vicencia Boco. Yayi aurait flashé sur elle à la visite médicale...
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 48
Yayi Boni et Vicencia Boco sont les seuls capables, à mon avis, de dire dans les annales de l’histoire, les circonstances du recrutement de la directrice de campagne du candidat du Changement en cette matinée de fin janvier 2006. Ce que j’en sais ne va pas forcément au-delà de ce que beaucoup de Béninois ont déjà lu dans le livre "Yayi Boni : l’intrus qui connaissait la maison" de Édouard Loko. Au siège de campagne de Bar Tito ce jour-là, la rumeur, d’abord diffuse, devint persistante, pour se transformer en réalité quand, en début d’après-midi, je reçus confirmation de la part du garde du corps de notre candidat. La version schématique est donc celle-ci : comme la trentaine de prétendants au fauteuil présidentiel, Yayi se présente pour la visite médicale. Il y rencontre, dans le collège médical, une professeure agrégée en imagerie médicale. Il est illuminé. Elle se nomme Vicencia Boco. Taille moyenne, regard vif et intelligent, un tantinet coquin. Il la veut aussitôt... comme directrice de campagne, bien entendu.
Cette version romancée et presque chevaleresque continue de porter des zones d’ombre dans mon esprit. J’apprendrai, certes de la propre bouche de Yayi, cette même version plus tard, mais j’y soupçonnais toujours une tentative de manipulation. Je savais, il est vrai, que le candidat Yayi était dos au mur, qu’il avait du mal à trancher entre ceux qui se bousculaient pour occuper ce poste. Mais si le prétendant Ahmed Akobi partait ouvertement défavorisé par ses origines septentrionales, on ne saurait en dire de même de quelqu’un comme Lambert Koty qui, selon toutes logiques, partait grand favori. C’était en effet lui qui occupait la fonction d’organisateur principal de la vie du siège de campagne de Bar Tito depuis un peu plus de trois mois. Il avait donc déjà une vue périscopique sur les réalités qui seraient bientôt celles de la campagne électorale.
Car tout ce qui nécessitait une dépense d’argent passait sur son bureau. Et Dieu sait que le moindre projet, la moindre initiative, était dorénavant accompagné d’un budget qu’il fallait comprendre et arbitrer. Du coup, tous les acteurs de notre campagne étaient déjà connus de lui, pour être déjà passés au moins une fois dans son bureau à l’étage, ou parfois dans son bureau à l’Agetur, pour des contacts qui nécessitaient plus de discrétion.
Nous n’avions pas à nous plaindre des conditions matérielles du fonctionnement du siège de campagne, même si je trouvais parfois le mobilier de notre cellule de communication, acheté dans la précipitation sur le marché aux puces, désuet. Les roulettes des fauteuils-directeurs coinçaient, le climatiseur était bruyant et peu performant. Mais qu’importait ! Nous savions que nous étions dans un contrat de bail limité dans le temps, même si Charles Toko agitera, plus tard, sans succès, l’idée que nous puissions acquérir définitivement le bâtiment et empêcher ainsi qu’il ne serve plus tard de siège de campagne à des forces politiques hostiles à nous.
L’idée n’était pourtant pas saugrenue car, si plus tard ce siège de campagne avait servi de siège national aux Forces Cauris pour un Bénin Émergent (FCBE), au lieu de ce bâtiment anonyme et sans charge historique loué à Mènontin, l’alchimie eût été différente avec les militants. Mais une fois la victoire acquise, le siège de Bar Tito, qui n’avait jamais eu la sympathie de Yayi, sera vite abandonné. Un lieu pourtant chargé d’histoire...Par ailleurs, la vie au siège de Bar Tito, sans être inutilement opulente, était assez motivante pour y maintenir un flot humain du lever du jour, jusqu’à tard le soir. Je ne parle pas seulement de ce service-traiteur qui y assurait au quotidien le déjeuner, je parle de ce réseau de numéros téléphoniques mis en corporate, qui nous furent attribués et que la plupart d’entre nous continuons d’avoir comme numéro personnel, plus de douze ans plus tard. De sorte que, de mémoire, aujourd’hui encore, je peux composer le numéro de Lambert Koty qui, à tout seigneur tout honneur, finissait par le...01, de Armand Zinzindohoué qui finissait par le...07 juste après le mien, ...06, du garde du corps principal de Yayi qui finissait par le... 10, de Benoît Dègla qui finissait par le ...14, etc.
Et puis il y avait ce passage que nous faisions dans le bureau de Lambert Koty à la fin de chaque mois, comme de vrais salariés... C’était déjà là la méthode Patrice : rétribuer aussitôt et même grassement s’il le faut, toute prestation. Cela lui permet de conserver ses distances vis-à-vis du prestataire et d’échapper plus tard aux tintements ininterrompus du grelot du devoir de reconnaissance.
Lambert était celui qui maîtrisait le mieux l’appareil politique du candidat Yayi et qui, de l’avis général, méritait de jouer le rôle de directeur de campagne. Mais avec du recul, on comprend aisément que tout en exprimant de moins en moins de scrupules à recevoir la manne très sonnante de "Patrice", Yayi séparait déjà rageusement leurs deux territoires. Lambert était trop proche de Talon et Yayi n’en voulait pas comme directeur de campagne. Il ne le voudra pas non plus, plus tard, comme directeur de cabinet à la présidence de la République, après le décès prématuré et brutal de l’étoile politique montante de la Donga et premier directeur de cabinet du président de la République fraîchement élu, Boni Yayi. Bref, nous en parlerons plus tard.
Le jeu de Yayi était donc extrêmement brillant. Il n’avait pas choisi Vicencia Boco pour un quelconque souci d’approche genre dans sa campagne. Il l’avait choisie pour créer une discontinuité entre les structures organisationnelles de Bar Tito et lui-même. Vicencia Boco était en fait son fusible. La méthode Yayi se révélait progressivement. Mais même moi, qui ai passé tant de jours et de nuits dans son antichambre, n’en faisais pas encore la bonne lecture. Tous ceux qui peuvent justifier d’une quelconque légitimité à un poste de responsabilité deviennent rapidement des obstacles à l’épanouissement de son autorité.
Et au fil de la composition de ses équipes gouvernementales pendant les dix ans qui suivront, cette théorie sera très rarement démentie. Yayi avait enfin choisi Vicencia Boco parce qu’il voulait une direction de campagne faible. Bien entendu, nous alertâmes la presse sur le "coup de génie" que venait de réaliser notre champion par cette confiance faite à la gent féminine.
Un élément particulièrement soigné passa dans l’édition du soir du journal télévisé de Canal 3. La photo et le parcours professionnel cinq étoiles de notre directrice de campagne étaient à la une de toute la presse écrite le lendemain matin, pendant que Yayi devrait être en train de ricaner intérieurement. "Un fusible nommé Vicencia", aurait pu pourtant joliment titrer un chroniqueur bien inspiré.
Mais en ces moments, personne, dans la presse, n’avait plus le temps des bonnes analyses et des bons papiers, tout comme d’ailleurs personne, parmi nos rivaux, ne put mettre en lumière le problème éthique que posait la nomination de Vicencia comme directrice de campagne d’un candidat dont elle était censée avoir jugé, en toute indépendance, le dossier sanitaire.
Il faut dire que nos rivaux politiques étaient plutôt débordés par notre rouleau compresseur. Houngbédji était occupé par son histoire de cadavre au bord de sa piscine, l’hymne de GG Lapino se fredonnait par le personnel de maison de Bruno Amoussou, je ne retrouvai Léhady Soglo que plus tard, dans l’isoloir, sur le bulletin unique. Inutile de préciser que je ne tamponnai pas dessus.
Vicencia n’avait aucune intention de jouer les faire-valoir dans cette opportunité que le destin lui offrait. Elle en donnera le ton dès le lendemain de sa désignation. C’était au cours de la première réunion de la direction nationale de campagne qu’elle dirigea à Bar Tito, et à laquelle Charles m’envoya représenter la cellule de com.
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 49
Ce matin, se tient à notre siège de campagne de Bar Tito, la première réunion de la direction nationale de campagne. Il s’agissait surtout d’une réunion de prise de contact pour la directrice de campagne fraîchement désignée, Vicencia Boco. J’avais hâte de la voir, de la soupeser, de la jauger, de voir si ce choix spectaculaire valait vraiment le coup.
Une salle polyvalente à l’étage fut juste assez grande pour contenir la quinzaine de participants que nous étions. Vicencia Boco, assise au fond de la petite salle, parlait posément. Elle ne paraissait aucunement impressionnée par cette assemblée d’hommes dont la plupart se seraient bien préférés à sa place. Elle parlait avec assurance, comme si elle avait toujours été là, avec nous. L’assemblée, silencieuse, buvait le discours introductif de cette petite femme qui, finalement, ne manquait pas de tenue et de cran.
Après s’être présentée d’excellente manière, elle exposa sa vision de ce que devraient être la méthode de travail et les relations entre membres de la direction nationale de campagne. Je recherchai vainement dans la salle la silhouette sèche et tendue de Candide Azannaï. Je l’avais aperçu une ou deux fois au siège de campagne. Il faisait partie, m’avait-on dit, des hommes de Patrice.
Il était réputé pour sa maîtrise de certains ghettos de Cotonou. Le docteur Jean-Alexandre Hountondji, dans un costume strict, était porte-parole du candidat Yayi, un poste pour lequel certaines indiscrétions avaient annoncé Me Lionel Agbo. Les négociations avec ce dernier pour le retrait de sa candidature et son ralliement auraient achoppé sur le niveau jugé inacceptable de ses exigences.
Je ne pouvais surtout pas rater dans la salle les solides épaules courbées comme celles de Armand Zinzindohoué. C’était mon premier contact physique avec lui. J’avais souvent, entendu parler de lui et de François Noudégbessi, deux nouvelles recrues qui avaient fait leur entrée dans le yayisme par le biais du pasteur Michel Alokpo. Tout ce que je savais du "frère Armand", c’est qu’il était ingénieur des Travaux publics et s’investissait par ailleurs intensément dans la vie associative dans le milieu évangélique. Il était, je crois, président de l’Association des auditeurs de Radio Maranatha, la radio qui faisait autorité dans le milieu évangélique.
J’avais entendu dire que son domicile de Akossombo abritait, certains soirs, des réunions de jeunes frères évangélistes, pour le soutien à la candidature de Yayi. Mon groupe de départ, celui qui posa les premiers jalons du soutien à la candidature de Yayi dans le milieu évangélique, s’était distendu et quelque peu délayé, depuis un moment, dans un grand magma fait de comités de pasteurs, de comités de cadres chrétiens et que sais-je encore. Et c’était d’ailleurs cela le cours normal des choses.
Il fallait que les nouveaux croissent et que les anciens disparaissent. Je recevais donc des échos de plus en plus lointains de la mobilisation et aussi déjà des inévitables guerres de positionnement, des intrigues féroces et des coups bas au sein du bloc évangélique formé autour de la candidature de Yayi.
"Pourvu qu’ils votent vraiment Yayi", me disais-je, sans attendre quelque angélisme de qui que ce fût. Car j’étais déjà un chrétien averti, qui ne se faisait plus grande illusion sur certaines choses.
Mon rapport au christianisme ne fut jamais un rapport religieux. Je n’étais, à proprement parler, pas le type de fidèle dont rêverait un jeune pasteur sans expérience. Car il se fût trop vite senti choqué par mon grand détachement par rapport à la vie sociale de la communauté paroissiale.
Je n’allais pas rencontrer Dieu à l’église les dimanches. J’y allais avec ma part de Dieu. J’y allais pour raviver et entretenir cette flamme spirituelle et non religieuse qui brûlait en moi depuis ce mois de juin 1998 où, dans la solitude de ma chambre d’étudiant finissant, couché sur ce matelas posé à même le sol, je fis le point de ma vie, de mes angoisses, de mes questions demeurées sans réponses depuis mon enfance. Ce jour-là, j’eus la douce sensation d’avoir parlé avec quelqu’un.
C’était une sensation unique, une sensation apaisante. Je n’avais pas reçu de réponse à mes questions. Je ne voulais même plus de réponses. Quelque chose s’était passé et je m’étais relevé, gonflé à bloc et prêt à aller au-devant de n’importe quel défi. Je venais de faire mon chemin de Damas.
Mon rapport à la spiritualité fut précoce et dur. Mon père était un animiste et fier de l’être. Garçon unique de sa mère, il avait dû être extrêmement "préparé" à la survie par celle-ci. De sorte que rien ne l’ébranlait. Il comprit donc difficilement que cette scarification qu’il fit à tous ses enfants, comme il faisait d’ailleurs régulièrement quand j’étais encore tout petit, se transformât, chez moi, en une plaie qui échappa, pendant près de deux ans, à tout contrôle. J’avais peut-être deux ans et aucun soin médical ne venait à bout de cette profonde plaie qui s’installa dans mon dos, juste sur la colonne vertébrale et qui était si profonde que parfois on pouvait apercevoir un bout de ma structure osseuse.
J’imagine encore aujourd’hui ce qu’aurait été la culpabilité de mon père si cette plaie mystérieuse, créée dans mon dos par une scarification qu’il fit de sa propre main, avait conduit à l’irréparable. Ce ne fut toutefois que sa première alerte par rapport à moi, ce dernier garçon, ce septième enfant qui, âgé de deux ans à peine, posait des questions d’adulte.
La seconde alerte vint lorsque j’étais en classe de CE2. Un matin, je me réveillai, le visage profondément lacéré comme des balafres yoruba. Mais je ne sentais aucune brûlure, car les traces de lacération avaient cicatrisé, comme si je les portais depuis des années. Je ne me rappelle plus le nombre de poudres que mon père me fit aussitôt avaler, avec force paroles fortes. Il commençait sans doute par comprendre qu’une vigilance constante devrait désormais être de mise autour de moi. Et il le faisait. Pas seulement autour de moi. Mais autour de tous ses enfants, avec tout l’attirail en sa possession.
Je vis cependant la profondeur de sa douleur et de son désarroi ce lundi 17 juin 1985, lorsque ma grande sœur Jeanne, sa fille aînée, rendit l’âme sur la table d’accouchement, alors que jeune bachelière, elle était en mission d’enseignement au Lycée Mathieu Bouké de Parakou. Alors, je surpris, pour la première fois, les larmes de cet homme que je croyais inébranlable et qui, maintenant, pleurait silencieusement, retranché dans sa chambre à coucher, pendant que le salon grouillait de monde et bruissait de sanglots.
Il avait pourtant livré bataille lorsqu’il vit, deux jours plus tôt, un caméléon dans sa douche. Un mauvais signe absolu. Il fit le tour des hommes forts de la communauté fon à Parakou. Mais la mort frappa durement et emporta Jeanne. Déboussolé par la douleur et dorénavant rempli de doutes, mon père fit l’option de tout abandonner et vida sa chambre de tout ce qui faisait son assurance dans le domaine ésotérique.
Pendant quelques mois, il autorisa et encouragea même la tenue, dans notre salon, des réunions des groupes de prière catholiques du quartier. C’était alors un homme bouleversé, déstabilisé, qui se tenait debout parfois sur les premiers sièges, répétant, même s’il n’y comprenait pas grand-chose, les prières du Saint Sacrément.
Mais cette flamme, entretenue et accompagnée par nos voisins du quartier, notamment le couple Bovis, le couple Ayihonnou et la matriarche "maman Roma", ainsi surnommée pour son héroïque pèlerinage à Rome, cette flamme, disais-je, connut un nouveau vacillement quelques années plus tard.
Nous étions au début des années 90 et je reprenais la classe de Troisième pour raison d’année blanche. L’année scolaire tirait à sa fin et les examens se profilaient à l’horizon. Mes résultats étaient excellents et j’abordais avec sérénité cette dernière ligne droite vers le BEPC. Je lisais énormément et sur bien de sujets, je planais au-dessus du niveau de la classe. Mais un soir, quelque chose se produisit, qui ne trouva aucune explication jusqu’à ce jour.
Je venais de terminer mon dîner et, comme d’habitude, je me précipitai sur livres et cahiers. J’avais du retard sur la lecture de deux livres que je devais retourner le lendemain, à la bibliothèque départementale. Il s’agissait de "La valise en carton" de Lynda de Souza et du livre autobiographique "Au nom de tous les miens" du Juif polonais Martin Gray sur le terrible ghetto de Varsovie sous le troisième Reich allemand. Livre signé par l’académicien Max Gallo.
J’avais également un manuscrit de roman que je tenais à terminer, comme si un éditeur, quelque part, s’impatientait. Mais à peine m’étais-je mis à table que je ressentis une brûlure sur un point de ma lèvre supérieure, comme si une guêpe audacieuse venait de m’inoculer son venin. Je frottai nerveusement puis, face à la persistance de la brûlure, j’y passai du "zoro chinois". J’essayai ensuite, vainement, de me concentrer sur ma lecture. Finalement, je décidai d’aller me coucher. La brûlure, qui s’était calmée entre-temps, se transforma, à l’aube, en une douleur insupportable. Je sentais comme mille voire dix milles aiguilles pénétrer et se remuer dans toute ma gencive supérieure. Impossible de mouvoir la bouche. Impossible d’avaler quoi que ce fût. Je restai couché toute la journée, essayant cependant de rassurer la maisonnée du mieux que je pouvais.
Mais le lendemain, je ne pouvais plus ni parler, ni me mouvoir. Ma grande sœur Zéphyrine décida, face à l’indécision générale autour de mon état de santé, de prendre les devants. "Ça là, c’est plus affaire d’hôpital", dit-elle. Mon père traversait une douloureuse période de doute presque existentiel, depuis le décès surpris de Jeanne. Ma mère, démotivée et déstructurée par la douleur, fonctionnait comme un zombie et ne faisait plus que quelques sporadiques apparitions au marché Arzèkè.
Ma soeur Zéphyrine fit donc venir un taxi puis m’embarqua pour une destination que j’ignorais. Ce dont je me souviens, c’est cette odeur insupportable de fiente de pigeon qui nous accueillit dans cette maison vague, derrière la gare de chemin de fer de Parakou, et non loin de l’ancien aérodrome. De la cour de la maison, on pouvait d’ailleurs apercevoir l’épave de ce bimoteur des Transports aériens du Bénin, TAB qui, au milieu de la décennie 80, loupa son décollage et finit sa course dans la broussaille.
Le vieil homme qui nous accueillit dans la cour et qu’à ma grande surprise Zéphyrine appelait "papa", me toisa aussitôt du regard, avant de nous indiquer nonchalamment un petit banc sous un manguier au milieu de la cour. L’homme ne portait pour tout vêtement qu’un minuscule caleçon. C’était un Holli venu, quelques mois plus tôt, des confins du département du Plateau, dans le sud-est du Bénin. Le lieu me répugnait particulièrement et ces nombreuses tortues qui circulaient librement dans la cour m’intriguaient, tout comme m’intriguait la progressive diminution de la douleur, dès que je me fus assis sur le banc. Le vieil homme sembla nous abandonner là, pendant une éternité. Puis lorsqu’il se décida à parler à ma sœur, sa seule déclaration fut : "Je veux dire deux mots, droit dans les yeux de son père, avant toute intervention ".
Ma soeur, effrayée, essaya d’expliquer le caractère imprévisible de mon père. Il pouvait en effet refuser de venir, tellement sa déception était grande par rapport à cette vision de nos réalités qu’il croyait si tant maîtriser. Mais l’homme se fit inflexible. Alors, ma sœur repartit et revint, plus d’une heure plus tard, avec mon père et ma mère.
"A-t-on idée de laisser exposer à l’air libre ce type d’enfant ?" demanda le guérisseur qui fusillait du regard mon père. Celui-ci resta muet. Après un long silence, le vieil homme essaya de rompre à nouveau l’ambiance : "Cet enfant, tu peux me le donner s’il ne t’intéresse pas". Puis il enchaîna : " Tu n’es pourtant pas n’importe qui. On reparlera le soir, quand j’aurai délivré ton garçon du tchakatou et du gambada".
Il congédia ensuite mes parents, en leur demandant de revenir le soir, avec du savon noir appelé "kôtô" et une éponge en fibre naturelle. Quant à moi, je restai là, assis, en attendant le soir...L’étrange soir !
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 50
Contrairement à mes appréhensions, je n’eus pas le temps de m’ennuyer après le départ de mes parents et de Zéphyrine. Il eût été sans doute plus pratique pour moi d’avoir un livre à portée de main, pour passer l’après-midi dans ce lieu qui n’était pas le mien. Mais ce que je découvris là, ce jour-là, était au-delà de tout bouquin : un voyage dans le surnaturel.
Alors qu’il sonnait 14 heures et que j’étais perdu dans mes réflexions, une des portes de l’unique bâtiment de la maison s’ouvrit dans un puissant grincement. Un homme en sortit, courbé, titubant, le corps couvert de traces de coups de lanière. Il pestait et vint péniblement s’abandonner sur le banc, à côté de moi, en débitant un flot de jurons. Il était agent manutentionnaire au grand magasin du dépôt de la gare de chemins de fer de Parakou. Je ne mis pas longtemps à comprendre ce qui lui était arrivé.
Voisin du vieux guérisseur holli, Jacques (appelons-le ainsi pour protéger son anonymat) s’était lié d’amitié avec lui. Il passait le plus clair de ses heures de repos dans cette cour où il se mêlait de tout et de blagues, prenant par exemple pour une simple mystification, les voyages de l’âme dont parlait si souvent le vieux et qui lui permettaient, lorsque le cas d’un malade l’exigeait, d’aller rencontrer dans une assemblée de nuit, les personnes responsables de la maladie ou du mauvais sort, afin d’obtenir, au bout de longs pourparlers, la "libération" de son patient.
Ces histoires de sorties nocturnes dont nous avons sans doute tous entendu parler étaient une composante opératoire majeure du vieux guérisseur. Mais il y a que Jacques n’y croyait pas. "Je ne croirai à cette affaire-là que lorsque je l’aurai vue de mes propres yeux", avait-il souvent défié.
Alors, le guérisseur finit par accepter de l’y emmener, mais avec une mise en garde ferme : "Si tu fais l’idiot là-bas, je dirai que je ne t’ai jamais connu. Et ce serait alors à tes risques et périls ". Le jour convenu et à une heure précise de la nuit, les deux hommes se retrouvèrent en petit caleçon, à un point précis de la cour. Le vieux lui recommanda de toucher son corps, puis ils "décollèrent". L’instant d’après, selon les propres dires de Jacques, ils se retrouvèrent au cœur d’une immense fête foraine, dans l’une de nos villes côtières. L’ambiance, dit-il, était indescriptible. D’immenses festins se déroulaient à perte de vue.
Il déambulait silencieusement avec son guide, au milieu de cette foule compacte, insouciante et joyeuse, lorsque l’insupportable se produisit. Il aperçut, attablée à quelques pas de lui et dévorant forces gigots, une jeune dame. C’était précisément la vendeuse de bouillon de haricots qui passait au dépôt de la gare de chemins de fer chaque jour à midi.
C’était, pour être plus précis, celle à qui il faisait une cour assidue depuis quelques semaines. C’était la jolie jeune femme timide dont les courbes voluptueuses allumaient ses fantasmes. C’était enfin celle qui faisait chavirer son cœur et avec qui il s’imaginait vivre ensemble après une première vie de couple désastreuse d’où il eut son unique garçon laissé à la charge de sa mère à Bohicon.
Ah non ! Impossible de passer son chemin et faire comme si de rien n’était. Il interpella bruyamment la jeune femme : "Ainsi donc, toi-même tu viens ici ?". La suite fut un douloureux souvenir qu’il gardera sans doute pour le restant de sa vie. Son interpellation profane ameuta la foule, dix pieds à la ronde. Aussitôt saisi et ligoté, il subit un sévère passage à tabac. Son guide, dans un premier temps, prit la clé des champs, pour échapper à la furie de la foule de tous ceux qui craignaient que leur identité spirituelle soit dévoilée le lendemain par l’incurie de ce profane.
Mais il finit par revenir sur ses pas, se confondant en excuses et en supplications. Il obtint de repartir avec son hôte indélicat, mais qui, illico presto, fut contraint à l’initiation.
Le réveil fut donc naturellement pénible ce jour-là pour Jacques, qui ne put se mettre péniblement sur ses pieds qu’autour de 14 heures. Le vieux guérisseur, lui, était plutôt ricaneur et moqueur cet après-midi-là. " Tu as fini par trouver, à force de chercher", lançait-il de temps à autre, sur un ton narquois, en direction de l’infortuné nouvel initié.
C’était la première fois que j’entendais in vivo ce genre de témoignages, récit fait sur un ton naturel, par un témoin direct. Les traces de lanière étaient là et encore fraîches. Je n’avais aucun moyen de douter. Je passai le reste de l’après-midi à méditer ce que je venais de voir et d’entendre.
Je repensai à ce récit que nous fit mon père du jour où il fut réquisitionné pour conduire un groupe de vieillards édentés, arrêtés et reconnus coupables de pratiques d’obscurantisme et de sorcellerie à Abomey, vers une ferme de rééducation située sur les rives du fleuve Okpara, à l’est de Parakou. C’était dans la période de braise du Parti de la révolution populaire du Bénin et de la lutte patriotique contre l’obscurantisme.
Le voyage eut lieu de nuit. Les accusés furent parqués dans une semi-remorque que mon père reçut donc mission de conduire jusqu’à l’Okpara. Mais il fut bien avisé, avant d’aller tenir conciliabule avec ces passagers d’un genre si particulier et de requérir leur autorisation avant de mettre le moteur en marche. Et même si cela n’empêcha des démonstrations de puissance de ces derniers tout au long du trajet, il put néanmoins les conduire à destination.
Ils furent en effet capables de couper le moteur du camion quand ils estimaient inconfortables les secousses de la route, d’accélérer ou de ralentir, depuis la remorque, le régime du moteur, de rendre momentanément inopérationnel le système de freinage ou de déclencher le klaxon indépendamment des manœuvres du chauffeur.
Une histoire que j’aurais accueillie avec beaucoup de doute, si elle n’était pas dite par l’un de ses acteurs principaux, mon père. Et voilà que cet après-midi encore, je me retrouvais devant un témoignage frais, de la part de quelqu’un qui venait à peine de sortir d’une expérience surnaturelle au pays des festins nocturnes.
Afrique !...
Il est 20 heures et ma séance de désenvoûtement venait de démarrer. Dans la petite chambre faiblement éclairée par une lanterne, une bassine fut placée au centre, à côté d’un seau rempli d’eau, exactement comme si on voulait donner le bain à un nouveau-né.
À côté du seau, se trouvait un tabouret sur lequel étaient posés l’éponge en fibres naturelles et le savon noir à base de soude, communément appelé "kôtô". Le banc sur lequel je passai toute l’après-midi était maintenant disposé dans la chambre et était occupé par mon père, ma mère et ma sœur Zéphyrine. Le vieux guérisseur s’assit à l’autre bout de la chambre, le regard plongé dans un morceau de miroir serti de cauris, comme s’il se fut agi d’un écran de téléviseur.
Lorsqu’il sembla y avoir repéré ce qu’il cherchait, il me demanda de me mettre à quatre pattes, la tête au-dessus de la bassine. À son signal, un jeune homme, dont je n’avais pas remarqué la présence dans la maison depuis que j’y avais mis les pieds, commença délicatement, très délicatement, à frotter ma tête avec l’éponge qu’il avait fait mousser. De temps en temps, il versait un bol d’eau sur ma tête, puis changeait de sens de rotation à l’éponge sur ma tête, selon les indications que lui donnait le guérisseur, dans un fongbe approximatif.
Bientôt, je commençai à baver de façon incontrôlée, pendant que le jeune homme poursuivait le délicat mouvement de l’éponge sur mon cuir chevelu. À un moment, j’entendis un bruit caractéristique de chute d’objet métallique au fond de la bassine qui se remplissait progressivement. Un autre bruit plus velouté suivit, puis le vieux guérisseur, soulagé, demanda qu’on me rinçât abondamment la tête et qu’à l’aide d’un tamis, on filtre l’eau dehors. ’’Ramenez-moi ici tout ce que le tamis retiendra", ordonna-t-il.
Et le tamis avait effectivement retenu les objets responsables de ma douleur si insupportable : une aiguille et un fragment de bouton de chemise.
Je sentais désormais ma tête légère, comme si on y avait ôté une couronne d’épines. Ma convalescence fut ensuite longue. Je réappris progressivement à me tenir debout et à marcher. Je ne remis plus les pieds au collège et n’eus plus aucune occasion de toucher à mes cahiers avant la composition de l’examen du Brevet d’études du premier cycle (BEPC) que je composai dans des conditions surréalistes.
Je passais toute la nuit sous perfusion, puis le lendemain, mon père me conduisait jusque dans la cour du centre de composition du lycée Mathieu Bouké. Là, on me transportait dans la salle d’examen, sous les regards étonnés et compatissants de mes camarades de classe. J’écrivais le minimum que je pouvais sur la copie d’examen, et parfois le surveillant devait régulièrement me réveiller d’un profond sommeil. C’est pourtant un Tiburce totalement guéri et plein de vie qui rentra du centre de composition après la dernière épreuve de cet examen. Bien entendu, je n’avais aucune idée de ce que j’ai écrit sur mes copies d’examen. Je me surprenais même parfois à ne plus trop savoir si j’avais écrit mon nom sur lesdites copies.
Mais la conviction de mes soeurs aînées Zéphyrine et Marguerite était ferme : leur jeune frère n’échouera pas. Je trouvais leur foi folle, mais je ne faisais rien pour les ébranler. Et le jour de la proclamation des résultats, ce furent elles qui eurent raison. J’avais décroché le BEPC...
Ces épisodes de ma vie impactèrent fortement la nature des rapports qui seront les miennes plus tard avec Dieu, la foi et la religion. Tiburce est-il un chrétien évangélique soumis, fervent et modèle ? Beaucoup de mes "frères en Christ " qui ne craignent pas de me déplaire, vous répondront certainement avec des nuances. Je sais pourtant que c’est ainsi que Dieu me préfère, libre et même iconoclaste au besoin.
Et c’est avec ce même esprit de liberté intérieure que j’assistais, ce matin, à la première réunion de la direction de campagne du candidat Yayi. Une première prise de contact au cours de laquelle l’assurance, et la vivacité d’esprit de Vicencia Boco me marquèrent positivement. Mais elle connaitra bientôt le destin de la chauve-souris. Acceptée ni par les oiseaux, ni par les mammifères.
Tiburce ADAGBE

Memoire du chaudron 51
Cette première réunion de la direction nationale de campagne qui se tint à Bar Tito, révéla Vicencia Boco. Et même si je ne savais quoi retenir à la fin de la longue séance, la petite dame aura conduit les débats avec aisance malgré le regard froid et lourd de Alexandre Hountondji. Il n’était d’ailleurs pas le seul à bouder presque ouvertement ce parachutage que nous faisait Yayi. Car ça grognait discrètement de partout.
Le vieux Moïse Mensah par exemple, ne comprenait pas ce mépris dont il s’estimait victime, après avoir dirigé pendant près d’un an le Bureau Central Intérimaire (BCI), dont la direction nationale de campagne devrait être logiquement l’émanation. Je ne peux dire s’il convoitait le poste de directeur national de campagne. Mais il croyait légitimement avoir un droit de regard dans la mise en place de l’équipe qui remplacerait, aux pieds levés, la structure dont il avait eu, jusque-là, la charge.
Ahmed Akobi dont l’engagement et le zèle dans le yayisme étaient inversement proportionnels à sa connaissance du personnage Yayi, fit également quelques confidences sur sa déception de n’avoir pas été choisi en lieu et place de la dame qui suscitait désormais la curiosité des médias et des électeurs.
Mais comme on pouvait s’y attendre, les critiques et les commentaires les plus acerbes, venaient du rang des femmes, celles qui s’illustraient déjà sur le champ de bataille depuis plusieurs années.
C’est le discours que tenait notre candidat pour justifier le choix de Vicencia qui devint très rapidement sujet à polémique chez ces femmes. "Je veux, par ce choix, disait-il, envoyer un message positif à nos sœurs et à nos mamans". "Ah bon ! Et pourquoi ne vient-il pas choisir parmi nous ? ", entendait-on grommeller tant chez Olga da Silva, Claude Olory - Togbe que Denise Houngninou. La pillule avait du mal à passer.
Et pourtant, il nous fallait aller de l’avant, même si pour moi également, cet argument d’approche genre me paraissait un détail cosmétique sans impact réel sur l’électorat béninois. Et c’est de la bouche de Alexandre Hountondji que j’entendis la réplique la plus sèche et la plus furieuse, en petit comité. " Il est nagot et il sait très bien que ses parents Nagot se poseront des questions sur sa virilité s’il se présentait à eux, avec une femme tirant sa main".
Eh oui, cet Alexandre Hountondji dont j’admirais l’enthousiasme, n’avait souvent pas sa langue dans la poche quand il s’agissait de parler droit dans les yeux du candidat Yayi.
Je me souviens avoir participé à une ou deux réunions politiques dans son bureau de directeur départemental de la santé de l’Atlantique-Littoral, à Xwlacondji. Il savait avoir le verbe haut et chatoyant pour dire finalement des choses simples. On le disait de l’écurie "Aladja Zahia de Kpondehou" que je ne connaissais pas encore, mais dont le domicile deviendra pendant dix ans, le passage obligé de beaucoup de "CV" de postulants aux postes de directeur général du port et de la douane.
Mais Alexandre Hountondji ne me paraît pas tenir de cette seule couverture, sa capacité à dire les choses qui faisaient mal à Yayi. C’est qu’il avait déjà du parcours et une excellente connaissance de la savane politique béninoise. Yayi put compter sur lui, sur Théophile Nata et quelques autres, lorsque ses relations avec le général Mathieu Kerekou parurent entrer dans une phase critique.
Cela faisait en effet cinq demandes d’audience du président de la Boad qui restaient sans suite au niveau du cabinet civil du président Mathieu Kerekou. La situation devenait carrément angoissante pour le prétendant Yayi qui, pourtant, multipliait les déclarations publiques d’allégeance à son "papa" Kerekou dont le désir de s’éterniser au pouvoir obtiendrait, disait-il sans scrupule, son soutien ferme.
Mais il fallait désormais plus que de simples flatteries pour l’aider à rencontrer le général et, sait-on jamais, capter dans son regard, dans sa voix, ce salutaire signal d’encouragement. Le plus angoissant pour Yayi, c’est que l’informateur qu’il entretenait au domicile du général Kerekou, dans les filaos, ne remontait plus grand-chose comme information et devenait même de plus en plus fuyant. La situation devenait intenable et il fallait absolument percer l’abcès.
Alexandre Hountondji, Théophile Nata, Karimou Chabi-Sika et les autres membres de la Cellule de Stratégie et de Tactique (CST) élaborèrent alors une démarche qui permit, un vendredi soir, de faire souffler à Kerekou, cette demi-dizaine de demandes d’audience restées sans suite, du ’’jeune homme de la Boad", comme l’appelait le vieux kameleon.
La démarche fut plutôt heureuse. Kerekou, surpris et furax, demanda qu’on lui recherchât immédiatement les fameuses demandes d’audience restées sans réponse de sa part. Sur les cinq, trois furent retrouvées. La preuve fut établie que les fameuses demandes n’étaient jamais parvenues à destination.
Quelqu’un, dans l’entourage immédiat du président, avait décidé d’étouffer la voix de Yayi dans l’esprit de Kerekou. Cet "étouffeur anonyme " était-il en mission pour Bruno Amoussou avec qui Kérékou rompit les ponts depuis son éjection du gouvernement ? Pour Adrien Houngbedji dont le kameleon ne voulait plus entendre parler et dont la proximité avec le patron de ses renseignements, Patrice Houssou-Guèdè, coûta à ce dernier son limogeage ? Ou alors cet "étouffeur anonyme " travaillait-il pour le lobby révisionniste solidement incrusté dans l’environnement immédiat de Kérékou et dont le cerveau était une autre Chantal de Souza avec un certain Cosme Sehlin comme bras financier ?
Toujours est-il que Kérékou se disposa aussitôt à recevoir exceptionnellement le "jeune homme de la Boad", le lendemain samedi. Cette rencontre au cours de laquelle rien ne fut jamais appelé par son vrai nom, marqua le feu vert passif du Kameleon pour l’aventure présidentielle de ce dauphin sorti de nulle part, ce gladiateur sans passé, cet intrus qui surgissait au coeur de la maison. Le coup de fil presque hystérique que je reçus de Yayi, juste à sa sortie du palais de la présidence ce jour-là, me montra l’importance de ce qui venait de se passer.
Au dîner qu’il organisa le soir même de ce samedi, sur la terrasse en haut de sa résidence de Cadjèhoun, le ton était plus rassurant. Tous ceux qui comptaient alors dans son dispositif, furent invités. Je me rappelle encore de la déclaration émue que fit le vieux docteur Boni, promoteur de la clinique Boni et cousin de Yayi, cette nuit-là, d’une voix chevrotante : " la plus grande chose que Dieu pourra me faire est de me permettre de voir, avant ma mort, le passage de témoin entre Kerekou et mon jeune frère. Après ça, la mort peut me prendre. Je partirai heureux et le coeur léger ".
Ceux qui connaissaient l’histoire politique du Bénin, surent à quel épisode de sa vie faisait allusion cet ancien médecin-capitaine de l’armée béninoise, radié par le Gouvernement Militaire Révolutionnaire (GMR), pour complot contre la sûreté de l’État.
Ce samedi soir, le message fut clair. "Kérékou a dit feu vert ", se chuchotait-on avec excitation autour des tables. Et on pouvait bien comprendre l’indignation des gens comme Alexandre Hountondji, quelques mois plus tard, face à ce parachutage de Vicencia Boco au-dessus de toute cette machine de guerre montée à mains nues, pièces par pièces. Mais dans cette aventure électorale, il fallait aussi savoir suivre, aveuglément parfois, les intuitions du leader, même si elles paraissent erronées.
Une occasion de retenir cette leçon se présenta un jeudi soir. Il était dix-sept heures et Yayi revenait de son dernier voyage hors du territoire, avant le scrutin...
(✋🏾 À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 52
La première réunion de la direction nationale de campagne fut, je pense bien, la dernière digne du nom. La défiance silencieuse des politiques face à l’arrivée par le haut, de Vicencia Boco, offrit à Yayi un schéma confortable qu’il répétera pendant tout son règne : donner le pouvoir pour mieux ne pas le donner.
Beaucoup d’observateurs avaient d’ailleurs senti, face au peu d’empressement du candidat Yayi à mettre en place une vraie direction nationale de campagne, une réticence à fonctionner avec une structure officielle qui pourrait lui prendre, ne serait-ce que pour la durée de la campagne électorale, une partie de son pouvoir décisionnel. Les nombreux appels et relances pour que cette instance faîtière soit installée restèrent longtemps sans suite. Et en optant de façon cavalière pour le parachutage d’une inconnue à la tête du bataillon, il n’ignorait pas qu’il l’affaiblissait. Avec du recul, je crois d’ailleurs que cela a été bien prémédité. Ainsi, il se retrouva, dans la pratique, comme le recours, le vrai pôle de décision. Au moins, personne ne pouvait plus l’accuser de n’avoir pas une direction de campagne.
Mais Vicencia était teigneuse. Elle avait sans doute compris le jeu de Yayi. Elle avait sûrement fini par comprendre qu’elle ne dirigerait rien du tout. Cependant, elle s’accrocha. Une option d’une très grande clairvoyance. Une autre femme, au tempérament de feu comme Marie-Élise Gbèdo, que Yayi a voulu un moment dans ce rôle, aurait protesté et multiplié les menaces de démission. Mais Vicencia se pointait quotidiennement à Bar Tito.
Je la voyais quelques fois traverser le hall au rez-de-chaussée, monter les escaliers et rejoindre son bureau à l’étage. Là, elle s’enfermait, s’occupant à je ne sais quoi. Nos esprits, d’un naturel suspicieux, se mettaient en transe lorsqu’elle s’enfermait avec Serge Mariano, ce jeune homme que nous ne connaissions pas encore beaucoup, mais d’une finesse vestimentaire certaine. Car Vicencia avait du charme et était loin d’être finie physiquement. Trêve de suspicions, nous découvrîmes finalement le bébé que les deux nous fabriquaient derrière la porte de ce bureau : un mouvement politique ! La Coalition des Forces du Changement (CFC).
Je continue de penser que Vicencia a géré ce tournant délicat de son parcours avec intelligence et tact. Face à un dribbleur, elle avait trouvé la meilleure posture de jeu. Se maintenir debout. Patienter. Surtout ne pas le suivre dans ses mouvements. Car à force de valser et de multiplier les dribbles extravagants, il finit par s’embrouiller, se dribbler lui-même et vous remettre la balle entre les pieds, par inadvertance. Ce n’est pas facile, mais c’est la meilleure posture politique.
En vérité, aucune grande décision ne se prenait plus à Bar Tito, depuis que la directrice nationale de campagne y avait été installée. Il fallait aller à Cadjèhoun, parler directement avec Yayi. Et quand la décision avait une incidence financière, il fallait ensuite se retrouver entre les quatre murs du bureau de Lambert Koty, à l’Agetur. Telles des métastases d’un cancer en phase terminale, des centres informels de réunion et de prise de décisions se multiplièrent à travers la ville, mais avec un tandem inévitable : Yayi-Patrice. Le premier, revenu presque bredouille de son dernier voyage de mobilisation de ressources financières dans les pays d’Afrique centrale, s’en était remis poings et pieds liés au second qui avait déjà une idée assez claire des avantages que lui offrait cette position de pouvoir qui se muera rapidement, après la victoire, en une dangereuse, je dirai même mortelle position de dompteur de taureaux.
Car les dix années suivantes verront se produire un spectacle surréaliste d’un taureau fou et d’un torrero trop sûr de lui et imprudent.
Mais dans cette phase de la conquête du pouvoir, notre candidat fit parfois preuve d’un flair si juste et si puissant que je ne saurais me priver de vous en donner une illustration.
C’était un peu avant l’installation de la direction nationale de campagne. Yayi était parti pour une ultime recherche de soutiens financiers au Congo et au Gabon. Inutile de dire que les choses ne furent pas aussi simples avec le patriarche Omar Bongo qu’on disait soutien traditionnel de Adrien Houngbédji, mais qui, pour le scrutin présidentiel de 2006, exigea de tout candidat béninois parti lui tendre la sébile, une recommandation écrite du général Mathieu Kérékou. La moisson, si moisson il y eut, fut donc forcément maigre. Mais ce n’était pas ce qui chagrinait Yayi lorsque nous nous précipitâmes, ce jour-là, à Cadjéhoun, pour lui souhaiter la bienvenue.
Arrivé dans la petite cour de la résidence, je trouvai Chabi Sika et Ahmed Akobi un peu tendus. Il était environ dix-sept heures. Yayi était directement monté à l’étage pour se rafraîchir. Mais pas que ça. Il avait décidé de prendre la longue route du nord à cette heure de la journée. La décision paraissait insensée pour un candidat très en vue et qui n’avait pour toute sécurité que son seul cousin gendarme que Pierre Osho, alors ministre de la Défense, fit mettre à sa disposition, sur instruction du général Mathieu Kérékou. Il avait donc décidé de prendre la route et de faire un voyage de nuit, contre tout bon sens.
C’est que Yayi, malgré tous les comptes-rendus rassurants, soupçonnait une situation catastrophique dans la conduite des opérations d’inscription sur les listes électorales dans les départements du septentrion. La liste électorale, manuelle à l’époque, pouvait être l’instrument aléatoire de gestion d’une victoire ou d’un échec électoral. Dès que la Commission électorale nationale autonome, CENA, lançait le processus d’inscription des électeurs, tous les candidats sérieux à une élection présidentielle qui se fait au suffrage universel direct où chaque voix compte, jetaient toutes leurs forces dans la bataille pour faire inscrire le maximum d’électeurs dans son aire d’influence politique.
La machine électorale déjà rodée du kaméléon avait brillamment assuré le service jusque-là dans le septentrion, pour les élections présidentielles de 1991, 1996 et 2001. Mais le kaméléon n’étant plus candidat pour les présidentielles de 2006, le défi restait entier pour notre machine électorale.
Et puis, une autre préoccupation angoissante nous taraudait l’esprit : les bases de données électorales du septentrion étaient-elles les bonnes ? Obtiendrons-nous le même nombre d’inscrits sur les listes électorales dans cette partie du pays, maintenant que le général Mathieu Kérékou n’était plus en lice ? Et que faire si les "vrais chiffres", enfin sortaient et faisaient basculer nos calculs ? La sortie des nouveaux chiffres du septentrion serait un grand moment politique. J’en avais discuté quelques fois avec Yayi. Mais nous préférions ne pas penser au pire. Car au cas où Kérékou obtiendrait ses victoires sur la base de listes électorales "provendées" dans le nord, nous pourrions bien passer du rêve à la désillusion si nous n’avions pas le secret de cette provende. Les opérations d’inscription sur les listes électorales, qui se déroulaient partout dans le pays, avaient donc un sens particulier pour nous.
Mais de là à laisser Yayi faire ce voyage de nuit, surtout avec quelques rumeurs alarmantes qui nous parvenaient sur des risques qui planaient désormais sur sa sécurité, le pas ne me paraissait pas non plus raisonnable à faire. J’attendais donc debout, dans la cour, avec Ahmed Akobi et Karimou Chabi Sika, bien décidé à le dissuader. Il pouvait attendre le lendemain. Soudain, un bruit de moteur nous parvint du garage. Ibrahim le gardien, qui prêtait une oreille attentive à nos inquiétudes qu’il partageait sans doute, entra en coup de vent dans la cour, pour donner une alerte tardive. Yayi venait de prendre la route. Il était parti seul pour ce voyage de nuit. Il partait vérifier ses appréhensions.
(✋🏾 À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 53
Dans la précipitation et un brin d’agacement, la voiture de Ahmed Akobi fut lancée pour faire un convoi avec celle de Yayi qu’elle ne rattrapa qu’au niveau du stade de l’Amitié de Kouhounou, actuel stade Général Mathieu Kérékou. Personnellement, ce voyage de nuit ne me posait qu’un problème de sécurité. Pas une crainte d’accident de la route.
J’avais déjà vu s’exprimer le génie du vieux chauffeur Tankpinou dans tellement de situations que j’avais fini par me convaincre qu’avec lui au volant, on pouvait fermer les yeux à Cotonou et ne les rouvrir qu’à Tchaourou. Je savais aussi que parfois, il lui arrivait de céder à la pression de Yayi qui, quand il ne sommeillait pas, contrôlait régulièrement, depuis la banquette arrière, le cadran de vitesse de la voiture, exigeant toujours un peu plus de vitesse. Je retiens à ce sujet une scène mémorable dans laquelle nous aurions pu sans doute laisser nos vies si quelqu’un dans la voiture n’était pas appelé à être forcément président de la République.
Nous étions en partance pour Adja-Ouèrè, dans le département du Plateau, où Yayi allait régulièrement parler avec Séfou Fagbohoun, dans l’espoir d’un hypothétique soutien politique. Alors que je passais fortuitement à Cadjèhoun, il m’invita à monter dans la voiture et à l’accompagner à Adja-Ouèrè. C’était, si mes souvenirs sont bons, la dernière fois qu’il s’y rendait pour le compte de cette drague politique préélectorale.
Nous étions en fin 2005. Je savais, par le compte-rendu qu’il faisait de ses tentatives antérieures, que les deux passaient généralement le temps à tourner autour du pot. Il n’était sans doute pas raisonnable d’espérer un soutien du Madep au premier tour du scrutin, alors que Antoine Idji Kolawolé, président de l’Assemblée nationale et deuxième personnalité de l’État, rêvait intensément de la présidence de la République.
Mais n’empêche, Yayi se rendait quand-même, faire son exercice favori de courbettes, de génuflexions et de périphrases chez le leader politique holli qui avait mis un terme à l’hégémonie de Adrien Houngbédji dans le Plateau. Évidemment, Yayi en ressortait bredouille et frustré. Cela ne lui enlevait cependant pas la force de la persévérance.
Nous étions donc sur la route, roulant vers le département du Plateau. Le garde du corps, Yakoubou, pour une raison dont je n’ai plus souvenance, n’était pas du voyage. J’étais assis à côté de Yayi, sur la banquette arrière de cette Mercedes qui m’était si familière. De Cadjèhoun jusqu’à la sortie nord de Porto-Novo, nous roulâmes à petite vitesse, contraints à cela par l’état d’encombrement du trafic.
Mais après Ouando, la chaussée, bien que crevassée par endroits, s’étalait de plus en plus devant nous. Nous nous retrouvâmes bientôt derrière un camion-remorque qui, sur plusieurs kilomètres, nous imposait freinages et accélérations à son rythme.
À un moment, Yayi s’agaça et demanda à Tankpinou d’engager un dépassement. Le chauffeur balança alors le volant et tenta un déboitement. Mais il dut rapliquer aussitôt. Un camion venait en sens opposé.
Nous patientâmes alors derrière notre camion, ralentissant, zigzaguant, freinant brusquement devant un nid-de-poule que nous ne pouvions voir de loin. Tout cela dura un temps qui nous parut une éternité. Yayi, dans la voiture, multipliait les jurons. Le vieux chauffeur, certainement sous cette pression, tenta un nouveau déboitement en basculant le volant sur la gauche. Mais cette fois-ci, il ne rappliqua pas et lança résolument le processus de dépassement.
C’est alors que nous vîmes surgir au loin, droit en face de nous, un autre camion. Le chauffeur insista et sollicita, d’un coup de pied sec sur l’accélérateur, toute la puissance de la Mercedes. Le problème est que ce camion que nous essayions de dépasser et qui, jusque-là, semblait aller à une vitesse de tortue, retrouva soudain toute sa vigueur et, au lieu de ralentir conformément aux règles du code de la route, pour faciliter notre remboitement après le dépassement, essayait maintenant de nous défier.
En face de nous, le second camion qui paraissait si lointain, n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres de nous. La mort droite dans les yeux ! Tout se passa en une fraction de seconde. Tankpinou eut juste un trou d’aiguille pour opérer son insertion devant ce camion qui faisait son maximum pour nous rendre le dépassement impossible. Le violent effet de souffle du camion qui venait en face de nous, secoua si violemment notre voiture que, pour la première fois, j’eus une perception très imagée de l’expression "souffle de la mort".
"Tankpinou, tu n’avais pas vu le camion ?" se contenta juste de lancer mollement Yayi, avant de passer rapidement à un autre sujet. Nous avions bel et bien échappé à la mort. Une fois sur le parking de la résidence de Séfou Fagbohoun à Adja-Ouèrè, le chauffeur Tankpinou et moi reparlâmes longuement de ce que nous venions de vivre, pendant que Yayi et son hôte s’étaient retirés dans le grand bâtiment pour discuter.
Je compris, à travers nos échanges, que Tankpinou en avait vu d’autres. Des crevaisons de pneu alors qu’il roulait à 190 kilomètres à l’heure, des rétroviseurs violemment arrachés par des dépassements trop millimétrés et beaucoup d’autres faits d’arme qui donnaient la chair de poule.
Mais le "chrétien céleste" qu’était Tankpinou croyait sans doute à l’assistance d’une escouade d’anges, chaque fois qu’il prenait le volant, et il ne devait pas manquer de "visionnaire woli" quelque part, dans une des innombrables assemblées du christianisme céleste, pour lui "voir les choses ". De toute façon, il m’était souvent arrivé de penser que ce profil supplémentaire du chauffeur pesait lourdement en faveur de la fidélité et de la loyauté que Yayi lui témoignait.
Car, avec du recul, et s’il m’était demandé de dire l’église de cœur de celui qui présida aux destinées du Bénin pendant une décennie, je répondrai avec certitude, assurance et sans stigmatisation aucune : Yayi est du christianisme céleste. Cela n’a jamais été apparent.
Mais telle est ma conviction, qu’illustreront la facilité et l’audace avec lesquelles un réseau d’escrocs installa au vu et au su de l’État, la douloureuse affaire ICC-Service, dont beaucoup de Béninois portent encore les cicatrices. Mais nous n’y sommes pas encore...
C’est donc à la latitude de Kouhounou que la voiture "4fois4 Land Cruiser" de Yayi fut rattrapée et contrainte à un convoi, quoique minimal.
Dès le lendemain, les premiers échos de ce voyage nous parvinrent et nous mirent tous immédiatement d’accord. Yayi avait été bien inspiré de se dérober à tout l’appareillage politico-bureaucratique qui s’emparait déjà progressivement de lui, pour aller voir de ses propres yeux le déroulement des opérations d’inscription sur les listes électorales dans les départements du septentrion.
Et le moins que l’on puisse dire est qu’il faut parfois aveuglément suivre le flair et les intuitions du chef, simplement parce que vous n’opérez pas toujours dans la même dimension sur certains sujets.
La situation était catastrophique dans le nord. C’était à la limite du sabotage... !
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 54
La donne identitaire est le fondement du leadership politique au Bénin. Et cet axiome a encore de beaux siècles devant lui. Mais être né ou être originaire d’un espace géographique n’en fera pas de facto votre fief. Encore faudrait-il que vous ayez fait les investissements humains, physiques et affectionnés nécessaires. Et même là, vous n’auriez pas fait grand-chose si le timing dans lequel vous exposez votre prétention au leadership sur votre communauté et sur votre espace géographique n’était pas le bon.
Les concours de circonstances sont déterminants en la matière et un excellent timing fera d’un cancre un immense leader régional autant qu’une mauvaise orchestration fera d’un brillant prétendant, un piètre politique.
La géopolitique des Collines et du septentrion a toujours été caractérisée par le rassemblement systématique autour d’un grand leader régional qui, fort de cet appui, part toujours triomphalement à la conquête du fauteuil présidentiel, face à une myriade de concurrents tous concentrés dans le Bénin méridional où on peut parfois compter plusieurs prétendants dans une même famille.
Toujours est-il que, mis à part le cas exceptionnel de Nicéphore Soglo qui a été désigné directement dans une salle de conférence en 1991, il sera difficile voire impossible, dans notre modèle démocratique, d’être président de la République sans avoir un socle régional, sans avoir un fief.
Mon approche sur le rôle du fief dans la conquête du pouvoir d’Etat restera cependant ambivalente. Car un mauvais dosage de votre image par rapport à votre appartenance socio-ethnique et géographique pourrait vous exclure définitivement du fauteuil présidentiel. Il me semble que cela ait été le cas de Bruno Amoussou qui, depuis son apparition en gros pagne, large sourire "y a bon banania " et un slogan ethnico-centré très décomplexé "dadjè lo va", est définitivement passé dans la conscience collective comme le leader politique des Adja.
Même si cela lui a permis d’installer une hégémonie politique durable sur le sud-ouest du Bénin, ce fut pratiquement une condamnation définitive à demeurer l’homme d’une région, d’une partie des Béninois, donc sans envergure nationale. Il était pourtant, à un moment donné, l’homme le plus outillé techniquement et politiquement pour diriger le Bénin.
On a beau définir la politique comme l’espace de toutes les possibilités, il y a, en la matière, des sentences sans recours, des condamnations irréversibles.
Tout est donc, à mon avis, une question de dosage dans la manipulation de cette notion, véritable couteau à double tranchant, qu’est le fief. Vous n’irez nulle part sans lui, mais il peut devenir très rapidement un élément limitant pour vous si vous en faites un élément ostentatoire de communication.
Voilà pourquoi le génie politique de Yayi, dans sa phase de conquête du pouvoir en 2006, fut de savoir cloisonner fermement ses discours de sorte que les déclarations régionalistes moralement condamnables qui enthousiasment les foules à Kika par exemple, ne soient jamais entendues à Cadjèhoun. Et vice-versa. Il y a, pour ainsi dire, une exigence de duplicité de discours pour tout homme engagé dans la conquête du pouvoir d’Etat.
Les aspects moraux se gèrent plus tard après la victoire. Et même là... !
Pour le cas spécifique de Yayi en 2006, la notion de fief paraissait une donnée à la fois simple et complexe. Le long règne du général Mathieu Kérékou a eu un effet d’éteignoir, étouffant toutes autres ambitions dans cet immense fief qui partait des Collines au septentrion.
L’espace géopolitique dont héritait son successeur était aplani, dessouché et labouré. Puis le sort s’était occupé du reste. Saka Kina, figure emblématique du Fard-Alafia, qui aurait pu entretenir l’insoumission politique dans l’Alibori, était mort. Je me souviens de toute l’énergie que Yayi déployait pour obtenir son soutien qui, même quand il l’avait prononcé verbalement plusieurs fois à son domicile de Calavi, ne paraissait jamais sincère.
S’il avait survécu aux effets secondaires de cet accident de la route qui le brisa physiquement à la hauteur de Glazoué, il eût été une vraie équation à régler. L’autre Saka, Saka Salé en l’occurrence, n’aurait pu rien refuser à Bruno Amoussou dans le cadre de cette présidentielle si lui-même avait survécu à l’accident de la route qui eut raison de lui.
Une seconde équation qui eût été également difficile à gérer au sein du CAR-Duniya et dans l’espace socioculturel et linguistique bariba.
Le troisième Saka, Saca Lafia, qui essayait de donner du répondant au baobab Mathieu Kérékou, s’était humblement rangé derrière Yayi.
L’effervescent et insaisissable Rachidi Gbadamassi, qui finalement, ne jurait que par la perte de Yayi, après avoir été précurseur du Yayisme à Parakou, était écroué à la prison civile de Natitingou, pour enquête sur l’assassinat scabreux du magistrat Sévérin Coovi.
Le département de l’Atacora n’avait aucun leader en vue.
Pareil pour les Collines, malgré les efforts du vieil Amos Elègbè pour y introduire Idji Kolawolé, en lieu et place de Yayi Boni qu’il traitait en petit comité de "soulard".
Le seul qui pouvait brouiller la quiétude dans ce vaste territoire politique dont héritait Yayi, en transformant la Donga ou une partie de la Donga en un nid de résistance, c’était Bio Tchané qui, sans être un homme neuf en 2006, aurait pu rendre moins visible le profil de banquier technocrate qui allait si bien à notre candidat.
Mais sans crier gare, cette épine potentielle avait pris le premier vol pour Washington. Que pouvait-on espérer de mieux ?
Mais le contrôle et la gestion d’un territoire politique aussi vaste pendant qu’il ne détenait pas encore les leviers du pouvoir, se révélèrent bientôt éreintants pour le natif de Tchaourou, qui a dû comprendre que le soutien populaire à une candidature n’est rien sans une organisation structurelle opérationnelle.
La mousse pouvait vite s’affaisser si ceux chargés de secouer l’eau savonneuse cessaient leur manège. Et le très faible niveau d’enthousiasme des populations dans le septentrion pour aller s’inscrire sur les listes électorales était bien illustratif à propos.
En effet, Yayi fut ahuri de constater, au bout de ce voyage de nuit inattendu vers le septentrion, que tout était à faire.
À quelques jours de la clôture des inscriptions sur les listes électorales, les départements du nord affichaient des niveaux d’inscription globalement inférieurs à 20 pour cent par rapport aux taux d’inscription pour les élections législatives de 2003.
Dans le même temps, les départements du Bénin méridional affichaient des niveaux d’inscription avoisinant déjà les 70 pour cent. Il y avait assurément péril en la demeure. Ce ne sont ni la taille de votre fief électoral, ni la pléthore de soutiens politiques et de déclarations tonitruantes qui gagnent une élection présidentielle, mais le nombre de bulletins déposés dans l’urne en votre faveur.
Et dans le contexte de ces listes électorales manuelles, une élection présidentielle pouvait bêtement se perdre à ce niveau.
Mais plusieurs éléments immuables de notre sociologie politique expliquaient ce constat inquiétant fait sur le terrain. Nous en parlerons plus amplement demain, si vous le voulez bien.
(✋🏾 À demain)

Mémoire du chaudron 55
Les élections présidentielles, depuis la conférence nationale de février 1990, ne se perçoivent et ne se vivent pas de la même façon du sud au nord du Bénin.
L’héritage historique national, notamment le décalage entre les moments des premières expositions à l’instruction coloniale, a favorisé une évidente discrimination dans la répartition spatiale des élites à travers le territoire national.
À l’abondance du personnel politique au sud, s’oppose sa rareté au nord, avec une ligne de rupture abstraite à partir du département des Collines.
La première conséquence de cet état de fait est la multiplication des ambitions politiques dans le Bénin méridional, alors que se note un réflexe de regroupement dans la partie septentrionale.
Je demeure convaincu que la correction, avouons-le, très lente de ce déséquilibre, affectera notablement la cartographie politique du Bénin.
Car aujourd’hui, faire une thèse de doctorat en étant originaire de Ouidah par exemple, ne vous donne pas la même visibilité dans votre petite communauté que faire un Master en étant originaire de Ina.
À Ouidah, vous apparaitrez dans le ventre mou d’une liste séculaire foisonnante de docteurs en toutes choses, donc vous passerez forcément inaperçu, alors que pour moins que ça, vous apparaissez comme une étoile à Ségbana.
Voilà le genre de décalage qui a longtemps façonné les destins politiques chez nous et fera par exemple qu’un instituteur devienne le premier président du Dahomey indépendant, face à une élite plus étincelante.
Le général Mathieu Kérékou a-t-il entretenu sciemment cet état de choses pendant son premier long règne, de 1972 à 1990 ?
Toujours est-il qu’après les premières 18 années passées au sommet de l’État par l’homme de Kouarfa, la structure de la pyramide est restée intacte dans le nord et les Collines.
Une base très large composée par la population privée d’instruction, et un corps mince et étriqué composé d’une rare élite capable de rivaliser avec le chef.
Cette digression à l’entame de cette chronique me permet de vous expliquer pourquoi le banquier, docteur en économie, Yayi, fut présenté avec succès dans le septentrion comme une étoile intellectuelle, alors que dans le Bénin méridional, ce profil intellectuel n’eût pas même attiré l’attention des populations de Cadjèhoun.
Il y a donc, dans une certaine réalité, plusieurs Bénin et la fabrique du leader politique obéit à des mécanismes différents selon qu’on soit au sud ou au nord.
Mon souhait, c’est que les politiques publiques et les investissements, dans les prochaines décennies, nous aident à sortir de ce décalage qui, si rien n’est fait, nous conduira un jour dans l’impasse.
Je sais que le statut quo continue, pour le moment, de profiter à ceux qui, sans grand effort, veulent continuer de briller comme des étoiles dans un ciel noir plutôt que de favoriser l’apparition pour toute leur communauté, des rayons de soleil qui, certainement, les auraient rendus invisibles.
Notre candidat, en 2006, brillait seul dans le firmament de ce vaste fief politique dont il héritait. Et nous n’avions qu’à nous en réjouir.
Mais le fief dont il s’agissait avait une particularité. Il se gère très péniblement si vous ne détenez pas les manettes du pouvoir. Tous les agents recenseurs que déployait régulièrement la Cena à la veille des élections pour l’établissement des listes électorales, savent bien qu’il est plus facile de motiver le pêcheur de Ganvié à aller se faire inscrire, que de convaincre le bouvier peulh de Kalalé à abandonner son troupeau pour venir s’inscrire.
Et cela se comprend bien quand on sait par exemple que sur les 26 candidats en lice pour l’élection présidentielle de 2006, seulement deux étaient originaires de ce vaste septentrion. Yayi Boni et l’anecdotique Antoine Dayori.
Les 24 autres candidats étant concentrés dans le sud, le maillage politique y est plus fin et les électeurs sont plus intensément soumis à l’information électorale. Lorsque 24 candidats ont intérêt à gonfler une liste électorale, l’effet est toujours plus spectaculaire lorsqu’un seul candidat, disons-le ainsi pour être plus sérieux, doit motiver plus de la moitié de la superficie totale du pays à aller s’inscrire, alors qu’il ne gère pas encore l’appareil d’Etat.
Car il faut dire que Kérékou faisait preuve d’une telle indifférence qu’il était impossible de décrypter ses motivations réelles.
Mais j’ai pu vivre une illustration du très peu d’intérêt des populations des zones rurales du septentrion pour l’information électorale.
C’était en 2001. La campagne électorale battait son plein et j’étais, en tant que journaliste -reporter, commis pour suivre le candidat le plus en vue, le général Mathieu Kérékou, dans une longue tournée électorale qui nous conduisit dans la totalité des 77 communes du Bénin.
Je garde encore aujourd’hui, tel un trophée sur mon mur Facebook, une photo souvenir de ces moments qui marquèrent profondément ma lecture de certaines réalités du pays. Nous venions de finir un meeting à Nikki où le général Mathieu Kérékou, intervenant le dernier comme à son habitude, répétait comme unique promesse électorale, sa célèbre incantation "Ce qui est dit est dit, ce qui est écrit est écrit ". À cette phrase, les foules devenaient hystériques. Un grand mystère du discours électoral !
Les populations préféraient cette phrase qu’elles ne comprenaient pas, à la longue liste des doléances présentées par le sous-préfet de Nikki. J’imagine d’ici, la frustration de tous ces candidats qui investissent une fortune dans la conception et la rédaction d’un vrai projet de société. En majorité, les populations n’en ont cure.
Et il vaut même mieux parfois se taire que de se lancer dans de grandes promesses chiffrées qui, très rapidement, peuvent plomber votre campagne et même toute votre carrière politique, en vous faisant passer pour un démagogue.
Je suppose que l’histoire des 30 mille emplois du professeur Albert Tévoédjrè demeure encore vivace dans certains esprits.
Quand plus tard, en 2016, j’entendis un autre candidat, Abdoulaye Bio Tchané, entrer en campagne avec des promesses chiffrées, je me suis juste dit : "il va se griller".
J’ai eu la grâce donc, entre 2001 et 2006, de suivre de très près deux campagnes présidentielles victorieuses, et je peux dire ceci à tout prétendant : cessez de faire des promesses abstraites.
Personne ne vous prendra au sérieux.
Car l’électeur que plus d’un demi-siècle d’échecs des politiques publiques a laissé dans la pauvreté, l’analphabétisme et l’ignorance, ne réfléchit pas comme vous. Il veut juste savoir s’il y a un point commun entre lui et vous. Il est plus pratique que vous ne le croyez.
À peine donc le meeting de Nikki terminé, notre cortège mit le cap plus au nord. Au bout d’un parcours presque intergalactique sur cette piste poussiéreuse, nous débouchâmes sur quelque chose qui me parut être une clairière.
C’était la première fois que je mettais pied à Kalalé. La petite foule assemblée sous la rangée d’acacias dans la cour de l’école primaire publique, s’égaya aussitôt. Mais ce qui me laissa sans voix, c’est cette préoccupation d’un berger fulani qui voulait savoir la raison de la mobilisation.
Quelqu’un lui expliqua, avec force mouvements de mains, comme s’il s’adressait à un sourd, que l’objectif de la rencontre c’était pour faire élire le président Kérékou. Le malheureux Fulani n’en fut que plus bouleversé. Pour lui en effet, président avait toujours signifié Kérékou, et Kérékou avait toujours signifié président.
D’ailleurs, il y avait encore, bien peints sur les bâtiments de l’école, les portraits de Engels, la barbe interminable de Karl Marx, le drapeau jaune frappé d’une étoile rouge, drapeau du Parti de la révolution populaire du Bénin, PRPB, et, cerise sur le gâteau, un magnifique portrait du grand camarade de lutte, Mathieu Kérékou.
Nous étions pourtant en 2001 et un président nommé Nicéphore Soglo avait deja pourtant régné de 1991 à 1996. Ce Fulani en tunique bleu indigo, les bras en croix sur son bâton de berger, ne s’en revenait pas d’apprendre autant de choses qu’il ignorait.
Voilà donc quelques aspects de ce Bénin que vous regardiez peut-être de façon superficielle. Mais qui, en réalité, est multiple, complexe et contradictoire.
Réussir à le diriger et à bien le diriger, c’est réussir à être la sommation de toutes ses contradictions, c’est réussir à épouser ses faiblesses sans vouloir lui imposer des thérapies trop violentes.
Un chien sans muselière, surpris par une injection douloureuse, mordra par reflex le premier bras qui s’offre à sa mâchoire. Fut-il celui de son maître.
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 56
Armand Zinzindohoué ! Je me dois de faire un zoom sur ce personnage qui, à lui tout seul, représente une grille de lecture sur les rapports qu’eut le candidat puis le président Yayi, avec les milieux évangéliques.
Et comme je l’avais signalé dans un épisode précédent, mon premier contact physique avec lui eut lieu à Bar Tito, à l’occasion de cette première réunion de la direction nationale de campagne.
Mais j’entendais déjà beaucoup parler de lui. Je recevais, à travers mes amis du premier cercle d’évangéliques autour de Yayi, les échos de ces réunions de mobilisation qui se déroulaient au dernier niveau du domicile du "frère Armand ", derrière Akossombo.
Certains de ces comptes-rendus en disaient déjà long sur le tempérament de l’homme qui, parfois, n’hésitait pas à proposer une explication au corps-à-corps à certains de ses accusateurs. Je savais très bien que le milieu se détériorerait très vite lorsqu’on y introduisait l’argent et le pouvoir.
Armand Zinzindohoué fut introduit au yayisme en même temps que François Gbénoukpo Noudégbessi. Mais Armand Zinzindohoué était déjà assez bien connu dans la communauté évangélique, étant le président de l’association des amis de Radio Maranatha, le seul média fédérateur, à l’époque, des églises évangéliques. Et c’est à l’infatigable pasteur Michel Alokpo que Yayi doit ces deux prises.
Ingénieur des Tp, Armand Zinzindohoué était dans un lien hiérarchique administratif avec François Noudégbessi que nous appelions "DC", car il était directeur de cabinet de Luc Gnancadja au ministère de l’Environnement. Inutile de préciser que Noudégbessi fut une prise précieuse pour Yayi que challengeait ouvertement l’ancien ministre de l’Environnement de Kérékou, dans la sphère évangélique.
Je pouvais parfois voir passer le "DC" à Cadjèhoun. Il venait souvent y moucharder. Car, à l’instar de tout leader politique, Yayi adorait le mouchardage. Je crois d’ailleurs que vous ne mesurez réellement votre emprise sur votre troupe que par la multiplication de ces séances de colportage de ragots vers vous.
Le jour où vous commencerez à ne plus en recevoir, sachez que votre fin de séjour à la tête du groupe n’est plus loin.
Certaines personnes, dont le pasteur Michel Alokpo, le plus fin connaisseur du milieu évangélique béninois que je n’ai jamais vu, savaient d’ailleurs que la méthode la plus efficace pour obtenir un rendez-vous rapide et régulier avec Yayi était de le mettre en appétit avec quelques bribes de "kpakpatoya", comme on le dit ailleurs. Mais vous serez bien naïfs en émettant un jugement moral sur cette boulimie de petits colportages d’informations qu’avait Yayi. Créez un budget pour cela, s’il le faut. Car, dit-on, qui a l’information a le pouvoir.
Yayi avait donc au quotidien, une foule d’informations plus ou moins fiables sur presque tout. Rien ne lui échappait sur la vie quotidienne, les arrière-cours et même quelques fois les grincements de lit de ses principaux futurs challengers politiques.
Et il prenait très au sérieux la candidature de Luc Gnancadja qu’il accusait régulièrement le jeune et fringant pasteur Romain Zannou de soutenir et de promouvoir.
C’est vrai que Yayi n’avait pas que des amis dans le milieu des pasteurs. Et l’un des tous premiers à lui avoir tourné le dos, l’accusant de toutes sortes de fourberies, est le pasteur Josué Ahounou, qui tenait ses offices religieux dans l’enceinte de l’ancienne maison du peuple de Cotonou 2.
Josué Ahounou faisait partie des premiers pasteurs ici, à soupçonner les ambitions politiques de Yayi. Il savait donc très bien que ce n’était pas la qualité de ses prédications qui attirait régulièrement le président de la Boad dans son église, encore moins la splendeur de l’une de ses ouailles.
Il eût bien voulu faire le jeu jusqu’au bout en devenant le coach du prétendant à la fonction présidentielle. Mais un, deux, puis trois grains de sable se glissèrent dans leur relation. Yayi, une fois au pouvoir, ne manqua pas de retourner la monnaie de sa pièce à ce pasteur qui, lui, préféra en 2006, le candidat Adrien Houngbédji.
Une violente dissidence secoua l’église, et l’un des porte-flambeaux du bras de fer contre le pasteur Ahounou fut, comme par hasard, promu ministre de l’Intérieur et des Cultes, pendant que le conflit trainait encore au tribunal. Il s’agit du pasteur Supplice Codjo.
Le candidat Yayi ne voulait aucune concurrence dans le milieu évangélique. Il savait très bien que son appartenance à cette communauté ne lui apporterait pas que du suffrage.
Cette appartenance lui ouvrait grandes les portes que ses origines géographiques et socioculturelles lui auraient hermétiquement fermées au nez, et à double tour.
Il existe bien une grille ou, disons pour être plus précis, un barème hiérarchisé de tolérance entre les différentes croyances au Bénin vis-à-vis du profil des hommes politiques.
Les plus tolérants sont les religions endogènes polythéistes. Les adeptes sont très guidés dans leurs choix politiques par le profil religieux de l’homme politique qui se présente à eux. Ils éliraient, sans aucune difficulté, un chrétien catholique ou évangélique, un musulman, un animiste, un franc-maçon, un rosicrucien ou n’importe quoi.
Mais paradoxalement, un homme politique qui exhiberait ostensiblement ses croyances animistes rencontrera l’indifférence des musulmans, une silencieuse méfiance des catholiques, puis un rejet catégorique des évangéliques pentecôtistes, avec multiplication de prières de combat dans plusieurs assemblées, afin que "Dieu épargne le pays de ce président babylonnien".
Un candidat musulman passera facilement la grille des animistes, des catholiques, se fera observer sous toutes les coutures par les évangéliques non pentecôtistes, mais rencontrera le rejet des évangéliques pentecôtistes si malencontreusement un de ses rivaux y faisait circuler des informations sur un plan d’islamisation du pays dès l’élection de celui-ci.
Tout réside, pour lui, dans la façon de polir l’image qu’il envoie à cette communauté.
Par contre, un candidat évangélique, pentecôtiste ou non, passera plus facilement toutes les grilles des autres croyances. Personne, dans les autres milieux de croyances, n’a ainsi jamais fait procès au général Mathieu Kérékou de son pentecôtisme ostentatoire en 1996 et 2001.
Pareil pour Yayi en 2006 et 2011, même si on peut dire que lui, savait brillamment faire cohabiter eau douce et eau salée dans le vase, sans que jamais l’une ne soupçonne la présence de l’autre. Tout un art !
Si donc un homme politique veut faire de la religion un élément identitaire de mobilisation politique, qu’il s’assure de bien maîtriser cette psycho-sociologie de nos religions. Dans le doute, je lui conseillerais carrément de s’abstenir et de choisir une autre arme de combat. Car les étiquettes et les préjugés existent bel et bien dans ces milieux et peuvent avoir la peau très dure.
Et pour ce que j’ai personnellement vu dans les différentes mobilisations des milieux évangéliques autour du général Mathieu Kérékou en 1996 et 2001, ensuite autour de Yayi en 2006, je peux affirmer que leur impact sur une campagne n’est pas que numérique. Le zèle et le chauvinisme qui caractérisent leur engagement deviennent très rapidement contagieux et ils prennent leur engagement aux côtés d’un candidat comme un appel divin, capables qu’ils sont de prêcher le nom d’un candidat de porte en porte, comme ils prêcheraient Jésus.
Je souhaiterais cependant, avec le recul, que les dirigeants de ces milieux se consacrent exclusivement à leur principal appel, celui de prêcher l’Évangile. Et si l’envie prenait à un pasteur de s’engager auprès d’un homme politique, qu’il ait l’honnêteté de rendre le tablier, de changer ouvertement et publiquement de statut.
La manipulation des esprits à des fins politiciennes sonnera, un jour, si rien n’est fait, le glas de cette communauté, avec des répercussions négatives sur l’ensemble.
Nous avons vu et lu le rôle peu élogieux joué par certaines églises ivoiriennes dans le pourrissement de la crise qui entraîna la chute de Gbagbo. Des églises où, dit-on, des pasteurs sont parfois obligés de prêcher avec garde du corps, ou carrément un pistolet automatique dans la poche.
Quant à moi, mon évangélisme n’aura son vrai sens que quand il me rapprochera de l’homme au lieu de m’en éloigner. De mes origines et de ma naissance, je tiens cette obligation d’ouverture sur les autres cultures et les autres croyances religieuses.
Mon père n’était pas seulement Fon de nom. Il l’était aussi dans l’âme. Il avait, je ne sais trop comment, réussi à reconstituer dans le secret de notre demeure parakoise du quartier Yéboubéri et en miniature, tout le panthéon animiste de ma famille à Dokpa-Toïzanli, à Abomey.
Il y reproduisait toutes les cérémonies familiales en cours à Abomey et nous faisait respecter tous les rites y afférents. Ma mère, par contre, était moins ancrée dans ce polythéisme. Son père, Ibrahim, était en effet un nomade musulman, originaire de Doumè, même si elle-même portera plus profondément la culture mahi-idaatcha de sa mère, princesse omodjagoun. J’ai passé toute mon enfance et toute mon adolescence à deux pas d’une mosquée.
Et l’évangélique que je suis aujourd’hui n’oublie pas la grande effervescence qui agitait Yéboubéri, mon quartier, lors des grandes célébrations islamiques. Je conserve dans ma mémoire, le goût incomparable du beignet traditionnel dendi appelé "massa", et surtout de cette désaltérante boisson locale sucrée-épicée que Bougnon, une copine de ma mère, nous envoyait à profusion tous les soirs de ramadan, comme si nous observions aussi le jeûne musulman.
Mes camarades de classe à l’école primaire publique "Centre" de Parakou étaient essentiellement musulmans, même si je trouvais souvent disgracieuse cette marque noire qu’ils finissaient toujours par avoir au milieu du front, à force d’exécuter les cinq prières quotidiennes.
Je suis encore capable, aujourd’hui, de dire l’appel du muezzin du début jusqu’à la fin. Tout ceci enlève-t-il quelque chose à mon bien-être et à mon bien-vivre d’aujourd’hui ? Non, et absolument non !
L’affrontement électoral entre Luc Gnancadja et Boni Yayi connut des pics. Ces moments où tous les coups furent permis. Et un de ces moments particuliers mérite d’être désormais partagé avec vous.
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 57
L’histoire, la grande histoire, un jour, se chargera de dire les vrais ressorts de la candidature de Luc Gnancadja aux élections présidentielles de 2006.
Cela permettra aussi, je l’espère, de comprendre les motivations de tous ces minuscules candidats qui, à chaque élection présidentielle, trouvent le moyen de payer la caution, mais qui, par la suite, ne tiennent pas un seul meeting avant la fin de la campagne électorale.
Je peux encore trouver un sens à l’initiative de ces candidats dont le portrait, sur le bulletin unique, est souvent commandé et payé, dans le but de créer dans l’esprit de l’électeur d’une partie du pays, cette idée de pléthore, ce qui empêche de se concentrer sur le profil des prétendants sérieux.
Mais le schéma, en 2006, ne permettait pas de soupçonner Luc Gnancadja d’être dans une pareille manoeuvre ?
Mais il faudra qu’on comprenne, un jour, comment quelqu’un comme lui, crédité d’un bon sens élevé, a pu croire qu’il pouvait gagner une élection présidentielle, alors qu’il n’en remplissait aucun critère ? Où était son fief ? Qui donc avait jamais pu gagner, ici ou ailleurs, une élection présidentielle sans ce socle incontournable qu’est le fief ?
Une communauté religieuse peut servir de catalyseur à votre ascension électorale. Mais elle n’est pas un fief. Car le fief politique ne peut se concevoir sans la notion d’espace géographique.
Qu’est-ce qui pouvait donc motiver son engagement dans cette aventure d’où il sortit très logiquement avec un score invisible à l’oeil nu, un score, un nanoscore, comme on l’aurait dit en physique quantique ?
C’est vrai que j’avais déjà personnellement noté chez lui une méconnaissance de certaines réalités, ce soir-là où, sur les écrans de la télévision nationale, il alla imprudemment s’exposer aux fourches caudines du Fonac, dont les accusations contre le fameux cabinet d’architecture IMOTEPH, comme toujours, étaient portées par le frétillant Jean-Baptiste Élias.
Je suis certain que l’ancien ministre de l’Environnement du général Mathieu Kérékou sortit de cette confrontation télévisée, avec un sens plus clair de la modestie.
Mais en attendant que l’histoire ne nous éclaire sur les tenants de cette aventure électorale, il serait intéressant de faire un bref rappel historique.
Le retour aux affaires du général Mathieu Kérékou en 1996 marqua l’entrée sur la scène publique d’un nouveau type d’acteurs qui pouvaient se prévaloir, sans complexe, de leur évangélisme. C’était dans l’air du temps. Et le vieux général, qui ne se gênait pas pour transformer chacune de ses déclarations publiques en prédications, avait tôt fait d’attirer à lui, des dévots de tout accabit.
C’était surtout une période faste pour le jeune pasteur Romain Zannou, qui passait pour être le coach spirituel du "vieux".
Sa force de lobbying établit son influence sur les réseaux de cadres chrétiens évangéliques qui voyaient en lui le meilleur raccourci pour obtenir un morceau de pastèque.
Et ils n’avaient pas totalement tort.
Certains ministres et cadres chrétiens évangéliques nommés étaient, disait-on, des protégés du pasteur Romain Zannou. Luc Gnancadja n’échappait pas à cette étiquette.
Le prosélytisme à ciel ouvert de Kérékou attira bien vite les lobbys évangéliques du sud des États-Unis d’Amérique.
Une intense activité diplomatique plus ou moins laïque et républicaine aboutit à l’organisation, à Cotonou, du Festival Gospel et Racine, qui a vu débarquer au Bénin les sommités du lobby évangélique noir américain, qui servira de ferment, autant que de levier, à l’obtention du premier compact du Millennium Challenge Account (MCA) par notre pays.
Le directeur exécutif du festival Gospel et Racine était un certain Simon Pierre Adovèlandé, un homme de la galaxie du pasteur Romain Zannou et de Luc Gnancadja. Simon Pierre Adovèlandé, notez bien ce nom, car cela pourra vous aider à reconstituer certains puzzles et à mieux comprendre certains épisodes des élections présidentielles suivantes : 2011 et 2016.
C’est donc ce même Simon Pierre Adovèlandé que le lobby Zannou-Gnancadja paraina pour prendre la coordination du MCA au Bénin.
Quant au festival Gospel et Racine, son éclat s’éteignit progressivement au fil des années. D’ailleurs, le général Mathieu Kérékou devint moins expressif sur sa foi évangélique entre 2001 et 2006.
Mais pour le pasteur Romain Zannou, l’essentiel était fait et il avait obtenu, de façon exclusive et quasi définitive, la confiance des réseaux évangéliques américains. Et dans ces milieux, on ne parle pas que du Christ et du Saint-Esprit. On parle aussi et surtout argent et financement de toute initiative pouvant favoriser la propagation et la consolidation du message évangélique dans des pays démunis comme le Bénin.
Ceci passe évidemment parfois, sinon bien souvent, par le financement de tout et n’importe quoi.
Présenter un candidat chrétien évangélique à ces lobbyistes évangéliques américains pour succéder au général Mathieu Kérékou ne les laissera pas indifférents, vous vous en doutez bien.
Et c’est le pasteur Romain Zannou qui détenait le code secret de ce coffre-fort.
Yayi, dont le mandat à la tête de la Boad venait d’être renouvelé de façon spectaculaire en 1999, était loin d’être naïf sur le sujet et sur le formidable potentiel que pouvaient représenter les réseaux évangéliques américains du pasteur Romain Zannou.
D’ailleurs, la naissance de son ambition présidentielle pour 2006 ne date-elle pas, selon certaines confidences, de ce renouvellement inattendu de son mandat, renouvellement dans lequel il lut la main de Dieu et un clin d’oeil du destin ?
Comme je l’avais déjà dit dans un épisode de mes chroniques, le premier que le pasteur Zannou sonda pour la perspective électorale de 2006 fut Yayi.
Mais les choses ne se passèrent pas comme prévu entre les deux "frères en Christ ". Yayi, méfiant et soupçonneux, nia et jura devant le pasteur. "Je n’ai aucune ambition de devenir président de la République, Dieu m’a déjà beaucoup fait dans ma vie, et je ne rêve que d’aller cultiver la terre dans mon Tchaourou natal quand j’aurais pris ma retraite professionnelle", aurait-il dit.
Le bruit courut longtemps pendant la campagne électorale de 2006, qu’il fit cette déclaration en demandant à jurer sur la Bible. Cette accusation peut vous paraître banale aujourd’hui. Mais elle valait quelque chose en ces temps-là. Car, comment de simples mortels pourraient-ils croire à la parole de quelqu’un qui aurait menti, la main sur la Bible ?
Nous trouvâmes évidemment le moyen de mettre en doute cette accusation.
La candidature de Luc Gnancadja, que le pasteur Romain Zannou suscita, nous apparut donc comme une réaction, mais aussi et surtout une façon de capter cette manne des lobbyistes évangéliques américains. Yayi essayera plusieurs tentatives de réconciliation avec le pasteur Romain Zannou, dans le but d’obtenir le retrait de la candidature de Luc Gnancadja, et par ricochet, cet appui si précieux des réseaux évangéliques américains.
Mais toutes ses tentatives échouèrent. Au bord du désespoir, il entreprit de se tourner vers un pasteur évangélique français, un certain Franck Pecastaning, pour le conduire sur les terres de la ceinture évangélique américaine. Mais le résultat fut affligeant pour lui. Non seulement les lobbyistes américains leur annoncèrent, sans grand ménagement, leur option définitive de soutenir la candidature de Luc Gnancadja qu’on leur aurait présenté comme le grand favori de la présidentielle de 2006, mais ils signifièrent tout leur doute sur la chrétieneté de Yayi. La douche froide fut douloureuse.
En attendant que des sociologues et des historiens ne s’essayent à une explication scientifique de certaines candidatures de promenade lors de nos élections présidentielles, on peut déjà faire le constat qu’en 2006, le candidat malheureux Luc Gnancadja ne fut pas vraiment malheureux. Loin de là... !
Après son départ pour l’Onu en 2006 aux lendemains de l’élection présidentielle, quelqu’un comme Simon Pierre Adovèlandé, qui eut le temps de maîtriser le circuit, fera aussi régulièrement valoir ses ambitions présidentielles.
Qui est fou ?
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 58
Nous faisons ensemble ces constats : trois décennies après la conférence nationale des forces vives de février 1990, aucun président de parti politique n’est devenu président de la République. Personne, ayant pris part, victorieusement ou non, à une compétition électorale secondaire, n’est devenu président de la République. Pour être plus précis, aucun ancien maire, aucun ancien député, aucun ancien président de l’Assemblée nationale, n’est devenu président de la République.
À ces constats, j’ajouterai deux autres sur lesquels vous pourrez ne pas être d’accord si vous n’affinez pas vos observations : personne n’a encore gagné une élection présidentielle après en avoir perdu la précédente. Je vous vois en train de m’opposer le cas de Kérékou, vaincu en 1991, et qui remporte la présidentielle de 1996. Dans ce cas, je vous renvoie à l’épisode 55 de mes chroniques et à l’anecdote de ce Peulh de Kalalé qui, en 2001, n’avait jamais su qu’il y avait eu une interruption de 5 ans dans le long règne de Kérékou. Et surtout, n’oublions pas que tout au long de l’unique mandat présidentiel de Nicéphore Soglo, une frange importante de la population béninoise mettait silencieusement en doute la sincérité des résultats du scrutin présidentiel de 1991.
Enfin, je fais également le constat que personne n’a encore été président de la République après avoir servi sous un autre chef d’Etat. Là aussi, vous me parlerez de Nicéphore Soglo qui a compéti en 1991 en tant que premier ministre. Mais je vous opposerais ce détail fondamental : le premier ministre Nicéphore Soglo ne tenait pas la légitimité de son titre de son rival politique Mathieu Kérékou.
Ces constats sont-ils suffisants pour élaborer une théorie solide et fiable, applicable dans l’environnement politique béninois ? Je dirai d’abord...prudence, car nous sommes en sciences sociales, avec une matière ondoyante et fluctuante. Je dirai ensuite oui, parce qu’il y a, dans la répétition de ces constats en trente années de vie de notre modèle démocratique, un message. Et ce message, quels que soient les mots et les formules utilisés, se résume à ceci : un président de la République ne peut ou ne doit pas être un homme comme les autres.
Il ne peut et ne doit pas être un homme ordinaire. Il ne peut qu’être un homme providentiel. Alors, me direz-vous, à raison d’ailleurs, comment remplir le critère de fief électoral sans avoir jamais pris part à une compétition électorale ? Et là, je vous dirai ceci : ce n’est pas votre fief qui vous fait. Mais votre fief s’aligne derrière vous après avoir constaté, dans le physique et dans le spirituel, que c’est vous l’homme.
Bon, là, vous direz que j’introduis dans une démonstration scientifique, la notion du spirituel, qui est avant tout subjective. Mais je vous dis avec conviction que le mot "providentiel" vient de "providence", qui implique un ensemble de paramètres qu’aucune science cartésienne ne peut totalement appréhender. Sinon, comment expliquez-vous par exemple que le paysan de Djidja, après avoir longuement fixé le poster d’un candidat à l’élection présidentielle, déclare en fongbe "gan djè wé" ? Ce qui, en français, signifie à peu près "tu es fait pour être chef". N’allez surtout pas croire que l’esthétique de votre poster y est pour quelque chose.
Pour donc en revenir à notre digression sur le rapport avec le fief, je dirai que cela se passe dans les deux sens. Le fief ne vous fait pas. Le fief vous soutient après avoir constaté l’opportunité que vous représentez pour lui.
Prenons quelques illustrations : Nicéphore Soglo n’aurait jamais eu le fief qui a toujours été le sien s’il n’avait pas été désigné premier ministre de la transition dans une salle. Le fief s’est alligné ensuite derrière lui. Kérékou n’aurait jamais été ce leader incontesté du nord s’il n’avait pas été choisi par ses frères d’armes pour conduire la révolution du 26 octobre 1972. Le nord s’est ensuite aligné derrière lui et lui est resté fidèle, malgré le peu de traces que son règne laissera dans cette partie du pays.
Yayi, en 2006, apparaissait comme l’unique vraie opportunité des Collines et du septentrion. Ces départements se sont alignés derrière lui. Mais attention ! Mon raisonnement n’est valable que dans le cadre d’une élection présidentielle. Ici, vous êtes d’abord porteur de quelque chose. Dès que cela se révèle, votre fief s’aligne derrière vous. Car, a contrario, un fief peut forger un destin de maire. Un fief peut forger un destin de député.
Mais jusqu’ici, le fief s’est toujours aligné derrière un destin présidentiel. Le cas de Patrice Talon, en 2016, ne déroge pas à la règle. Le déclic qui transformera Abomey et les régions fon en son fief est parti de cette polémique providentielle autour du retrait de son acte de naissance à Abomey. Le soutien de Nicéphore Soglo durant la campagne électorale a été déterminant certes, mais c’est cette polémique amplifiée autour des difficultés du retrait de son acte de naissance à Abomey qui le révéla au peuple fon comme un "fils de la maison ".
Un savant tricotage fut ensuite fait autour du sang maternel Guêdêgbé qui coule dans ses veines. La mayonnaise ne pouvait que prendre. Mais je l’affirme, dans ce cas également, ce n’est pas le fief qui a fait Patrice Talon. Le fief n’aurait d’ailleurs pas pu le faire. Car il n’existe pas de Talon à Abomey. Une fois établie cette antériorité entre l’homme, ce qu’il porte en lui, et l’apparition du fief, je déduis que la notion d’homme providentiel déterminera l’issue de nos élections présidentielles, aussi longtemps que nous conserverons en l’état notre système partisan.
Car notre perception du chef, du "to xosú" en fongbe et du "kpara kpèi" en dendi, nous vient du plus profond de notre héritage culturel qui n’admet pas qu’un vrai chef soit élu. Un chef est chef. Et quand on le repère, on fait profil bas et on le soutient. Or nous n’avons pas fondamentalement changé en plusieurs siècles. Nous sommes entrés dans la modernité sans rupture violente. Les institutions politiques françaises, que nous copions à la lettre, sont issues d’une révolution brutale et sanglante qui, en transformant en 1791 la société française, aura métamorphosé le citoyen français, le mettant en phase avec les nouvelles institutions politiques qu’elle secréta.
Quand avons-nous fait notre révolution ?
Avons-nous vraiment eu une réelle rupture culturelle depuis la chute de Béhanzin en 1894, l’annexion des différents royaumes et chefferies du septentrion et la création de la colonie du Dahomey ? Je crois bien que non. Alors, pourquoi voulons-nous que l’électeur ait une autre conception de l’élection présidentielle alors que chez lui, le choix du chef de collectivité continue de se faire par consultation de l’oracle ? Comprenons donc que depuis la mise en place des institutions issues de la conférence nationale, l’électeur béninois, foncièrement conservateur, a toujours exprimé sa culture et son héritage historique à travers les différentes élections présidentielles. Pour lui, personne ne fait un chef. On le sent venir et on le soutient.
Ce raisonnement explique pourquoi la présentation d’un projet de société intéresse si peu l’électeur béninois pendant les élections présidentielles. Ce n’est pas une question d’analphabétisme, car des initiatives pour lui expliquer le projet dans sa langue maternelle rencontrent le même désintérêt. Il ne croit pas encore que ce soit lui qui, par son vote, choisit le chef. Lui-même est plutôt curieux de savoir qui est le choix de Dieu parmi tous les prétendants. Et quand il croit avoir eu sa réponse, le discours électoral, les affiches électorales sophistiquées n’y changent que peu de chose.
Apparaître comme le choix de la providence est donc capital. Et en 2006, certains événements imprévus et totalement irrationnels, que j’ai déjà rapportés dans les épisodes précédents, nous avaient placés dans cette posture très avantageuse. Même si nous connûmes nos grands moments de doute et de désespoir. Un de ces moments mérite particulièrement d’être rapporté...
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 59
Dans cette longue marche vers le pouvoir, il y a eu des moments d’enthousiasme et de grande espérance, auxquels ont souvent succédé des moments de doute, des passages dans un tunnel sombre, des moments de désorientation, de marquage de pas, de pédalage dans le vide.
Ces moments se vivent sans doute différemment, selon la distance qui vous sépare de l’épicentre de la conquête. Moi, j’en étais au coeur, vous vous en doutez bien.
Un de ces moments me marqua particulièrement. Il fut aussi bref qu’intense.
C’était un soir d’août 2005, à Tchaourou. Tous les signaux étaient au vert pour nous. Le rejet, par la cour constitutionnelle, de la loi sur la résidence, avait créé un formidable élan populaire autour de notre candidat. La digue avait sauté et plus rien ne tenait devant le cours de ce fleuve si remuant.
Finalement, cette histoire de critère de résidence grossièrement glissée dans la loi électorale pendant qu’un certain Ismaël Tidjani Serpos présidait la commission des lois à l’Assemblée nationale, fut tout bénéfique pour Yayi.
La machine de la victimisation tourna à plein régime et travailla si bien que dans chaque commune des Collines et du septentrion, personne ou presque n’ignorait plus le nom Yayi Boni. C’était vraiment du pain béni.
Les députés porte-flambeaux du yayisme étaient peu nombreux à l’assemblée nationale. Mais ils furent remarquablement stables et fidèles dans ce combat.
André Dassoundo, Saca Lafia, Karimou Chabi Sika et tous ces héros méconnus furent des guerriers dans un combat où il fallait tout donner, sans savoir de quoi serait fait le lendemain.
Il y avait eu, certes heureusement, "Patrice" pour attiser, de sa bourse, le feu de la mobilisation générale qui se traduisit en marches abondamment médiatisées contre l’exclusion qui secouèrent alors toutes les contrées du pays.
J’ouvre ici une parenthèse pour faire cette petite précision à ceux qui tiquent et se mettent en émoi chaque fois que j’évoque le nom "Patrice" dans mes chroniques et qui reniflent inutilement, cherchant derrière mon initiative, la présence d’une brosse à reluire en faveur de l’actuel locataire de la Marina.
Ce réflexe peu brillant vous fera passer à côté du courant du fleuve que constitue ce récit. Et au lieu d’y capturer les nombreux poissons qui y pullulent, vous remplissez vos paniers avec la vase des berges.
Car le présent ne change pas le passé. Concentrez-vous sur les faits tant qu’ils ne sont pas mis en doute de façon sérieuse. Oubliez mes commentaires s’ils vous indisposent. Ce sont les miens. Pas les vôtres.
Le rôle de l’historien n’est pas d’écrire ce que vous voulez lire. Car certains de ceux qui se pincent aujourd’hui le nez à l’évocation d’un certain prénom, savaient faire les génuflexions nécessaires en ces temps, pour se remplir la sébile. L’histoire devrait-elle occulter des épisodes, juste pour mettre à l’aise quelques-uns ? Je le répète : le présent ne change pas le passé.
Et l’actuel président de la République sait, je l’espère, que plus tard, quelqu’un d’autre écrira pareillement son histoire, avec ou sans son consentement. Celui-là n’est d’ailleurs pas souvent celui qu’on soupçonne le plus.
La protestation populaire contre la loi sur la résidence fut un rodage de notre machine électorale, un test grandeur nature de la réactivité du terrain. Et ce fut si concluant que finalement je crois, avec le recul, que nous fîmes deux campagnes électorales officielles pour une même élection présidentielle.
La liesse populaire à l’annonce de la décision de la cour constitutionnelle rejetant cette disposition de la loi électorale, n’a pas, à ce jour, son équivalent en matière d’instrument de mobilisation politique.
Comme d’habitude, le bas-peuple courut au secours de la victime. Je pense que ce fut le moment le plus décisif de notre marche vers la victoire.
Mais ce soir-là, le domicile de Yayi, la bâtisse blanche très visible au bord de la voie inter-Etat, était plus calme que d’habitude.
L’écho des sifflements sourds des pneus des véhicules filant à vive allure vers le haut nord, parvenait à la paillote circulaire où je me trouvais. J’avais, en effet, obtenu de Yayi, l’autorisation de prendre mon dîner hors de la table à manger officielle. Je préférais savourer ce plat d’igname pilée à la sauce sésame en compagnie du garde du corps et cousin de Yayi, Yakoubou, à qui une grande amitié me liait. Sur beaucoup de sujets, j’aimais cette élévation d’esprit dont il savait faire preuve.
Il aimait les discussions et les débats, et ça tombait bien. Nous passions ces moments à croiser nos informations et nos analyses. Je me faisais volontiers porteur de beaucoup de messages qu’il aurait de lui-même passés directement à son cousin Yayi s’il n’était pas par ailleurs son patron.
Nous vécûmes tous deux intensément, et au jour le jour, cette marche vers le pouvoir. C’était un homme sans excès. C’était un homme agréable. J’aimais, comme lui, l’igname pilée. Moi je tenais de la culture mahi-idaasha de ma mère, ce goût immodéré pour tout ce qui partait directement du mortier à la table. Je ressens toujours jusqu’à aujourd’hui une grande tendresse chaque fois que j’entends parler autour de moi le mahi ou le idaasha, bien que ne comprenant pas un traître mot de la seconde.
Mais les inflexions des notes de ces deux langues me donnent toujours le sentiment d’être en face d’un parent maternel. L’homme est décidément un résultat complexe.
Le dîner fut simple et agréable, comme d’habitude. Sous la paillote éclairée, nous parlions de tout et de rien. L’actualité politique était très fournie et nous ne chômions pas.
Quelques visiteurs venus de Parakou dînaient avec Yayi, dans la salle à manger jouxtant le modeste séjour. Bientôt, deux autres visiteurs se firent ouvrir le portail. De leur mine serrée, on comprenait qu’ils étaient porteurs d’un message. Ils s’annoncèrent et Yayi, qui sembla abréger son dîner pour les recevoir sur la véranda où quelques chaises blanches en plastique furent hâtivement installées. Ils échangèrent peut-être un quart d’heure, puis Yayi envoya m’appeler.
Lorsque je rejoignis la petite réunion, je trouvai Yayi anormalement abattu et défait. Il semblait subitement flotter dans ce "bomba" qu’il affectionnait chaque fois qu’il se trouvait à Tchaourou.
Lorsque je me fus assis, Yayi m’annonca, d’une voix basse et désespérée : "Tiburce, tout est à l’eau, hein, le vieux vient d’envoyer son projet de révision de la Constitution au parlement ".
L’information me glaça et je ne savais sur le coup quoi penser. Yayi et ses deux informateurs me regardaient, comme s’ils quémandaient de ma part, quelque réconfort. ’’Révision de la Constitution maintenant encore ?’’, me demandai-je silencieusement, sans savoir par quel bout prendre la chose.
Tous les signaux étaient au vert, et voilà que patatras, un grand rouge s’allumait.
Pendant une fraction de seconde, tout mon parcours sur ces sentiers de conquête du pouvoir d’Etat aux côtés de Yayi me retraversa l’esprit. C’était un film bref, condensé et vif.
Yayi expira bruyamment, maugréa quelque chose d’inaudible, puis baissa la tête. "Qui est l’informateur ? ", ai-je finalement demandé. "Ces deux frères-là viennent à l’instant de recevoir l’information. Ils viennent comme ça de Parakou ", répondit Yayi, totalement défait.
"Je crois que le plus simple serait de contacter nos députés à l’Assemblée nationale. André Dassoundo, Chabi Sika, Saca Lafia", ai-je proposé.
Je sentis une défiance mêlée d’agacement chez les deux informateurs. "Non, à l’étape actuelle, ils ne sont pas encore informés", me répondit l’un d’entre eux.
Téléphoner à Tchaourou en ces temps-là relevait d’un exploit. Pendant longtemps, la bourgade ne fut desservie que par un câble téléphonique venant de Parakou et que les voleurs repliaient régulièrement à coeur joie.
Le réseau GSM Télécel qui, le premier, s’y aventura autour de l’année 2004 si je ne me trompe, y offrait un service si exécrable que très peu de gens s’y essayaient.
Sinon, il m’eût juste fallu passer un coup de fil à mes collègues souvent très informés, comme Clément Adéchian, Gérard Agognon, ou même appeler directement Charles Toko, pour confirmer où démonter cette information.
Mais à l’impossible, nul n’est tenu, et je passai cette nuit, la rage au coeur, presque convaincu que j’avais couru pendant trois ans inutilement. Demain sera peut-être un nouveau jour.
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 60
La lueur du jour vint et nous ne parlâmes plus jamais de cette curieuse alerte qui perturba notre sommeil, comme s’il se fut agi d’un simple mauvais rêve.
La vie continua son cours.
Les deux informateurs de la veille, que la pénombre de la véranda ne me permit pas de dévisager, ne revinrent pas faire amende honorable de ce gros canular par rapport au supposé déclenchement du processus de révision de la Constitution et ne firent plus parler d’eux, du moins pas à ma connaissance.
J’avais passé une partie de la nuit à essayer de me réinstaller sur mes certitudes.
En effet, Kérékou n’avait plus, en ce moment précis, les moyens politiques d’une quelconque manipulation de notre loi fondamentale.
L’éjection de Bruno Amoussou du gouvernement, le dynamitage orchestré de la grosse machine politique qu’était l’Union pour le Bénin du Futur, UBF, la cacophonie des ambitions dans la mouvance présidentielle auraient, d’une manière ou d’une autre, fait capoter un pareil projet à l’Assemblée nationale.
Et puis il y avait la très forte mobilisation de l’opinion publique enclenchée par la campagne d’affichage "Touche pas ma Constitution", brillamment conduite par un groupe de jeunes réunis au sein d’une association nommée "Elan".
Yayi eut-il sa main derrière cette initiative ?
Je n’en sais vraiment pas grand-chose. Je puis juste dire avec certitude, que les contacts entre lui et la brillante jeune dame qui prit les devants de ce combat, Réckya Madougou en l’occurrence, date de bien longtemps avant son entrée à la Marina. Yayi n’a rien contre les femmes, et il le répétera d’ailleurs bien souvent et publiquement tout au long de son règne.
C’était une déclaration à prendre au premier degré, même si je considère que ce genre d’étiquette étoffe positivement plus qu’elle n’abîme l’image d’un vrai chef dans ce pays si phallocrate.
Sur l’initiative " Touche pas ma Constitution ", je ne sais donc pas grand-chose.
À moins de prendre au sérieux ces allusions empreintes de satisfaction que ne manquait pas de faire Tundé lors de nos réunions du lundi soir chez Francis da Silva, au quartier JAK. C’était facile de détecter, en l’écoutant, sa brûlante envie de dire "oui, c’est moi votre génial Tundé qui finance cette opération patriotique".
Mais quelle aurait été la valeur historique d’une pareille affirmation alors que les principaux acteurs de l’opération se refusent jusqu’à aujourd’hui à dire leur vérité sur ce chapitre de notre histoire électorale ?
Je pense qu’il est temps que Réckya Madougou prenne la plume et qu’elle nous dise sur ce sujet, la vérité qu’elle nous doit. On n’écrit pas l’histoire avec la loi de l’omerta.
Pour en revenir au cours normal de notre récit, Kérékou multiplia les signaux contradictoires à l’endroit de Yayi, jusqu’à son départ. Je ne pense pas que Kérékou ait aidé Yayi à prendre le pouvoir.
La vérité, selon moi, c’est qu’il l’a vu faire mais n’a rien fait pour l’en empêcher. Il ne s’agissait donc pas d’un coup de pouce actif. Mais d’une passivité finalement bienveillante par la force des choses.
Yayi avait vu juste en lançant sa machine sans attendre que le général lui prenne la main. On ne donne pas le pouvoir.
En cette fin du mois de janvier 2006, le siège de campagne de Bar Tito grouillait du monde des militants venus souvent chercher, qui des affiches, qui des posters.
Bientôt, une villa jouxtant le siège de campagne fut louée et complétait désormais le siège principal. Cette villa disposait d’un séjour suffisamment grand pour accueillir d’incessantes réunions des mouvements politiques corporatistes dédiés au soutien de notre candidat.
L’apport de ces mouvements dans la mobilisation politique pro Yayi pour les élections présidentielles de 2006 vaudrait bien une thèse doctorale en sciences politiques.
Car autant que la religion, ces mouvements corporatistes étaient également des passerelles qui permettaient aisément à l’image du candidat de transcender les barrières identitaires basiques que sont la région et l’ethnie.
Le Creuset National pour l’Education, CNE, que dirigeait mon frère aîné Albert, pouvait par exemple prêcher le yayisme avec la même facilité dans le Couffo, fief de Bruno Amoussou, qu’à Malanville.
C’est au sein de ces mouvements politiques corporatistes que s’exprime sans complexe l’engagement politique des leaders syndicaux les plus en vue du moment. Nous avions le soutien d’une flopée de ces mouvements.
Les plus actifs, à part le CNE, étaient, par exemple, le Mouvement des dockers pour la victoire de Yayi Boni, le Mouvement des zémidjans acquis à la candidature de Yayi Boni, le Mouvement des femmes des marchés du Bénin, présidé par l’épouse de Yakoubou Bio Sawé, le Mouvement des praticiens hospitaliers pour la victoire de Yayi Boni, et ma mémoire en oublie certainement de plus remuants.
Mais à l’opposé de l’intensification de la fréquentation du siège, aucune grande décision ne s’y prenait plus depuis la venue de Vicencia Boco et l’installation de la direction de campagne.
Les petites réunions sensibles se multiplièrent à travers la ville de Cotonou, à l’instar de celle à laquelle je pris part dans une salle du Conseil National des Chargeurs du Bénin, CNCB, et dont l’ordre du jour était la programmation des différents meetings électoraux de notre candidat et la définition de l’itinéraire de campagne.
Cette réunion m’intéressait au plus haut point. Je tenais de ce parcours électoral que je fis derrière le général Mathieu Kérékou en tant que journaliste - reporter en 2001 à travers les 77 communes du Bénin, une somme d’expériences que je tenais à mettre au service de l’organisation de la campagne électorale officielle de Yayi.
L’assistance, très peu nombreuse à cette séance de travail, facilita la prise en compte de certaines de mes idées. Nous n’étions, je crois, que 4 ou 5 participants. Mais ma mémoire ne retient aujourd’hui clairement que le visage et les larges lunettes claires de madame Claude Olory -Togbé.
Cette femme taciturne dont l’expression du regard me rappelait toujours avec amusement la "Castafiore" dans " Les aventures de Tintin", fut très présente dans la campagne.
Bref, j’exposai les idées que voici : parcourir les 77 communes du Bénin en deux semaines de campagne électorale est un parcours presque mystique au cours duquel on sent le pays.
C’est un circuit initiatique qui fusionne un candidat sérieux avec le pays qu’il entend diriger. Le plus simple est donc de prévoir schématiquement 77 meetings pour les 77 communes.
Pour l’organisation logistique, il faut, autant que possible, favoriser les prestataires locaux, cela se ressent toujours directement et agréablement dans les urnes. N’oubliez pas que beaucoup de vos militants opérant dans le secteur de la location de la sono, des bâches, des chaises et des podiums, n’ont pas que des convictions politiques.
Quant à l’itinéraire type de la campagne électorale, elle part des départements du sud vers ceux du nord, pour revenir finir à Cotonou. L’itinéraire a donc une forme de boucle.
Le candidat peut ainsi passer les cinq premiers jours de la campagne électorale à Cotonou d’où il s’élance chaque matin à l’assaut des communes avoisinantes. Le grand saut vers le septentrion se fait ensuite et le candidat ne réapparaît au sud que les deux derniers jours de campagne, pour boucler la boucle.
Mais la constante cartésienne et spirituelle est cette nécessité de mettre pied dans toutes les 77 communes.
Ces arguments firent grand effet cet après-midi-là. Il fut retenu de lancer notre campagne électorale dans le Mono - Couffo. Je repartis de cette réunion avec la conviction plus profonde que le hasard n’existe pas et que toutes les expériences, bonnes ou mauvaises, finissent toujours par servir.
J’entrevoyais donc la tournée électorale en vue, comme un remake de celle que je fis cinq ans plus tôt, dans ce minibus consacré à la presse, et qui, deux semaines durant, suivit le général Mathieu Kérékou.
C’était le plus grand moment de ma carrière de journaliste. J’allais donc refaire le tour, en espérant que celui que j’aurai suivi une fois encore, remportera la mise et sera le prochain président de la République.
(Merci d’avoir été là. À plus tard ✋🏾)
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 61
À quelques jours du lancement officiel de la campagne électorale de 2006, le siège de campagne de Bar Tito qui fourmillait d’activités politiques, n’abritait plus aucune prise de décision sensible. J’y devins d’ailleurs de plus en plus rare. Je passais désormais le plus clair de mes journées à travers les nombreux meetings de soutien à la candidature de Yayi, qui se multipliaient à travers les départements de l’Atlantique et du Littoral.
À ces rencontres, je devenais, pour ceux qui avaient eu l’occasion de me voir au siège de campagne, une caution, l’oreille de Yayi, celui dont la présence montrait que leurs déclarations de soutien seraient entendues en haut lieu.
Les sollicitations devenaient de plus en plus nombreuses et, accompagné de Macaire Johnson ou de Albert, je passais de meeting en meeting. Cela m’occupait fort heureusement, car du côté de la communication, nous n’avions plus, à proprement parler, qu’un défi réel.
Notre challenger principal, Adrien Houngbedji, s’était retranché dans son périmètre géographique traditionnel, c’est-à-dire l’Est de Cotonou et le département de l’Ouémé. On ne percevait plus sa campagne qu’à travers le journal télévisé de la chaîne de télévision locale Golfe TV qui lui consacrait parfois la quasi totalité de ses éditions.
C’était souvent un alignement de meetings et de déclarations de soutiens qui, à mon avis, n’émouvaient plus que ceux qui étaient déjà acquis à la candidature du leader du PRD.
La saturation est le pire ennemi de la communication.
Quant aux autres candidats, ils me donnaient tous l’air de manquer subitement de motivation. Bruno Amoussou, Léhady Soglo, Idji Kolawolé étaient devenus presque aphones. Le paysage politique était sous hypnose.
C’est dans ces conditions que je décidai d’aller voir à l’intérieur du pays.
La voiture chargée d’affiches, de posters et de CD, je pris le volant pour Abomey.
À partir de Glo, je commençai par percevoir avec bonheur, les signes d’une adhésion populaire à la candidature de Yayi. Les grands panneaux d’affichage de 12 mètres carré, n’étaient pas encore habillés. Je crois d’ailleurs que ce n’étaient pas les meilleurs baromètres de lecture de l’emprise d’un candidat sur une région.
Les meilleurs indicateurs étaient en effet les petites affiches. Nous n’avions certes pas encore le droit de sortir officiellement nos affiches de campagne, mais les populations avaient trouvé le moyen de contourner ce blocage règlementaire. Elles ne s’embarrassaient pas de soucis de légalité pour transformer les anciens calendriers à l’effigie de notre candidat, en affiches de campagne qu’elles collaient, qui devant son portail, qui devant son atelier de vulcanisation, de couture et que sais-je encore.
Lorsque ces affiches sont posées modestement mais très visiblement devant une propriété et qu’elles ne portent aucune trace de vandalisme, c’est que le soutien au candidat, dans ce périmètre, est assumé. Et cela se ressent directement à l’heure du dépouillement des bulletins de vote.
L’étalage d’immenses panneaux d’affichage n’a donc pas grand chose à voir avec les résultats qui sortiront des urnes au soir du vote dans cette zone. Le plus émouvant, c’était ces camions gros porteurs que je croisais ou que je dépassais sur la route. Ils avaient de façon systématique un calendrier à l’effigie de Yayi collé, par l’intérieur, sur leur large pare-brise et parfois un autre calendrier collé sur un des battants de la remorque, pour les plus passionnés.
J’avais déjà vu ce type de support de communication politique en faveur du général Mathieu Kerekou lors de la campagne électorale de 2001. Mais pas dans ces proportions. Un de ces camions ainsi brandé, qui part de la zone portuaire de Cotonou, devient un puissant vecteur de communication politique, jusqu’à Gaya. Et quand on y intègre tous les points d’arrêt sur cet itinéraire, c’était absolument un moyen de communication d’une efficacité redoutable.
Imaginez donc quatre cents ou cinq cents, ces camions qui traversent le pays sur toute sa longueur, dans les deux sens et pendant des jours ! Aucun panneau d’affichage quelles que soient ses dimensions, ne peut tenir la comparaison.
J’en rencontrai très régulièrement jusqu’à Bohicon. Et là aussi, il s’agissait bien entendu, d’un affichage assumé. Le chauffeur est donc très fort probablement une voix électorale garantie. Et avec lui, ses nombreuses femmes, ses concubines tout au long du millier de kilomètres entre Cotonou et la frontière de Gaya.
Il y a ensuite tous ces usagers de la route qui, à force de croiser ces camions avec l’effigie du candidat, finiront sans doute par se dire … "oui pourquoi pas ? ".
Si j’avais donc un conseil à donner à une agence de communication ayant à charge la gestion de l’image d’un candidat dans cette compétition au suffrage universel, c’est de prioriser l’affichage assumé.
Ce type de réaction du public, précisons-le, ne peut-être que le résultat d’un maillage patient et méthodique de l’agglomération. Et c’est avant tout, le résultat d’un travail politique. Le communicateur ne fait ensuite, dans ce cas, qu’un travail d’accompagnement.
Il ne sert donc à rien, de passer une nuit blanche à coller, de façon sauvage, dix milles affiches sur des murs dans une agglomération où un travail politique assidu n’a pas été préalablement fait. L’effet est même souvent radicalement l’inverse de celui attendu, car vous ne réussissez souvent qu’à provoquer l’irritation chez ceux dont vous attendez la sympathie. Une petite affichette sur le portillon d’un domicile ou sur un des piliers de la paillote d’une gargoterie produira par contre un effet imparable dans les urnes tant que ce mini affichage est assumé par le maître.
Oui je pense qu’on peut faire une campagne électorale présidentielle, rien que par des affichettes. Il n’est pas exclu que des électeurs puissent se décider à voter pour vous rien qu’en voyant la blancheur de votre denture sur une affiche géante. Mais, je trouve que le baromètre le plus infaillible, c’est ce garagiste qui affiche ou laisse afficher une de vos affichettes sur le portail de son garage, c’est ce vulcanisateur qui, de ses propres mains, colle vos affichettes sur les pneus hors d’usage, signalétiques de sa présence au bord de la voie, c’est ce conducteur de taxi qui colle votre affichette sur le tableau de bord de sa voiture "Tercel" sans âge.
Sur ce chemin qui me conduisait à Abomey, j’eu le temps et l’occasion d’apprécier l’immense travail abattu sur le terrain par tous ces mouvements politiques qui avaient d’ailleurs totalement débordé les partis politiques supposément maîtres de ces zones.
À l’arrêt de Sèhouè où un marché s’animait de façon surréaliste en pleine chaussée, j’aperçois même avec stupéfaction une buvette qui, pour la période, s’était baptisée en " Chez Yayi Boni ". C’était plus puissant et plus efficace que milles panneaux géants.
Lorsque j’entrai à Bohicon au crépuscule tombant, c’était le comble. Cette ville où régnait sans partage la Renaissance du Bénin et qui, théoriquement, devrait donc s’aligner derrière le candidat Léhady Soglo, envoyait paradoxalement un autre message. Je pouvais en effet remarquer quelques affichages assumés sur des portes de magasins.
Arrivé au passage à niveau, non loin du carrefour Mokas, j’entendis au loin, la voix si caractéristique de l’artiste Somadjè Gbesso. Son morceau que nous lui avions fait enregistrer juste après avoir buté sur la résistance du virtuose Alèkpéhanhou, tonnait à plein volume. Que pouvais-je espérer de mieux ? Mon pari sur Gbesso portait ses fruits. J’accélérai, presque euphorique, contournai le grand marché, puis mis le cap plein ouest sur la cité royale.
J’attendais beaucoup de choses d’Abomey et j’ai encore tant à vous dire sur cette ville mystérieuse qui épouvantait tant Yayi.
(✋ À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 62
En roulant vers la capitale historique ce soir-là, je repensai à toute la batterie d’arguments qu’il m’a fallu pour décider Yayi à s’y rendre en tant que prétendant au fauteuil présidentiel. C’était en 2003. Beaucoup d’eau avait coulé sous le pont.
L’accueil mémorable qu’il reçut aux palais de "Gbingnido" et de "Djimè" le surprit et l’intrigua longtemps. Il s’était formaté un schéma de lecture de la vie politique qui, à mon avis, datait des années 60. Il y voyait l’Abomey du "hé tchoboé" sous le leadership brûlant de Justin Tomètin Ahomadégbé. Il était convaincu que cette ville ne verrait en lui que le " kaïkaï", le _"dendinou ma do tchocoto".
Je savais ses angoisses. Je savais surtout qu’il avait tort de rester si figé dans le temps. Je savais la grande bienveillance des Fons à son endroit. Il était pour eux le nouveau Nicéphore Soglo. Cette évolution psychologique du landerneau politique fon échappait encore à beaucoup d’analystes, et cette méprise fut tout bénefique pour Yayi.
Et pourtant, certaines lignes avaient sensiblement bougé. _"L’affaire Aïkpé’’, qui fut agitée à succès à Abomey pendant la présidentielle de 1991 pour réveiller et entretenir l’instinct grégaire des électeurs contre Kérékou, semblait relever du passé.
D’ailleurs, la promesse faite par le candidat Soglo en 1991 de faire enfin la lumière sur les circonstances de l’assassinat du charismatique capitaine natif de Saclo et de réhabiliter sa mémoire, ne fut jamais tenue.
Était-il si facile de tenir ce type de promesse, surtout que le résultat du coup d’Etat militaire conduit par le capitaine Aïkpé et son frère d’arme Janvier Assigné, fut d’écourter la présidence d’un leader fon, Justin Ahomadégbé en l’occurrence ? L’électeur moyen de 2006 n’en savait d’ailleurs rien.
Et les couches de mystère s’y entasseront chaque jour un peu plus, avec la disparition progressive des différents protagonistes de l’affaire. À moins qu’un jour, un certain Martin Dohou Azonhiho ne se décide à laisser sa part de vérité à la postérité.
Il y avait ensuite ce mémorable appel à voter pour Kérékou que lança Adrien Houngbédji, arrivé troisième à l’élection présidentielle de 1996, qui mit un terme à la présidence Soglo. Toute la géopolitique dans le Bénin méridional en sera affectée, et pour longtemps.
Les Fons, qui pleurèrent de rage ce jour-là, saisiront, par la suite, chaque élection pour faire payer à Adrien Houngbédji ce qu’ils considérèrent comme un coup de poignard dans le dos.
Une fois remonté au pouvoir en 1996, le général Mathieu Kérékou comprit la nécessité de raviver et d’entretenir une querelle séculaire qui divisait deux des lignées royales de la descendance Glèlè. Il s’agit de cette guéguerre en légitimation de la succession au trône royal qui mit si souvent Abomey sous tension. Pendant que le palais royal de "Gbingnido" marqua une profonde fidélité à Nicéphore Soglo, celui de "Djimè » montrait une plus grande ouverture vers le général Kérékou qui ne demandait pas mieux.
Ce conflit fut d’ailleurs pendant longtemps une ouverture providentielle pour l’animal politique Mathieu Kérékou qui, lors des présidentielles de 2001, réussit des scores plus qu’honorables à "Djimè" et dans les zones de réinstallation identifiées par l’administration coloniale pour disperser et mieux contrôler les descendants de la collectivité royale _"Béhanzin".
Des travaux d’historiens et de sociologues permettront un jour, je l’espère, de donner une piste de lecture scientifique aux options politiques régulièrement faites à "Djimè"_ et qui est souvent le contre-pied de celles généralement faites dans le reste de la ville. Ma réflexion sommaire sur le sujet est que ces options politiques puisent leurs racines dans le fort instinct de survie développé par la lignée royale "Béhanzin" qui fit longtemps face à la compréhensible persécution de l’administrateur colonial à la chute du roi, et à la méfiance d’une grande partie des autres branches de la dynastie "Houégbadja".
Mais, dès son entrée à Abomey, Yayi obtenait sur un plateau d’or ce que ni Soglo, ni Kérékou n’avait réussi à obtenir : la bienveillance des deux lignées royales. C’était là un moment clé de sa conquête du pouvoir.
Mais, de façon générale, Abomey percevait Yayi comme l’héritier de Soglo et non celui de Kérékou.
Après cette entrée mémorable dans la ville en 2003, Yayi n’y retourna pourtant plus avant la campagne électorale, même s’il entretint avec tact et honneur cette perche inespérée de l’amitié qui lui était tendue par la ville.
Abomey ! J’en suis originaire, sans y être né. De ma tendre enfance, je ne retiens que quelques rares vacances que j’y passai au milieu de mes cousins, à Dokpa Toïzanli, dans ce quartier excentré de l’arrondissement de Djègbé.
Je me rappelle cet effroi que me donna mon premier contact avec la statue de bronze du roi Béhanzin qui trône à la place Goho. J’avais peut-être 5 ou 6 ans et je mettais les pieds pour la première fois dans cette ville qu’à Parakou, nous appelions "xué" en fongbe, ce qui signifiait _"maison".
Cette assertion me fit plus tard réfléchir pendant ces moments que je consacrais souvent à des réflexions existentielles. Si Abomey est donc mon "xué", devrais-je donc considérer mon Parakou natal comme le "gbé", c’est-à-dire "extérieur "_ ? Quelle serait alors dans ce cas ma vraie identité ?
Devrais-je me considérer étranger sur la terre de ma naissance et chez moi dans une ville que je ne découvris qu’à 5 ou 6 ans et dont je ne garde de mon premier contact que cette terreur tétanisante que m’inspira la statue à Goho qui, dans mon frêle esprit d’enfant, semblait toucher le ciel ? Je me rappelle avoir tellement tiré sur le pagne de ma mère afin qu’elle me protégeât de cet immense monsieur menaçant.
Vous imaginez sans doute ma franche rigolade au moment où j’écris ces lignes. Car ce souverain devint, au fil de mes lectures, une de mes plus grandes passions. J’ai lu à ce jour la moindre phrase qui fut écrite à son sujet et dont j’ai eu connaissance. Ainsi fonctionne l’esprit.
Lorsque je revins à Abomey en 1991, c’était pour poursuivre mon cursus académique. Je garde de mon premier jour au lycée Houffon cette frustration qui m’anima lorsque je passai deux jours entiers devant le bureau du proviseur, à tenter en vain de lui expliquer que, bien que venant d’une classe de Seconde série "D", je me sentais les capacités à poursuivre mes études en Première série _"C".
En fait, j’étais en pleine assurance et me sentais capable de briller dans n’importe quelle série. La plupart de mes amis avec qui je fis la troisième avaient continué en série "C", qui me paraissait plus virile, mais dont les classes n’étaient disponibles qu’au lycée Mathieu Bouké, à plus de 40 minutes de marche de mon quartier Yebouberi.
Je sortais d’une éprouvante maladie et ne pouvais tenir de si tôt cette distance quotidienne. Je remis alors mon défi à plus tard. Je me rattraperai bien à partir de la première, me disais-je.
Mon frère aîné Albert, déjà étudiant en licence de Mathématiques, passa une matinée entière à expliquer au proviseur qu’il pouvait avoir une entière confiance à l’élève qui se trouvait devant lui et dont le bulletin de notes était plus que flatteur. Ce fut peine perdue. Et le pire vint lorsque, m’imposant d’aller rejoindre une des deux classes de la Première "D"_ fonctionnelles cette année-là dans le lycée, il me fit le plus sérieusement du monde cette mise en garde : _"J’ai bien vu tes notes là-bas, mais le niveau est nettement plus élevé ici. De toutes les manières, je te mets à la porte si tu ne tiens pas le rythme".
Là, j’étais blessé, vexé. Qu’il me juge incapable à poursuivre en Première "C" me paraissait excusable. Mais, qu’il mette en doute la valeur et les notes brillantes sur mon bulletin me paraissait inconcevable.
Habitué à évoluer dans l’élite de ma promotion, je me retrouvais, par cette remarque, au bas de l’escalier. J’étais frustré, déstabilisé. Je me sentais victime d’un complexe de supériorité intellectuel qui faisait du nord d’où venait mon bulletin, une savane.
Toute ma réputation était à refaire ici. Dans mon "xué" qui, comme la statue du roi à Goho, m’accueillait pour la seconde fois par un choc.
On verra ce qu’on verra.
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 63
Lorsque je reçus enfin le quitus d’aller rejoindre l’effectif d’une des deux classes de Première D, il était déjà 18 heures. La salle de classe qu’on m’indiqua était vide à cette heure-là. Les premières séances étant dédiées aux prises de contact entre enseignants et apprenants, la soirée ne fut donc pas longue pour le professeur de français dont j’ai vu le nom écrit en caractères cursifs sur le tableau noir.
Je vis aussi, écrits sur le tableau, quelques titres d’ouvrages à étudier au cours de l’année scolaire. "Un piège sans fin" d’Olympe Bhêly-Quenum et un autre titre de la littérature classique française. Ne pouvant choisir déjà un siège dans la salle pour l’année, je remis cet exercice au lendemain.
Avais-je encore vraiment le choix ? J’occuperai bien un siège dont personne n’aura voulu, me dis-je, en repensant avec agacement à tout ce temps précieux que j’ai perdu, assis sur un banc, devant les bureaux de l’administration.
En rentrant chez moi, je fis un peu plus attention à l’architecture du lycée. C’était exactement la même que celle de mon collège de provenance. Des bâtiments coloniaux massifs qui semblaient être construits pour durer une éternité. Et puis cette couleur jaune ocre qui, comme au CEG1 de Parakou, les rendait insensibles à la poussière.
Je ne risquais donc aucun dépaysement de ce côté-là. Par contre, pour la cinquantaine de minutes de marche qu’il me fallait désormais faire plusieurs fois par jour entre mon domicile de Dokpa-Toïzanli et ce lycée situé au quartier Adjahito, il me fallait muscler mon mental.
Mes cousins m’avaient montré un ensemble de raccourcis et de chemins détournés pour rendre mon trajet moins long. Mais pour moi, habitué à rallier jusque-là mon collège en quinze petites minutes de marche, tout semblait désormais un défi à relever. Dans certaines situations, on n’a qu’une seule option : avancer. Et j’étais résolument décidé à avancer, décidé à reconstruire ma réputation dans ce nouvel environnement académique.
Sur le chemin du retour, je pensai à ce roman inscrit au tableau par un professeur de français que je ne connaissais pas encore, mais qui, me disais-je avec conviction, n’aurait d’autre choix que de devenir mon ami. J’avais en effet croisé la couverture rouge de ce roman au programme, depuis ma classe de Quatrième. C’était dans les rayons de la bibliothèque départementale à Parakou où je passais tout mon temps libre. Nous étions un groupe d’amoureux de la lecture que monsieur Bawa, l’obséquieux bibliothécaire, venait trouver, les matins, sur la porte de la grande salle de lecture. Nous étions également et presque toujours les derniers qu’il réussissait à faire sortir de la salle après avoir répété plusieurs fois, de sa voix monocorde, ce Camarades lecteurs, il est l’heure.
Bien entendu, avant de nous résoudre à quitter la salle, nous dissimulions les livres dont l’agréable lecture venait d’être ainsi interrompue, dans des rayons où leur présence ne pouvait être soupçonnée. Cela nous permettait de les retrouver à la première heure le lendemain. Mais le bibliothécaire n’était pas dupe sur nos manœuvres espiègles et parfois, remettait tous les bouquins à l’endroit, après notre départ de la salle. Il se faisait ensuite le plaisir de nous voir chercher vainement le lendemain, un roman de Ferdinand Oyono ou de Chinua Achebe, dans le rayon Cuisine et déco.
J’avais donc lu Un piège sans fin, ce roman philosophique d’Olympe Bhêly-Quenum, pour la première fois en classe de Quatrième. Et depuis, j’avais dû lire un nombre incalculable de fois cette complainte sans fin du personnage Ahouna aux prises avec les absurdités du destin. Anatou, cette femme si fatale, Bossou, la malheureuse victime d’une séance de correction administrée par un groupe de singes, les mélopées mélancoliques dont Ahouna savait remplir cet univers pastoral fulani, le marché de nuit de Gamè, la longue errance qui conduira ce jeune homme heureux et innocent, vers le crime libérateur, la prison puis le néant.
J’avais souvent lu ce livre en me demandant si son auteur pouvait écrire mieux. J’avais été profondément et sans doute définitivement impacté par son savoir-faire dans le maniement du passé simple, dans cette façon presque impudique d’ouvrir l’antre du récit à son lecteur. J’avais lu ce roman peut-être une dizaine de fois, sans savoir que je le retrouverais un jour au programme. Maintenant que j’ai vu le titre écrit au tableau, je savais que je n’allais pas m’ennuyer tout au long de l’année. Et je ne m’ennuyai vraiment pas. Félix Dossou, mon professeur de français, Aïkpon, mon professeur de philosophie, et tous les autres enseignants que j’eus cette année-là, se mirent d’accord, par les différentes appréciations flatteuses qu’ils mirent dans mon bulletin de notes, sur une chose. J’étais un cran au-dessus de la classe.
J’écris ce genre de choses, qui peut sembler narcissique, pour les causes du récit. Je ne suis pas dupe sur les complexes et les frilosités de beaucoup d’entre nous chaque fois que quelqu’un doit parler de lui-même en bien. Je ne peux pas non plus, pour raison d’humilité, écrire que je fus, dans ma classe de Première "D" au lycée Houffon, un élève ordinaire, alors que j’en fus le major. Je n’aurais pas rendu service à mes professeurs dont certains sont restés jusqu’à ce jour, des amis personnels. Je n’aurais pas non plus rendu l’hommage qu’il faut à ces camarades de classe dont beaucoup sont aujourd’hui lecteurs assidus de ces chroniques.
Car ils surent saluer avec humilité et déférence, le talent de ce frère qui leur venait du nord, d’un nord si lointain, si mystérieux et dont ils voulaient désormais tout savoir. C’est vrai aussi que certains ne s’embarrassèrent pas de scrupules pour attribuer mes performances académiques à des potions et à des racines très répandues au nord. Mais c’était la partie marginale. Et j’ai pu bénéficier et continue d’ailleurs de bénéficier aujourd’hui de l’amitié et du soutien de ces camarades de classe que mon chemin rencontra au lycée Houffon.
Je garde de ces années, le souvenir impérissable de l’amitié, puis de la fraternité que m’offrit de façon altruiste, ce camarade de classe, Akabassi Jonas, qui me proposa le gîte et le couvert chez lui au quartier Lègo, à deux pas du lycée Houffon, quand il sut la distance que je parcourais chaque jour. Sa famille devint la mienne et l’instituteur qu’il devint, resta mon soutien et mon appui le plus sûr à Abomey, pendant toute ma marche aux côtés de Yayi.
C’est d’ailleurs lui qui me mit en contact avec l’artiste Somadjè Gbesso lorsque le refus de Alèkpéhanhou m’avait mis dos au mur. Je rends cet hommage appuyé à cette main secourable que me rendis Jonas à un moment où j’en avais vraiment besoin. Je lui rends cet hommage surtout parce que, pour des raisons plus ou moins vraies, nous Aboméens, n’avons pas la réputation de soutenir les destins qui paraissent plus visibles que le nôtre. Nous nous recroquevillons en espérant secrètement que la fleur trop chatoyante flétrisse, que l’étoile trop aveuglante s’assombrisse et qu’un coup de vent déracine par surprise l’arbre trop ombrageux.
Abomey fut mon plus grand livre d’histoire. Un livre grand ouvert, gratuit. Et pendant les deux années académiques que j’y passai, je ne me lassai pas d’y plonger mon regard, de faire voltiger mon esprit et mon imagination. Car chaque motte de terre, dans cette ville, renferme plus de quatre cents ans d’histoire plus ou moins glorieuse. Sur le chemin du lycée, je passais, en sortant immédiatement de notre concession, devant cet intrigant fétiche royal Aïzan qui donna le nom Toïzanli à mon quartier.
On disait que ce fétiche fut édifié sur sept captifs de guerre enterrés vivants, au début du règne du roi Glèlè. Le Aïzan était par excellence une divinité dédiée à la guerre, aux actes de violence et de bravoure. À la veille des grandes campagnes militaires, les principaux chefs de guerre et les prêtres du royaume passaient lui faire des promesses en cas de victoire.
Et ces promesses, kpli en fongbe, se déclinaient en sang et en sacrifices humains. Le matériel militaire royal y était exposé pendant des jours, afin de recevoir l’onction du Aïzan. Passer devant ce fétiche dans la pénombre de l’aurore me glaçait. Mon itinéraire traversait ensuite l’impressionnante fosse de fortification creusée autour de la ville primitive par le roi Agadja.
Les ronces qui la remplissent encore aujourd’hui doivent être d’époque et font partie intégrante des éléments de défense de la ville. C’est cette fosse qui donna le nom Dokpa au quartier, qui est donc ainsi appelé Dokpa – Toïzanli. Plus loin, mon chemin traversait une grande partie du domaine des palais royaux avec ses morceaux de murailles en ruine, ses monticules de terre, vestiges d’une vie de cour que mon imagination me disait trépidante.
Je repense souvent au roman historique Doguicimi de Paul Hazoumé, en traversant ce palais autrefois si vivant, mais aujourd’hui rempli de chiendents et de kinkéliba. Et puis, dans ce lycée Houffon érigé au coeur du palais royal, il y avait cet amas de pierres non loin de notre aire de sport et qui passerait inaperçu pour l’observateur non averti.
Ce tas de pierres à l’apparence anodine représente pourtant le fruit de la corvée imposée par le roi du Danxomè, à une agglomération mahi vaincue. Chaque captif de guerre devait rentrer dans Agbomè avec un morceau de pierre. Il y avait aussi et surtout l’arbre fétiche Houffon dans l’arrière-cour du lycée, non loin de la montagne de pierres. Cet arbre qui donna son appellation au lycée aurait la réputation de se remettre sur pied le jour d’après sa mise à mort. D’où ce nom Houffon, qui signifie "qui ressuscite de la mort".
Voilà l’Abomey que j’ai connue dans mon adolescence quand, à la suite de mon père en 1991, je vins m’y installer pour des raisons académiques.
Abomey, ville mystère. Abomey, ville nécropole où chaque chambre abrite un tombeau. Je passai ainsi mes deux années à Abomey, à dormir sur la tombe de ma grande sœur Jeanne, décédée à Parakou, dans la fleur de l’âge en 1985, sur une table d’accouchement pour son unique grossesse qu’elle avait pourtant portée jusqu’à terme, malgré les exigences des enseignements de sciences naturelles qu’elle donnait au lycée Mathieu Bouké de Parakou. J’ai dormi deux années sur cette tombe sans jamais faire le moindre cauchemar. Une autre dimension des rapports avec les morts, que j’appris à Abomey.
Abomey, ville qui se donna poings et pieds liés à un amant à qui elle n’exigea pas la moindre garantie. L’histoire dira si elle fit bien de croire à Yayi.
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 64
Quatre forces politiques se disputaient Abomey en cette veille du démarrage de la campagne électorale pour le compte de la présidentielle de 2006. Il y avait très naturellement le candidat Léhady Soglo, soutenu très officiellement par le parti La Renaissance du Bénin, Yayi Boni soutenu par un courant diffus et parfois inavoué de sympathie à travers la ville, Adrien Houngbédji qui eut l’idée de faire conduire sa campagne dans la cité royale par un connaisseur du milieu, puis Lazare Sèhouéto qui espérait un juste retour d’ascenseur de la part des lieutenants originaires de la ville et qu’il a promu lors de son passage à la tête du ministère du Commerce puis du ministère de l’Agriculture.
Disons d’emblée que la ville était restée dans une large proportion, fidèle au choix du parti La Renaissance du Bénin pour le compte de cette élection présidentielle, même si, au fond, un certain délitement était déjà perceptible pour l’observateur. Pour la première fois en effet, celui qui était devenu le leader politique de l’aire culturelle fon depuis la conférence des forces vives de février 1990, n’était plus dans la course. Son fils Léhady, qui se présentait pour la première fois devant cet électorat dans le cadre d’un scrutin au suffrage universel direct, n’avait ni l’aura, ni le parcours du père.
Son image manquait encore de virilité et de pugnacité, et les effets des violentes attaques dont il fut victime de la part de certains anciens lieutenants rebelles de son père avec la fameuse boutade "sô mi, sô migo" lancée dans la furie par un certain Florentin Mito Baba, avait laissé plus que des zébrures sur son image. Léhady traînait donc comme un grelot, les conséquences des attaques dont fut victime son père aux lendemains de l’appel de Goho qui consacrait la création du parti que présida longtemps sa mère et dont son père était alors le président d’honneur.
Même si personne n’apporta jamais la preuve qu’il gifla le charismatique philosophe Paulin Hountondji pendant que celui-ci était ministre dans le gouvernement de son père, ce genre de rumeur accusatrice dont il ne réussit pas à trouver l’antidote joua longtemps et jouera peut-être encore longtemps sur sa carrière. Il y a en effet de ces clichés dont on se départit péniblement en politique. Il en est de même pour certaines boules puantes.
Ouvrons la parenthèse pour dire par exemple que le sigle BCB, fut une incantation maléfique qui virussa toutes les stratégies de communication politique élaborée par Bruno Amoussou durant les différentes consultations électorales auxquelles il prit part depuis la conférence nationale.
Les accusations farfelues qui expliquaient les divergences politiques entre Adrien Houngbédji et son frère Gatien par une histoire en dessous de la ceinture, fit pendant longtemps des ravages sur l’image du leader des tchoco tchoco dans certaines parties du pays où beaucoup de mythes et de superstitions restent attachées aux affaires de sexe.
La caractéristique première de ces boules puantes qui peuvent plomber en un éclair une carrière politique est qu’elles sont toujours orphelines, mais ont tellement de familles d’accueil. Autant personne ne prononça jamais officiellement l’accusation de gifleur de ministre contre Léhady Soglo, autant Bruno Amoussou demandera en vain une confrontation télévisée avec quiconque détiendrait quelque preuve de sa participation à la banqueroute de la BCB. Le pauvre Adrien Houngbédji ne verra non plus jamais le premier qui l’accusa d’avoir connu la femme de son frère Gatien ou vice versa.
Rejeter avec vigueur et même beaucoup de férocité certaines boules puantes dès leur apparition, serait donc à mon avis, une attitude clairvoyante pour quiconque envisage solliciter un jour le suffrage universel sous nos cieux. Ne jamais perdre de vue l’importance des codes sociaux dans l’élaboration de la perception chez l’électeur béninois. Tel a-t-il été maudit par son père ? A-t-il porté la main sur sa mère ? A-t-il arraché la femme de son propre fils ? A-t-il abandonné femme et enfants dans la disette pendant que lui-même flambe des billets de banque dans les palaces ? Des questions dont les réponses peuvent signer un aller simple vers le cimetière des ambitions politiques.
Léhady Soglo, disais-je, avait pour la bataille présidentielle de 2006, tout l’arsenal politique de la RB à sa disposition. Mais, il avait un profond problème d’image que l’engagement tardif de son père dans la campagne ne réussira pas vraiment à corriger.
Et le grand bénéficiaire de la situation dans toutes les zones d’influence de la RB fut le candidat Yayi. Son profil de banquier et son passage à la présidence de la république en tant que conseiller de Nicéphore Soglo, charmait et rassurait l’électorat houezèhouè. Nous ajoutions opportunément à cela, ses liens de famille avec les Soglo, par son cousin, le docteur Pierre Boni, fondateur de la clinique Boni à Akpakpa.
Dans le même temps, Yayi bénéficiait, dans cette même ville d’Abomey, du soutien de l’électorat que le général Mathieu Kérékou avait péniblement réussi à se construire.
Pour ces électeurs, voter pour Yayi en 2006 après l’avoir fait pour Kérékou en 2001, sous la houlette d’un certain Damien Modérant Zinsou Allahassa, paraissait tout naturel et d’ailleurs moins clivant.
Ensuite, venait le candidat Adrien Houngbédji. C’est un euphémisme de dire que sa situation politique dans la cité royale était des plus délicates depuis le report de voix en faveur de Kérékou en 1996. Un report de voix que l’électorat fon ne digérait toujours pas malgré la tentative de rachat de 2001 où Houngbédji se fit solidaire de Soglo en se désistant à son tour face à Kérékou.
Mais, la blessure était déjà purulente, et les éléments d’histoire sur la "traitrise de Toffa", pourtant élevé parmi les princes dans la cour royale de Guézo, puis de Glèlè, avant d’être installé sur le trône de Tê Agbanlin à Hogbonou par un régiment de l’armée royale du danxomè avait refleurit. Ce fut en vain que le vieux Maxime Houédjissin, fin connaisseur des mentalités aboméennes, essaya de rappeler le lien de sang qu’avait Adrien Houngbédji et la lignée royale Agonglo.
Les aboméens, suspectant un subterfuge, ne voulurent rien entendre. Les carottes étaient définitivement cuites.
Lazare Sèhouéto était le petit poucet de la classe. Même si son emprise sur la région de Zogbodomey était sensible, Abomey paraissait un défi au-dessus de son envergure. Entre la redoutable machine de guerre RB, la bienveillance manifeste d’une partie des aboméens pour Yayi, et les appels de pieds audacieux de Houngbédji, il restait peu de place pour lui. Je crois, par ailleurs, que le rôle central que jouait son ami "Patrice" dans la campagne de Yayi, édulcora quelque peu son agressivité contre ce candidat venu du nord et qui eu fait une bonne cible pour son imagination politique débordante.
Voilà, de façon schématique, le tableau que présentait la cité des Guédévis à la veille de l’ouverture de la campagne électorale en 2006.
Je revins à Cotonou avec la certitude que c’était plié. Ce Yayi ne pouvait pas ne pas remporter cette élection. Je revins à Cotonou, heureux et alerte. Mais, un coup de fil de Charles dès le lendemain de mon retour à Cotonou allait gâcher ma bonne humeur.
(✋À demain)
Tibo
Mémoire du chaudron 65
Le lendemain de mon retour d’Abomey, je me rendis au siège de campagne à Bar Tito. À neuf heures du matin, le lieu grouillait déjà de monde. L’excitation particulière de ce jeudi matin se comprenait bien.
Nous étions à 24 heures de l’ouverture officielle de la campagne électorale. Les différentes directions départementales de campagne étaient là pour récupérer les affiches et affichettes. Pour des raisons d’ordre pratique, les départements de l’intérieur du pays avaient été servis plus tôt. Ceux du sud du pays avaient dépêché des missions dont certaines avaient visiblement passé la nuit là, sur place.
Je montai à l’étage pour présenter mes civilités à la directrice nationale de campagne, Madame Vicencia Boco. Je la retrouvai à son bureau, au milieu d’un petit conciliabule. Je lui fis donc un discret petit signe de la main depuis l’entrée de son bureau qui était laissée ouverte, certainement à cause du nombre de personnes qui s’y étaient entassées. Je repartais quand elle se porta spontanément vers moi en créant un petit mouvement de chaises. "Tiburce, ça fait plaisir de te revoir, toi", me lança-t-elle. Elle avait le contact facile et avait vite appris, au milieu de l’hostilité ambiante, à créer les petits apartés qui lui permettaient de s’informer.
J’appréciais cette ténacité dont elle faisait preuve et qui n’était pas soupçonnable à première vue. "J’étais sur le terrain depuis une semaine, lui répondis-je. Je suis rentré d’Abomey hier dans la soirée". " C’est bien, reprit-elle, donc toi tu n’es pas de l’équipe du Novotel ? ". Un peu distrait, je répondis non, sans vraiment faire attention à la question.
Je redescendis les escaliers puis me retrouvai dans la première des deux pièces qui servaient de bureau pour l’équipe de communication. J’y trouvai un amoncellement de journaux. Cela faisait une dizaine de jours en effet que je n’y avais plus mis les pieds. Et apparemment, Charles Toko ne semblait pas non plus l’avoir fréquenté.
Je m’assis, puis jetai quelques regards sommaires sur la première page des journaux. Il n’y avait généralement pas grand-chose dans les journaux en période électorale. Vous y lisez ce que vous y avez mis. La vingtaine de journaux à parution régulière était, d’une manière ou d’une autre, sous le contrôle d’une ou de plusieurs chapelles politiques. C’était la période des vaches grasses et la Une de certaines parutions était truffée, sans le moindre scrupule, de titres contradictoires. On pouvait donc y retrouver côte-à-côte, "Godomey choisit Houngbédji" et " Séverin Adjovi bloque Godomey et jette la clé à la mer".
C’était de bonne guerre et les recommandations récurrentes de la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication en ces périodes électorales n’émoussaient pas grand-monde. En tout cas, pas un directeur de publication comme Aboubacar Takou dont le journal "Le Béninois libéré", créé quelques mois plus tôt, faisait partie, avec "Panorama" de Distel Amoussou et "L’indépendant" de John Akintola, des sources permanentes d’inquiétude.
Aboubakar Takou faisait pourtant partie des confrères de la presse écrite à qui me liait depuis la fin des années 90, une amitié stable. Nous sommes venus à la presse la même année. Moi au journal "Le Progrès" où, à l’ombre tutélaire de Édouard Loko, je tenais des chroniques satiriques, et lui, au journal "La Dépêche du soir". Ce que je retiens du Takou de ces débuts-là, c’était sa moto "Mate 80" qu’il astiquait de façon particulière et qu’il faisait pétarader avec un orgueil peu dissimulé. Takou aimait l’humour, la satire et le fou rire, et chaque fois que j’avais l’occasion de le rencontrer en compagnie de son confrère Belly Kpogodo avec qui il se présentait toujours en binôme sur les lieux de reportage, invités ou pas, il était capable de me réciter mon dernier trait d’humour dans la parution du jour de mon journal.
Tout au long de la pérégrination qui le fera passer de "La Dépêche du soir" au journal "Le Béninois libéré", en passant par le journal "Le Béninois", ce confrère rieur et épicurien, qui affichait déjà un goût prononcé pour les belles et la bonne chair, me garda une admiration et une grande amitié. Je me faisais le devoir de le lui rendre. Cet ami, court sur pieds, et qui entretint par la suite une barbichette de bouc après avoir teint un moment ses cheveux en une couleur beige injustifiable, avait le sens de la formule qui fâche et de la formule qui plaît. Il avait réussi à imposer son style, fait de harcèlements, de guérillas médiatiques, d’humour décapant et de formules décomplexées.
C’était une fourmi qu’il fallait ne pas avoir dans sa chaussette. Mais mon amitié avec Aboubakar Takou sera mise à rude épreuve aux lendemains de la parution du "Béninois libéré" qu’il obtint avec le soutien d’un lieutenant du candidat Adrien Houngbédji. La ligne du journal était donc frontalement opposée aux intérêts de mon candidat, Yayi Boni. Nous fîmes souvent pression pour éviter des incidents de tirs entre nous. Mais, je maintenais en permanence la main sur la gâchette chaque fois que me parvenait à Bar Tito, la parution du jour de son journal.
Je ne vous reparlerai plus de Distel. J’en ai déjà dit assez sur lui. La première fois que je l’aperçus remonte à l’année 1993. Très actif dans les nombreux mouvements de grève qui agitaient alors le campus universitaire d’Abomey-Calavi sous la conduite d’un certain Séraphin Agbahoungbata, nous étions réunis en assemblée générale dans la cour sablonneuse de la faculté des sciences de la santé à Cotonou. Le climat était très tendu entre nous et le ministre de l’Intérieur d’alors, Antoine Alabi Gbègan.
À ce meeting qui faisait suite au rejet d’une demande de manifestation devant le ministère de l’Enseignement supérieur, tenu à l’époque par Dramane Karim, Séraphin Agbahoungbata nous demanda d’applaudir avec vigueur un journaliste qu’il présenta comme un ami des étudiants et dont le journal serait persécuté par le régime du président Soglo.
Je ne réussis à apercevoir un bout du tee-shirt rouge de ce journaliste court et trapu que lorsqu’il se hissa sur un escabeau. Il se présenta avec beaucoup de gravité. Il s’appelle Distel Amoussou, directeur de publication du journal "Panorama des faits divers". Nos chemins se rencontrèrent cinq ans plus tard, au siège du journal "Le Progrès", où nous devînmes collègues. Au-delà des immenses bouffées de "Gauloise" dont il enfumait la rédaction, je garde de son passage dans ce journal, son goût immodéré du scoop et parfois du sensationnel.
Distel m’appréciait et le respect entre nous était mutuel. Mais je savais qu’avec lui, le point de basculement n’était jamais très loin et lorsque, parti du journal "Le Progrès", il redonna vie à son journal en hibernation, je le mis immédiatement dans mes préoccupations quotidiennes. Tant qu’il était à l’abri du besoin, tout le monde était en paix.
John Akintola, pour finir ! Mes relations avec lui ne furent jamais, à proprement parler, étanches. J’avais souvent côtoyé, dans l’ambiance surchauffée du restaurant universitaire, cet étudiant enrobé dont je m’étais souvent demandé pourquoi on l’appelait "John" et non simplement "Jean", et qui se donnait, parfois avec passion et fougue, pour le maintien de l’ordre et la lutte contre ceux que nous appelions "fraudeurs" parce qu’ils touchaient, en contournant la discipline des rangs, à la porte du restaurant. Il était étudiant en philosophie, mais quand je le retrouvai quelques années plus tard dans la presse, il était un chroniqueur sportif passionné, avec un goût prononcé pour les intrigues et les jeux de couloir si caractéristiques à l’univers sportif béninois. Tout son tempérament apparaîtra dans les gros titres qu’affichera "L’indépendant", le journal qu’il lança et dont il fut d’abord le directeur de publication, avant de devenir très rapidement le directeur général, sous la pression des innombrables procès en diffamation.
Je n’ai jamais compris la mine de compassion qu’il affichait souvent quand je faisais un détour dans son bureau à Vêdoko, en allant passer une commande dans le journal "L’informateur" de mon ami Clément Adéchian, avec qui il partageait le même bâtiment. John Akintola était très proche de Charles Toko à qui il mouchardait quelques intrigues que ne manquait pas de monter Malick Gomina dont il était également le confident.
Je fouillais donc les journaux avec, pour priorité, ces trois kamikazes, lorsque mon téléphone sonna. C’était Charles. Cela faisait un moment que je ne l’avais plus vu. Il me demanda ma position, puis me demanda de le rejoindre au Novotel dans l’après-midi à 16 heures.
Novotel... ! C’était la seconde fois que j’entendais le nom de l’hôtel ce matin-là. Qu’est-ce qu’il s’y passe ? Quel rapport entre un hôtel et une campagne électorale ? J’y verrai bien clair dans quelques heures.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 66
Il était déjà 16 heures lorsque j’arrivai dans l’enceinte du Novotel. Pendant que je manœuvrais pour bien me disposer sur le parking, j’aperçois Aboubakar Takou. Ça ne pouvait pas mieux commencer en termes d’indice.
Je l’interpellai aussitôt avec beaucoup d’emphase, comme c’était souvent le cas lorsque nous nous voyions. L’énergie et la joie de vivre qui le caractérisaient faisaient toujours leurs effets sur moi. En plus, il ne tarissait pas de confidence. "Abou, ta silhouette dans ces lieux doit être forcément révélateur de quelque chose, non ?" lui lançai-je, un brin taquin. "Ah, mon frère, j’ai mon gombo à venir chercher ici. Ce sont mes grands frères Didier Aplogan et Maurille Agbokou qui m’ont mis sur la liste. Mais j’étais curieux de ne jamais te voir parmi eux depuis une dizaine de jours que je viens ici", me dit-il en claquant un doigt sur la main que je lui tendais.
Je précise, en passant, que sans être l’auteur de l’expression gombo, Takou était celui qui lui avait donné tout un sens dans le milieu de la presse. Dans son registre lexical qu’il maniait sans complexe, l’expression gombo renvoyait à la notion de bonnes affaires, pour être moins précis. Et les expressions très imagées et parfois bien fleuries comme se faire prendre pour une brique de quinze, radin, tendre les nerfs, entrer dans les narines qui émaillaient ses textes, les rendraient reconnaissables même s’il ne les signait pas de son nom.
Je dissimulai ma surprise, en lui donnant le sentiment que j’aurais été de l’équipe, n’eût été mon déplacement à l’intérieur du pays. Il se dirigea d’un pas léger et alerte vers le bâtiment central.
Je vis aussi arriver Maurille Agbokou sur le parking, dans une petite voiture "Peugeot 307". La voiture attira ma curiosité parce que j’en avais déjà vue trois ou quatre, stationnées en épis non loin de moi.
En cette année 2006, Maurille Agbokou, qui savait déjà se vendre en tant qu’expert ou "consultant" de beaucoup de choses, avait déjà un certain parcours dans le milieu de la presse. J’avais vu ses signatures dans l’hebdomadaire "Le Forum de la semaine". Il lança ensuite, à Porto-Novo, son propre journal, "Adjinakou", en tenant parallèlement des émissions politiques sur l’une des radios privées de Cotonou, "Radio Planète".
Maurille Agbokou était un personnage de réseau qui savait épaissir son image par les ombres, les non-dits et les petites formules cérébrales. Il me salua avec l’enthousiasme contenu qui le caractérisait, puis je le laissai prendre le pas sur moi, en direction du hall d’accueil de l’hôtel où Takou avait disparu quelques minutes plus tôt. Je voulais marcher seul, y aller à mon rythme, capter le maximum d’informations possibles avant de rentrer dans le hall.
À l’accueil de l’hôtel, J’aperçus immédiatement Charles Toko. Mais il me parut livide, peu rassurant et ne dégageait plus cette énergie que je lui connaissais. Je me rapprochai de lui. Il venait sans doute de fumer et l’odeur du tabac, que je n’avais plus sentie pendant cette dizaine de jours que je passai loin de lui, m’accueillit à nouveau.
Debout, il ruminait quelque chose que je n’entendais pas très bien, puis soupirait bruyamment de temps en temps. "Charles, il y a une réunion ici ? ", demandai-je en lui serrant la main. "Mon frère, va là-bas dans la salle. Les grands communicateurs sont là, en réunion pour gérer la communication de Yayi", me répondit-il.
Un peu perplexe, j’essayai de prendre de nouvelles précisions. Mais il se fit coupant. "S’il te plaît, va voir dedans d’abord", me dit-il. J’empruntai alors un long couloir à droite, puis suivant les indications que Charles venait de me donner, j’arrivai devant une porte que je poussai très délicatement. Une réunion d’une douzaine de personnes s’y tenait. J’hésitai un peu, puis me fis un chemin vers un siège vide au fond, sur la largeur de la petite salle. Avec la disposition autour de la table, je compris que la séance était dirigée par Didier Aplogan, qui nous avait déjà suggéré de vendre Yayi comme du Coca-cola.
Dans la salle, je reconnus beaucoup de visages emblématiques de la télévision nationale. Mais je ne vis pas mon ami Takou que je venais de croiser sur le parking. Les choses étaient donc si bien compartimentées. Les prises de parole, qui s’enchaînaient dans la salle, étaient autant surréalistes que blessantes pour moi. "Il faut maintenant faire les choses de manière professionnelle", avait même déclaré un des participants.
Ah bon ! Ainsi, tout ce que nous avions fait jusque-là, avec l’énergie de nos tripes, n’était donc qu’un travail d’amateur ? Qu’à cela ne tienne, quelle stratégie de communication voulaient-ils bâtir autour de Yayi en cette veille du démarrage officiel de la campagne électorale ? Voulaient-ils lui faire un autre logo ?
C’est quoi la stratégie dont ils parlaient en faisant de si fines bouches ? J’avais compris, avec les indiscrétions de Takou sur le parking, qu’ils avaient signé des contrats avec les journaux. Qu’à cela ne tienne. N’avions-nous donc rien fait avec ces mêmes journaux pendant tous ces mois ?
Je me levai puis sortis doucement de la salle. Je crois que Charles me devait quelques explications. Qui a pu monter cette équipe composée de gens qui ne savaient rien de ce que nous avions fait jusque-là ? Lui, Charles, y avait-il été associé ? Et pourquoi ne m’en avait-il rien dit ? Dans le hall, Charles était toujours là, seul, accoudé à un bout de comptoir. Il déprimait à vue d’œil. "Charles, c’est toujours de Yayi qu’ils parlent dans la salle ? ", lui demandai-je, à brûle-pourpoint. Il répondit par un râle d’impuissance.
Je poussai plus loin le bouchon : "Charles, c’est ton ami Patrice qui a monté l’équipe ? ". Sur cette question, il se redressa comme un vieux ressort, puis me lança : "Tiburce, c’est le jour le plus triste de toute ma vie’’. Cette réponse dans laquelle il mit toute l’émotion comme d’habitude, me parut un subterfuge, un faux-fuyant.
Car il ne me paraissait pas rationnel qu’une pareille équipe soit mise sur pied dans le cadre somptueux de ce Novotel qu’on disait propriété de Patrice Talon, sans que lui-même n’y ait sa main. Mais dans ce cas, l’aurait-il fait sans tenir compte de Charles qui ne jurait que par leur amitié ? Quel était alors, dans ce cas, la vraie perception que "Patrice" avait de Charles ? Ou alors Charles me cachait-il quelque chose ? Par pudeur, j’évitai de m’appesantir sur cette dernière hypothèse. Car je n’avais pas à me plaindre des rapports que j’avais entretenus avec lui jusque-là.
J’avais vu son engagement, j’avais vu son investissement physique et matériel, j’avais vu sa créativité et ses coups d’éclat de génie en matière de communication politique. Je pouvais surtout attester de la très grande courtoisie qui caractérisa nos rapports de travail. Je voulais garder de nous ce souvenir. Je voulais garder le souvenir de ce jour de fin 2003 où, dans son bureau de Atinkanmey, il était à deux doigts de lancer en ma faveur et de sa propre poche, l’achat d’un billet d’avion "Air France", afin, disait-il, que j’assiste, en temps que reporter, à une cérémonie de remise de décoration en faveur de Yayi Boni, président de la Boad, par le président français Jacques Chirac.
Je crois, aujourd’hui, avec le recul, que par complaisance ou manque d’anticipation, Charles a laissé se construire là-bas, au Novotel, le socle de ce qui le poursuivra comme une poisse, tout au long des dix années de règne de Yayi. Si j’avais été présent ou s’il m’avait tenu informé en temps réel, j’aurais sans doute sonné l’alerte dans son esprit. Et peut-être notre histoire aurait-elle été différente.
Après avoir traîné un moment dans ce hall du Novotel, je repartis, frustré et avec la résolution de tourner pour de bon la page de la communication pour cette élection présidentielle. Quelque chose d’autre me passionnait désormais. Je voulais descendre sur le terrain avec le candidat, dès le lendemain.
(✋🏾À demain)
Mémoire du chaudron 67
Je répartis du Novotel sans savoir exactement s’il fallait plaindre Charles Toko, ou ricaner par rapport à ce qui lui arrivait et qui m’arrivait par ricochet. Car, nous nous retrouvions dans la surprenante situation de gens qui se retrouvaient locataires d’une bâtisse qu’ils avaient construite brique après brique, sur des semaines, sur des mois, sur des années. Non, me disais-je, cette équipe de travail du Novotel n’avait pas pu être mise en place sans son avis.
Et s’il ne fit rien pour en prendre le leadership, ce qui aurait été bien mérité, qu’espérait-il ? Que ceux qui venaient pour rendre "enfin" professionnelle la communication autour du candidat Yayi, lui donnent spontanément la première place qu’il méritait si bien ? Quel fut donc son schéma de réflexion, et pourquoi déprimait-il de la sorte ? À force de tourner le sujet dans mon esprit, je finis par en tirer une conclusion stable : Charles méritait bien ce qui lui arrivait. Et ce droit d’aînesse qu’il venait de remettre sans même exiger, comme Esaü le patriarche biblique, un plat de lentilles, lui échappait pour de bon.
L’histoire, hélas, ne me donna pas tort. Et, à moins qu’il change de façon de lire ou d’interpréter certains signaux dans ses rapports avec les autres, il pourrait revivre plusieurs fois, avant la fin de sa carrière publique, des incompréhensions comme celles du Novotel. L’énergie, l’engagement et la fougue sont parfois si peu de chose dans l’établissement de votre leadership sur un groupe humain. Le recul, la lucidité et la réflexion froide vous installent plus durablement aux manettes. Il en est de même tant dans les combats ordinaires de la vie, qu’en politique.
Il y avait mieux que des lentilles au Novotel. Les quelques témoignages que je reçus, en croisant certains directeurs de publication de journaux dans la cour de l’hôtel, m’en convainquirent. Non seulement les têtes de pont de cette équipe de communication avaient gracieusement des chambres dans cet hôtel qui, en 2006, était-ce qu’il y avait de plus huppé dans le pays, mais ils semblaient aussi avoir obtenu de la part de "Patrice", par le biais de son bras opérationnel Lambert Koty, un budget illimité pour développer tous leurs fantasmes communicationnels. Je dis bien ’’fantasmes’’, parce que, pour moi, tout avait été déjà fait.
Le logo, et surtout le cauris identificateur du candidat, avaient été déjà validés, souvenez-vous, au cours d’une séance à Bar Tito, à laquelle avaient pris activement part "Patrice" en personne, Saca Lafia, Charles Toko, Claude Olory-Togbé, Didier Aplogan et moi. Les supports musicaux de notre campagne avaient déjà été mis en circulation.
Quelle équipe de "professionnels" de la communication avait inspiré à GG Lapino son titre qui tua la campagne de nos challengers ? Bref, pour moi, tout était fait. Mais le Novotel était illustrateur d’une vérité essentielle dans les milieux d’influence. La façon dont on vous perçoit est plus importante que ce que vous êtes. Savoir faire des coudes, bander les muscles, se hérisser la crinière, montrer des crocs en rugissant, sourire alors que vous brûlez de rage, pleurer alors qu’au plus profond de votre esprit vous riez, sont des outils de survie. Paraître sans jamais être vous fera gravir les échelons et vous ouvrira plus rapidement les portes, que toute autre leçon d’éthique et de morale.
Je repartis du Novotel avec une résolution définitive. Je voulais tourner dos à ce monde de communicateurs plus ou moins légitimes. J’avais la satisfaction d’avoir déjà, en la matière, donné ce que je pouvais. Je voulais désormais me retrouver ailleurs. Je voulais désormais descendre sur le terrain, comme je le dis en 2001, derrière le général Mathieu Kérékou.
Parcourir à nouveau, pendant deux semaines, le Bénin dans ses différences, dans sa splendeur et dans sa profondeur. Si j’avais insisté, l’équipe du Novotel aurait sans doute fini par me concéder une place avec certainement des incidences financières. Mais ce n’était pas le but de mon engagement aux côtés du candidat Boni Yayi. Quel était d’ailleurs mon but dans cette aventure ? Je ne le savais même pas. Étrange ! Je me sentais heureux de faire ce combat, et cela m’était largement gratifiant. Je ressentais dans cette aventure un bien-être que l’argent n’aurait pas pu me donner.
Je connaissais la frivolité du bonheur. Je savais par exemple que le plaisir que me procurait dans mon enfance une boîte de sardines déjà vidée de son contenu et que je refusais de laisser aller à la poubelle en essayant d’y débusquer la moindre trace d’huile, la moindre pellicule de poisson, ce bonheur, disais-je, était parti avec le temps. Pareil pour cette exaltation des papilles que me procurait plus tard, dans ma vie d’étudiant, un bol de gari immergé, sans sucre ni autre accompagnant.
Des bonheurs que l’argent, aujourd’hui, ne saurait me procurer. J’ai donc appris à chercher mon bien-être parfois dans des choses simples et non convenues, dans des lieux non prévisibles. Je voulais donc fuir cette guéguerre du Novotel et repartir sur les chemins du Bénin, loin des paillettes et du pécule.
Un peu après 20 heures ce jeudi soir, je me pointai au domicile de Yayi à Cadjèhoun. Je voulais lui faire le point de la situation et lui dire mon option de descendre avec lui sur le terrain dès le lendemain, vendredi, jour d’ouverture de la campagne électorale officielle.
La maison était calme. Le maître des lieux était à l’étage. Il était occupé, m’avait-on dit. Après une attente qui me parut anormalement longue, je me résolus à rentrer chez moi. De toute façon, je n’avais pas besoin de permission particulière pour me glisser dans son convoi dès le lendemain. Mais alors que je franchissais le portillon de la maison, on m’annonça qu’il me demandait de monter le voir à l’étage. Je le trouvai seul. Je lui fis un compte-rendu de ma descente sur Abomey, et surtout des différents meetings électoraux auxquels j’avais assisté.
Je lui fis part de mon inconfort face à la situation que je venais de trouver au Novotel. Il ne parut pas s’en émouvoir. Je compris, très vite, que je ne lui apprenais rien. "Toi, tu vas me suivre sur le terrain", dit-il, comme s’il avait lu dans mon esprit.
Je le quittai, soulagé. Une autre ambiance commencera demain. Mais les Béninois ne se doutaient pas, cette nuit-là, que le processus électoral était gravement menacé. Le gouvernement du général Mathieu Kérékou n’avait toujours pas débloqué les fonds réclamés par la Commission électorale nationale autonome, CENA, pour l’organisation de l’élection présidentielle. Les voyants étaient au rouge.
Le magistrat Nouatin, président de la CENA, avait le dos au mur. Il décida de tenter le tout pour le tout pour sauver les meubles et éviter le chaos qu’espérait le lobby favorable à un maintien de Kérékou au pouvoir. Le président de la CENA avait besoin d’argent pour débloquer le processus électoral. Il demanda à rencontrer Patrice Talon ...en toute discrétion.
(✋À demain)
Mémoire du Chaudron 68
L’organisation matérielle de l’élection présidentielle de 2006 fut une longue épreuve pour la Commission électorale nationale autonome, CENA. Les résistances au départ du général Mathieu Kérékou s’organisèrent, de façon parfois si sournoise, qu’elles paraissaient imparables. Une nébuleuse formée autour du directeur du cabinet civil de Kérékou, monsieur Kamala, de Chantal de Souza (à ne pas confondre avec l’épouse de Yayi), avec pour bras financier le ministre des Finances Cosme Sèhlin, fera feu de tout bois pour pousser la CENA de Nouatin dans les cordes et obtenir le report de l’élection présidentielle.
Ce qui ouvrirait inévitablement la porte à une série d’imbroglios juridiques dont la conséquence la plus évidente sera la prolongation du séjour de Kérékou au pouvoir, au-delà du terme constitutionnel de son mandat qui arrivait à échéance le 6 avril 2006.
Cette Chantal de Souza acquit une telle puissance dans le dernier cercle du pouvoir du vieux Caméléon finissant, que des histoires plus ou moins crédibles circulaient chaque jour sur son compte et sur la nature réelle de ses rapports avec le président de la République. Quel était son profil, et comment s’était-elle retrouvée à ce niveau de puissance dans l’appareil d’État ?
Je ne peux répondre à ce genre de questions pourtant légitimes sans relayer les chuchotements de salon qui, en ces temps-là, attribuaient son entrée au palais de la présidence de la République au pasteur Romain, dont elle aurait ensuite veillé à obtenir la mise en quarantaine. Toujours est-il que le manque de renseignements et d’informations crédibles sur ce genre de personnages qui pourtant fut, à un moment si sensible de notre histoire politique nationale, d’une telle influence qu’elle aurait pu faire basculer le pays dans le néant, n’est pas flatteur pour nos historiens.
En 2006, au crépuscule du long règne de Mathieu Kérékou, les journalistes qui eurent le malheur de se montrer désobligeants vis-à-vis de Chantal de Souza eurent immédiatement l’appareil sécuritaire de l’État à leurs trousses. Charles Toko pourra un jour prendre la plume pour en témoigner. Pareil pour Distel Amoussou dont l’imprévisible journal Panorama publia une révélation qui déplut particulièrement au sommet de l’État.
Mais, le Béninois ordinaire ne savait pas grand-chose de ces coups de hache qui se donnaient contre l’arbre qu’est notre processus démocratique que nous voulions iroko, mais qui, à certains moments, paraît beaucoup plus papayer. Le Béninois ordinaire ne savait surtout pas que de gros nuages gris sombre planaient sur la tenue effective du scrutin présidentiel en cette année 2006.
L’ultime parade trouvée par le lobby favorable à un maintien de Kérékou au pouvoir était diaboliquement efficace. Cosme Sèhlin, ministre des Finances, informa sans scrupule l’équipe dirigeante de la CENA, de son incapacité à mettre à sa disposition les ressources financières nécessaires à son fonctionnement et à l’organisation matérielle du scrutin présidentiel.
Cette échéance pourtant constitutionnelle ne devrait pas être une surprise pour l’argentier national qu’il était alors. Les nombreuses séances de travail entre les responsables de la CENA et le ministre des Finances ne donnèrent rien. "Les caisses sont vides !", répondait Sèhlin. Les nombreuses relances de la CENA ne le firent pas fléchir.
Quelques journaux de la place, démarchés par le conseiller à la communication du général, Denis Babaèkpa, servaient de temps à autre de relais à cette thèse. Pas d’argent, donc pas d’élection. Pas d’élection, donc pas de passation de pouvoir. La logique du lobby pro maintien au pouvoir de Kérékou était aussi simple que cela. Qui d’autre qu’un ministre des Finances est fondé à dire l’état de santé du trésor public ?
Lentement, sûrement, et à l’insu de la grande majorité des acteurs politiques, le processus électoral rentrait dans l’impasse. C’est à ce moment que le président de la CENA, Sylvain Nouatin, prit une décision qui mérite d’être revisitée plus tard et étudiée dans nos facultés d’histoire et de sciences politiques. Il décida de rechercher les solutions du financement du processus électoral hors du circuit officiel. Sous le couvert d’une discrétion voulue absolue, il prit langue avec Lambert Koty qui était, en ces moments-là, l’un des derniers verrous qui donnaient accès à l’homme d’affaires et mécène politique Patrice Talon.
C’est cette discrétion, je crois, qui sauva le processus électoral. Car, si l’information sur cette rencontre avait été ébruitée, elle aurait sans doute été amplifiée par le lobby du palais, ce qui aurait créé une insupportable ambiance de suspicion parmi les candidats dont, il est vrai, certains des plus sérieux étaient passés prendre leur enveloppe de campagne chez le cotonnier.
La rencontre entre Sylvain Nouatin et Patrice Talon, qui s’est tenue dans le bureau de Lambert Koty à l’Agetur et dont des personnes plus introduites que moi parleront peut-être un jour pour la postérité, permit de débloquer définitivement le processus électoral.
La CENA manquait-elle d’urnes ? Hop, Patrice Talon avait une solution toute faite dans la sous-région. Son ami François Compaoré, maire de la ville de Ouagadougou et frère de qui on sait, en avait un stock. Par vol cargo, les urnes furent reçues à l’aéroport de Cadjèhoun. Le transport du matériel vers les zones d’exploitation fut assuré par le matériel roulant de l’armée béninoise et une partie des camions de l’homme d’affaires qui prit en compte une partie de la revendication des agents de la CENA qui, sur le terrain, faisaient grise mine, menaçant à leur tour de prendre en otage le processus électoral si primes et émoluments ne leur étaient pas payés.
Permettez que cet épisode si sensible ne soit pas plus longue. Puisse la chronique de ce jour nous faire réfléchir sur la fragilité de nos institutions démocratiques. Cela relève de l’irresponsabilité que nous continuions de nous emmurer dans des formules plates comme "Dieu aime le Bénin". Comprenons bien que rien ne sera jamais définitivement acquis et que la paix et la stabilité du Bénin resteront pour tout Béninois un engagement citoyen de tous les jours.
Les goulots d’étranglement au processus électoral furent donc levés en une séance informelle. La machine de l’alternance se remit en marche. Inexorablement. En cette veille de lancement de la campagne électorale officielle, je n’avais donc plus ma tête dans les histoires de communication. Pour moi, la communication était déjà faite. Elle était déjà terminée à Bar Tito. Rien ni personne ne pouvait m’enlever cette conviction. Il y avait peut-être juste que la tête de Charles ne revenait pas trop à Koty. En tout cas, pas autant que celle de Maurille Agbokou ou de Didier Aplogan. Je savais en effet que beaucoup, dans cet environnement, faisaient juste l’effort de le supporter. Mais, pour l’avoir pratiqué de si près, je le trouvais correct et loyal. Je n’ouvris jamais avec lui le débat sur la perception déformée que les gens avaient de lui. Peut-être aurais-je dû le faire. Une toute autre l’histoire... !
J’avais désormais ma tête ailleurs. Je voulais descendre dans l’arène survoltée des meetings électoraux. Dès demain !
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 69
Enfin la campagne électorale officielle ! La dernière ligne droite démarrait depuis ce matin de vendredi. J’étais déjà à Cadjèhoun, au domicile de Yayi, depuis 8 heures. Mais rien ne semblait tourner dans le bon sens. Une dizaine de véhicules devant constituer le cortège de campagne du candidat étaient déjà là, garés, moteurs éteints. Tout semblait inerte, figé. Le moteur de la fusée avait quelques ratés à l’allumage.
Je connaissais bien ce genre de situation de petits trous d’air au démarrage d’une campagne électorale, pour l’avoir déjà vécue en 2001, dans la cour du domicile du général Mathieu Kérékou. C’était la première fois que je mettais pied dans ce domicile des "filaos" qui me semblait si mythique. J’y repense encore comme si c’était hier. Nous étions dans cette cour, entassés dans deux ou trois véhicules, depuis l’aube. Pourtant, jusqu’à 11 heures, rien ne paraissait bouger dans la petite vieille bâtisse coloniale aux allures de bureau de poste, qui servait de bâtiment principal de résidence au président Mathieu Kérékou.
Nous étions dans ces véhicules, les pieds engourdis, incapables de descendre. Aucun de nous n’osait en effet prendre le risque de s’exposer aux mâchoires inamicales de la demi-douzaine de chiens qui imposaient la discipline dans la grande cour sablonneuse. D’ailleurs, un de ces canidés, au pelage noir luisant, à la gueule pendante et au gabarit particulièrement intimidant, rôdait constamment autour de notre véhicule, jappait en nous montrant ses crocs, s’attaquait de temps en temps aux pneus dont il réussissait à débiter quelques petits bouts de caoutchouc, avant de se faire rappeler négligemment par un des agents de la maison.
Le général Mathieu Kérékou était, en effet, un amoureux des chiens, j’en étais également un. La scène de ces chiens mettait pourtant particulièrement mal à l’aise mes compagnons avec qui j’étais dans la voiture, dans une attente qui ne prit fin qu’autour de midi, dans une excitation et un branle-bas général, lorsque la silhouette du général apparut dans la cour, coiffée d’une casquette verte, imprimée, au-dessus de la visière, d’une image de caméléon.
Il s’engouffra dans un véhicule "Patrol 4x4" de couleur sombre qui le conduira, pendant deux semaines, vers les quatre horizons du Bénin.
Ce souvenir me revint ce vendredi matin-là à Cadjèhoun. Les grandes campagnes électorales démarrent parfois comme un moteur diesel. Car, plus le candidat a de l’envergure, et plus l’organisation et la mise en chorégraphie des meetings sont complexes. Le moindre décalage sur un meeting se répercute sur le meeting suivant, et ainsi de suite, comme dans un jeu de domino.
En ce premier jour de campagne électorale officielle, Jean-Pierre Ezin et quelques stratèges politiques discutaient avec nervosité pour parer au plus pressé. Un imprévu apparu la veille au soir avait rendu caduc notre plan de campagne initial qui faisait de Dogbo, le lieu retenu pour notre premier meeting. Mais, la coordination de campagne du Couffo, empêtrée dans des conflits de leadership, déclara forfait. Et comme je le signalais, le moindre décalage dans un meeting, affectait de façon automatique le meeting suivant.
La règle dans la réorganisation des plannings est qu’il y a moins de risque à reporter un meeting politique qu’à le rapprocher. Le meeting de Dogbo fut donc reporté et, dans la précipitation, le campus universitaire fut retenu pour le lancement de la campagne.
Félix Houndonougbo, coordinateur politique du milieu estudiantin, reçut ainsi la périlleuse mission d’organiser, en moins de 24 heures, une mobilisation sur le campus universitaire d’Abomey-Calavi, une mobilisation digne de notre candidat qui s’imposait désormais dans les esprits comme un des chevaux gagnants.
L’organisation de ce meeting inaugural suscitait, bien entendu, la convoitise de Valentin Houdé qui, en tant que directeur de campagne dans le département de l’Atlantique, réclamait une légitimité territoriale sur le milieu universitaire. Même appétit chez Candide Azannaï qui jurait d’y compter un nombre indéfinissable de sympathisants. Il faut ajouter à ces deux prétendants, Fulbert Géro Amoussaga qui, disparu de tous nos écrans radar depuis près d’un an, faisait un retour d’apostasie, revendiquant également une certaine maîtrise des mœurs de ce milieu. Il avait d’ailleurs exigé et obtenu un détour de Yayi par son bureau au département des Sciences économiques, avant le démarrage du meeting au fond du campus, dans cet amphithéâtre appelé "Amphi 1000".
L’IPD de Théophile Nata aurait pu en faire autant, avec un de ses lieutenants, en l’occurrence Emmanuel Tiando, qui occupait alors le stratégique poste de secrétaire général de l’administration rectorale. Mais, dans notre structuration politique, le campus universitaire avait été érigé en entité électorale autonome. Une stratégie qui produisit des effets très positifs à l’heure du bilan. Et quand Yayi apparut dans l’amphithéâtre plein comme un œuf, dans cette chemise blanche aux manches retroussées, il ne put dissimuler son émotion.
Dans son sillage ce soir-là, Candide Azannaï, André Dassoundo, Eléonore Yayi Ladékan, Emmanuel Tiando, Jean-Pierre Ezin, Fulbert Géro Amoussouga firent des coudes pour pouvoir accéder à cette salle bondée. Une énergie indescriptible se dégageait de l’amphi et les étudiants multipliaient presqu’à l’infini, des slogans et des refrains improvisés. Quelqu’un entonna en "a cappella" le titre "Yayi Boni", l’assistance le reprit longuement en chavirant littéralement.
Il était déjà 17 heures lorsqu’après une longue liste d’orateurs, Yayi prit la parole. Dans un long développement insaisissable par endroits, il rappela son passage sur le même campus en tant qu’étudiant, alignant vœux pieux et promesses chiffrées. Le calme, progressivement, revint dans la salle et la foule commençait visiblement à s’ennuyer. Félix Houndonougbo, après concertation avec André Dassoundo et d’autres politiques, décidèrent de sauver la situation. L’enthousiasme du public avait disparu, mais lancé dans un long développement, le candidat ne s’en rendait pas compte.
André Dassoundo lui glissa discrètement alors un bout de papier sur lequel il était griffonné : "Nous sommes en campagne électorale. Formule choc, s’il vous plaît". Yayi marqua un arrêt pour lire le message griffonné sur le bout de papier. Il reprit son discours dans le même ton puis finit par lancer "Je suis Yayi Boni, votre candidat tchigan. Les autres sont des tchivi".
Comme brutalement tirée d’une longue léthargie, la foule exulta aussitôt. Les lanceurs de slogans reprirent aussitôt du service. La salle, une nouvelle fois, entonna la chanson "Yayi Boni" de G G Lapino. Yayi patienta longuement, vainement. Il ne lui fut plus possible de reprendre la parole. La foule semblait redouter un nouveau sommeil. L’hystérie était générale. Sur ce premier meeting, Yayi apprenait sa première leçon de discours politique. Nous rentrâmes heureux, gonflés d’optimisme et de certitudes. La leçon apprise aujourd’hui sera appliquée demain. Ailleurs... !
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du Chaudron 70
La leçon reçue dans l’Amphi 1000 du campus universitaire de Abomey-Calavi sur le discours politique en période électorale servira donc pour la suite de la campagne électorale dont nous venions de donner le ton : candidat tchigan et candidat tchivi.
Cela me rappelait cette déclaration du Général au lancement de sa campagne électorale dans le département de l’Ouémé, en 2001. "Je veux que cette campagne électorale soit une grande fête populaire", avait-il déclaré, avant d’ajouter, sarcastique, "Regardez-les tous. Je suis le maître et ils sont mes élèves. Je les ai évalués, et le résultat, c’est qu’ils doivent tous redoubler la classe pour cinq ans encore". Eh bien, nous eûmes tous tort de ne pas comprendre, en ce moment précis, le génie politique du président Mathieu Kérékou.
Il avait compris que la campagne électorale chez nous, contrairement à nos déclarations d’intellectuels souvent en total déphasage avec nos réalités socio-anthropologiques, n’est pas un moment de débats. Elle est perçue par une écrasante majorité des Béninois, comme un grand moment de défoulement et d’exaltation politique. Il faut donc trouver, en ce moment, la formule magique, la formule choc, celle qui fait chavirer les foules. Ainsi, par exemple en 2001, "Kékérékéééé", un cri d’oiseau à peine concevable dans les démocraties occidentales, tua le grand procès que le candidat Nicéphore Soglo essaya d’utiliser à la tribune de la campagne électorale, pour faire mal à son challenger Mathieu Kérékou, sur le sulfureux dossier de rachat de la Sonacop par l’homme d’affaires Séfou Fagbohoun, au faîte de sa gloire.
Ainsi, le pauvre Nicéphore avait beau passer des heures entières à expliquer dans certaines régions du pays comment "l’argent de la Sonacop avait servi à racheter la Sonacop". Un seul hurlement "Kékérékééé", poussé de façon provocante dans la foule, annulait tous ses efforts.
Kérékou, après une première campagne électorale sans relief en 1991, avait pourtant donné le signe en 1996 de sa grande connaissance de la mentalité de l’électeur moyen.
Jeune étudiant plein d’énergie, j’étais présent dans ce grand auditorium du mythique PLM-Alédjo en 1996, lorsque le général Mathieu Kérékou, avec son élocution si caractéristique, lança sa reconquête du pouvoir avec sa célèbre phrase : "Nous étions en haut. Entre-temps nous étions descendus en bas. Maintenant, nous remontons en haut". Je me rappelle l’hystérie qui s’empara alors de cet auditorium plein à craquer, et où nous nous étions entassés tels des sardines, dans une chaleur étouffante.
Le président Nicéphore Soglo, candidat à sa propre succession, fit campagne avec un discours rationnel et élitiste basé sur son bilan économique et infrastructurel, pendant que son principal rival, Mathieu Kérékou, progressait avec de petites formules simples, accessibles, mais diaboliquement corrosives du genre de celle qu’il sortit à Bopa : "Ils sont en train de tout vendre. Ils ont vendu toutes nos entreprises d’Etat. Ils ont vendu l’eau. Et bientôt ils vont vendre l’air que nous respirons". Cette vacuité apparente du discours électoral du "caméléon" devrait, je l’imagine, avoir fait rigoler les stratèges politiques du président Soglo. Mais, nous connaissons tous la suite de cette histoire. Kérékou, qui apparaissait plus proche des électeurs, remporta la mise.
Deux choses à retenir là, selon moi : dans la construction d’une image politique, il faut veiller à mettre en exergue les éléments qui vous rapprochent de vos électeurs cibles. Il faut être, soit l’incarnation décomplexée et assumée de leurs vices et de leurs faiblesses, soit la projection de leurs rêves de réussite et de puissance. Mais, il faut absolument passer pour un des leurs. Pendant que Nicéphore Soglo introduisait et entretenait dans l’espace public, l’image moderne du monogame, fidèle mari d’une femme moderne, Kérékou passait, lors de cette compétition de 1996, pour le vieux polygame virile et débonnaire qui avait eu des femmes dans les quatre horizons du pays et dont le profil pouvait se retrouver dans n’importe quel village où quartier de ville. Personne ne lui en tiendra rigueur, bien au contraire. Les vices, dans un contexte électoral, sont plus fédérateurs que les signes de vertu.
La deuxième leçon, c’est qu’il faut, dans l’élaboration d’une image politique durable, tenir compte de la très grande susceptibilité de nos populations qui, culturellement, préfèrent la compagnie de l’enfant faible mais humble, à l’enfant fort, utile à la famille, mais suffisant et arrogant.
Les schémas de l’élection présidentielle de 1996 se reproduisirent presque à l’identique en 2001, au grand bonheur du général Mathieu Kérékou qui, malgré un bilan en demi-teinte, pour ne pas dire pire, inflige une nouvelle débâcle électorale à Nicéphore Soglo qui, finalement, était son challenger porte-bonheur.
Le bilan d’un mandat présidentiel compte et comptera encore très peu dans le renouvellement de celui-ci, à moins que ce bilan soit particulièrement marqué, au point de phagocyter la personnalité du chef de l’État. Ainsi, si un président de la République en arrive à n’être visible que par le prisme de son bilan, il court de biens gros risques.
Yayi apprend vite. Il apprend très vite et a une surprenante capacité d’assimilation des leçons de combat et de survie. En ce deuxième jour de campagne électorale que nous passâmes dans le département du Plateau, son discours électoral se bonifia sensiblement. C’était une zone nagot et ça tombait fort bien. Point n’est besoin de s’éterniser dans un chapelet de promesses. Cet exercice est désormais laissé au coordonnateur local de campagne. Ce que la foule attendait de lui, Yayi, c’était cette étincelle qui allume le brasier irrésistiblement dévastateur. Et ici, en territoire nagot, cet exercice fut plutôt facile. Le candidat se passa, avec la légitimité que lui offrait la connivence linguistique et culturelle, pour le frère, le gendre, le fils, l’oncle, le cousin, le neveu. Le candidat Idji n’était pas son rival, mais son frère. Fagbohoun était son père. Et ça marche ! L’étranger, dans le département du Plateau, doit être dorénavant et absolument Adrien Houngbédji, le Goun. À moins qu’il vienne aussi s’y essayer en nagot.
Nous redescendîmes à Cotonou un peu tard dans la soirée. Demain dimanche, nous ferons plein cap sur les départements des Collines et du septentrion. Pour le grand chelem... !
(✋🏾 À plus tard)
Tolidji ADAGBE

Mémoire du chaudron 71
À Dassa, dans les Collines, nous étions en terrain conquis. En ce dimanche, troisième jour de la campagne électorale officielle, notre machine semblait avoir définitivement décollé. La longue procession de voitures et de motocyclistes qui nous accompagna dans la cité des "omodjagoun" en témoignait.
Le comité d’accueil nous attendait là, au passage à niveau, depuis l’aube, nous informèrent les organisateurs. Sous les hourras et les vivats des populations, notre cortège se fraya péniblement un chemin jusqu’à la place "Egbakoku" déjà noire de monde en cette mi-journée.
Dassa avait fait une union sacrée autour du candidat Yayi, malgré la voix dissonante de son maire d’alors qui battait pavillon pour Houngbédji. Nicaise Fagnon, Joseph Suru Attin, Pierre Olodo, André Dassoundo, pour ne citer que ceux-là, avaient mis la main à la pâte.
Les relations entre Yayi Boni et Joseph Suru Attin avaient pourtant connu leurs hauts et leurs bas. Cadre de la Boad, Joseph Suru Attin avait été appelé au gouvernement par le général Mathieu Kérékou, au prestigieux et très envié poste de ministre des Travaux publics et des Transports. Joseph Attin, qui suspectait déjà sans doute avant beaucoup de gens, les ambitions politiques de son patron Yayi, se retrouvait entre le marteau de la présence médiatique de plus en plus envahissante de celui-ci au Bénin, et l’enclume des exigences de continuité politique du régime auquel il appartenait.
Certains coups d’éclat du président de la Boad, en visite sur les chantiers routiers Cotonou - Porto Novo et Savalou - Djougou, et qui contribuèrent à bâtir une image d’homme d’État de Yayi, le furent au détriment de son administré Attin qui, sans jamais se montrer ouvertement hostile, savait glisser des grains de sable dans certaines visites de chantiers très théâtrales du président de la Boad. Et puis, il y avait de plus en plus ces rumeurs d’enrichissement qui alimentaient les fantasmes de beaucoup de Béninois à l’époque, chaque fois qu’était évoqué le nom de Joseph Attin.
Ces informations que Yayi ne prenait pas à la légère augmentaient sa susceptibilité vis-à-vis de celui qui paraissait comme l’homme le plus en vue dans les Collines. La petite bretelle de bitume qu’il obtint vers son village Kèrè, à quelques kilomètres au nord de la ville de Dassa, renforça sa notoriété dans la zone, et par là-même, la méfiance de Yayi qui ne prenait pas ces paramètres à la légère. Car, si malgré ses airs d’éternel innocent, Attin devrait avoir des ambitions politiques, il avait de quoi, à défaut de se faire remarquer au plan national, être une vraie équation dans les Collines, et surtout dans le milieu évangélique, deux terrains qu’il partagerait alors avec Yayi.
Mais, Attin n’exprima finalement aucune prétention politique, et son départ du gouvernement fut sans doute un grand soulagement pour Yayi, même si l’identité de son successeur à ce poste, Ahmed Akobi, relança un nouveau type de supputations et même de paranoïa.
Dassa se mobilisa donc dans une sorte d’union sacrée. On reconnaissait aux cadres de cette ville un certain éveil et une appétence face à la chose politique depuis la génération des idéologues Ogouma Ifèdé Simon, Gédéon Dassoundo et Adjo Boco Ignace dont beaucoup de cadres de Dassa revendiqueront l’héritage politique. Et le plus vibrionnant de ces revendicateurs de l’héritage de Adjo Boco est sans doute un de ses neveux, ou qui s’en réclame fièrement tel, en l’occurrence Fagnon Nicaise.
Ah oui, Fagnon Nicaise ! C’était pratiquement impossible de ne pas remarquer l’activisme un peu débridé de ce yayiste des premières heures qui m’agaça furieusement un après-midi au siège de campagne de Bar Tito, en tapant avec nervosité la porte de notre bureau, au rez-de-chaussée. Nous étions, il est vrai, habitués à ce genre de supplices, recevant à notre corps défendant, tout visiteur qui, souvent par étourderie, venait toquer à notre porte.
Mais, ce jour-là, l’assurance et l’excitation de celui qui se présentait devant moi et qui interrompait ma discussion avec un directeur de publication, me firent le plus mauvais effet. En plus, il avait l’air pressé. Il venait, disait-il s’approvisionner en posters et calendriers à l’effigie de Yayi, afin de poursuivre sa route sur Dassa. Il venait, disait-il pêle-mêle, de la part de l’imprimeur Jean Djossou, et de Yayi Boni. Plus il avait du mal à obtenir satisfaction, plus il détaillait avec une pointe de suffisance sa présentation.
Il s’appelait donc Nicaise Fagnon, il travaillait à la Boad à Lomé et il abattait un travail immense en faveur de Yayi dans tout le département des Collines et même au-delà. Ces précisions ne changeaient pas l’effet qu’il me faisait. "Tu peux aller au diable avec ta Boad", pensai-je silencieusement. Et puis, c’était anormal dans mon esprit que l’imprimeur Jean Djossou l’envoyât chercher des posters et des calendriers à Bar Tito alors qu’il en était, jusqu’à ce moment, un des principaux producteurs, n’acceptant exceptionnellement de faire ses livraisons qu’au domicile de Yayi à Cadjèhoun. Autrement, il fallait se rendre dans ses ateliers à Akpakpa pour s’approvisionner.
Je ne me rappelle plus comment prit fin ce premier contact plutôt tiède entre Nicaise Fagnon et moi. Ce qui est sûr, je le revis plusieurs fois sur son terrain de prédilection, le sud et le sud-ouest du département des Collines, où il se battait avec beaucoup de vaillance. Il n’y avait évidemment pas de vraies résistances dans la zone, à moins de considérer la fureur anti-yayiste de Gaston Dossouhoui à Kpanhouignan comme une.
Gaston Dossouhoui était en effet un des lieutenants politiques du candidat Lazare Sèhouéto qu’il essayait, avec une certaine audace, de faire adopter par ses frères mahi de Kpanhouignan. Et, il n’y allait pas de main morte, présentant avec gouaille Yayi comme un alcoolique de renom. Les attaques étaient plutôt féroces, même si à l’arrivée, elles ne produisirent que peu d’effet. D’ailleurs, Gaston Dossouhoui rejoignit la troupe au second tour de l’élection présidentielle. Mais, quand un an plus tard, ce ministre de l’Agriculture au teint noir très assumé et aux yeux injectés de sang, se fit sèchement débarquer du premier gouvernement de l’ère du Changement, je compris qu’il y avait certes les fameux "hélicoverpa" qui avaient sans doute rongé son fauteuil ministériel, mais aussi et surtout les réminiscence du traitement qu’il réserva au candidat Yayi et sur lequel quelqu’un eut l’idée de rafraîchir la mémoire au tout-puissant président de la République nouvellement élu, Boni Yayi.
Notre entrée triomphale à Dassa en ce dimanche, troisième jour de campagne électorale, réveilla en moi une foule de souvenirs de mon enfance. Car, Dassa, c’était chez ma mère. J’ai fait des séjours réguliers chez mes tantes et oncles maternels, dans les villages de "Kpingni" et de "Vèdji" où un mélange culturel mahi et idaasha impacta mon esprit.
J’aimais particulièrement cette affection dont j’étais entouré, même si je trouvais certaines plaisanteries séculaires très peu à mon goût. Ma grand-mère maternelle qui avait un art inimitable de faire de l’humour sans vraiment en donner l’air, savait très bien que l’appellation satirique "akpo gna guidi" par laquelle les Mahis, pendant des siècles, savaient ironiser sur les Fons, capables, disaient-ils, de prétendre prendre une douche sans que la moindre trace d’eau n’en atteste, ni sur leur torse, ni au sol, n’était pas ce que j’aimais le plus entendre quand elle me passait avec beaucoup de tendresse, la main dans les cheveux.
Je ne me lassais jamais de contempler la beauté de Dassa, cette ville dont mille cartes postales ne pourraient rendre compte de toute la poésie. Je ne ratais pas l’occasion du pèlerinage marial annuel pour m’y rendre. Le diocèse de Parakou mettait alors à la disposition des fidèles catholiques de la ville, des camions de toutes sortes dans lesquels nous nous embarquions, tel du bétail, en direction de Dassa, pour la célébration de "Notre-Dame d’Arigbo". Mais, pour dire vrai, je n’en avais cure d’elle. J’y allais plutôt célébrer ce paysage majestueux, ces collines fumantes au lever du jour, cette cité au magnétisme indéfinissable. Le voyage était souvent éprouvant, mais j’étais heureux de retrouver mes cousins maternels à "Vèdji", à deux cents mètres en face de la grotte sacrée ou de circuler toute une nuit dans cette ville qui, à cette occasion, ne s’endormait pas jusqu’au petit matin.
Un de mes oncles maternels y tenait l’échoppe la plus réputée, c’était le très connu "Petit bazar". Son hospitalité à l’occasion du pèlerinage marial était légendaire à tel point que ses appartements privés se transformaient en dortoirs publics.
Cette célébration religieuse annuelle était mon rendez-vous privilégié avec mes parents maternels dont la ferveur catholique était à toute épreuve. Mais moi, contrairement à tous mes frères et à toutes mes sœurs, je ne réussis jamais à faire mon catéchisme jusqu’au baptême, au grand désespoir de "dada Claire", la maîtresse catéchiste qui, à Yéboubéri, se donnait un mal immense à me maintenir à ses cours des samedis soir, quand un match de football était annoncé quelque part à la ronde. On réussissait quelques fois à m’attirer dans la grande cathédrale "Saint Pierre et Saint Paul" de Parakou. Mais, pour m’éviter la frustration que me donnait la vue de tous ces enfants de mon âge, mieux habillés que moi, et surtout de ceux qui avaient l’insigne privilège d’être "Enfants de choeur", je concentrais mon attention sur l’immense orgue dont les vibrations me retournaient désagréablement les intestins.
Ce meeting électoral à Dassa qui était sur le point de démarrer avait donc pour moi une toute autre dimension. Je renouais avec une partie de la poésie de mon enfance. J’étais chez ma mère.
(✋ À demain)
Mémoire du chaudron 72
Le meeting géant de Dassa ne dérogea pas au principe observé depuis notre entrée en campagne. Les électeurs ne font pas leur choix à ce genre de kermesse. Ils y expriment plutôt leur adhésion. Le processus multiple et divers qui conduit au choix d’un candidat par un électeur, est généralement bouclé avant le début de la campagne électorale officielle. Et cela justifie sans doute largement que les populations perçoivent la période électorale, non pas comme une période de débats politiques comme nous le disons avec une grandiloquence intellectuelle, mais comme une grande fête. Les messages télévisés sont souvent des éléments du décor dans une ambiance où l’électeur, parfois, peut changer mécaniquement de chaîne, ou s’occuper d’autres choses, le temps que finisse le temps d’antenne d’un candidat qui n’a pas sa faveur.
Ceci n’est assurément pas pour banaliser la part des indécis dans l’analyse structurelle de l’électorat dans une consultation comme celle-là. Mais, je pense que les grandes tendances électorales se sont toujours, jusqu’ici, largement dessinées et le duo ou le trio de tête a été connu avant le démarrage de la campagne électorale officielle. Il s’agit là d’ailleurs d’un élément déterminant de la stabilité dans laquelle se sont souvent déroulés nos scrutins électoraux présidentiels.
La grande mobilisation et l’euphorie à Dassa n’ont pas pu cacher chez l’observateur averti, le futur conflit de leadership qui s’annonçait entre André Dassoundo et Nicaise Fagnon dont l’hyperactivité à l’occasion de cette campagne électorale ne pouvait pas être mise sur le seul engagement de voir élu le candidat Yayi. Et cela s’est d’ailleurs toujours passé ainsi.
Quand elles se déroulent dans un intervalle de temps relativement court, les différentes élections servent de structurant les unes pour les autres.
Lorsque, par exemple, une élection présidentielle précède d’un an une élection législative, le niveau de renouvellement du parlement se sent à travers les appétits politiques notés au sein des soutiens du candidat favori. Dans le cas inverse où une élection législative précède une élection présidentielle, on note une certaine indolence des acteurs politiques, soit parce qu’ils viennent d’être fraîchement élus députés et pensent donc avoir déjà fait l’essentiel pour leur visibilité des trois ou quatre années suivantes, soit parce que n’étant pas députés, ils trouvent le prochain challenge législatif trop éloigné et ne prennent donc l’élection présidentielle que pour ce qu’elle est : une élection pour élire quelqu’un d’autre.
Voilà pourquoi, à mon avis, les élections présidentielles qui précèdent de quelques mois les élections législatives entraineront, dans notre contexte actuel, une plus grande effervescence au sein de la classe politique. Mon analyse n’intègre pas les élections municipales, communales et locales qui sont d’une toute autre réalité en ce qui concerne le leadership politique et le rapport du candidat à l’électeur.
En tout cas, le candidat du Changement, Yayi Boni, régnait ici en maître absolu, et cela paraissait le plus important pour le moment. Ce dimanche-là, Dassa était en joyeuse ébullition et je me demandais ce qu’en aurait bien pu penser la grande "Atchèrèdé", ma grand-mère maternelle, si elle était encore vivante. Je connaissais son humour grinçant et décapant. Et je savais que sans faire le déplacement de la place "Egbakoku", elle aurait fait de cette immense mobilisation, et en peu de mots, le genre de commentaires imagés et corrosifs qu’on garde pour longtemps.
Car, "Atchèrèdé" avait une forte personnalité. Si forte que son image dans mon esprit repoussât au second plan celle de son mari, Ibrahim, mon grand-père maternel, qui vécut le plus clair de sa vie et de sa vieillesse à Doumè, son village natal. La personnalité de "Atchèrèdé" était si forte qu’elle transmettra de façon exclusive sa culture mahi - idaatcha à sa progéniture.
C’était une femme émancipée avant l’heure. Et son statut social était fortement renforcé par le fait qu’au nombre de la dizaine d’enfants qu’elle eut, elle fit quatre jumeaux en deux couches successives, Joseph et Jean, puis Jacqueline et Jeanne. La ressemblance entre mes tantes Jacqueline et Jeanne est si forte qu’il m’a toujours été impossible de les distinguer. Je ne réussis à savoir avec laquelle des deux je me trouve qu’après un certain temps.
Jacqueline avait un tempérament de feu et un maniement de l’humour caustique qui la distinguait de Jeanne, calme, douce et timide. On raconte que cette étrange ressemblance physique entre ces deux sœurs jumelles de ma mère, jouait bien des tours aux nombreux prétendants que leur éclatante beauté ne manquait pas d’attirer pendant leur adolescence. Tel entamait une drague assidue à Jacqueline, et tentait par mégarde le lendemain, de poursuivre son entreprise avec Jeanne qui, bien entendu, l’envoyait balader. Cela, disait-on, amusait beaucoup "Atchèrèdé" qui en fit courir également bon nombre dans sa jeunesse, par la puissance de son charme.
Ce qui me rapprochait surtout de ma grand-mère, c’était cet amour profond pour les animaux et plus particulièrement le chien. Je crois d’ailleurs avoir hérité d’elle ce réflexe à nourrir mes chiens, quitte à dormir à jeun. C’est que, ces canins ont un tel sens de la loyauté et de la gratitude qu’on résiste difficilement à l’envie de leur en faire plus.
Je me rappelle encore la relation étroite et émouvante qui se développa entre ma grand-mère et une de ses chiennes nommée "Alougba" comme s’il se fut agi d’une personne. La relation fut si forte que les usagers du marché de Dassa pouvaient voir cette chienne accompagner sa maîtresse jusqu’à son lieu d’étalage, attendre sagement qu’elle eût fini l’exposition de ses marchandises, avant de reprendre, seule et au petit trot, le chemin de Kpingni.
Le soir, "Alougba" revient au marché, à l’heure du remballage des marchandises et va jusqu’à sa maîtresse en poussant de petits couinements auxquels ma grand-mère répondait en mahi, comme si elle s’adressait à un homme. Puis, elles faisaient ensuite le sentier ensemble jusqu’au village. Le plus surprenant, c’était quand "Atchèrèdé" devait se rendre par taxi au marché "Houndjro" à Abomey, comme elle le faisait chaque cinq jours. "Alougba" l’accompagnait alors jusqu’à la gare routière de Dassa où ce tandem était très bien connu. Puis, elle reprenait seule le chemin de Kpingni après le démarrage du taxi et après que ma grand-mère lui eût fait une série de recommandations verbales qui amusaient les autres passagers du taxi.
Mais "Alougba", comme par télépathie, ne se repointait à la gare routière qu’au jour et à l’heure exacts de retour de sa maîtresse.
Puis un jour, "Alougba" ne fut pas au rendez-vous de l’accueil de "Atchèrède" à la gare routière. L’émoi fut grand. "Alougba" était morte dans la journée. Une piroplasmose foudroyante avait eu raison d’elle. Ma grand-mère en pleura toutes les larmes de son corps. Elle fit à sa chienne un enterrement digne. Elle disparut du marché de Dassa pendant une dizaine de jours pour faire le deuil de "Alougba", cette amie qu’elle n’oubliera plus jusqu’à sa propre mort.
Qu’aurait donc pensé "Atchèrède" de toute cette effervescence politique qui embrasait Dassa en ce troisième jour de campagne électorale ? Elle aurait été sans doute un peu intriguée, mais tendrement fière de voir son petit "akpo gnan guidi" au coeur de cet emballement.
Mais, elle n’est plus là. Et pour le moment, le temps presse. Notre journée sera longue. Déjà, notre impressionnant cortège s’ébranle vers l’ouest, vers Savalou, la cité des "Soha".
(✋ À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 73
Notre impressionnant cortège s’ébranla en direction de Savalou. Un peu après Logozohè, un comité d’accueil très enthousiaste, composé de véhicules de diverses gammes et de taxis-motos, se mit en éclaireur devant nous. Dans la disposition des véhicules dans notre cortège, je remarquai, comme chez le Général Mathieu Kérékou pendant la campagne électorale de 2001, une propension de Yayi à prendre la tête de la procession. Ce qui se révélait très rapidement dangereux pour le candidat, d’un point de vue purement sécuritaire.
Chez le Général Mathieu Kérékou, cela s’expliquait par une grande allergie à la poussière. Et selon les confidences échappées de sa garde rapprochée, la vue des volutes de poussière sur la voie l’enrhumait, même si l’habitacle de son véhicule était hermétiquement isolé.
Deux solutions étaient alors souvent adoptées. Soit son véhicule prenait de l’avance sur le reste du cortège, soit un écart de temps et de distance était observé entre son véhicule et le véhicule qui le précédait. Cela laissait le temps à la poussière soulevée de tomber avant le passage de son véhicule.
Bien lui en a pris une nuit de cette campagne électorale de 2001, de ne pas prendre la tête du convoi, malgré l’état très poussiéreux de la voie.
Il était presque minuit ce jour-là, et nous venions de finir le dernier meeting de la journée à Bonou. Le Général Mathieu Kérékou mettait un point d’honneur à respecter scrupuleusement la prescription légale d’arrêt de tout meeting à zéro heure au plus tard. Nous revenions donc très fatigués de ce bout du monde qu’était Bonou en cette année-là. La voie qui y menait était en chantier et était hérissée de petits travaux d’ouvrage d’art. J’étais coincé dans une voiture qui suivait juste la voiture éclaireuse remplie des éléments de la garde présidentielle. La voie, très poussiéreuse, était parsemée de petites plaques signalétiques annonçant, parfois par surprise, des déviations.
L’obscurité était si épaisse, et les nuages de poussière si denses, que j’avais l’impression que notre chauffeur qui était un expérimenté conducteur de voitures "venues de France", conduisait à la jugeote. Soudain, il donna un violent coup de volant et freina en basculant notre véhicule sur le côté de la voie.
Revenus de notre émoi, nous constatâmes au milieu de la poussière devant nous, les feux de détresse de la voiture éclaireuse. Elle venait de buter violemment sur l’énorme masse de béton d’un ponceau en cours de construction. La voiture du Général, qui venait après nous, reçut des signaux, par un mouvement de torche de la part d’un élément de la garde pourtant blessé, de poursuivre son chemin sans s’arrêter.
La voiture suivante, qui était également remplie des éléments de la garde présidentielle, passa aussi à vive allure, accélérant pour se mettre en éclaireur à la voiture du Général. Une ou deux voitures furent ensuite réquisitionnées dans la suite du cortège pour le transbordement des soldats blessés, tous en tenue "Blue Jeans", ainsi que celui du matériel militaire de poing dont nous ne soupçonnions pas l’existence dans notre cortège.
Quand le reste du cortège redémarra un quart d’heure plus tard, il lui fut impossible de rattraper le véhicule du Général malgré la mise sous pression de nos différents moteurs. Nous ne retrouvâmes cette "Patrol 4 fois 4" du "vieux" qu’à son domicile dans "les filaos" que nous ne ralliâmes qu’autour d’une heure et demie du matin. Le Général était déjà monté dans sa chambre.
Ce souvenir de Bonou me revint cinq ans plus tard ce dimanche matin, lorsqu’au départ de Cadjèhoun, je remarquai, comme ce fut d’ailleurs le cas la veille dans notre périple dans le département du Plateau, cette propension de Yayi à défier les règles de sécurité, en faisant positionner sa voiture en tête de convoi. Si cette nuit-là, de retour de Bonou, le Général Kérékou s’était entêté à prendre la tête du cortège, il aurait sans doute fini aux urgences, puisque c’est fort probablement sa voiture qui aurait buté contre ce chantier de ponceau mal signalé dans l’obscurité.
Nous rentrâmes à Savalou, dans une ambiance triomphale faite de coups de klaxon et de vivats de la population massée sur les abords de la route, jusqu’au stade municipal, noir de monde. Ici aussi, l’union sacrée était totale autour du candidat Yayi, malgré la voix discordante du maire Vissoh qui, comme son alter ego de Dassa, battait pavillon Houngbédji.
L’élite politique de Savalou avait trouvé un bon prétexte pour se mettre ensemble. Autour du projet d’élection de Yayi, la ligne de démarcation séculaire entre les arrondissements mahis de l’est de Savalou, Logozohè, Lahotan, Monkpa, Ouessè, Gobada, Lama et les arrondissements de l’ouest essentiellement nagots et Ifè, Doumè, Tchetti, Ottola, Atakè, Agbado, Djaloukou, Kpataba, pour ne citer que ceux-là.
Mais, pour comprendre la géopolitique de Savalou en 2006, il faut remonter au décès, quelques années plus tôt, d’un certain Paul Dossou, mythique ministre des Finances des années post-conférence nationale et dont le regard mobile et habile, et sa maîtrise de la prononciation des chiffres en milliard, marqua durablement le paysage médiatique béninois sous le règne du président Nicéphore Soglo.
Car, c’est lui qui se positionnait pour être le leader politique incontestable de la cité des "Soha". Mais, sa disparition prématurée ouvrit le champ des ambitions politiques à des leaders moins consensuels comme Edgard Alia dont les dissensions répétées avec la chefferie traditionnelle incarnée par le roi Gbaguidi Tossoh et certains jeunes leaders de la cité, ont réduit les chances d’apparaître comme un élément fédérateur.
Mais, Edgard Alia, sans être un homme politique de renom, faisait déjà preuve d’une certaine habileté politique et d’une capacité à manier sans scrupule, l’arme de la ruse politique et des intrigues. Ce qui lui permit d’ailleurs, souvenez-vous, de réussir devant un candidat Yayi très frileux, son historique marchandage politique, à quelques heures de la cérémonie de déclaration de candidature le 15 janvier 2006, au palais des sports du stade de l’amitié de Kouhounou.
Il avait certes avec lui, quelques cadres de Savalou dont Norbert Awanou, mais il était apparu très rapidement qu’il avait vendu à Yayi, un titre de propriété qu’il n’avait pas. Lazare Séhouéto, candidat de Force Clé à ces élections, comptait dans cette ville, un fidèle lieutenant, en l’occurrence le docteur Capo-Chichi, tout comme le candidat Idji Kolawolé pouvait aussi y revendiquer une certaine présence, surtout dans les arrondissements de l’ouest. Mais, aucun de ces prétendants ne se faisait beaucoup d’illusions. Savalou manquait certes d’un leader politique unificateur en son sein, mais Savalou savait déjà autour de quoi et de qui s’unir pour les présidentielles de 2006.
Et c’est ici qu’il faut souligner le rôle catalyseur de quelqu’un comme Désiré Adadja dans la mise en place du ferment fédérateur des cadres de Savalou autour de la candidature de Yayi. Ce petit homme simple et discret avait la réputation d’une intelligence flamboyante que justifie son parcours académique. Ceux de sa génération rapportent d’ailleurs souvent les exploits académiques de ce jeune Savalois qu’ils rencontrèrent au Lycée Béhanzin et qui ne fut jamais deuxième de sa promotion durant tout son parcours scolaire et universitaire.
J’eus aussi souvent l’occasion d’apprécier son exceptionnelle capacité de synthèse et de structuration, quand plus tard, j’écoutais ses prises de parole lors des conseils de cabinet civil que nous tenions tous les lundis matin au palais de la présidence et qui voyaient défiler tous les grands dossiers de la République, à l’exception notoire de ceux liés au secret d’Etat.
À ces séances, deux esprits me marquaient souvent par leur capacité à rendre très digeste, en une seule prise de parole, un dossier a priori rébarbatif : il s’agit de Désiré Adadja qui était conseiller technique aux technologies de l’information et de la communication du président de la République et de Issa Démolé Moko qui était conseiller technique à la gouvernance locale. Mais ces deux pouvaient, avec la même aisance, opiner sur tous les dossiers, de quelque ministère qu’ils viennent.
Ceci était une parenthèse pour dire aux plus jeunes qui liront cette chronique, que la réputation qu’ils bâtiront aujourd’hui sur les bancs de collège ou d’université ne se corrigera plus. Avoir un parcours d’élève fainéant, magouilleur et tricheur, leur fera faire peut-être une bonne carrière de politicien dans le Bénin de ces vingt dernières années. Mais ils couriront en vain derrière la respectabilité.
En tout cas, Désiré Adadja était très respecté et écouté par ses congénères et cela facilita sa prise de parole au sein de l’élite savaloise lorsqu’en 2004, de retour d’Abidjan où il dirigeait depuis une décennie le très technique projet RASCOM, organisation régionale africaine de communication par satellite , cet ancien directeur général de l’Office des Postes et Télécommunications mit la main à la pâte pour la mobilisation derrière Yayi Boni, ce monsieur qu’il rencontra physiquement pour la première fois en 1998 sur un vol Paris-Washington. Une histoire qui mérite d’être racontée, comme mérite d’être raconté ce coup de massue que Yayi abattit sur la tête de Armand Zinzindohoué, en marge de ce meeting au stade municipal de Savalou.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 74
Savalou transcenda donc sa partition culturelle et ethnique est-ouest pour faire chorus derrière le candidat Yayi. La volonté d’un choix unique était si perceptible au sein de la commune que les représentants des autres candidats à cette élection présidentielle étaient obligés, pour la plupart, d’établir derrière le rideau des divergences politiques, de discrètes passerelles avec ceux qui faisaient figures de lieutenants du cheval gagnant qu’était devenu Yayi.
Mais, dans ce Savalou qui n’en finissait pas de panser la blessure liée au décès de Paul Dossou, il y avait une sorte d’insolence ou, disons pour être plus précis, une sorte de fatalisme politique, lorsque j’y accompagnai Yayi pour la première fois. C’était en 2003. Un fils de Savalou, expatrié au Canada depuis les années de braise du régime révolutionnaire, nous y avait convié à une petite réjouissance familiale, mais avec, bien entendu, beaucoup d’arrière-pensées politiques. Son nom, Gilbert Gbègo Tossa, ne vous dira rien. Mais, je tiens ici à lui faire justice en le passant à la postérité. Car, son histoire avec Yayi fut l’une des plus parfaites illustrations de la mise en garde que me fit "Maman Glessougbè" et sur laquelle il n’est point besoin de s’étaler ici pour les lecteurs assidus de ces chroniques.
Quand Yayi me parla pour la première fois de Gilbert Tossa en 2003, c’était avec beaucoup de soulagement. Car, ce Béninois discret et idéaliste qu’il venait de rencontrer à Montréal s’était engagé à accompagner matériellement son aventure électorale dans laquelle il mit une grande foi. Je me souviens de ces courts, mais réguliers séjours que Gilbert Tossa faisait alors au Bénin, spécialement pour suivre à nos côtés, l’évolution de la situation sur le terrain. Son extrême timidité ne facilita pas ses contacts avec le premier cercle de fidèles que nous formions autour de Yayi. Il réussit néanmoins à établir une grande complicité avec Paulin Dossa, qui me permit de m’informer régulièrement sur les motivations réelles de ce compatriote un peu taiseux.
Mais, ce dimanche, troisième jour de campagne électorale, il n’y avait pas de Gilbert Tossa dans l’effervescence du stade municipal de Savalou où se pressait une foule immense et euphorique. Qu’était donc devenu ce précurseur qui, le premier, nous ouvrit la porte de son Savalou natal ? Je m’accrochais, pour toute explication de l’absence de Gilbert Tossa dans l’entourage visible de Yayi dans les derniers mois de 2005, par quelques confidences qu’il fit à Paulin Dossa, sur sa grande frustration de ne plus se faire décrocher au téléphone que sporadiquement par celui dont il fut pourtant si proche pendant de si nombreux mois. Je finis, non sans pincement, par me faire une explication plus claire du dépit amoureux que vivait le pauvre Gilbert Tossa.
Yayi avait tourné sa page ou, du moins, lui avait changé de casier. Le financement industriel qu’exigeait la campagne électorale était au-dessus de son gabarit et l’entrée en jeu du mécène "Patrice" avait sonné la fin de la récréation pour des "petites poches" comme lui, le truculent Tundé et Francis da Silva que Yayi fut prudent de ménager jusqu’à la proclamation définitive des résultats de l’élection présidentielle, à cause de la grande proximité qu’avait ce dernier avec la présidente de la cour constitutionnelle d’alors.
Yayi n’était pas fou !
Je fus souvent peiné, les premiers mois après ma nomination comme conseiller à la communication du président de la République, de voir Gilbert Gbègo Tossa traîner sur l’esplanade de l’ancien bâtiment du palais de la présidence, à la quête d’une rencontre avec Yayi. Il reprenait son vol, bredouille. Il fit ainsi cette navette infructueuse pendant quelques mois, puis je ne le revis plus jamais. Ni moi, ni Yakoubou Aboumon, encore moins Paulin Dossa qui connaissions l’engagement de Gilbert Tossa, ne pûmes hélas rien pour l’aider. Le chemin le plus évident pour voir un président de la République passe rarement par les collaborateurs qu’il a officiellement nommés. La sentence de "Maman Glessougbè" avait fait sa première victime.
L’histoire de Désiré Adadja fut plus heureuse. Lorsqu’il rencontra Yayi en 1998, sa réputation managériale était déjà largement établie. Il dirigeait en Côte d’Ivoire une organisation régionale africaine chargée de la communication par satellite, appelée RASCOM, après avoir marqué son passage à la tête de l’Office des postes et télécommunications, OPT.
Même si Yayi ne lui parla pas très tôt de ses ambitions présidentielles, Adadja eut l’intelligence assez alerte pour comprendre que les conférences thématiques périodiques à Cotonou que lui suggérait son interlocuteur ne devraient pas être innocentes. Les choses devinrent de plus en plus claires quand Yayi, avec des déclarations du genre "on ne peut pas laisser le pays dans cet état", finit par le mettre en contact avec un petit noyau de Béninois vivant à Paris et pompeusement baptisé "Groupe de Paris".
Ce groupe, qui eut une influence notoire sur le candidat Yayi, était composé entre autres, de Issifou Kogui N’douro, Max Awêkê, Antony Zinsou, neveu du président Émile Derlin Zinsou et cousin de Lionel Zinsou, Patrick Bénon, un jeune surdoué en mathématiques qui faisait parler de lui chez l’opérateur de téléphonie "Orange", Kessilé Tchalla qu’on ne présente plus. Une suite réservée en permanence dans l’hôtel "Le Méridien Montparnasse" servait de cadre de rencontres périodiques à ce groupe dont Yayi me parlait si souvent et dont la mission me paraissait si floue.
D’ailleurs, Charles Toko et moi ne rations pas l’occasion de railler en petit comité, les descentes régulières à Cotonou de Kogui N’douro, surtout avec les agacements de plus en plus audibles de Benoît Dègla, trésorier du Bureau Central Intérimaire, BCI, qui devrait saigner les caisses pour la prise en charge financière de ses séjours à Cotonou, y compris les frais de billet d’avion. Désiré Adadja prit très au sérieux le projet politique de Yayi en se lançant dans la mobilisation de la diaspora béninoise à Abidjan, son lieu de travail. Cette mobilisation se révélera vaine par la suite, la CENA n’ayant pas eu les moyens matériels de prendre en compte ces compatriotes dans le processus électoral.
Lorsqu’il rentra au Bénin en 2004, après onze années passées à la tête de RASCOM, Désiré Adadja, qui n’était connu dans aucun sérail politique, jouissait alors de la neutralité nécessaire pour servir de liant à la plupart des cadres politiques de Savalou qui se retrouvaient en dehors de la galaxie Edgard Alia qui, pour eux, n’était rien moins qu’une imposture. Dès lors, Nestor Ezin, ancien et unique député du parti de Damien Zinsou Alahassa, Benoît Maffon, Isidore Maffon, le Docteur Laurent Assogba, Daniel N’Kpété, Léopold Fagnizoun, Dominique Kakè, et la liste est très loin d’être exhaustive, purent trouver un point d’ancrage dans le yayisme.
Il faut noter cependant le travail précurseur de Nicaise Fagnon et de André Dassoundo qui débordaient de leur lit Dassa, et dont l’impact fut surtout perceptible à l’ouest de Savalou, dans les arrondissements à dominance culturelle nagot et Ifè.
La mobilisation constatée ce dimanche-là fut donc le produit de toute une série de conjonctions. Le discours politique et la mise en scène de Yayi qui donna l’impression d’écraser une larme en décrétant une minute de silence à la mémoire de "son grand frère" Paul Dossou, furent un coup de maître. Le public savalois frémit à l’évocation de ce nom, exactement comme le fit le public de Dassa un peu plus tôt dans la matinée, à l’évocation de la mémoire du "grand frère" Adjo Boco Ignace.
Yayi, je l’avais dit, apprend vite. Il apprend très vite. Il avait désormais la clé du langage électoral, le langage qui fait frémir, tressaillir, pleurer ou exulter les foules, comme par exemple lorsqu’il prononça quelques salutations en langue mahi, à l’issue de la minute de silence.
Le meeting prit fin un peu tard dans la soirée. Mais, un débat inattendu apparut aussitôt. Où devrions-nous passer la nuit ? Dans notre programme initial, nous devrions continuer sur Bantè où Grégoire Laourou nous proposait le gîte. Mais, les Savalois ne l’entendaient pas de cette oreille et les rivalités mahi-nagot refirent immédiatement surface.
"Ce serait une insulte pour nous, Mahis, que vous continuiez jusqu’à Bantè, rien que pour le gîte". Le ressentiment ainsi exprimé par les Savalois sonna comme une profonde mise en garde que Yayi fit bien de prendre au sérieux. Au terme de longues minutes d’atermoiements, il finit par céder. Notre cortège s’ébranla donc vers l’hôtel "Musso" dont le propriétaire, Dominique Kakè, était également un grand yayiste.
Une journée bien remplie. Nous allons pouvoir enfin nous reposer. Demain lundi s’annonce très chargé. Nous devons faire Bantè, attaquer la Donga par Bassila et, si possible, dormir à Djougou. Mais, en attendant, Yayi avait une autre préoccupation. Aussitôt dans la cour de l’hôtel, il fit appeler Armand Zinzindohoué qui était également dans le cortège. Il voulait voir clair dans cette accusation qu’il venait de recevoir contre lui, de la part des pasteurs. La séance s’annonce houleuse.
(✋À demain)
Tibo
Mémoire du chaudron 75

Pour des raisons que j’ai déjà longuement évoquées, Yayi avait fait de la mobilisation du milieu évangélique en sa faveur une priorité absolue. Il savait en effet le chauvinisme dont pouvaient faire preuve les électeurs de cette obédience religieuse, depuis que ceux-ci firent du départ du pouvoir du président Nicéphore Soglo en 1996, une mission divine, après l’instauration du 10 janvier comme fête nationale des religions endogènes.
Le candidat Mathieu Kérékou surfa avec bonheur sur la profonde indignation créée par cette décision, dans le monde évangélique. Lui, le nouveau converti, l’enfant prodigue, n’eut pas besoin de beaucoup de versets bibliques pour entretenir pendant la rude campagne électorale présidentielle de 1996, le faux espoir qu’il reviendrait sur cette décision de son challenger, une fois qu’il serait élu. Je continue d’ailleurs de croire que le président Nicéphore Soglo n’espérait aucun retour d’ascenseur politique en offrant aux adeptes des religions traditionnelles une journée nationale de célébration de leurs cultes. Car, si tel était le cas, il aurait fait preuve, comme dans beaucoup d’autres domaines, d’une profonde méconnaissance de l’électorat béninois.
Pour une première fois alors, les églises évangéliques s’engagèrent ostensiblement dans la campagne électorale de 1996 en faveur du candidat Kérékou qui, comprenant l’extrême susceptibilité, mais aussi la grande force de mobilisation de cet électorat, lui offrit, en bonus, cette omission feinte du groupe de mots "mânes de nos ancêtres" dans sa prestation de serment du 04 avril 1996, qui fut reprise, sur exigence de la cour constitutionnelle, deux jours plus tard, le 06 avril 1996.
Les historiens établiront un jour les arrière-pensées et les petits calculs derrière cet incident voulu par l’ancien marxiste devenu si ouvertement bondieusard. Mais, ce qui est sûr, il installa durablement Mathieu Kérékou dans l’affection des chrétiens évangéliques, sans en faire la bête à abattre des adeptes des religions traditionnelles dont il n’honora de sa présence, aucun des rendez-vous annuels du 10 janvier.
C’est généralement moins dramatique qu’un fils d’adepte de religions traditionnelles adopte une religion sémitique que de voir un rejeton de parents chrétiens ou musulmans embrasser une carrière de prêtre de nos religions endogènes. Cette observation empirique que je fais mérite sans doute d’être affinée, mais elle établit toute la problématique de la psychologie électorale des religions chez nous.
Yayi tira d’utiles leçons de ce rapport de forces complexe entre les religions, rapport de forces révélé par les élections présidentielles de 1996, et se plaça ouvertement comme successeur du Général Mathieu Kérékou dans le milieu évangélique qui, en cette veille des élections présidentielles de 2006, avait un rapport très décomplexé avec la politique. Le rôle très actif qu’il entendait faire jouer aux premiers cadres évangéliques de son entourage dans la mobilisation politique permit une ascension rapide de quelqu’un comme Armand Zinzindohoué qui, avec le parrainage du pasteur Clovis Kpadé, à l’époque directeur général de la puissante radio évangélique, "Radio Maranatha", devint un personnage clé autour du candidat.
Ceci justifiait d’ailleurs sa présence au sein de la direction nationale de campagne. Cette montée en puissance du "frère Armand", président de l’association des auditeurs de "Radio Maranatha", ne fut pas du goût de tout le monde et lui valait déjà bien des commentaires peu amènes dans le milieu. La méfiance se renforça davantage lorsque Yayi commença à faire transiter par lui des commissions sonnantes et trébuchantes en direction de tel pasteur ou de telle entité du milieu évangélique. Car, ici aussi, les règles qui régissent la guerre de leadership, faites de petits ou grands coups bas, de mouchardage, de délation et de jalousie sous couvert de fausses fraternités, sont immuables et d’une subtile férocité. Armand Zinzindohoué qui n’était pas identifiable par sa grande finesse d’esprit, devint une cible permanente d’attaques et de dénonciations diverses dont la plupart remontaient directement jusqu’à Yayi.
Être l’homme de main d’un candidat favori ne vous réserve pas que des bonheurs. Vous recevez pour lui l’essentiel des coups. Encore faudrait-il que celui-ci le perçoive ainsi et ne finisse pas par vous livrer aux vautours, par cynisme populiste ou par simple lâcheté. En tout cas, le "frère Armand" n’hésita pas à exhiber quelques fois le coup de poing menaçant, face aux récurrentes accusations de détournement ou de "dédouanement" de commissions financières qui pesaient sur ses larges épaules incurvées. Mais, ce soir-là à Savalou, la plainte parvenue par téléphone à Yayi et émanant d’un groupe de pasteurs déclarant n’avoir jamais reçu une commission financière envoyée par Yayi, lui valut une demande d’explication plutôt sèche de la part de celui-ci. Les explications un peu embrouillées de l’accusé ne convainquirent pas Yayi qui clôt nerveusement le débat par un "retournez à Cotonou régler ça". Là, prit fin pour Armand Zinzindohoué la tournée électorale nationale.
L’information, amplifiée avec jubilation, prit des proportions inattendues. Le montant dérisoire de la somme querellée ne crédibilisait pourtant pas les accusations qui, quelques jours plus tard, se degonflèrent et n’eurent d’ailleurs finalement plus d’auteurs. Mais, la réaction de Yayi, pour excessive qu’elle parut en ce moment, exprimait déjà une certaine réalité du pouvoir. Si un chef éprouve des scrupules à vous engueuler ou essuyer ses crampons sur vous de temps en temps, il ne vous gardera pas éternellement à côté de lui. Armand Zinzindohoué, en encaissant stoïquement ce coup d’humeur de Yayi, marqua un point supplémentaire qui pèsera quelques mois plus tard dans son irrésistible ascension dans la vie publique auprès du nouveau président de la République.
Lundi matin ! Bien que nous soyons déjà sur pied très tôt, notre cortège mit de longues heures à se mettre en branle. Dans cette chambre de l’hôtel "Musso" hâtivement aménagée en suite, Yayi enchaînait les audiences, donnait des gages supplémentaires, apaisait tant bien que mal telle ou telle susceptibilité. Quand finalement, nous reprîmes le chemin de Bantè, un phénomène que j’avais vu cinq ans plus tôt, au cours de la tournée électorale du général Mathieu Kérékou réapparut avec une plus grande ampleur dès l’approche de Gouka, le premier village nagot-Ifè que nous devrions traverser. Des troncs d’arbres disposés sur la chaussée nous imposèrent l’arrêt. Impossible de passer !
Amassées au milieu de la voie, brandissant des pancartes et des effigies de notre candidat, les populations exigèrent que Yayi descende et qu’il leur dise un mot avant d’obtenir le quitus de poursuivre la route. Et l’ambiance devint euphorique dès que la portière de sa voiture s’ouvrit et que son visage apparut. Une salutation en langue nagot mit la foule en ébullition. Quelques jeunes gens coururent retirer les troncs d’arbres du milieu de la chaussée puis, par de grands mouvements de main, nous encouragèrent à poursuivre notre chemin. Quelques-uns enfourchèrent rapidement leurs motocyclettes, puis sifflet à la bouche, se mirent en éclaireurs devant notre cortège. La journée s’annonçait décidément longue. Très longue.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 76
Sur le chemin de Bantè, en ce lundi, quatorzième jour de la campagne électorale, je repense à cette complexité sociologique que présentait la commune de Savalou. Il fallait savoir ménager la chèvre et le chou. Il fallait pouvoir créer le même enthousiasme chez les Mahis de l’est et les Ifès, assimilés nagots à l’ouest. Et il faut dire ou redire que le grand activisme de Nicaise Fagnon et de André Dassoundo qui, depuis Dassa, lancèrent très tôt leurs tentacules sur la région Ifè, y a beaucoup aidé. Ajoutons à cela la grande maîtrise de ce terrain par l’ancien député Nestor Ezin qui y jouissait d’une image plutôt favorable. Car, même si Yayi pouvait naturellement se sentir maître du terrain à Ottola, Tchetti, Doumé, Djaloukou, Agoua et Léma, il faut noter que les choses n’étaient pas aussi acquises qu’elles pouvaient en donner l’air.
Car, Yayi n’était pas le seul Nagot dans cette compétition. Et l’autre nagot, Idji Kolawolé, sembla d’ailleurs, à un moment donné, y avoir une sérieuse avance sur lui, avec des lieutenants politiques comme Rigobert Koutonin. Adrien Houngbédji s’y rendait également en chasse, avec quelques espérances électorales.
Mais, les Ifès nourrissaient de grandes frustrations dont Yayi sut très vite tirer profit. Ils ne décoléraient pas de n’avoir jamais vu un des leurs à un poste politique de grande visibilité. Ni député ni ministre. Et pour conjurer ce mauvais sort, ils n’avaient qu’un seul choix : accompagner à nouveau un cheval, comme ils le firent régulièrement en votant en bloc compact pour le Général Mathieu Kérékou, même s’ils n’en tirèrent jamais les retombées espérées.
Yayi ne leur fut donc pas prioritairement présenté comme un frère nagot, mais plutôt comme le cheval gagnant recherché. Dès lors, la mobilisation des cadres aux appétits politiques légitimes de cette communauté socioculturelle fut une réalité. Adam Affo Dendé et Grégoire Odah à Ottola, Dominique Dokou à Doumé, Joseph Tébé à Tchetti, Pierre Ohoundjago et Akim Iroukoura à Djaloukou furent quelques-uns des porte-étendards du yayisme dans la communauté ifè. Et dès lors, tout fut bon pour y vendre le candidat Yayi.
Le souvenir d’une visite impromptue de Yayi Boni à sa cousine Batchabi Zoubérath (à ne pas confondre avec sa célèbre nièce Kora Zoubérath) alors que, président de la Banque ouest-africaine de développement, Boad, il était à Doumé pour ses récurrentes visites de chantiers, ce souvenir a priori anodine, fut pourtant utilisée comme une preuve palpable de proximité du candidat avec la zone ifè. Dans une élection présidentielle au suffrage universel direct, ce n’est pas une faiblesse d’être de partout, d’avoir des cousines, des tantes, des oncles, des neveux, des grands parents, des femmes, d’anciennes maîtresses de partout. À l’heure de la mobilisation et de la levée de troupe, chacun de ces détails peut faire la différence.
Le tableau dans la commune de Banté était sensiblement différent. Il fallait certes tenir compte, ici aussi, des lignes de démarcation sociolinguistiques entre les Itcha qui occupent l’arrondissement de Banté, Agoua, Pira, Ilougba, et les Ilozi qui se sont établis dans les arrondissements comme Gouka et Attokolibé. Mais, contrairement à Savalou, les relations entre ces deux sous-groupes socioculturels ne sont pas clivantes.
On ne peut parler du yayisme à Banté en 2006 et un peu avant, sans évoquer le nom de Simplice Atchodé Codjo. Député à l’Assemblée nationale durant la troisième législature, c’est lui qui, à la tête de son parti, le Mouvement pour le développement par la culture, MDC, lança dans la commune, l’appel à suivre le candidat Yayi dont on dit que la grand-mère maternelle serait originaire de Akpassi, dans la commune de Banté. Ce ne fut donc pas difficile de le présenter comme un fils du terroir. Opportunément, on rappellera également que la mère d’un de ses proches lieutenants, Issifou Kogui Ndouro, est de Pira, toujours dans la même commune de Banté.
L’affaire était bien roulée et bien emballée. Simplice Atchodé Codjo fut au cœur de toutes les tractations politiques autour du candidat Yayi dès la seconde moitié de l’année 2005. Je me rappelle l’avoir régulièrement croisé dans les réunions tant formelles qu’informelles qui se tenaient un peu partout dans la ville de Cotonou, un peu comme pour casser l’hégémonie du siège de campagne de Bar Tito.
Je me rappelle surtout ses lunettes qu’il laissait descendre jusque sur le bout de son nez et qui lui donnaient l’air de douter de tout. Son parti politique, le MDC, revendiquait en ces temps-là une zone d’influence qui débordait largement du seul cadre de son ethnie, itcha, qu’il partage avec quelqu’un comme Grégoire Laourou, pour mobiliser dans le territoire des Ilozis et des Ifès. C’était l’homme clé à avoir dans la commune car, malgré la grande aura qui entourait son nom, Grégoire Laourou, puissant ministre des Finances du Général Mathieu Kérékou, ne montrait pas un grand appétit pour la chose politique et faisait même preuve de beaucoup de timidité. Il fut pourtant d’une grande utilité pour les cadres de sa localité pendant son passage au gouvernement où il entraîna dans son sillage son jeune neveu Komi Koutché, à peine sorti de l’université.
Il faut dire que Komi Koutché, originaire de Attokolibé et du sous-groupe linguistique ilozi, fut materné par cet oncle dont il fut l’assistant au ministère de l’Economie et des Finances et qui le mit sur un projet de microcrédit financé par la Banque Africaine de Développement, BAD. Mais, Komi ne pesait pas encore grand-chose dans le Banté d’alors et personne ne se souvient l’avoir vu dans le grand tourbillon yayiste qui embrasait la commune. Et pourtant, Komi avait tenté quelques activismes en faveur de l’avènement de Yayi. Oui, il a participé à des activités de mobilisation sous le mentoring de Nicaise Fanon. Mais, dans ce milieu gérontocrate, le jeune homme avait contre lui son extrême fraîcheur et son manque d’étoffe.
Les voix dissonantes ne manquaient cependant pas dans Banté, littéralement sous l’emprise de la fièvre yayiste. Ce fut le cas de Alexis Babalawo qui, jouant sur la crédibilité que lui offrit sa longue proximité avec le Général Mathieu Kérékou, annonça à qui voulut l’entendre que le vieux lui avait fait la confidence sur le choix de son dauphin qui, selon lui, n’était personne d’autre que Adrien Houngbédji. Son filet attrapa quelques crédules comme Francis Amoussou et d’autres. Mais, l’effet fut totalement marginal sur une population qui sortit en masse pour notre meeting de ce lundi.
À force de multiplier des arrêts imprévus sur la route et sous la pression des populations, notre cortège n’entra dans l’arrondissement de Banté qu’en début d’après-midi. Et pourtant, notre chemin est encore long. Nous avons prévu de passer la nuit à Djougou.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 77
Le meeting de Bantè fut intense. En ce lundi, quatrième jour de campagne électorale officielle pour l’élection présidentielle de 2006, la liste des intervenants qui précédèrent la prise de parole du candidat me sembla interminable. Une vue de mon esprit que justifiait, sans doute, le long chemin qui nous restait à parcourir. Quand, finalement, le candidat prit la parole et qu’à ses premiers mots, une immense clameur s’éleva de la foule compacte et bigarrée, je me glissai doucement jusqu’à la voiture que j’occupais.
On finit vite par adopter ce type de réflexe après avoir suivi pendant deux ou trois jours, un candidat dans une tournée électorale de cette envergure. Car, on finit, à force d’écouter les mêmes éléments de langage, par éprouver de la lassitude. J’avais donc déjà la tête ailleurs. Je pensais déjà au meeting suivant, celui de Bassila.
Mais, à la fin du meeting, nous nous dirigeâmes vers une demeure qui, vue son envergure, devrait appartenir à une notabilité du coin. Je sus très vite que nous étions chez Grégoire Laourou. Yayi tenait certainement à l’honorer de cette visite ostentatoire, après le faux bond de la veille où il était prévu que nous passions la nuit à Bantè. Yayi connaissait la vertu de ces gestes dont la vraie cible est bien souvent moins le bénéficiaire visible que le public témoin.
Grégoire Laourou n’était pas le leader politique en vue dans la région de Bantè. Mais, si Yayi jugea utile de le ménager et même de le caresser autant dans le sens du poil, c’est bien parce que son passage au gouvernement du général Mathieu Kérékou en tant que ministre des finances, l’avait recouvert d’un prestige certain au milieu des siens. Mais, aussi et surtout parce qu’il fut bien souvent le financier des descentes régulières que Nicaise Fagnon et d’autres personnes effectuaient dans les collines, pendant qu’il était encore en poste.
Son jeune neveu à peine trentenaire, Komi Koutché, dont il fit son "attaché de cabinet" servait de courroie de transmission de ces "enveloppes politiques" à Nicaise Fagnon et consorts. C’est là d’ailleurs l’origine de la relation entre Nicaise Fagnon et Komi Koutché qui était un passage obligé pour voir Grégoire Laourou. Car, il exerçait déjà beaucoup de pouvoir pour un modeste statut "d’attaché de cabinet".
Et cela allait de soi. Le ministre était son oncle maternel, et au cabinet du ministre, ce népotisme assumé faisait un grand effet.
C’est sous le modeste prisme de cette relation avec Nicaise Fagnon qui faisait déjà de l’activisme politique dans les collines qu’il convient de voir la participation du jeune ressortissant ilozi de Atokolibe, non loin de Gouka, à la mobilisation politique qui porta au pouvoir en 2006, Yayi Boni, cet "intrus qui connaissait la maison". Vouloir en faire une participation héroïque alors que l’essentiel des acteurs de cette page de notre histoire politique est encore vivant, relève d’une audacieuse tentative de réécriture stalinienne de l’histoire.
Juste avant son départ du ministère des finances, Grégoire Laourou redéploya son jeune neveu dans un projet de micro finance, conduit par la Banque Africaine de Développement, BAD. Quant à l’avenir immédiat de Grégoire Laourou, il était sans doute fait d’incertitude, malgré la promesse que lui faisait le candidat Yayi de le proposer à la nomination au poste de président de la BOAD si lui-même gagnait son pari d’être élu président de la République. À son avènement, le tout nouveau président érigea le secteur des micro crédits en un ministère délégué dont il confia le portefeuille à Sakinath Sidi Alpha Orou.
Ce fut donc dans ce ministère que se retrouva naturellement le jeune ancien attaché de cabinet de Grégoire Laourou qui, en ce moment là, faisait un passage à vide. Toujours sous les ailes de Nicaise Fagnon qui devint rapidement très puissant Directeur Général de la Sonapra, Komi Koutché acquis de l’influence dans le ministère et des relations de méfiance s’installèrent entre lui et son ministre qui le soupçonnait de vouloir l’évincer pour occuper son poste. C’est qu’à l’époque, un fameux "Creuset des jeunes cadres nagots", monté par Nicaise Fagnon, exerçait une grande influence sur Yayi et la pauvre Sakinath Sidi Alpha Orou n’avait pas le sommeil tranquille avec son jeune collaborateur Komi Koutché dont elle savait l’allégeance à ce creuset aux élans suprématistes nagots.
On savait par les relations très étroites entre le président dudit creuset, Nicaise Fagnon, avec Désiré Kotchoni, l’influent neveu et majordome du président Yayi et qui savait, entre versets bibliques et observations douteuses, brider ou aiguillonner son présidentiel oncle. Tous les éléments de pression étaient réunis et le DG/Sonapra parraina l’ascension de beaucoup de jeunes des collines et du septentrion sous le régime naissant du changement.
Sakinath Sidi Alpha Orou finit par faire place nette. Mais, son poste ne revint pas à Komi Koutché, comme elle le subodorait. Elle fut plutôt remplacée par Reckya Madougou qui, bien qu’étant originaire de Parakou comme sa prédécesseure à ce poste, était surtout la nièce de Nicaise Fagnon.
Entre-temps, à la création du Fonds national de micro finance, FNM, Komi Koutché y fut redéployé, avec une grande partie du personnel de la Direction de la promotion des microcrédits qu’il occupait. C’est d’ailleurs là, dans un bureau presque nu, que je fis ma première rencontre avec ce jeune, habillé avec goût, avec une présence plus affirmée que son directeur général, le jeune Aboubakari que nous appelions affectueusement "Abou" qui était un ami d’enfance à moi dans le chaudron de Parakou. Komi Koutché me fut présenté ce jour-là par mon collègue Angelo Ahouanmagna.
Angelo semblait garder de lui quelques bons souvenirs du temps où il se faisait faciliter l’accès au ministre des finances, Grégoire Laourou, pour solliciter quelques insertions publicitaires dans son magazine. En repartant de là ce jour-là, je confiai à mon collègue la vague intuition que j’avais, que mon ami, le DG Aboubakari ne dirigera pas longtemps le monsieur tiré à quatre épingles qu’il venait de me présenter. La suite des événements me donna bien raison.
Les législatives de 2007 et la confection d’une liste unique pour les Forces Cauris pour un Bénin Émergent dans la neuvième circonscription électorale regroupant les communes de Dassa, Savalou et Bantè fut une grande épreuve. La guerre de leadership entre André Dassoundo et Nicaise Fagnon fut portée à son paroxysme par les enjeux politiques d’influence de la zone. Contre l’avis du lobby de Fagnon, Yayi imposa André Dassoundo comme tête de liste. Grégoire Laourou qui vivait déjà un dépit amoureux avec le nouveau régime, se porta candidat à ces mêmes élections, mais comme tête de liste l’alliance Force Clé. Il fallut une batterie d’arguments dissuasifs pour qu’il consente revenir sur la liste FCBE, mais en deuxième position après André Dassoundo. Il était suivi de Edgard Alia qui, après avoir obtenu le poste clé de ministre de l’intérieur, réussissait par un nouveau tour de chantage politique, à se retrouver sur la puissante liste, comme représentant de l’ère culturelle mahi.
À la demande de son jeune neveu Komi Koutché d’être son suppléant, le refus de Grégoire Laourou fut formel et catégorique. Toutes sortes d’interventions furent vaines. L’oncle ne voulait plus de son neveu sur ses talons. Komi finit par se plier à ce refus, avec quelques promesses dont la matérialisation la plus visible à l’époque, fut son ascension à la tête du FNM. 
Bref, remontons dans notre passé un peu plus lointain. Le meeting de Bantè venait de prendre fin et notre cortège s’impatiente devant le domicile de Grégoire Laourou. Nous gardâmes pour la plupart, nos positions dans nos véhicules, en attendant que le candidat ne redescende. Le soleil déclinait inexorablement à l’horizon. Yayi finit par descendre. Dans un remue-ménage et une bruyante symphonie de bruits de moteur, notre cortège repartit.
À moins que certaines exigences de détail nous obligent encore à parler de Bantè, j’espère qu’une fois pour de bon, nous levons l’ancre pour le territoire des lokpas, des yoms et des gourmantchés. L’équipe de Ahmed Akobi nous attend dans la Donga.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 78
Nous finîmes par atteindre Bassila au crépuscule tombant. Sur le chemin, nous dûmes, comme à Gouka, marquer un arrêt imprévu à Pira où les populations, amassées au milieu de la chaussée, nous obligèrent à improviser un meeting sommaire.
Notre entrée dans Bassila sembla ressusciter de façon soudaine, une foule qui, lassée de nous attendre depuis 11 heures, s’était assoupie et démobilisée. Ahmed Akobi, Soumanou Toléba et Wallis Zoumarou étaient à l’accueil.
Depuis le départ de Abdoulaye Bio Tchané pour Washington, la Donga était tombée comme un fruit trop mûr. Ce département fut pourtant longtemps un sujet d’anxiété pour Yayi. Il n’était certes pas un immense réservoir électoral comme le Borgou qui faisait plus de 400 mille électeurs. Mais, une candidature de taille dans cette zone aurait brisé l’homogénéité politique dans les Collines et le septentrion. Être le candidat unique de toute cette région nous garantissait d’office une présence au second tour.
Et d’ailleurs, une constante presque scientifique.
Un candidat unique dégagé par la région des Collines et du septentrion partira toujours favori pour les élections présidentielles chez nous, dans l’état actuel de la balkanisation des influences politiques dans le Bénin méridional. Le défi majeur donc pour Yayi, était d’apparaître comme le candidat unique de toute cette partie du pays. Le départ de Abdoulaye Bio Tchané du territoire national fut un signe du destin.
On peut trouver toutes les explications rationnelles au départ pour Washington, du très respecté ministre des Finances du Général Mathieu Kérékou, il demeurera toujours dans l’esprit de l’observateur de l’ascension de Yayi Boni vers le fauteuil présidentiel, cette évidence : une main invisible avait arraché méthodiquement et par tous les moyens utiles, tous les obstacles qui pouvaient se dresser sur son itinéraire.
On ne peut ensuite ignorer la grande soif de victoire qui animait le président de la Banque ouest-africaine de développement à cette élection, on ne peut ignorer les coups d’éclair de génie qu’il eut à certains moments dans la conduite de sa conquête du pouvoir. Il faut reconnaître cependant qu’aucune intelligence humaine ne pouvait prévoir, quelques années plus tôt, qu’un département comme la Donga, se mobilise en bloc compact derrière sa candidature. D’ailleurs, le départ de Abdoulaye Bio Tchané pour Washington laissa groggy et pendant longtemps, certains de ses lieutenants les plus fidèles dans le département. Et ceux parmi eux qui poussèrent le scrupule jusqu’à éviter de s’afficher avec le candidat Yayi furent avisés de ne pas le combattre.
Il faut dire que du point de vue de l’effet que donnaient les images des deux grands banquiers du septentrion, Yayi Boni semblait avoir quelques avantages sur Abdoulaye Bio Tchané. Dans l’expression corporelle, Yayi, bien malingre et courbé comme un porteur d’eau fulani, donnait l’impression, par la longueur de ses bras, d’être capable d’embrasser, de couvrir et de protéger durablement son interlocuteur. Il a l’élocution difficile, liée à une lourdeur de sa langue et son phrasé n’est pas châtié. Ce qui l’oblige à un effort permanent à se faire comprendre de son interlocuteur par l’usage de mots simples. Ce qui est un grand atout quand on s’adresse à un public de niveau bas ou moyen. Je sais que vous faites déjà le parallèle avec l’homme politique Mathieu Kérékou qui, lui, maniait l’arme de l’humour et de la dérision et qui ne parlait jamais en public une langue vernaculaire.
Abdoulaye Bio Tchané, d’un point de vue de l’expression corporelle, a souvent la tête enfoncée dans le cou et le décalage permanent observé entre sa tête et l’axe du col de son costume donne l’impression d’une certaine introversion. Il parle très bas et on s’imagine qu’il faut tendre l’oreille pour l’écouter. Mais son langage est châtié et très technique quand il le veut. Ce qui ne crée pas forcément un point de convergence avec un public majoritairement complexé par l’analphabétisme. Mais, face à un public instruit, Abdoulaye Bio Tchané paraît plus crédible et moins théâtral que Yayi Boni.
Ceci peut paraître une digression. Mais, cette capacité d’analyse que je n’avais pas en 2006 et que j’ai acquise plus tard, de façon empirique et au fil du parcours, vous expliquera peut-être pourquoi en regardant juste un candidat sur un poster, en le voyant marcher ou en l’écoutant, vous l’adoptez ou le rejetez. J’ai d’ailleurs remarqué une très grande évolution dans la présentation physique de l’image du candidat Abdoulaye Bio Tchané lors des présidentielles de 2011 et de 2016, avec ce sourire charmeur qui, quoique excessif, corrigeait un tant soit peu l’effet de froideur qu’il dégage de façon naturelle.
Abdoulaye Bio Tchané est pourtant loin d’être le grand timide dont il donne l’air et peut se muer en un redoutable harangueur de foule. La scène est rare, mais j’en fus un des témoins en 2001. La campagne électorale battait son plein et Sèmèrè, sa localité, faisait partie des zones sensibles que le Général Mathieu Kérékou devrait éviter de parcourir la nuit. La zone était régulièrement plongée dans un cycle de violence qui opposait régulièrement les partisans de Wallis Zoumarou à ceux de son jeune frère Issa Kpara.
Au cœur du conflit, une guerre de leadership et un difficile passage de témoin entre le vieux Wallis et la jeune génération. La localité devint donc un foyer de tension permanente et le point d’orgue fut l’incendie de la villa du président de l’Union nationale pour la solidarité et le progrès, UNSP. Wallis Zoumarou, qui était un soutien engagé du candidat Nicéphore Soglo, tenait, en 2001, à infliger à Sèmèrè, une déculottée électorale au Général Mathieu Kérékou qu’il accusait d’avoir pris fait et cause pour Issa Kpara.
Disons, pour compléter ce tableau, que beaucoup de jeunes gens de Sèmèrè étaient en prison à l’issue de ces violences et le président de l’UNSP voyait là encore la main persécutrice du régime Kérékou. Ce fut pourtant après 22 heures que, contre tout bon sens sécuritaire, le cortège du Général Mathieu Kérékou fit son entrée dans Sèmèrè. Epuisés par une journée harassante que nous venions de passer sur les pistes poussiéreuses, nous étions un certain nombre de journalistes à préférer rester paresseusement dans le minibus réservé à la presse. Soudain, un de nos confrères vint, excité, nous alerter : Bio Tchané veut parler !
La structuration de l’équipe de campagne du Général Mathieu Kérékou en 2001 était simple, mais d’une extrême efficacité. Chaque ministre dirigeait la campagne électorale dans sa zone d’origine. Et, qui disait ministre au temps de Kérékou, disait homme fort et puissant. La campagne dans la Donga était donc coordonnée par son ministre des Finances, Abdoulaye Bio Tchané. Le simple fait d’entendre qu’il prenait le micro au cours de ce meeting justifia que nous nous précipitâmes hors du minibus, pleins d’excitation et de curiosité.
Nous ne connaissions alors du personnage Bio Tchané que l’image que donnait de lui notre consœur Annick Balley de la télévision nationale, qui était son attachée de presse. On le voyait souvent dans le journal télévisé, en ouverture ou en clôture de séminaires ou de symposiums élitistes. On le voyait à travers cette expression corporelle froide et fuyante, la tête toujours hors de l’axe verticale du cou, et donc excentrée par rapport au col de ses costumes. On le voyait toujours lire ses discours à voix très basse comme s’il se parlait à lui-même ou s’il économisait ses cordes vocales. On ne l’avait jamais vu donnant des accolades chaleureuses ou riant franchement.
Mais, ce soir-là à Sèmèrè, ce fut un tout autre Abdoulaye Bio Tchané que nous découvrîmes. Il se révéla tribun dans sa langue maternelle et bon scénariste. Il sut créer en quelques slogans, l’interaction entre lui et ce public sorti nombreux. Il poussa même la chansonnette. Ce n’était plus le grand timide et l’austère financier que nous pensions.
L’absence de ce Bio Tchané de la ligne de départ en 2006 fut un des éléments capitaux d’analyse de la facilité avec laquelle Yayi s’adjugea le fauteuil présidentiel. Abdoulaye Bio Tchané n’aurait sans doute pas gagné la présidentielle. Mais, il aurait été, en faisant mieux que les 5 pour 100 qu’il fit en 2011, une douloureuse épine dans le talon du sprinter Yayi.
Tchané n’était pas candidat et la Donga faisait bloc derrière Yayi. La stratégie de Adrien Houngbédji dans la zone qui consistait à salarier les conseillers communaux, ne produisit aucun effet. Cette Donga qui, sous l’activisme du président de la Commission électorale départementale, CED, Allassane Zoumarou, passa le nombre de ses électeurs de moins de cent mille en 2001, à plus de 150 mille en 2006, jouait une partition décisive dans l’avènement au pouvoir du chantre du Changement.
Après le meeting de Bassila qui ne dérogea pas à la règle de l’enthousiasme observé depuis la veille, notre cortège fit un détour dans l’arrondissement nagot de Manigri, avant de mettre le cap plus au nord vers Djougou que nous atteignîmes au-delà de minuit. Notre cortège se dirigea vers une grande demeure bâtie avec soin et finesse, avec une vaste cour pavée. C’était là notre gîte temporaire. Il fut gracieusement mis à notre disposition par Garba Fouléra. Yayi logea en haut dans une grande chambre confortable. Le reste de l’équipe s’installa dans les chambres en bas. Il y avait suffisamment de place pour tout le monde. Nous allions pouvoir nous offrir un sommeil réparateur, en attendant le lendemain. Le grand meeting de Djougou était en effet programmé pour l’après-midi du lendemain, mardi.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 79
Notre nuit fut brève. Yayi qui avait certainement passé la moitié de ce précieux moment de récupération, au téléphone, s’était réveillé d’humeur maussade. Il était sur pieds avant tout le monde et me fit bientôt chercher dans la vaste demeure dont nous maitrisions à peine le plan de circulation. Me tirer du sommeil n’est pas la meilleure chose à faire quand on veut obtenir un résultat de moi. Qu’à cela ne tienne ! Quand je le retrouvai à l’étage, dans cette chambre spacieuse, je le trouvai dans tous ses états. Il râlait et pestait parce qu’aucune de ses images n’était encore passée sur la télévision nationale après quatre jours de folle campagne électorale.
En vérité, son indignation me laissait bien froid. Je ne le suivais ni comme journaliste, ni comme représentant des "communicateurs du Novotel". J’avais aperçu de temps en temps un cadreur, en activité lors des meetings, mais je n’en savais pas plus. Et puis Yves Trougnin, le photographe qui nous suivait depuis le début de la campagne, n’avait pas passé la nuit avec nous.
Lui, je le connaissais déjà assez bien parce qu’il était un homme de main de Charles Toko. C’était un gaillard jovial qui avait toujours une confidence à me faire. Originaire de la commune de Zè, j’ai pu mesurer la profondeur de son engagement politique tout au long de cette longue période d’incertitude qui précéda le choix libérateur de Valentin Houdé de soutenir la candidature de Yayi Boni. Le seul souvenir de ce coup de fil hystérique qu’il me passa depuis Zè ce jour-là, alors qu’au domicile du président Apithy à Porto Novo, nous étions en pleine cérémonie de présentation du projet de société de Yayi, me rapprochait résolument de lui.
Je finis par expliquer à Yayi que je n’avais gardé aucun contact avec les gens du Novotel. Je promis cependant faire de mon mieux pour comprendre ce qui se passait. En apercevant le blanc de son œil, je comprenais bien qu’il enrageait de ne pas me voir m’affoler, courir dans tous les sens, régler séance tenante son problème. Mais, je n’avais, hélas, aucune solution immédiate et je n’entendais aucunement me stresser pour un travail qui était clairement inscrit au cahier de charges d’autres personnes et pour lequel ils avaient quotidiennement le gîte, le couvert et le fric.
Yayi finit par changer de sujet, non pas sans avoir dit sa certitude qu’un complot était forcément ourdi contre sa personne à la télévision nationale.
Ah oui la télévision nationale ! C’était absolument l’endroit où il fallait avoir les "bons amis" si on voulait faire carrière en politique. Tous les ministres, à peine nommés, s’y précipitaient pour choisir attachés de presse et chargés de communication. Celui qui était le plus attaché à la personne de Yayi là-bas, c’était Justin Roger Migan dont le jeune frère Gérard Migan fut attaché de presse du président Nicéphore Soglo et dont Yayi était alors l’un des conseillers techniques.
Quand Yayi devint président de la Banque ouest africaine de développement, Boad, c’était Justin Migan qui était en position de reportage-télé sur toutes les activités que son institution menait à Cotonou. Puis, progressivement, pour des raisons sans doute internes à la télévision nationale et qui ne doivent pas être loin de notre habituelle béninoiserie, je ne vis plus Justin Roger Migan derrière lui.
Je me rappelle alors d’un petit clash que j’eus avec un des reporters que l’administration de la télévision nationale envoyait désormais sur les reportages de Yayi dont les ambitions politiques ne faisaient plus l’objet d’aucun doute. C’était en début d’année 2005 et Yayi trouva, comme à son habitude, un prétexte pour faire une tournée complète de la région de l’Atacora, avec pour motif officiel, la visite des travaux financés par la Boad. En lieu et place de l’habituel Justin Migan, ce fut Edouard Dédègbé qui accompagna le président de la Boad. Après la seule journée règlementaire pour la durée de la tournée, Edouard Dédègbé demanda à rejoindre Cotonou. Le problème était que Yayi, à force d’intercaler les activités officielles par des visites officieuses tantôt au vieil Adolphe Biaou, tantôt à l’imam central de Natitingou qui était le président de la communauté islamique du Bénin, avait fini par accuser du retard sur son planning et devrait poursuivre sa tournée officielle pendant une demi-journée encore.
Mais, ce matin là, sur le parking de l’hôtel "Tata Somba", je négociai en vain avec Édouard Dédègbé pour qu’il retarde son départ sur Cotonou de quelques petites heures. Paulin Dossa qui m’était venu en renfort n’y put rien. "Ne me mêlez pas à vos histoires politiques", avait répondu Édouard dont la subite inflexibilité contrastait avec la douceur de tempérament dont il avait fait preuve durant toute la première journée. Impuissant, je retournai faire le point de la situation à Yayi dans sa chambre. Il me demanda de le lui appeler. Mais, quand je revins sur le parking, Edouard et toute son équipe de reportage n’y était plus. Ils étaient partis. Sans un mot de courtoisie pour le président de la Banque ouest africaine de développement.
C’était à peu près cela les rapports entre Yayi et la télévision nationale en ce temps-là. J’y connaissais d’ailleurs quelqu’un qui exprimait ouvertement de l’allergie à l’évocation de son nom. C’était Philippe N’Seck dont j’avais fini par détester, en retour, le cuir chevelu en fibres de kapok et qui rendait impossible l’estimation visuelle de son âge.
Quand plus tard, nommé conseiller technique à la communication du Président de la République, on proposa à ma validation Édouard Dédègbé comme reporter permanent du
Président de la République, je donnai mon quitus en le fixant droit dans les yeux. Quelques mois seulement passés à la présidence de la République m’avaient déjà enseigné une précieuse leçon : réduire autant que faire se peut le nombre de ses combats. J’eus d’ailleurs, par la suite, d’excellentes relations de fraternité et de travail avec lui et je n’évoquai plus jamais l’épisode gênant de Natitingou. J’en reparle enfin dans cette chronique et je vous vois balancer la tête en pensant au sort frustrant du pauvre Justin Roger Migan. "Ah ! cette sacrée Maman Glessougbé", soupireront même mes lecteurs les plus assidus.
Je redescendis de la chambre de Yayi, la tête dans les souvenirs et le cœur inondé de ressentiments. Le jour, dehors, s’était levé et les premiers rayons du soleil s’invitaient dans le grand séjour en bas. Je sortis dans la cour admirablement pavée. Les chauffeurs, lève-tôt comme d’habitude, lavaient les voitures. Je m’avançai vers un petit hangar en béton, au fond, en face du bâtiment principal. Quelques visiteurs y attendaient le réveil du candidat. Je saluai Soumanou Toléba qui a des gestes de politesse spontanés, même à l’endroit de ses interlocuteurs les plus jeunes. C’était lui le coordonnateur de la campagne électorale de notre candidat dans la Donga. Bras droit de Ahamed Akobi, il avait décroché ce poste grâce à l’appui de ce dernier, face à Daouda Takpara que proposait Wallis Zoumarou. Soumanou Toléba est "lokpa", l’ethnie majoritaire dans la Donga. Et ce n’est pas un détail inutile.
La quasi totalité du personnel politique de la Donga était mobilisée derrière le candidat Yayi. Nassam Dominique, Garba Fouléra dont nous occupions la maison, Nouhoum Assouma, Alaza Lamatou qui migra du Madep, Affo Safiou, Zachari Yao, Nouhoum Bida à l’époque président de l’association des étudiants de la Donga. Les voix discordantes étaient rares. Il s’agissait essentiellement du maire de Djougou et d’une partie de son conseil communal, de Soumanou Djemba qui militait pour le candidat Bruno Amoussou, Assan Seibou qui battait pavillon Idji Kolawolé, et j’en oublie de moins importants.
La journée s’annonce une fois encore chargée. Nous sommes attendus au palais du roi "Kpetoni". Nous avons ensuite des meetings dans la commune de Ouaké. Le meeting est prévu le début de l’après-midi midi. Le soir, nous passerons la nuit à Natitingou.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 80
Mardi, cinquième jour de campagne électorale. Djougou, la cité des "Diarra", se réveille sous un soleil agréable. L’histoire de cette ville commerciale et passionnée est celle des vagues migratoires successives créées par la décadence de l’ancien empire "Sonrhaï" au Mali. Les commerçants "gourmantché", en quête de nouveaux pôles d’exercice de leurs activités, descendent, à partir de la fin du quatorzième siècle, vers le sud-est et s’installent dans cette cité qu’ils baptisèrent par effet de nostalgie, "Zougou", ce qui est une déformation de "Ségou", leur lieu de provenance. Ils trouvèrent à Djougou un royaume déjà établi et dirigé par les "Yowa" ou "Yom". C’était le royaume de kilir.
L’histoire prendra une toute autre dimension lorsque, dit-on, un guérisseur "gourmantché", donc en principe étranger dans le royaume, réussit à guérir la fille du roi, frappée d’une plaie incurable. Par gratitude, le roi lui fit épouser la princesse et fit de la lignée issue de cette union la lignée régnante. Dès lors, la succession au trône se fait entre les "kpètoni", les "Gnonra", les "Atacora" et les "Baparapé".
J’ai pris le risque de cette piqûre d’histoire parce que la tradition à Djougou a encore une grande importance et la voix du roi "Kpètoni 2" vers qui notre cortège se dirigeait ce matin-là, comptait beaucoup dans le débat politique local. Je ne peux toujours en donner toutes les raisons, mais l’engagement du palais royal de Djougou derrière la candidature du président de la Banque ouest-africaine de développement, Boad, fut précoce.
Le roi n’attendit pas la décision finale de Abdoulaye Bio Tchané avant de montrer clairement sa sympathie pour le projet politique de l’homme de Tchaourou. Ce qui fut source d’un malaise discret mais réel avec les lieutenants politiques de l’ancien ministre des Finances du Général Mathieu Kérékou. Car, bien qu’étant originaire de l’enclave linguistique de Sèmèrè, Abdoulaye Bio Tchané avait pied au palais, par sa mère qui, elle, est originaire de Djougou. Tout rentra finalement dans l’ordre quand il abandonna toute ambition présidentielle pour 2006 et s’envola pour Washington.
La voie de la Donga se libéra alors pour Yayi dont on ne pouvait plus alors s’empêcher de penser qu’une immense main invisible écrivait au jour le jour le destin présidentiel. On a beau être rationnel, certaines observations vous font tirer la conclusion que tout ne s’explique pas.
Je me rappelle le géant meeting de suscitation de la candidature de Yayi qui eut lieu au stade municipal de Djougou juste au lendemain du départ de Bio Tchané pour le Fonds monétaire international, FMI. Charles Toko, acteur culturel et organisateur de concerts à ses heures de journalisme perdues, fit descendre à Djougou quelques bonnes pontes de la musique ivoirienne. Ce qui ne fut pas pour déplaire à cette jeunesse de Djougou dont le tempérament de feu me rappelle toujours l’ambiance dans les quartiers "dendi" rivaux de Parakou, Yéboubéri et Yarakinnin.
Ce meeting qui eut lieu en 2005 donna définitivement une dimension présidentielle à l’image de Yayi. Mais, il faut préciser que déjà, en décembre 2004, l’Union nationale pour la solidarité et le progrès, UNSP de Wallis Zoumarou avait, dans une démarche solitaire, appelé, par une conférence de presse, le président de la Boad à se porter candidat aux élections présidentielles de 2006, en l’assurant de son total soutien. L’entrée en jeu de Ahmed Akobi déclenchera une lutte d’influence et de leadership entre lui et Wallis Zoumarou. Une lutte qui, quoique feutrée, sera abondamment évoquée, quand quelques semaines seulement après sa nomination comme directeur du cabinet civil du président de la République fraîchement élu, Boni Yayi, il trouva la mort, un samedi matin, dans un violent accident de circulation, à la hauteur de Kpèlèkètè, sur l’axe Savalou-Djougou.
Bref, nous n’en sommes pas encore là. Akobi est encore vivant. Nous sommes devant le palais du roi Kpétoni 2, d’où Yayi vient d’ailleurs de ressortir. Les véhicules du cortège relancent leur moteur dans une ambiance d’embouteillage et nous prenons le chemin de Ouaké, à l’ouest. Dans la zone de Barei, nous sommes contraints à un arrêt. Les populations, posters de Yayi en main, réclament un meeting, leur meeting. Ceci nous prend près d’une heure. La concision ne compte pas parmi les qualités de Yayi quand il prend la parole. Et il est toujours heureux de prendre la parole, sans savoir le sujet qui fait l’objet de la préoccupation de son interlocuteur. Je le connaissais déjà un peu sur cette appétence.
À Ouaké, l’accueil est chaleureux et le meeting, très fusionnel. Et cela se comprend. Je revois notre ami Kessilé Tchalla avec qui nous eûmes dans ce même Ouaké, la rencontre de ceux que Edouard Loko appellera plus tard dans son livre "L’intrus qui connaissait la maison", les "douze premiers apôtres du yayisme".
Tiens ! Tchalla semble avoir disparu ces dernières semaines. Est-ce lié aux initiatives infructueuses de mobilisation de ressources financières dans un pays de l’Afrique centrale et sur laquelle il fit rêver vainement Yayi ? Ou est-ce l’effet d’une réplique sismique liée à cette voiture blindée promise à Yayi pour sa tournée électorale et qui ne vint jamais, et pour laquelle Tchalla et Kogui semblent s’être fait rouler par un escroc vivant aux États-Unis ? Tout cela ne semble pas important pour l’heure. Yayi n’est pas un suicidaire. Il ne règle ses comptes que lorsqu’il se retrouve en position de force.
Nous revenons à Djougou dans les cours de 16 heures. Entre le rond-point central et le stade municipal, notre cortège a du mal à avancer. Une foule compacte de jeunes, de femmes et de vieux occupe la voie et forme un fleuve humain. Nous avançons à grand-peine. C’était chaud, c’était fou. Nous finissons par atteindre le portail du stade où des cavaliers, disposés en haie d’accueil, nous attendent. Les chevaux, bavant et la langue rougie par le cola, balancent de temps en temps la tête du haut vers le bas, comme pour nous souhaiter la bienvenue. Une fois dans l’enceinte du stade, la voiture de Yayi se désolidarise du cortège et poursuit seule sa pénible progression dans cet océan impétueux. Djougou a sorti le grand jeu. Je n’en avais pas vu autant avec le grand Mathieu Kérékou.
Le meeting dura près de deux heures. Le stade vibra lorsqu’à l’entame de son discours, Yayi rendit un hommage solennel à "son frère" Abdoulaye Bio Tchané. "Nous avons toujours été ensemble et nous resterons toujours ensemble, mon frère Abdoulaye et moi", lança -t-il au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.
Le crépuscule tombait lorsque nous reprîmes la route pour le nord. Direction : Natitingou.
Nous atteignîmes la belle cité de "Nanto" au milieu de la nuit, après des arrêts à Copargo pour défier Alassan Seibou et son Idji Kolawolé, Perma et Birni. Je m’étais déjà rendu un nombre incomparable de fois à Natitingou. Mais, je ne me lassais jamais de la beauté de cette ville au flanc de la chaîne montagneuse Atacora. Tel un poème sans mot, une symphonie silencieuse, Natitingou me paraissait toujours attendre son poète et son maître de chœur. Je me dis parfois, en pensant à toute la beauté des paysages du Bénin, que les Béninois ne savent pas ce qu’ils ratent en vivant reclus dans les grandes villes où le stress et la sédentarisation finit par les exposer à diverses affections cardio-vasculaires. Le Bénin est beau et sa beauté est à portée de main !
Nous prîmes nos quartiers à l’hôtel "Tata Somba". Ce soir-là, la ville me parut encore plus belle. Peut-être à cause du souvenir très marquant que me laissa cinq ans plus tôt ma rencontre avec le Général Mathieu Kérékou. C’était en 2001 et, pour la première fois, je lui serrais la main. Oui, c’était ici, dans son domicile à Natitingou. Une histoire à raconter.
(✋ À plus tard)
Tiburce Tolidji ADAGBE

Mémoire du chaudron 81
Natitingou la belle ! Je ne sais plus à quand remonte mon premier séjour dans cette ville aux charmes irrésistibles. Mais, j’y ai vécu mes aubes les plus merveilleuses. La magie de ce décor montagneux apparaît dans toute sa grandeur, au petit matin, à l’heure où, témoin de la naissance du jour, vous vous sentez co-auteur de ce tableau de peintre paysagiste qui apparaît progressivement sous vos yeux. Et lorsqu’on est poète dans l’âme, c’est une expérience exceptionnelle qui vous donne des ailes d’ivresse, cet indescriptible sentiment d’être complice de toute la création.
Je ne sais plus, disais-je, à quand remonte mon premier séjour dans cette ville. Mais, j’y ai gardé le souvenir le plus marquant de mes jeunes années de journalisme : ma rencontre avec le général Mathieu Kérékou. C’était en 2001. J’étais dans l’équipe de presse qui suivait son long périple électoral à travers le Bénin. Notre journée, la veille, avait été particulièrement chargée.
Les meetings électoraux s’étaient enchainés jusqu’à tard dans la nuit. Je me souviens encore de notre entrée dans Kouandé. Ce devrait être la première fois que je découvrais cette ville très présente dans mes cours d’histoire du Bénin aux cours primaires. À quoi comparerai-je Kouandé ? À une ville hors du temps, emmitouflée dans une cuvette montagneuse. Le soir tombait lorsque nous entrâmes dans cette fière citée baatombu dont j’ai déjà vu les habitants afficher des complexes à se faire désigner comme "bariba de l’Atacora".
Une subtile spécificité sociologique du département de l’Atacora.
Cette ville princière me sembla compter autant de chevaux que d’hommes. Notre périple ce soir-là derrière le général Mathieu Kérékou, sembla particulièrement long et éprouvante. Kouandé, Kérou, Péhounco, puis une partie des communes de l’ouest de l’Atacora. Le général était sur ses terres et cela n’était pas à démontrer. C’était la zone où il faisait ses scores électoraux les plus staliniens. Et je ne crois pas que ce fut du fait d’une quelconque fraude électorale. J’ai vu dans ces contrées, des signes d’allégeance au candidat Mathieu Kérékou, qu’aucun mot ne pourrait transcrire fidèlement. J’ai vu des chiens apparemment heureux de servir de supports aux affichettes du général, j’ai vu le moindre arbre au bord de la voie, transformé en panneau d’affichage. Et pourtant, le département de l’Atacora est la région la plus balkanisée du Bénin, d’un point de vue linguistique. Ce dense cloisonnement ethnique explique, à mon avis, le facile rapport qu’ont les populations de l’Atacora avec la langue française qui devient une passerelle utile et obligatoire dans les rapports quotidiens avec le voisin du hameau ou du village d’à côté.
Ce qui n’est pas le cas dans les zones du pays qui présentent une grande continuité linguistique. Le cas par exemple des baribas et des fons qui, dans leurs sphères géographiques naturelles, peuvent se passer d’une langue d’emprunt dans leurs activités quotidiennes. Sur tout le plateau d’Abomey, vous pouvez parler le fongbe sans discontinuer, et vous faire comprendre par n’importe qui. Ce qui n’est pas le cas pour le waaba de Kouarfa qui a besoin du français pour communiquer avec le biali de Matéri ou le somba de Boukoumbé. Car, contrairement aux clichés et aux idées reçues, tous les ressortissants de l’Atacora - ouest ne sont pas somba.
Le général Mathieu Kérékou était waaba ou waama et pouvait ne pas comprendre un traître mot du tamaribe de Théophile Nata. Et la cicatrice raciale nattée du vieux caméléon présente des nuances avec d’autres cicatrices raciales nattées de la même région. Pas simple ! Je vous vois vous embrouiller. Revenons donc à notre récit. Les sociologues et les linguistes s’occuperont du reste.
Notre périple de la veille avec le général Kérékou avait finit très tard, au-delà, je crois, d’une heure du matin. La dizaine de journalistes que nous étions, passâmes dans un dortoir inoccupé de l’École normale intégrée, ENI. La bonne nouvelle qui nous fit réveiller très tôt le lendemain matin, c’est que le général voulait nous rencontrer.
Notre excitation était grande lorsque notre minibus s’engagea dans cette ruelle calme et pavée. Il stationna devant une modeste maison à étage. Malik Gomina qui, en ce moment, exerçait déjà des talents d’homme de réseau, avec un certain penchant pour les milieux du pouvoir, nous fit attendre dans le véhicule et descendit seul. Il s’introduit facilement dans le domicile d’où il ressortit une dizaine de minute plus tard. Entre-temps, Christophe Hodonou, un de nos confrères, nous raconta l’histoire de ce domicile de Kérékou qui lui aurait été construit de force par un de ses admirateurs. Un peu décalé, en face de la modeste résidence, se trouve le domicile d’un autre acteur de l’histoire contemporaine du Bénin : Maurice Iropa Kouandété. Malik Gomina nous invita à descendre et à le suivre. Nous rentrâmes en file indienne dans la petite cour de la résidence sous le regard austère de deux ou trois gardes du corps habillés en blue-jeans. Après quelques atermoiements sur la véranda, on nous fit entrer dans le séjour. Je trouvai le mobilier étrangement sommaire et sobre. Il n’y a pas suffisamment de sièges pour tout le monde. Pas grave. Nous nous coinçâmes de manière à laisser un fauteuil vide pour le maître des lieux.
Puis, ce fut un silence plat. Kérékou ne venait que très rarement ici, mais ce n’était pas une raison pour que le lieu manque autant de goût, pensais-je. L’image de ce petit bâtiment colonial jaune-pâle, aux allures de bureau de poste qui lui servait de résidence principale au carrefour des trois banques à Cotonou, me revint à l’esprit. Quel homme quand-même, ce Kérékou, me disais-je silencieusement.
Soudain, des bruits de pas se firent entendre dans le couloir. Un garde qui était debout, à côté du siège laissé libre, nous fit signe de nous mettre debout. Kérékou apparut dans un costume gris sur une chemise bleu boutonnée jusqu’à la gorge. Il promena un regard sombre puis sembla se parler à lui-même. Il entreprit de nous serrer individuellement la main. Lorsque je serrai à mon tour cette poignée, je photographiai dans ma mémoire et pour toute ma vie, le dos de sa paume où saillaient quelques poils duveteux et grisonnants. Il y a dans toute vie, des instants qui ne s’oublient pas. Je venais enfin de serrer la main à l’homme du 26 octobre 1972.
Chacun de nous déclinait son identité quand le général lui tendait la main. Quand fut venu le tour de notre confrère Christophe Hodonou, Kérékou marqua une surprise. "Monsieur Hodonou, vous êtes aussi là ?", dit-il. Le premier à être pris au dépourvu par la réaction du vieux caméléon, fut Christophe Hodonou lui-même. On le voyait à cette grimace indescriptible qu’il fit en guise de réponse. Le général finit le tour et alla s’asseoir. Il promena encore ce regard sombre dans la salle, puis lança : "alors ça va ? J’espère qu’ils vous donnent à manger", puis il enchaîna aussitôt : "on ne m’avait pas dit que les journalistes étaient avec nous. C’est seulement hier nuit qu’on m’a informé. Alors, j’ai décidé de vous rencontrer. Je viens d’ailleurs de voir que "Tam-tam Express" aussi est parmi vous". Un murmure se fit dans le petit séjour.
Malik Gomina demanda la parole, puis précisa : "monsieur le président, celui qui est parmi nous, c’est Christophe Hodonou et non Denis Hodonou". "merci beaucoup, reprit le général. Je sais que vous êtes des adultes. Et ce n’est pas tout ce qu’un adulte entend qu’il rapporte. Vous avez vu vous-même le niveau de conscience de nos populations. Quand je sors mon livre où est écrit mon projet de société, ils commencent par quitter les lieux de meeting. Donc je suis obligé de leur tenir leur langage. Mais on est en campagne électorale et je veux vous dire que vous êtes des adultes responsables. Ce que je dis dans mes meetings, c’est pour ici. N’écrivez pas ça à Cotonou. Sinon vous allez casser le pays".
Le général fut bref et à la fin, l’un d’entre nous émit le vœu d’une photo souvenir. L’idée enthousiasma le général. Le petit séjour étant mal éclairé, le photographe proposa que la photo - souvenir se fasse dehors, sur la petite véranda. Nous sortîmes sur la véranda où le photographe nous dispose. Lorsqu’il fut satisfait de notre disposition, l’un des gardes alla avertir le général qui sortit à son tour. Il fit aussitôt une blague en nous montrant un petit arbre à côté de la véranda. "Vous avez vu mon colatier stérile ?", lança -t-il. Nous éclatâmes de rire. Je ne sais si tout le monde avait compris le calembour. Le général faisait allusion au figuier biblique qui fut frappé de stérilité, sur parole christique. Tout le monde rit. Et c’était l’essentiel.
La photo prise est encore affichée sur mon mur Facebook. Un grand moment !
2006. Cinq années plus tard, me revoilà à Natitingou. Cette fois-ci avec un autre candidat : Yayi Boni. La nuit est avancée et nous sommes fatigués. Demain, nous ferons le périple de l’Atacora. Et je pourrai faire mes comparaisons.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 82
Dans le cadre d’une élection présidentielle, il est judicieux de traiter le département de l’Atacora comme deux entités géopolitiques distinctes. Il y a l’Atacora-Est composée des communes de Kouandé, Ouassa et Péhunco. Cette zone, essentiellement bariba, répond à des codes et des symboles propres à toute la région bariba du septentrion. En face, il y a l’Atacora-Ouest rassemblant les communes montagneuses de Natitingou, Toukountouna, Tanguiéta, Matéri et Boukoumbé.
Malgré la très grande balkanisation ethno-linguistique qui caractérise cette région, les populations ici sont globalement considérées comme "les gens de Kérékou". Ce type d’étiquetage, bien que facile, n’a jamais été mis en difficulté pendant toute la longue carrière politique du général Mathieu Kérékou.
Les rapports sociaux entre ces deux Atacora est loin d’être simple malgré les apparences ; Ceux de l’Est, pour des raisons liées à l’histoire, nourrissant un complexe de supériorité vis-à-vis de ceux de l’ouest appelées indistinctement "somba". Et dans cette perception, le mot "somba", ne désignant plus spécifiquement le locuteur "ditamari", prend une consonance profondément péjorative. Si le long règne du général Mathieu Kérékou a rendu illisible cette ligne de césure, la perspective de son départ en 2006 posait un défi pour son successeur. Il s’agissait en effet de pouvoir flatter l’orgueil des bariba de l’Atacora - ouest qui prirent pendant longtemps pour un paradoxe, le fait de se faire diriger par le "somba" Kérékou. Mais, il s’agit aussi dans le même temps de rassurer l’Atacora-ouest.
Un exercice que réussit Yayi qui, plaçant très ouvertement l’épicentre de sa candidature en milieu bariba, savait trouver les éléments de pénétration dans les autres groupes ethniques du septentrion. Et c’est dans l’Atacora-ouest que le rôle des églises évangéliques dans la conquête du pouvoir par Yayi se fera le plus visible.
Car, à l’origine de la mobilisation politique en faveur du président de la Banque ouest africaine de développement, dans l’Atacora, étaient les frères David et Michel Nahouan. L’aîné, David, était cadre des postes et le jeune frère, Michel, pendant cette épopée, était installé à Natitingou où il dirigeait l’agence pour le tourisme dans l’Atacora, après avoir longtemps servi comme journaliste à la station régionale de l’office de radiodiffusion et télévision du Bénin, à Parakou.
Ils avaient une parfaite connaissance du milieu évangélique, leur père ayant été très longuement le président national de l’église évangélique des Assemblées de Dieu du Bénin. Il faut préciser ici que l’Atacora-ouest fut la première porte d’entrée de cette communauté évangélique sur le territoire béninois, après avoir essaimé le Burkina - Faso. C’est donc une congrégation solidement installée dans cette partie du Bénin. Michel devint très vite l’éclaireur de Yayi dans la zone, alertant régulièrement sur les fêtes d’église à ne pas rater, les pasteurs à saluer, les leaders locaux de la communauté à entourer de soins et de prévenance.
Ainsi, Paulin Dossa, Albert mon frère aîné, Macaire Johnson et moi étions régulièrement sur les chemins escarpés de l’Atacora, sous la conduite de Michel Nahouan. Lorsque son programme le lui permettait, Yayi était physiquement présent. Je me rappelle encore ce voyage éprouvant que nous fîmes jusqu’à Boukoumbé, à l’occasion d’une fête de l’église locale des Assemblées de Dieu. Ce jour-là, nous faillîmes finir au fond d’un dangereux ravin où étaient perceptibles nombre d’épaves de voitures et même de camion. La route, en ce temps n’était pas bitumée et les pneus usés de la vieille "Opel Vectra" de Paulin Dossa dans laquelle nous étions entassés, commença à patiner, en dérivant vers le vertigineux ravin. Ce fut un mémorable moment de frayeur dont nous reparlâmes longtemps après.
Yayi voulut profiter de son séjour à Boukoumbé ce jour-là pour faire une visite surprise à Cyr Kouagou alors directeur général de la communauté électrique du Bénin à Lomé et dont le nom circulait dans la région comme prétendant au fauteuil présidentiel. Ce fut en vain que nous tambourinâmes sur le lourd portail métallique de sa grosse résidence. Il n’était pas rentré pour le week-end, contrairement à ses habitudes. Yayi avait raté ce coup qu’il maîtrisait pourtant très bien.
L’église était la seule porte par laquelle nous pouvions rentrer dans cette partie du département de l’Atacora où tout semblait respirer Kérékou. Certes, le parti IPD de Théophile Nata s’alignait déjà tacitement derrière Yayi, à travers l’activisme de Francis da Silva. Adolphe Biaou, président de l’UNSD, nous témoignait beaucoup de sympathie chaque fois qu’il nous recevait dans son orphelinat, au nord de Natitingou, mais aucune structure politique n’osait encore ouvertement s’afficher derrière Yayi dans cette région du pays.
Les choses, bien entendu, évoluèrent plus tard avec le calendrier électoral et les clarifications se firent au sein du personnel politique du département qui pencha très largement en faveur de Yayi. Les points de résistance furent, à Kouandé, le magistrat Amouda Razaki, à Cobly, Domitien N’ouémou, à Boukoumbé, Cyr Kouagou, à Matéri, Barthélémy kassa qui était directeur de campagne de Daniel Tawéma, et toujours à Matéri, le ministre de l’artisanat et du tourisme Antoine Dayori qui se porta également candidat.
En face, les têtes de pont les plus visibles du yayisme furent, à Kouandé, l’ancien directeur général de la Sonapra, Abdoulaye Toko, à Péhunco, le maire Victor Dangnon, à Leroy, le maire, madame Dafia et à l’ouest du département, la fratrie Nahouan, Emmanuel Tiando, le général de police Nda, l’ancien directeur général de la caisse autonome d’amortissement, Pedro Ibrahim, Théophile Nata, Adolphe Biaou, Éric Ndah à Boukoumbé et j’en oublie.
En ce mercredi, sixième jour de campagne électorale, l’Atacora-ouest vibra comme s’il recevait à nouveau le fils du terroir, le général Mathieu Kérékou. Ce fut une célébration hystérique et presque mystique du yayisme naissant. Malgré le retard considérable que nous accusions parfois, les populations attendaient, sous le soleil, ventre vide. Ce fut par exemple le cas à Toukountouna où les populations attendirent jusqu’au crépuscule pour un meeting prévu pour 9h du matin et malgré les manœuvres de démobilisation entreprises par certains élus locaux.
Je me rappelle également du long atermoiement que nous eûmes avant le meeting de Matéri. Des informations très rassurantes faisaient état de risque d’agression sur notre candidat. C’était en effet chez deux candidats rivaux, Antoine Dayori et Daniel Tawéma coaché par le député Fard - Alafia, Barthélémy Kassa. Pendant un moment, l’annulation du meeting fut envisagé. Mais finalement, un dispositif sécuritaire fut mis en place de toutes pièces par le général Nda pour l’entrée dans Matéri. À notre grande surprise, la mobilisation était maximale malgré les messages contradictoires que recevait la foule.
Quand nous retournâmes au stade municipal de Natitingou pour le grand meeting, il faisait déjà nuit. Mais, les populations rassemblées depuis 14h attendaient avec abnégation. Le meeting hélas sera écourté. Des bruits de présence des huissiers commis pour constater la violation de l’heure règlementaire de campagne obligea Yayi à tout arrêter à quelques minutes de minuit. Le cortège repartit aussitôt de Natitingou. Il passera la nuit dans la zone bariba où il enchaînera une série de meeting demain jeudi.
Quant à moi, je passai la nuit à Natitingou avec Macaire Johnson. Nous n’avions pas d’autres solutions. Demain, nous devons faire un aller-retour sur Cotonou avec les supports vidéos et les photos de 4 jours de campagne. Nous avons prévu partir de Natitingou au petit matin, de manière à pouvoir reprendre aussitôt le chemin du nord, une fois que nous aurons déposer les supports au Novotel.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 83
Jeudi, septième jour de campagne. Le cortège officiel du candidat devrait se trouver quelque part dans la zone bariba de l’Atacora. Macaire Johnson et moi avions dû passer la nuit de la veille à Natitingou, pour pouvoir rejoindre Cotonou avec les images de la campagne. Ce fut bien entendu très désagréable pour moi de devoir faire cette navette. Mais, aucune autre alternative ne se présentait. Et je me sentais de moins en moins à l’aise de ne pas participer à la recherche de solution. J’ai longuement échangé avec Didier Aplogan au téléphone.
C’était le désarroi au Novotel, dans la mesure où les acteurs de la campagne du candidat, au sud du pays, cachaient de plus en plus mal leur frustration de ne pas savoir ce qui se passait autour du candidat sur le terrain, au nord. Ceux qui n’ont jamais travaillé que pour la réélection d’un chef d’Etat candidat à sa propre succession ne comprendront sans doute jamais cette angoisse qu’on vit avec un candidat qui se lance dans la bataille pour la première fois. Ses chances ont beau être grandes, sa victoire a beau être évidente, il n’y a que le terrain pour vous donner tort ou raison. La pression, je l’imaginais bien, devrait être de plus en plus forte sur l’équipe de communication du Novotel.
Si les images du nord sont bonnes, théorisait-on, cela remotivera davantage l’électorat du sud. Et ce n’était pas faux. Dans cette compétition, il n’y avait ni confrontation d’idéologies ni confrontation de projets de société. L’électorat indécis, qui ne fait son choix qu’au dernier moment, attend juste de voter pour le cheval gagnant. Nos images du nord étaient excellentes, au-delà de mes attentes. Cela m’encourageait à reprendre la route du Novotel, malgré l’option ferme que j’avais prise de tourner la page de la communication.
Le soulagement de Didier fut grand lorsque je l’informai que je descendais sur Cotonou avec les premières images du nord. Il m’informa qu’il prenait de nouvelles dispositions afin d’envoyer quelqu’un attendre le cortège à Parakou afin, si possible, de ramener un second lot d’images. Aujourd’hui, ce récit peut paraître drôle, avec le prodigieux développement des Technologies de l’information et de la communication.
N’importe qui aujourd’hui n’aurait qu’à activer son écran Android, et un meeting politique se déroulant à peu près n’importe où, serait vécu en direct sur les réseaux sociaux. Mais, nous étions en 2006. Les réseaux sociaux étaient encore embryonnaires et l’Internet sur les téléphones portables relevait encore de la science fiction. Je me rappelle que lorsqu’un ministre partait en tournée d’une semaine à l’intérieur du pays, il fallait attendre toute la durée de la tournée, attendre ensuite que les reporters télé prennent trois à quatre jours pour traiter tout le stock d’images, avec prévision de premières diffusions, deux ou trois nouveaux jours plus tard.
Les réalités ont largement évolué et personne ne peut plus envisager une stratégie de conquête et de gestion en occultant la puissance des réseaux sociaux. Ces petits morceaux d’écran que nous avons tous en main toute la journée, et même parfois toute la nuit, redimensionnent dorénavant nos rapports sociaux, notre compréhension de la vie, et même nos réflexes qui n’ont plus grand-chose de naturel. C’est évident que cette dématérialisation des relations interpersonnelles ira crescendo. Nous regardons plus nos écrans Android que l’écran de nos postes téléviseurs.
Cette joyeuse explosion des communautés virtuelles, en démocratisant et en banalisant la prise de la parole, nous oblige à redéfinir la notion d’espace public. L’agora n’est plus dorénavant un lieu physique. Et un nouveau type de leaders d’opinion et d’influenceurs apparaît.
Dès que j’aurai bouclé la rédaction de cet épisode par exemple, il me suffira juste de cliquer sur cette petite fléchette pour qu’il se retrouve sur les cinq continents. Communiquer, c’est maîtriser. Comment maîtrise-t-on, ou alors que peut-on désormais maîtriser quand le développement exponentiel des Technologies de l’information et de la communication transforme tout le monde en influenceur potentiel ?
Laissons la question aux théoriciens et revenons à notre récit.
Nous partîmes de Natitingou très tôt le matin. Macaire Johnson était au volant et j’étais assis à côté de lui. La route était calme et nous ne recevions que l’écho du sifflement de nos pneus sur l’asphalte. Macaire était concentré. Il roulait vite, très vite. Mais, sans que je ne sache pourquoi, sa silhouette massive accrochée au petit volant de la voiture "Carina 3" me donnait une sensation de sécurité absolue. Bientôt, un segment du tronçon de voie à l’entrée de Djougou nous obligea à ralentir et à slalomer entre des nids-de-poule béants qui causaient en ce temps-là tellement de drames.
Djougou s’éveillait à peine. Quelques panneaux géants aux effigies de Yayi, Houngbédji et Amoussou rappelaient le fort intérêt que nourrissaient les différents candidats à cette élection présidentielle pour la cité des "Diarra". Je repensai à notre meeting qui, quelques jours plus tôt, avait mis la ville en effervescence. Je repensai surtout aux femmes leaders de cette région qui s’engagèrent tête et pieds avec nous : Garba Fouléra qui nous donna le gîte, Lamatou Alaza qui se détourna de Idji Kolawolé qui eût pu être son choix naturel, Amissétou Affo Djobo qui tenait un maquis à Parakou, mais qui s’illustrait déjà dans l’activisme politique.
Nous traversâmes Djougou en coup de vent et nous nous engageâmes sur un tronçon d’asphalte qui me parut interminable. Sur plus d’une cinquantaine de kilomètres, nous roulâmes seuls, croisant de temps en temps quelques paysans qui se rendaient aux champs, leur chien sur le réservoir de leur moto, les deux pattes avant posées entre les guidons, ou trottant docilement devant leur vélo.
Il était environ onze heures lorsque nous atteignîmes le rond-point du carrefour de Dassa. De là jusqu’à Cotonou, nous croisions par intervalles réguliers des camions en partance pour le nord et dont le pare-brise portait une affichette de notre candidat. Et puisque notre voiture était également couverte d’affichettes, nous échangions avec ces conducteurs de gros porteurs des signes d’encouragement et de complicité, tantôt en klaxonnant, tantôt en faisant un "V" de victoire en sortant le bras. C’était aussi surtout notre façon de conjurer le calvaire que représentait alors le tronçon de route Bohicon-Cotonou.
En milieu d’après-midi, j’étais au Novotel. Didier n’y était pas. Il était en ville. Il me demanda de laisser les supports auprès du secrétariat. L’ambiance me parut plus animée. Le siège de campagne semblait carrément s’être déporté sur le Novotel. J’aperçus la silhouette de Robert Dossou et d’autres visages que je ne connus que plus tard. Didier était le maître du Novotel. Je m’en étais rapidement rendu compte au secrétariat, par le nombre de personnes qui y passaient demander d’après lui pour tout et pour rien. Que devenait Charles Toko ? Ça faisait un moment que je n’avais plus de ses nouvelles. Mais, j’étais convaincu qu’il avait raté un train. Et l’avenir ne me démentira pas.
J’informai Didier que je retournais au nord le lendemain, mais que je n’étais plus disposé à refaire cette corvée. Il me rassura. Quelqu’un était déjà en route pour Parakou. En revenant sur le parking du Novotel, je recroisai Maurille Agbokou, presque au même endroit où je l’avais vu il y a quelques jours. Il prit des nouvelles du nord, puis d’un ton mesuré, exprima son optimisme. Il n’y avait décidément rien de militant en lui.
Alors que je ressortais du Novotel, Didier me rappela. "Quelque chose est prévu pour toi", me dit-il. Il me demanda de repasser plus tard dans la soirée, si c’était possible. "Je ne suis pas sûr de pouvoir repasser ici le soir", lui répondis-je, avant d’ajouter sur le ton de la blague, "je ne suis pas pressé, Didier. Une chose est certaine, le plat de légumes qui m’est destiné ne souffrira pas d’avarie". Il éclata de rire et fit une répartie dont je ne me souviens plus, mais qui me fit rire à gorge déployée. Le tout ne suffit pas de savoir se battre, il faut savoir prendre le pouvoir.
Charles savait se battre, Didier savait prendre le pouvoir. Ma conviction était définitivement établie.
Je rentrai directement à la maison. Je repars très tôt demain, chercher Macaire Johnson chez lui à Akpakpa. Nous remontons jusqu’à Sinendé, si tout va bien. Le cortège de Yayi est prévu pour s’y trouver dans l’après-midi. Sinendé, c’est une autre histoire...!
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 84
Vendredi, huitième jour de campagne. Le voile de l’obscurité couvrait encore Cotonou lorsque nous reprîmes le chemin du septentrion. Comme la veille, j’étais assis à côté de Macaire Johnson qui s’agrippait à nouveau au volant. Nous sommes attendus dans le cours de midi, à Parakou, par une colonne de véhicules en partance pour Sinendé. J’avais vu ce phénomène en 2001 avec le Général Mathieu Kérékou, candidat à sa propre succession. Le cortège du candidat favori s’allonge au fur et à mesure que passent les jours de campagne. La fraîcheur du matin décupla le rendement de notre moteur. Le voyage fut tranquille. J’eus le temps de remarquer, sur tout le long de l’itinéraire, le fort taux de dissémination de notre logo. Il y en avait de toutes les dimensions, depuis les plus grands, jusqu’aux plus petites affichettes. Les portes de boutiques, les murs d’ateliers, les baraques les plus anodines en étaient devenus des supports d’affichage.
Nous roulâmes vite et si bien que nous étions déjà au siège départemental de campagne de Yayi à Parakou avant midi. Le siège était situé au quartier "Guêma", au bord de la route inter-États, à la sortie nord de la ville. Un calme surprenant y régnait à cette heure de la journée, et surtout à cette étape de la campagne. J’y retrouvai mon beau-frère, Théophile Baballola, qui formait avec ma sœur aînée Marguerite, un couple d’activistes politiques bien connus dans la ville. Mes sœurs aînées Marguerite et Zéphyrine avaient hérité ce goût immodéré de l’activisme politique de ma mère. Celle-ci était en effet au cœur de toutes les activités de l’Organisation des femmes révolutionnaires du Bénin, Ofrb, dans la ville de Parakou, et nous nous pressions avec passion et fierté dans la foule pour la voir défiler à la place "Tabéra" au cours des innombrables défilés qui s’y tenaient.
Ce débordement d’énergie de ma mère agaçait furieusement mon père qui, lui, était plus cérébral et aimait les grands débats et les grandes théories politiques auxquels sa femme ne comprenait pas grand-chose. En plus, mon père, fidèle admirateur du président Justin Tomètin Ahomadégbé, ne porta jamais dans son cœur Kérékou à qui il reprochait d’avoir écourté le mandat présidentiel de "Aho" (c’est ainsi que les gens de sa génération appelaient Ahomadégbé), mais de l’avoir en plus fait interner longuement au camp "Séro Kpéra" de Parakou. Les épouses des militants de Justin Tomètin Ahomadégbé, généralement du sud, se relayèrent pendant toute la période de détention du prisonnier de luxe, pour lui apporter à manger. C’était la période de ma naissance. Mon père garda pour le président Ahomadégbé une fidélité qu’il reporta sur le président Nicéphore Soglo aux lendemains de la Conférence nationale. Ma mère, elle, prit un autre chemin et s’illustra si bien dans l’activisme au sein des structures de base de "l’Organisation des femmes révolutionnaires du Bénin", qu’elle fut remarquée par sa présidente Rafiatou Karimou, qui lui envoya, un jour, une invitation spéciale pour prendre part à une assise nationale de l’Ofrb à Cotonou. Et, cerise sur le gâteau, le voyage sur Cotonou devait se faire par avion, à travers les navettes périodiques des Transports aériens du Bénin, "TAB".
La tension fut vive à la maison. Mon père se sentait émasculé par ce voyage de sa femme qui ne manquerait pas d’attirer des allusions sur lui dans les milieux d’Aboméens féodaux et majoritairement hostiles au régime Kérékou, à Parakou. Il essaya, dans un premier temps, de s’opposer à ce voyage de ma mère, prétextant mille et un risques liés aux transports aériens, mais lâcha très vite prise face au tollé général venu d’Abomey, de la part de ses frères et cousins que ma mère savait alerter pour lui faire changer d’avis. Ma mère, pour l’unique fois, prit l’avion, et en parla jusqu’à sa mort, reconnaissante à l’infini, à sa bienfaitrice, Rafiatou Karimou.
Mes deux sœurs aînées prirent donc d’elle le virus de l’activisme politique dans la ville de Parakou et Zéphyrine se révéla une grande main mobilisatrice pour Rachidi Gbadamassi au cœur du marché Arzèkè où elle remplaça au pied levé ma mère dont elle hérita tous les réseaux d’amitié. Elle ne survécut hélas pas longtemps au décès de ma mère. Nous décidâmes, contre les protestations de la famille à Abomey, de l’inhumer dans la ville, selon ses propres désirs. Tout ne s’explique pas dans notre vie. Marguerite reprit donc le flambeau, avec une forte audience dans les milieux "fons" de la ville, notamment au quartier "Camp Adagbè". Cette influence nous fut très bénéfique pendant les multiples meetings de proximité que nous organisâmes régulièrement dans cette partie de la ville entre 2003 et 2005, pour y prêcher le yayisme. Je me rappelle les salves d’applaudissements que je soulevais au cours de ces meetings de proximité lorsque, debout, je déclinais mon identité, Tiburce "ADAGBE".
Bref, notre attente au siège de campagne "Guêma" ne fut pas longue. Au milieu d’un cortège de quatre ou cinq véhicules, nous prîmes le chemin de Sinendé. Pour m’y être déjà rendu une fois en 2001 dans le cortège électoral du Général Mathieu Kérékou, je savais que Sinendé n’était pas la porte d’à côté. C’était un voyage presque interminable sur cette piste rurale poussiéreuse, en cette fin de saison sèche. La piste s’enfonçait profondément au milieu d’une forêt dense entrecoupée de savanes herbacées. Elle serpentait, montait, descendait, s’élargissait, se rétrécissait, comme si elle nous jouait des tours.
Bientôt, nous commençâmes par dépasser beaucoup de monde qui allait dans la même direction que nous, tantôt à pied, tantôt à trois ou à quatre sur une moto brandée aux effigies de Yayi. Nous dépassâmes un minibus poussif bondé de monde et tellement couvert de nos affichettes qu’on avait du mal à en voir la couleur. En haut, sur le bus, un haut-parleur diffusait une chanson en langue baatonou que je venais d’entendre au siège de campagne à Parakou et à laquelle je n’avais pas fait attention. Elle passa pourtant en boucle avec celle de GG Lapino pendant que nous attendions. Je ne suis pas locuteur baatonu, je suis locuteur dendi. Mais, cette chanson débitée par un haut-parleur commença par me faire un effet.
C’était de la musique moderne, mais avec une cadence abrupte et nerveuse, un refrain simple et répétitif qui finissait par le nom "Yayi Boni".
Après le bus, nous dépassâmes des gens qui, sur leurs motos ou leurs vélos, avaient, attaché sur leur siège arrière, un poste magnétophone à cassette qui vociféraient la même chanson. "Aourama ...aourama... aourama...Yayi Boni" ! Je fus définitivement convaincu que nous étions face à un autre phénomène "GG Lapino" version bariba. L’artiste, m’a-t-on dit, se nommait "Bourousman" et sa chanson, tel un hymne sacré, fédérait tout le milieu bariba autour de Yayi qui avait réussi à se faire accepter comme un des leurs, même s’il n’apprit son baatonou que dans un cahier de cent pages. Nous avions des échos surréalistes de la journée de la veille, que le candidat passa dans la partie bariba de l’Atacora, Kérou, Kouandè, Péhunco. Nous avions eu des échos tout aussi excitants de Banikoara.
Le cortège, depuis ce matin, était monté à Malanville avec une marrée humaine indescriptible. Nous la rejoignons à Sinendé. Et nous y voilà d’ailleurs enfin. Le meeting était déjà en cours avant notre arrivée. La densité de la foule ne nous permit d’observer que de loin, sur l’estrade, la silhouette de Yayi dans un bazin rouge écarlate. Quelques personnes que je ne reconnaissais pas se tenaient debout, à ses côtés. Ah oui, j’en reconnus finalement un : Charles Toko. Il se tenait juste dans le dos du candidat. Il avait donc dû rejoindre le cortège pour le périple en pays bariba. Après le français, Yayi enchaîna son discours en baatonou, sous les ovations du public. Même si je n’en comprenais pas grand-chose, je savais que son accent n’était pas le bon.
Mais, cette prise de parole en baatonou suffisait au bonheur de la populace. Yayi finit en disant un mot apparemment sympathique à l’endroit du fils du terroir, Soulé Dankoro. Quelques applaudissements timides fusèrent. Yayi laissa enfin le micro, que quelqu’un saisit aussitôt en lançant, sans scrupule, une des chansons les plus férocement allusives et xénophobes en milieu bariba. Je ne sais plus si c’était Charles. Ma mémoire flanche à ce niveau. Mais, je me souviens de l’enthousiasme décomplexé de la foule qui reprit en chœur la chanson qui, traduite en français, pourrait signifier à peu près ceci : "Mon frère, pourquoi donner ton sorgho à la pintade sauvage dans la brousse, au lieu de l’utiliser pour nourrir ta poule qui est avec toi à la maison tous les jours ?... ".
C’était aussi cela la campagne électorale dans notre pays. Je me souviens de cette mise en garde que nous fit le Général Mathieu Kérékou, en 2001, à son domicile de Natitingou, en pleine campagne électorale. "Si vous rapportez à Cotonou tout ce que vous avez entendu ici, vous allez casser le pays", avait-il prévenu.
Le meeting prit fin dans un grand mouvement de foule. Informé de la présence de Soulé Dankoro à Sinendé, Yayi orienta son cortège vers son domicile. Mais, le vieux colonel s’enferma à double tour et refusa de nous recevoir. Nous insistâmes vainement en tambourinant sur le portail. Nous reprîmes finalement le chemin du haut. Le dernier meeting de la journée est prévu pour Kandi. Le maire, Allassane Séibou, un des fidèles du yayisme, nous y attend.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 85
On ne peut comprendre l’enjeu des élections présidentielles de 2006 en pays bariba qu’en prenant en considération les nombreux murmures de frustration qui s’y exprimaient de plus en plus vers la fin du long règne politique du Général Mathieu Kérékou. Les cadres politiques et autres intellectuels baribas étaient de plus en plus nombreux à non seulement penser, mais à exprimer, en petits comités, leur envie de tourner enfin la page Kérékou. Il suffit de consulter les résultats électoraux du candidat Saca Lafia aux présidentielles de 2001 face au mastodonte Kérékou, pour se rendre compte du fait qu’un vieux abcès commençait à suinter. C’est vrai qu’au plan national, l’homme de Pèrèrè ne fit guère qu’autour d’un pour cent des suffrages exprimés.
Mais, la meilleure façon de lire le résultat de Saca Lafia, qui battit campagne sur un discours très ethno-centré face à Kérékou, serait de le rapporter à l’électorat strictement bariba. Et là, une toute autre lecture apparaît. L’affrontement fut rude entre Saca Lafia et Kérékou, contrairement à la perception qu’on avait pu en avoir de Cotonou. Ce n’était d’ailleurs pas pour rien que le vieux caméléon finit par perdre son sang-froid en pleine campagne électorale, en servant à Saca Lafia cette amabilité restée célèbre : "le bouvier". Ce qui, je l’avais développé dans un précédent épisode, est loin d’être superficiel comme attaque.
Je n’ai pas fait spécifiquement les calculs, mais il apparaît que les suffrages de Saca Lafia obtenus essentiellement en milieu bariba exprimaient ouvertement, et pour la première fois, une défiance vis-à-vis de celui dont le règne sur l’électorat du septentrion était jusque-là sans partage. Y avait-il un désamour entre Kérékou et les Baribas ? Ils étaient en tout cas de plus en plus nombreux, cadres politiques et leaders d’opinion baribas, à l’affirmer en privé, même si publiquement ils continuaient, dans leur grande majorité, à faire bonne figure et à soutenir le fils de Kouarfa.
Beaucoup d’anecdotes plus ou moins vérifiables étaient souvent évoquées pour illustrer les rapports très complexés qu’aurait le Général avec les Baribas et qui n’étaient pas à isoler des rapports de condescendance historiques et culturelles qu’entretenaient les Baribas avec les peuples de l’Atacora, désignés sous le nom générique de "Somba", avec une grande connotation péjorative.
La perspective de son départ en 2006 libérait donc en milieu bariba, une énergie que Yayi capta assez facilement. Le terrain était prêt et n’attendait que la semence. Bien évidemment, tout le monde, en milieu bariba, ne prit pas au sérieux les apparitions répétées de Yayi, en tenue traditionnelle "tako", à Nikki, à Bembèrèkè, à Kouandé, à Banikoara, entre 2002 et 2005.
Mais, les leaders baribas finirent par faire preuve de realpolitik, en considérant que ce nagot qui se déguisait en bariba était encore la meilleure solution pour eux de retrouver leur splendeur et de soigner leurs longues années de frustration politique.
L’ambiance à Sinendé en ce huitième jour de campagne électorale était donc prévisible. Le couac que fut le refus de Soulé Dankoro de nous recevoir ne changea rien à la tendance générale.
Les relations entre le colonel Dankoro et Yayi étaient pourtant parties pour être des plus excellentes. Je me rappelle encore les visites que Yayi lui rendait à son domicile de Godomey, quand il revenait de Calavi, où Saka Kina, en fin psychologue, le tournait en rond. Dankoro, qui poursuivait sa traversée de désert après avoir affronté sans succès le Général Mathieu Kérékou à Sinendé en 2001, accueillit d’abord avec indifférence, puis avec une certaine bienveillance, les ambitions présidentielles du président de la Banque ouest-africaine de développement.
Puis, progressivement, les relations entre les deux hommes se refroidirent.
Nous repartîmes donc de Sinendé, remontâmes sur le goudron au niveau de Bérouboué, puis mîmes plein cap sur Kandi, en traversant péniblement les villages baribas sur notre itinéraire. La voie, systématiquement barrée par des troncs d’arbres, obligeait le candidat à marquer de courts arrêts pour des meetings improvisés où tonnait le sacré refrain que j’entendais depuis le matin et qui finissait de façon cadencée par "...Yayi Boni". Ce single de l’artiste Bourousman, inconnu à Cotonou, faisait en pays bariba l’effet d’une ode fusionnelle. Nous traversâmes Bembèrèkè où Yayi avait déjà tenu meeting dans la journée, puis atteignîmes Kandi dans la nuit.
Les populations qui y patientaient depuis midi, s’égayèrent subitement. À Kandi ici, Yayi se sentait comme à Tchaourou. Il y avait fait une partie de sa carrière d’enseignant et y entretenait un dense réseau d’amis. Ses rapports avec certaines familles à Kandi étaient profondément affectueux et je me rappelle que nous ne manquions pas de rendre visite à la famille Yérima chaque fois que nous nous y rendions. Je ne fus d’ailleurs pas surpris plus tard, de voir la promotion d’un des jeunes de la famille, Patrick, à un poste ministériel.
À Kandi, Yayi eût pu compter sur le soutien de Ramathou Baba-Moussa que nous démarchâmes assidûment par maintes visites de courtoisie à son domicile de Porto-Novo et qui fut un soutien des premières heures. Mais, elle ne fut finalement pas assez présente dans la phase active de cette effervescence électorale. À Kandi, Yayi eût put avoir Saka Kina comme une épine dans la plante des pieds. Mais, ce soir-là, le plus grand tribun politique du septentrion était six pieds sous terre. C’est pourtant en son nom que nous fîmes stade comble, malgré notre retard sur le programme.
Eh oui, Saka Kina était encore vraiment influent à Kandi. Il y avait surtout comme pilier du yayisme à Kandi, le maire Allassane Séidou. Une ou deux fois, nous passâmes déjeuner chez lui dans sa résidence de maire. C’était, je crois, en 2004. Son engagement politique derrière nous ne souffrait déjà d’aucun doute.
Le meeting fut long et épuisant pour moi. N’oubliez pas que j’étais sur pied depuis cinq heures du matin et que j’avais fait la veille le trajet Natitingou-Cotonou. Heureusement que Macaire Johnson, qui était au volant de la "Carina 3", méritait bien ce surnom de "bulldozer" par lequel Yayi le désignait. C’était une force de la nature. Il paraissait infatigable et transpirait quel que soit le niveau de la climatisation de la voiture.
À la fin du meeting, Yayi insista pour aller dîner chez Dèré, une de ses cousines. Une partie du cortège le suivit, dont nous. C’était enfin un moment de détente. Yayi m’aperçut dans la demi-obscurité, se leva, prit mon bras, puis m’entraîna hors de la concession. Quelques gardes, affolés, nous emboitèrent le pas, mais gardèrent une distance suffisante pour nous laisser parler à deux. "Tiburce, tu penses qu’on va gagner ?", me demanda-t-il. "Je crois que cette affaire est pliée", lui répondis-je. Je comprenais le sens de sa question. Il avait besoin de s’entendre dire ce qu’il pense par quelqu’un d’autre pour mieux s’assurer de son évidence. Il fit un soupir, puis, sans mot dire, me re-entraîna dans la concession.
Il sonnait près d’une heure du matin quand nous quittâmes Dèré. Le lieu retenu pour l’hébergement du cortège se révéla trop petit. Chacun pour soi, nous tournâmes longuement dans la nuit de Kandi où toutes les auberges affichaient complet. Nous finîmes, autour de deux heures du matin, à trouver enfin un sommeil réparateur.
À sept heures le lendemain, nous étions au lieu du rassemblement général. Le cortège me paraissait de mieux en mieux organisé. Il y avait de plus en plus d’hommes en armes avec nous. J’aperçus Charles Toko en forte discussion avec le noyau de soldats chargé de la sécurité. Bachirou Agani m’invita à rejoindre le débat. La sécurité se plaignait de la position occupée dans le cortège par le véhicule des pasteurs. Ceux-ci tenaient, en effet, à se mettre immédiatement derrière la voiture de Yayi, ce qui, selon les plaintes de la sécurité, rendrait impossible toute réaction en cas d’attaque sur la voiture de Yayi. "TiRbuce, parle à tes pasteurs, qu’ils aillent dans leurs églises", me lança Charles, railleur comme d’habitude, sur ce genre de thématique. "Dites-le-leur vous-même", répliquai-je, en me retirant du petit groupe.
Les véhicules, partis faire le plein de carburant en ville, revinrent. Je retournai m’asseoir dans la "Carina 3". Nous attendons tous que Yayi sorte. Il est en prière avec un groupe de pasteurs dirigés par le pasteur Michel Alokpo. Aujourd’hui samedi, neuvième jour de campagne électorale, notre chemin est prévu pour être particulièrement long et éprouvant. Nous partons à Ségbana, chez Bani Samari.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 86
Yayi sortit enfin et le cortège put s’ébranler en direction de Ségbana. Le soleil semblait s’être levé plus tôt que d’ordinaire et ses rayons argentés perçaient vaillamment l’épais cordon de poussière que devenait la piste carrossable avec notre passage. L’état de la voie était exécrable et nous sentions les complaintes des suspensions de notre véhicule. Nous avions veillé à n’être que deux dedans, malgré maintes plaidoiries pour que nous embarquions des intrus. Ils nous auraient rendu le trajet pénible, en nous empêchant de causer librement.
La conduite sur une piste pareille nécessitant beaucoup de concentration de la part du chauffeur, je ne causai pas beaucoup avec Macaire. Cela faisait bien neuf jours qu’il était au volant. Je profitai alors du calme dans la voiture pour me plonger dans une méditation à propos de ce peuple, les Baribas ou "Baatumbus", dont on situait les origines au Nigéria, et qui avait atteint un niveau d’organisation sociale aussi évolué que complexe.
Parmi les locuteurs de la même langue, il fallait en effet distinguer les princes, ceux de la classe dirigeante encore appelés les "wassangari", les Baribas ordinaires et les Baribas dits de souche inférieure, les "gandos", dont les aïeuls seraient des bouviers peulhs engagés pour l’entretien du cheptel bovin des princes et qui, au fil des siècles, auraient assimilé les us et coutumes de leurs maîtres.
Je repensai à la facilité avec laquelle Yayi s’était fait accepter et adopter par ce peuple pourtant si fier et si tatillon sur ses éléments identitaires. Je ne crois pas, contrairement à beaucoup d’analystes, que cette adoption facile soit liée aux plaisanteries de cour qui ont toujours lié les Baribas et les Nagots. Il se fait que "Yayi Boni" est composé de deux noms très familiers et très répandus dans les contrées baribas où "Boni" par exemple, désigne le quatrième fils.
Du nagot au baatonu, il n’y avait que l’accent qui varie dans le prononcé du nom "Yayi Boni" qui, finalement, passe très bien auprès du bas peuple bariba.
L’opération eût été nettement moins souple si notre candidat se nommait autrement. C’était là, à mon avis, une programmation qui ne pouvait relever que du destin.
Comme je le disais dans un épisode précédent, je ne suis pas locuteur baatonou. J’aurais pourtant pu parler couramment cette langue si, en plus des documents d’alphabétisation que je passais récupérer gratuitement au centre d’alphabétisation de Parakou, encore appelé "Baatonnou kéou", le chaudron de mon quartier _"Yéboubéri" m’avait offert un bain linguistique adéquat. Mais, la langue dominante dans mon quartier, c’était le dendi, même si l’essentiel des populations autochtones est de souche bariba. J’ai eu cependant d’excellents copains baribas tout au long de mon parcours académique, et le trait commun que je retrouve entre eux est la fierté, et surtout le courage.
L’un de ces amis que j’eus en classe de sixième et dont la personnalité ne démentait pas ces deux caractères s’appelait Damagui. C’était un passionné de cinéma. Et déjà à cet âge, profitant d’une surveillance plus relâchée de ses parents, il passait toutes ses soirées dans la salle de cinéma de la ville où se diffusaient en semaine des films karaté. Puis, le lendemain, Damagui mettait un point d’honneur à me faire vivre le film de la veille avec force onomatopées. Sa passion de ces comptes-rendus était telle qu’il montait rarement sur sa bicyclette "Peugeot" flambant neuve qui l’aurait naturellement isolé de son fidèle auditeur que j’étais sur le chemin du retour du collège. Il préférait donc traîner le vélo jusqu’à son domicile, de façon à pouvoir garder le contact avec son auditoire.
Puis, les onomatopées s’enchaînaient, les unes plus sèches et plus bruyantes que les autres. Damagui eût sans doute pu m’apprendre sa langue, le baatonnou, s’il ne passait pas tout son temps à me raconter le dernier exploit de Bruce Lee ou de Jacky Chan. Cette amitié, bien qu’éphémère, me marqua beaucoup. Je fis, quelques années plus tard, en classe de Troisième, plusieurs sorties vers des hameaux baribas de la périphérie de Parakou et je pus, à ces occasions, toucher du doigt la notion de l’hospitalité, mais aussi celle du code de l’honneur chez ce peuple qui a pour tradition de toujours garder une portion d’igname pilée au fond du mortier, pour un éventuel visiteur. Ce peuple pour qui une femme parturiente se couvre d’infamie en poussant des cris de douleur.
Il y a tant et tant de choses à savoir encore sur la culture baatumbu. Mais, pour le moment, c’était l’état de la route de Ségbana qui transformait le voyage en un véritable calvaire pour nos véhicules. Le sol, de plus en plus poudreux, ralentissait l’avancée du cortège. Un véhicule se mit à patiner, bloquant tous les véhicules qui le suivaient, coupant de fait, en deux, le cortège. Le véhicule de tête, alerté, finit par s’arrêter. Un chauffeur plus expérimenté se mit au volant de la voiture immobilisée par ce sol poudreux. Il fit une manœuvre si brusque que le véhicule, en s’élançant, souleva une poussière si épaisse que nous nous précipitâmes dans nos véhicules respectifs, pour protéger nos voies respiratoires.
Puis, le cortège se remit en route. Les hameaux étaient si rares sur le trajet que nous semblions parfois rouler sur une planète sans repère. Ségbana, c’était vraiment le Bénin. Nous finîmes par l’atteindre aux environs de onze heures. Ma surprise fut grande d’y trouver une école et des bâtiments administratifs. C’était la première fois que je m’y rendais. Dans le cortège électoral du Général Mathieu Kérékou en 2001, nous avions annulé cette étape, en nous arrêtant à Kalalé, en provenance de Nikki. Cette fois-ci, nous prenions le tronçon dans le sens opposé. Donc au lieu de Nikki-Kalalé-Ségbana-Kandi que le vieux caméléon avait arrêté à l’étape de Kalalé, le cortège du candidat Yayi roulait plutôt dans le sens inverse : Kandi-Ségbana-Kalalé-Nikki. Et ce sens me paraissait plus pratique.
Ségbana, rendue tristement célèbre par cette réputation de goulag tropical que lui donna le régime du Parti de la révolution populaire du Bénin, Prpb, dans sa forme répressive, n’en reflétait pourtant rien. L’agglomération avait beau avoir abrité le centre de détention politique le plus strict, lui donnant une connotation de prison géante dans mon esprit, cela ne se sentait aucunement. Le meeting fut sobre et bref. La population, essentiellement bariba et peulhe, semblait ne connaître qu’un seul candidat : le nôtre. Quelques-unes de nos affichettes sont perceptibles sur des murs et des arbres. Certains crurent utile de remettre au goût du jour des tee-shirts à l’effigie du Général Mathieu Kérékou. Ils ont peut-être raison.
Après tout, ils n’attendent pas grand-chose de ces alternances au sommet de l’État. Leur agglomération dépend presque exclusivement du Nigéria voisin dont ils ont d’ailleurs adopté la monnaie, pour toutes leurs transactions.
Ils voteront Yayi Boni, comme ils ont déjà plusieurs fois voté Kérékou, sans rien n’exiger ni rien espérer. Ils voteront surtout parce que c’est le choix de leur frère, Bani Samari.
Le cortège s’ébranla à nouveau. Direction sud-est. Destination Kalalé. Nous roulâmes presque infiniment sur cette piste défoncée qui serpentait à travers la savane arborescente et herbacée, soulevant une longue traînée de poussière rouge ocre. De temps en temps, nous rencontrions un paysan qui, prudemment, descendait de son vélo qu’il trainait dans la brousse en nous faisant de grands signes enthousiastes, avant de se dissoudre dans la grande nuée de poussière que nous laissions derrière nous. Le soleil était maintenant au zénith et la climatisation de notre voiture fut poussée à plein régime.
De temps en temps, la vitesse du cortège était perturbée par l’état de la voie. Le cortège ralentissait alors, trouvait le meilleur moyen de négocier la crevasse, puis se relançait aussitôt. Bientôt, des troncs d’arbres disposés perpendiculairement sur la piste annoncèrent Kalalé. Les populations, qui patientaient depuis la veille, avaient trouvé ce moyen pour s’assurer de notre arrêt. Le cortège s’arrêta, puis, suivant l’itinéraire que nous indiquait un groupe de jeunes gens surexcités et exhibant des affichettes à l’effigie de Yayi, nous nous retrouvâmes sur l’espace aménagé pour le meeting et qui grouillait de monde, malgré le soleil accablant.
Nous étions toujours dans l’espace géographique bariba-peulh, et les réflexes identitaires ne variaient pas. Une sonorisation hésitante crachait l’hymne fétiche composé en baatonnou par l’artiste Bourousman et qui tournait dans mon esprit chaque fois que je n’avais pas un sujet de méditation.
Je restai dans la voiture que nous laissâmes en marche, pour échapper à la chaleur cuisante qui sévissait dehors. Nous n’attendîmes pas longtemps, et le cortège reprit la route vers Nikki que nous atteignîmes un peu après treize heures. Adam Boni Tessi, le maire, vint nous accueillir à l’entrée de la ville. Il était accompagné de quelques notables de la ville. Il se mit devant notre cortège et nous conduisit dans une résidence calme, toujours à l’entrée de la ville.
Un déjeuner était prévu. Ouf, je sentais justement un creux dans l’estomac. Les véhicules garèrent pêle-mêle devant la résidence et nous nous installâmes tous dans le séjour, à l’exception des chauffeurs et des hommes en arme. Pendant que le service d’igname pilée et de riz au gras démarrait, je sortis pour humer un bol d’air, le temps que les serveuses ne soient à mon niveau.
Dehors, je retrouvai encore le groupe qui, le matin, se plaignait du positionnement du véhicule des pasteurs, en pleine ébullition. Ils discutaient vivement avec le pasteur Alokpo et le débat gagnait en nervosité. Charles Toko était furieux. Il menaça d’aller discuter de vive voix avec le candidat Yayi des difficultés que créaient les pasteurs au service de sécurité. Je savais qu’il n’allait pas le faire. Et il ne le fit pas. Quant à moi, je retournai à la table, en gardant pour moi mon opinion sur le sujet.
À la fin du repas, Adam Boni Tessi disparut du séjour avec Yayi, puis les deux revinrent quelques minutes plus tard, vêtus d’un même habit traditionnel bariba superbement brodé. La salle se répandit en compliments. Le top du départ pour le stade fut aussitôt donné. Dans un cafouillage devenu habituel, le cortège se redéploya. Nikki nous attendait depuis la veille, nous souffla-t-on.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 87
Nous voici donc à Nikki, épicentre de la culture baatumbou. Mon premier séjour dans cette ville remontait à dix ans en arrière, au milieu des années 90. C’était à l’occasion d’une fête de la Gaani. J’étais en faculté de géographie et avait profité de l’occasion qu’offrait le bureau du Front des élèves et étudiants pour le développement économique du nord, FREDEN, pour étancher ma soif de connaissance de la culture bariba. Il faut dire que je ne fus pas déçu.
Le groupe des étudiants que nous étions à cette édition de la célébration de la fête de la Gaani était particulièrement choyé. Nous avions accès à toutes les étapes de la cérémonie et bénéficiions des services d’un guide de luxe, le professeur Léon Bio Bigou, grand passionné de la culture bariba. Quand je vins à Nikki pour la seconde fois, c’était en 2003, en compagnie du président de la Banque-ouest africaine de développement, Yayi Boni, qui posait son premier jalon visible dans la conquête du milieu bariba.
La Gaani, cette célébration du triomphe de l’animisme bariba sur l’islamisation forcée que tentaient d’imposer par les armes des troupes venues du nord du Nigéria, rassemblait en effet, chaque année à Nikki, l’essentiel de tous ceux qui comptaient dans le milieu bariba. Mais, cette première exhibition de Yayi en tenue traditionnelle bariba lui laissa une profonde frustration. La froideur et même l’indifférence de la tribune officielle où étaient déjà assis les cadres et élites baribas lui montraient l’immensité du défi qu’il avait à relever pour effacer cette silencieuse accusation d’imposteur culturelle qu’il lut dans beaucoup de regards ce jour-là à Nikki. Nous en parlâmes longuement sur le chemin de retour.
S’installer comme leader politique unique du septentrion, sans l’aval des Baribas, est mathématiquement et culturellement impossible. Et si le destin national de Kérékou n’avait pas pris par l’armée, il n’aurait mérité, au mieux, qu’une bienveillante condescendance de l’élite bariba qui ne l’aurait pris autrement que comme un "Somba". Mais, le contrecoup à mon avis, est qu’il est très difficile pour un leader politique authentiquement et exclusivement bariba de faire accepter son leadership politique par les autres entités socio-ethniques du septentrion. Les susceptibilités ont la peau dure.
Ce qui paraissait évident, c’est qu’une des grandes clés de la stratégie de conquête du pouvoir par Yayi en 2006 se trouvait donc en pays bariba. Il en fut si conscient qu’il décida audacieusement de livrer bataille. Et on pouvait dire, vu la mobilisation au stade communal de Nikki ce samedi, neuvième jour de campagne électorale, qu’il avait gagné, sans fioritures, son challenge.
La foule, immense, trépigne à son apparition, accompagné du maire Adam Boni Tessi, tous deux habillés en princes wassangaris. Cette foule de Baatombous, de Peulhs et de Boos, s’identifiait désormais à lui. Ici aussi, tout se joua autour de la chanson de l’artiste Bourousman, "aourama...aourama... aourama...Yayi Boni". Je ne savais pas avec précision ce que disait la chanson, je ne sais même pas si je viens de bien en transcrire la phonétique. Mais, c’était facile à voir les postures de danse dans lesquelles la chanson mettait le public, qu’il devrait s’agir d’un message supplicatif. Hommes, femmes, jeunes, vieux et chevaux bénirent et adoubèrent notre candidat ce jour-là à Nikki.
Le cortège s’ébranla ensuite vers Pèrèrè, pour défoncer une porte déjà si largement ouverte. De là, il nous eût été plus pratique de rejoindre Parakou, en perçant par Guinangourou. Mais, une forte délégation venue de N’Dali obtint que le cortège retraversât Nikki pour rejoindre la voie bitumée au niveau de N’Dali où, dit-on, les populations nous attendaient depuis deux jours. Mais, ce qui m’excitait surtout, c’était la perspective du meeting de Parakou qui était prévu en milieu d’après-midi ce même samedi.
Une fois à N’Dali, Macaire Johnson et moi décidâmes d’abandonner le cortège et d’aller attendre à Parakou. Ce faisant, nous pûmes nous donner un peu de repos au siège de campagne de Parakou, situé au bord de la voie inter-Etats, à l’entrée nord de la ville, dans le quartier "Guêma". Souvenez-vous que ce fût de là que nous étions partis, il y avait seulement vingt-quatre heures.
Le siège, à cette heure, était quasiment vide. Et cela se comprenait. Toutes les énergies s’étaient déportées vers la grande place derrière la place "Bio Guerra", derrière le CEG1, actuellement CEG-Hubert Maga, où un podium géant était dressé pour le meeting.
Le cortège ne tarda pas à rentrer dans Parakou. Nous nous y insérâmes. Sous les vivats des populations riveraines, le cortège traversa lentement le quartier "Transa", fit le rond-point en face de l’ancienne "Alimentation générale du Bénin, AGB" puis, au lieu de foncer en ligne droite vers la place "Bio Guerra", bifurqua à droite, en face de la préfecture, pour rejoindre le petit rond-point entre la mairie et l’ancienne gare routière. De là, il tourna à gauche, en direction du centre départemental hospitalier.
L’itinéraire avait été pensé avec précision de manière à rameuter la population, en traversant des zones populeuses. Et l’effet ne rata pas. Je me souviens de ce fleuve humain qui se forma spontanément sur cet axe qui m’était si familier.
Notre cortège avançait avec beaucoup de peine. Je reconnus avec beaucoup d’émotion ce petit carrefour entre la petite mosquée du quartier "Laadji farani", le quartier "Cobè" connu dans mon enfance pour abriter les plus durs contrebandiers de l’essence frelatée que les Dendis appelaient "sensi fayaô", et mon quartier Yèbouberi.
L’effervescence de ce jour-là me rappela celle qui enflamma Parakou un jour du milieu des années 80, lors du retour triomphal des "Buffles du Borgou", après leur sacre national au stade de l’Amitié de Kouhounou, face à l’équipe de l’Université nationale du Bénin. Oui, le football était la première religion à Parakou et les joueurs de l’équipe des "Buffles du Borgou" étaient des stars.
Dans cette équipe, les noms de joueurs étaient généralement une combinaison entre Alassane, Abdoulaye, Mohamed. Il s’y trouvait par exemple deux ou trois Alassane Mohamed, deux ou trois Abdoulaye Mohamed dont les plus célèbres avaient pour pseudonymes "Petit Sory", certainement en référence à un Sory d’une équipe de football malienne ou guinéenne, et "Sifroid", parce qu’il travaillait dans l’unique société de fabrication de barres de glace de la ville, appelée "Sifroid". Il y avait bien entendu quelques noms allogènes dans l’équipe, comme le gardien de but Eusèbe Nougbognonhou et le latéral gauche Ferdinand Boyer.
Les "Buffles du Borgou", c’était notre "FC Barcelone", c’était notre "Real Madrid", c’était plus que tout ça à la fois. La passion du football à Yèboubèri était telle qu’aucun de mes mots ne peut ici en rendre compte très fidèlement. Et il n’y avait pas meilleur endroit pour faire le débriefing des matchs de foot du championnat national du Bénin, que le banc du coiffeur du quartier. Les débats y étaient parfois si enflammés qu’ils dégénéraient en échanges d’amabilités, surtout quand "Baa Sanni", le vieux hooligan, venait s’asseoir. Il y avait, à deux pas de mon pâté de maisons, un passionné de football qui se faisait appeler "Bolago Séverin", par allusion à son illustre idole de la radio nationale dont il était fan jusqu’à la déraison.
Yèboubèri, c’était aussi les "grands frères" à qui nous vouions respect et qui nous le rendaient si bien lorsqu’un jeune du quartier se trouvait impliqué dans une bagarre hors du territoire du quartier. Le plus charismatique de ces "grands frères", c’était Abiboulaye Baparapé, un solide gaillard. Je le revis plus tard, en 2007, à Gbégamey à Cotonou, où il accompagna un de ses camions. "Toi, me dit-il en dendi, n’oublie jamais que tu es un enfant de Yèboubèri.Tu es un des nôtres". Je pris la pleine mesure de sa déclaration en 2008, à l’enterrement de mon père à Abomey. Une partie de Yèboubèri convergea à Dokpa-Toïzanli à Abomey, par camions entiers, dans des conditions de voyage exécrables.
Je sens toujours l’esprit du "grand frère" éternel chez Mohamed, chaque fois que je me rends chez lui, dans les ateliers de couture "Grand Boubou", sur l’esplanade du stade de l’Amitié. C’était nos aînés au quartier.
Yèboubèri, c’était les célèbres "pains Baba-Moussa" qui sortaient chaque matin des fourneaux de la mère de Charles Toko et pour lesquels les enfants du quarter feraient n’importe quelle folie. Yèboubèri enfin, c’était les amourettes presque impossibles entre le "Quasimodo" Rachidi Gbadamassi et quelques "Esmeralda" rétives. Mes soeurs en parlaient avec passion.
En traversant le quartier "Cobè" ce samedi, je repense à un ami d’enfance que je n’avais plus jamais vu, Adambi Moutawkil, mais à qui me faisait toujours penser le faciès du jeune maire de la ville de Parakou, Samou Adambi, qui était d’ailleurs aux manettes pour ce meeting. J’avais fait la classe de CE1 avec Moutawkil et nous formions avec un autre ami, Ismaël Lawani, déjà féru de bandes dessinées, le trio de tête d’excellence de cette classe d’une centaine d’écoliers.
Le cortège progresse péniblement. Ce meeting est prévu pour être le plus géant dans le septentrion. Le pouvoir est désormais à portée de main.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 88
Principal centre urbain du septentrion, la ville de Parakou offre un intéressant terrain d’étude des rapports complexes entre les différents groupes socioculturels composant le Bénin. L’occupation spatiale du territoire de la ville par ces différents groupes humains fait apparaître de subtiles lignes de failles, lisibles dans les urnes à chaque élection présidentielle. Mais, de façon schématique, quatre grandes zones d’installations humaines composent le damier anthropo-sociologique de la ville.
À l’entrée sud de la ville, on trouve essentiellement les populations tchabès dont la légitimité territoriale se fonde sur la présence du palais royal des Akpaki. Il s’agit du quartier "Sinanguru". Précisons ici que pour des raisons liées à l’histoire, les Tchaabè-Nagots se sentent autochtones dans cette cité fondée au 18è siècle et dont le premier roi fut un Nagot élevé et ennobli dans la cour royale de Nikki, au milieu des princes wassangaris. Cette passerelle historique entre les populations Tchaabè-Nagots et les Baribas reste très perceptible dans les plaisanteries séculaires entre ces deux peuples.
C’est tout le contraire des rapports de méfiance entre les populations fons d’Abomey et les Gouns de Porto-Novo, bien que le roi Toffa ait été élevé dans la cour royale d’Abomey et que son intronisation sur le trône royal de "Hôgbonou" ait été supervisée par un régiment de l’armée du roi Glèlè. Deux histoires similaires aux issues diamétralement opposées.
À Parakou donc, les Tchaabè-Nagots se sentent autant autochtones que les Baribas qui occupent le quartier historique de "Kpèbié" et toute la zone nord de la ville. Ce qui n’est évidemment pas le cas des Fons qui, persécutés depuis la chute du royaume guerrier d’Abomey, s’installent prudemment dans toutes les villes desservies par le chemin de fer, autour de la gare. C’était pour eux, en effet, la meilleure façon de s’assurer le premier train en cas d’explosion de folie xénophobe à leur encontre.
Ainsi, à Parakou, ils occupent tous les quartiers limitrophes de la gare ferroviaire. Quartiers "Dépôt", "Alagare", "Camp Adagbè". Le cœur de la ville est occupé par les Dendis, peuple commerçant et citadin venu du Burkina Faso et du Mali, et qui a pris ses quartiers essentiellement dans les grandes villes du nord du Bénin, comme Natitingou, Djougou, Parakou, Kandi et Nikki. Les Dendis occupent à Parakou les deux grands quartiers rivaux autour du marché "Arzèkè". Il s’agit des quartiers chauds et populeux de "Yèboubèri" qui, en dendi, signifie justement "grand marché", et de "Yarakinnin". Ces deux quartiers dendis, étalés de part et d’autre du marché Arzèkè, entretiennent, sur beaucoup de sujets, un rapport de susceptibilité et de rivalité que tous les acteurs politiques de la ville ont à rentabiliser sans scrupule.
Je me rappelle les matchs de football opposant ces deux quartiers et qui finissaient systématiquement dans la bagarre, quel que soit le score, l’arbitre finissant toujours sur une civière d’hôpital pour un penalty non accordé ou un tacle non sanctionné et que les spectateurs étaient toujours les seuls à voir. Je me rappelle aussi l’immense conflit qui opposa ces deux quartiers très musulmans lorsqu’il se fut agi de choisir lequel devait abriter la mosquée centrale de la ville. Yèboubèri remporta cette mise et la frustration fut vive à Yarakinnin qui érigea, peu de temps après, sa propre mosquée. Mais, s’il y avait une chose sur laquelle ces deux quartiers s’entendaient, c’était le rejet viscéral du christianisme. Et jusqu’à mon départ de la ville en 1991, aucune église ne put être érigée sur le territoire de Yarakinnin ou de Yèboubèri, où pratiquement chaque pâté de maisons disposait de son école coranique.
L’islam fut très présent dans mon quotidien. En dehors de la mosquée centrale de la ville, bâtie à quelques encablures de notre maison et dont les appels du muezzin rythmaient mes journées, une autre mosquée, secondaire, fut érigée à deux pas de notre bâtiment. Et en période de Ramadan, les prières quotidiennes de rupture de jeûne transformaient le quartier en zone assiégée. Mais, étant né dedans, je n’avais jamais perçu ces encombrements de voies publiques comme un problème. La chose m’aurait été sans doute plus inconfortable aujourd’hui, mais à l’époque, j’aimais bien le goût puissant de ce jus de citron épicé au gingembre, très prisé pour la rupture du jeûne.
J’aimais le goût aigre de cette bouillie de mil mi-cuite accompagnée d’un gâteau épicé appelé "massa". Sans jamais jeûner, j’avais droit à tous les bonheurs de la rupture de jeûne, parce que tous les soirs, toutes les mamans de notre cour commune faisaient converger vers notre chambre une partie de ce qu’elles ont préparé pour leur rupture de jeûne.
Cette pratique était plus visible encore lors des fêtes de Tabasski où nous recevions, pendant des jours, des gigots entiers de mouton. Mais, je crois que nous devions ces marques d’attention à la personnalité de ma mère qui prenait aussi part, de façon active, à la vie de la communauté. Car, cette générosité de nos voisins du quartier ne se limitait d’ailleurs pas seulement aux célébrations musulmanes. Les retours de chasse qui mobilisaient toute la jeunesse du quartier pendant l’unique saison sèche, se ressentaient toujours chez nous de façon agréable. Les acteurs de ces chasses communautaires appelées "damara" faisaient converger vers nous, les soirs, des morceaux de gibiers de toutes sortes.
Ma mère avait une grande capacité relationnelle et nous savions distinguer de loin l’écho de sa voix quand, de retour du marché, le soir, elle mettait un point d’honneur à distribuer des salutations à gauche et à droite, les légères génuflexions là où il fallait. Je me rappelle encore ces agacements furieux de mon père quand, revenant parfois de la ville avec ma mère, sur sa moto, il devait supporter les salutations que celle-ci lançait de façon interminable. "Djani-non (mère de Jeanne !), je finirai par te débarquer de la mobylette pour que tu t’occupes mieux de tes salutations", finissait-il par exploser.
Je vous l’avais déjà dit, mon père et ma mère étaient deux faces diamétralement opposées d’une médaille. Ma mère, d’un naturel enthousiaste, se faisait "belle-mère" de tout le monde, "coépouse" de tout le monde, "bru" de toute nourrice. Mon père, cérébral et introverti, était réglé comme une horloge dans toutes ses activités et avait le maniement de la lanière facile quand il fallait remettre sur le bon chemin l’un quelconque de ses enfants. Dernier de ses garçons, je n’eus pas à subir la force de sa rigueur autrement que cette sévère correction qu’il m’administra lorsque mon maître d’école du CM1 lui fit parvenir une lettre d’amour que j’avais gribouillée sur un morceau de papier, à l’intention de Mariama qui s’asseyait deux rangées plus loin. Je gardai longtemps une dent contre ce salaud de Bruno qui me dénonça. Mais, cette réaction de mon père, bien que sujet à caution aujourd’hui à la lumière de la dénonciation ambiante du châtiment corporel, me fit pourtant le plus grand bien et relança mes performances académiques qui s’étaient assoupies au cours des mois antérieurs.
Et ce n’est pas le très charismatique "maître Akpaki" que j’eus l’année suivante, au CM2, qui s’en plaindrait. J’étais imprenable sur ses dictées de 7 heures par lesquelles il nous faisait démarrer nos journées, avec sa formule effrayante, "une faute, un coup". Et ces coups qui devenaient particulièrement mémorables en période d’harmattan, m’avaient souvent contraint à faire une photographie mentale des textes de Bernard Dadié avec son sacré "Climbié", des textes d’Olympe Bêly-Quenum avec son "Bossou ligoté par quatre singes", et autres textes d’anthologie, compilés dans la collection "Pages africaines".
Mon goût pour la prose vient sans doute de là, de la rigueur de "maître Akpaki" dont les longues cicatrices ethniques sur chaque tempe paraissaient devenir autant de lanières quand il empoignait la chicotte. Cet enseignant eu sur la constitution de mon profil moral et intellectuel, un impact hors de l’imagination.
Les maillons les plus sensibles dans un système éducatif tourné vers la construction d’une nation, ce ne sont ni les professeurs agrégés, ni les titulaires de chaire. Les plus sensibles sont les instituteurs qui reçoivent la motte d’argile pendant qu’elle est encore fraîche, vulnérable et malléable. Lorsqu’ils s’y prennent mal, il est souvent trop tard.
La ville de Parakou, c’est aussi cette importante communauté de ressortissants de la Donga et de l’Atacora-ouest, installés à l’est, dans les zones périphériques derrière le quartier Banikani. Ces populations, courageux travailleurs de la terre, s’y sont installées à cause de la proximité de terres fertiles. Dans ce quartier limitrophe à l’est de la ville, se trouvent également quelques grands noms dynastiques mahis, tels que les "Gbaguidi" et les "Cakpo-Chichi".
L’architecture sociale de la ville en fait un microcosme idéal pour l’expérimentation et la culture du "vivre-ensemble". Yayi, mieux que Kérékou, mobilisa toutes ces composantes ethniques de la ville par des combinaisons qui étaient naturellement en sa faveur. Étant Nagot, il s’adjugeait logiquement l’électorat des quartiers sud, en même temps que celui des quartiers nord, baribas, pour des raisons spécifiques à l’histoire de la ville et dont j’ai parlé plus haut.
L’électorat dendi accompagna le choix des Baribas. Les Fons des quartiers ouest, traditionnellement acquis à Nicéphore Soglo, se portèrent majoritairement sur Yayi à cause de son passé de collaborateur du président Soglo, et en l’absence d’un grand leader fon dans la compétition. La diaspora de la Donga et de l’Atacora-Ouest, en l’absence de Mathieu Kérékou, opta pour celui qui faisait presque l’unanimité dans leurs régions d’origine. Voilà comment la conjoncture fit d’un débutant en politique, le champion d’une ville si complexe et fit de notre meeting électoral de ce samedi, neuvième jour de campagne, un sacre historique dans Parakou.
Nous quittâmes la ville au crépuscule et mîmes le cap sur Tchaourou, le berceau de Yayi. L’étape tant attendue de la campagne...

(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 89
Yayi Boni naît à Tchaourou au début des années 50. Quatrième garçon de son père, il ne doit pourtant son éducation qu’à son oncle Aboumon, cousin de celui-ci, dont l’autorité planait sur toute la famille. Cependant, les événements malheureux successifs qui surviennent sur la descendance directe de son père génétique impacteront, à mon avis, profondément la formation de sa personnalité et la perception de ses rapports personnels avec ses nombreux cousins paternels, et de façon plus générale, avec ses interlocuteurs. Je souhaite lui laisser l’autorité de la décision de parler de certains de ces événements quand il comprendra qu’il faut fermer la baraque politique et écrire ses mémoires pour la postérité.
Une chose est sûre, il n’était pas bien parti dans la vie. Et cela explique la combativité dont il fut capable plus tard face aux défis de son existence. Combativité, oui, mais complexes et susceptibilités surtout. C’est sous l’autorité de son oncle qu’il grandit, bien que son père soit là. Les circonstances de sa scolarisation, déjà relatées dans maints ouvrages, révélaient déjà une grande pulsion chez ce jeune garçon qui voyait ses cousins partir à l’école chaque matin, alors que lui devait se rendre au champ, avec son oncle. On peut dire certaines choses sans y mettre les mots. Et c’est ce que j’essaie de faire.
Le petit garçon eût bien voulu, comme les autres, se rendre à l’école. Mais, ce n’était ni lui, ni son père biologique qui en décidait. Et celui qui trouva que sa place serait plutôt au champ ne le fit guère par méchanceté. Dans les circonstances du moment, cela paraissait même plutôt logique et normal. Le petit Boni voyait les choses autrement. Et profitant d’une des absences de son oncle parti vendre son tabac dans les hameaux voisins, il se fit conduire à l’école communale par l’un de ses cousins.
L’ambiance, au retour de l’oncle, fut houleuse. Mais, le fait était déjà accompli. En plus, cet oncle n’avait pas un intérêt particulier à le garder au champ. Peut-être doutait-il simplement de ses aptitudes pour l’école. Il finira par laisser faire, voyant une si grande détermination chez l’enfant. Et naturellement, le petit garçon eut une scolarité facile, pas parce qu’il fut autrement brillant, mais parce que, contrairement à ses camarades de classe, lui avait décidé, de son propre chef, d’aller à l’école.
Je ne compris que plus tard les nombreux changements radicaux de sujet que faisait Yayi, quand quelques fois, au cours des interminables causeries qui meublaient nos voyages à travers le pays, j’entreprenais de lui raconter les circonstances dans lesquelles je commençai l’école. La similitude, même partielle, avec sa propre histoire, réveillait peut-être chez lui des blessures. Mais, tout finit si bien entre lui et son oncle qu’il le fit plus tard partir à la Mecque ; ce qui constitue le cadeau suprême que l’on peut faire à un musulman fervent. Et ce fut cet oncle qui, au soir de sa vie, laissa une déclaration prémonitoire qui s’accomplira des décennies plus tard. "Il se produira, dans cette famille si modeste, un événement de portée nationale. Mais, je ne serai plus là pour le voir", avait-il dit, avant de rendre l’âme.
Les rapports entre Yayi et ses cousins, dont la plupart se désolidarisèrent rapidement, furent-ils marqués par ce bégaiement de son destin aux portes de l’école ? Pas facile de le dire, surtout que André Aboumon, l’aîné de ses cousins, fils biologique du patriarche Aboumon, et qui, le premier, occupa un poste administratif, devint une sorte de tuteur et de soutien matériel pour le jeune Yayi. André était agent du développement rural et, à la suite de son père, était devenu, pour un moment, le pilier central de la famille.
Yayi, après son baccalauréat, partit pour l’université nationale du Bénin, après avoir raté de très peu de se retrouver dans un institut de formation aux métiers de l’assurance, à Yaoundé. Sur insistance de Abdoulaye Issa, jeune leader aux réflexes déjà futuristes, Yayi abandonna, la mort dans l’âme, ce billet d’avion conséquent à la bourse d’étude qu’il avait obtenue pour le Cameroun. Il s’inscrit à la faculté des sciences économiques. C’est à ce moment qu’il rencontra sa première épouse dont il eut sa première fille, Solange.
Les difficultés matérielles et financières s’amoncelèrent alors dans sa petite chambre d’étudiant à Gbégamey, non loin de la "Place Bulgarie", et c’est avec la carte de visite de ce même Abdoulaye Issa qu’il se présenta, un peu plus tard, dans le bureau du directeur général de la Banque commerciale du Bénin, BCB, qui n’était rien d’autre qu’un certain Bruno Amoussou.
"C’était un jeune homme travailleur, mais peu structuré", se souvient le renard de Djakotomey. Yayi garda un contact régulier et très suivi avec ses cousins restés à Tchaourou, jusqu’à ce qu’une violente attaque occulte, dont il se tira de justesse, l’éloigne de son Tchaourou natal. Il prit aussi radicalement ses distances avec la famille quand, quelque temps après, il partit pour la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, BCEAO, à Dakar. Ce séjour dakarois fut, pour lui, un long tuyau noir, tant au plan professionnel que privé.
Au plan professionnel, son séjour dans les locaux de l’institution régionale fut une longue succession de frustrations et de prostrations. Il lui était, par exemple, impossible d’emprunter le même ascenseur que Pascal Irénée Koukpaki, qui faisait figure de nabab, vu ses excellentes relations avec le gouverneur ivoirien. Demander et obtenir une simple photocopie au pôle de secrétariat relevait pour lui d’un parcours du combattant. Il se sentait rejeté, mal aimé. Il eût bien voulu entretenir des relations de fraternité avec son frère du nord, Abdoulaye Bio Tchané. Mais, les deux hommes n’ont ni la même essence, ni le même tempérament. Et leurs relations furent de façade.
Dans le même temps, des inquiétudes se renforçaient au village, chez ses frères et cousins, qui soupçonnaient son éloignement d’avoir été provoqué par des voies occultes. Yayi venait bien à Cotonou quelques fois, mais évitait tout contact avec la famille. Grâce à l’entregent du docteur Pierre Boni, fondateur de la "Clinique Boni », beau-frère du président Nicéphore Soglo, Yayi fut rappelé au pays pour servir à la présidence de la République en tant que conseiller à l’économie du chef de l’État. Les appuis de ce même Pierre Boni seront décisifs pour l’aider à décrocher le prestigieux poste de président de la Banque ouest-africaine de développement, BOAD, à la place du ministre des Finances, Paul Dossou, et face aux appétits des prétendants comme Yacouba Fassassi et Guy Amédée Adjanonhoun.
Certaines sources situent à cette époque la naissance des ambitions présidentielles du petit neveu du patriarche Aboumon. Le calcul, fort simpliste, était celui-ci : le président Nicéphore Soglo rempile en 1996. Puis forclos en 2001, il libère le plancher. La première projection de Yayi se faisait donc sur l’horizon 2001. Mais, les choses ne se passèrent pas exactement comme prévues. Soglo perd les élections en 1996. Entre-temps, Yayi renoue avec son Tchaourou natal où il bat campagne pour Soglo, aux côtés de son aîné, le légendaire ministre de l’Education nationale, Dramane Karim, dont on se rappellera longtemps la silhouette émaciée et les épais verres correcteurs à grosse monture.
Yayi renoue donc avec Tchaourou, mais le scrutin présidentiel tourna à la correction pour lui et le ministre Karim. Plus tard, des informations parvenues au candidat malheureux Nicéphore Soglo dénonceront une certaine duplicité de sa part, l’accusant d’avoir battu campagne pour Kérékou. Cette accusation, bien que gratuite et fausse, se retournera en faveur du jeune président de la Banque ouest-africaine de développement dont la tête fut vainement réclamée par les princes du nouveau régime.
Il put se réconcilier plus tard avec Tchaourou, par le projet d’extension du réseau électrique qu’il fit financer par la BOAD et qui part de Parakou, pour chuter à l’hôpital de Papanè. L’électrification de Tchaourou fut un acte majeur qui le positionna de façon irréversible dans un Tchaourou où il ne faisait guère figure de grand leader.
C’est vers ce Tchaourou que se dirige, dans le crépuscule de ce samedi, neuvième jour de campagne, notre cortège électoral, après un meeting pharaonique dont l’un des objectifs était de donner la réponse au candidat Adrien Houngbédji qui y avait fait stade comble quelques jours plus tôt.
En route pour Tchaourou, là où Yayi faillit rater l’école... !
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 90
L’agglomération de Tchaourou est le coeur administratif de la commune du même nom, la plus étendue du Bénin. En dehors de cette agglomération centrale érigée en arrondissement, la commune rassemble les arrondissements de Tchatchou, Alafiarou, Kika, Bétérou, Sanson et Goro. C’est une commune majoritairement bariba et peulhe, mais dont le chef-lieu abrite un peuplement plus ou moins ancien de Yoroubas-Nagots venus des régions tchabès au sud, ou du Nigéria à l’est. Dans l’agglomération centrale, on note une présence de populations fons et adjas, installées autour de la gare de chemin de fer qui, après Savè, fut pendant un temps, l’arrêt final des trains de marchandises ou de passagers qui partaient de la gare de Cotonou. Ce n’est que plus tard que le chemin de fer fut prolongé jusqu’à Parakou. On note également, sur le territoire de la commune, un remarquable peuplement yom et ottamari, généralement métayer dans les fermes locales.
Yayi appartient à la communauté Nagot de Tchaourou, celle venue de Savè. Et c’est là que son profil devint intéressant pour l’aventure présidentielle de 2006. S’il avait juste été nagot de Savè, il n’aurait sans doute pas gagné les élections, car il lui aurait été impossible d’étendre si rapidement son influence jusqu’à l’épicentre de la civilisation bariba à Nikki. Il y a certes ces plaisanteries de cour qui font fraterniser, jusqu’à ce jour, Baribas et Nagots.
Mais la chose deviendrait plus complexe qu’elle n’en donne l’air lorsqu’il s’agirait de convaincre le Bariba de Nikki, de Bembèrèkè ou de Kouandé de faire allégeance à un Nagot venu de Savè. La nuance ici, c’est que l’élément de jonction historique entre Nagots et Baribas est l’histoire du royaume de Parakou, un territoire dont le royaume de Nikki concéda le pouvoir administratif et politique à un roi nagot élevé dans sa cour et ennobli plus tard.
Mais parallèlement, les Baribas gardèrent le titre de chefs de terre sur le royaume de Parakou, avec un palais bariba dans le quartier historique de Kpébié.
Ainsi, le roi Akpaki de Parakou, Nagot d’origine et Bariba d’éducation, pouvait, au même titre que les Wassangaris, monter sur un cheval à la croupe recouverte d’étoffe richement brodée, descendant jusqu’au bas de sa queue. En plus, le roi Akpaki de Parakou fut autorisé à chausser les étriers blancs, distinctifs de la noblesse bariba. Et la plaisanterie chez les Baribas, quand ils voyaient le Nagot dans ces apparats de roi wassangari, c’est de rappeler que tout cela fut de leur unique volonté.
Ces plaisanteries courent jusqu’aujourd’hui, où il est encore habituel d’entendre Nagots et Baribas se faire ce genre de plaisanterie amicale dans les bureaux de l’administration lorsqu’ils se croisent. "Alors, mon esclave ! ", lance le Bariba rigolard et plaisantin à un Nagot qui bredouille, dans un éclat de rire, une réplique quelconque. En fait, ici, le mot "esclave" n’est pas à prendre dans son sens premier. Il signifie "enfant adoptif" ou "vidomègon" quand la plaisanterie devient corrosive. Il y a cependant une nuance. Le Nagot qui fut éduqué et ennobli dans la cour royale de Nikki ne venait pas directement de Savè, mais plutôt des périmètres de Tchaourou. Voilà pourquoi je disais tantôt que Yayi aurait été de Savè que l’aventure de 2006 aurait peut-être tourné autrement.
Je me souviens d’ailleurs de ces nombreuses visites que nous rendions au roi Akpaki Dagbara au palais royal de Sinangourou, à Parakou. Pour des raisons que nous avions du mal à cerner, ce roi, justifiant pourtant d’une parenté directe avec Yayi, montrait beaucoup de froideur vis-à-vis de ses ambitions présidentielles. Il finit même, contre toute attente, par se faire ouvertement adepte d’une révision de la Constitution, pour le maintien au pouvoir du Général Mathieu Kérékou. Sa majesté Akpaki Dagbara mourut au seuil de la présidentielle de 2006... !
Je fais cette digression parce qu’il n’est pas possible de théoriser autour d’une élection présidentielle au Bénin sans une profonde connaissance de l’armature anthropologique et sociologique du pays. Il ne suffit donc, hélas pas, de montrer ses plus belles dents sur un poster géant comme si c’était d’une publicité de pâte dentifrice qu’il s’agissait. Il faut connaître le pays, sentir son âme, porter son souffle.
Tchaourou était donc la transition entre le Bénin méridional et le septentrion, et cette position faisait de Yayi, en 2006, le joker idéal après 15 ans d’affrontement politique entre Kérékou et Soglo.
Notre chemin jusqu’à Tchaourou dans le crépuscule de ce samedi-là ne fut pas de tout repos. À chaque petit village au bord de la route, nous étions contraints à un arrêt par des populations qui se servaient de toutes sortes d’objets pour bloquer notre passage. Alors, nous nous arrêtions. Yayi descendait et la populace, à sa vue, devenait hystérique. C’était une ambiance folle, surréaliste, mystique. Certains roulaient carrément par terre, dans cette obscurité, à ses pieds.
Je n’avais pas vu de tels déchaînements de passion en 2001, autour du baobab Mathieu Kérékou. Dans la nuit trouée par le halot lumineux de quelques lampes à néon, on percevait cet hymne qui planait sur tout le pays bariba. La voix de l’artiste Bourousman perçait les ténèbres et cette mélodie à la cadence abrupte, ce refrain court et facile qui finissait par "Yayi Boni", nous précédait autant qu’elle nous suivait.
Nous atteignîmes Tchaourou autour de 22 heures. Rien n’avait été prévu ici. Ça me rappelle les rapports électoraux que le Général Mathieu Kérékou entretint avec son village natal, Kouarfa, pendant les élections présidentielles de 2001. Nous allâmes dans toutes les contrées de l’Atacora-ouest, sauf à Kouarfa. En revenant de Toukountouna, le véhicule de tête s’était pourtant engagé sur cette bretelle, à gauche, qui menait dans ce mythique village de Kouarfa. Mais le Général, à notre grande déception, ordonna au véhicule de tête de faire demi-tour. Nous le comprîmes toutefois. Dans une campagne électorale où toutes les minutes comptaient, il n’était pas judicieux de consacrer un temps précieux à vouloir défoncer une porte déjà ouverte.
C’est ce que fit également Yayi cette nuit-là à Tchaourou. Nous nous dirigeâmes directement à son domicile au bord de la voie, à la sortie sud de l’agglomération. Quelques voitures du cortège suivirent celle du candidat jusqu’à l’intérieur du domicile bordé de filaos et d’eucalyptus. Le reste des véhicules se disposa dans un grand désordre sur la bande de terre devant la résidence, en contrebas de la route inter-États. Nous rejoignîmes tous la paillote circulaire dans la cour. Des bruits de pilons et de mortiers s’accélérèrent dans une cadence endiablée derrière le bâtiment massif aux allures coloniales. En attendant le service de l’igname pilée, nous devisions bruyamment.
Benoît Dègla, que je n’avais pas revu depuis quelques jours, était venu nous rejoindre là. Mais bientôt, une violente dispute éclata entre lui et le docteur Touré, vétérinaire ayant son cabinet en face de l’église "Saint Michel" à Cotonou. L’altercation monta très vite en puissance et des coups de poing se formèrent. Je ne compris l’objet de la bagarre que lorsqu’ils se furent calmés en se couvrant mutuellement d’injures à caractère ethnophobique.
Le docteur Touré, venu directement de Savè cette nuit-là, proposait que Yayi s’y rende directement après notre pause-dîner, contrairement au programme initial qui prévoyait l’enclave de Ouèssè comme étape suivante. Cet itinéraire initial fut maintenu et nous prîmes la piste de Ouèssè que nous atteignîmes vers une heure du matin. Les populations, mobilisées depuis neuf heures, nous firent un accueil triomphal.
Le meeting ne dura pas. Nous reprîmes la route inter-état et parcourûmes, avec la complicité de la nuit, tous les villages tchabès tout au long de l’axe bitumé. Les scènes de barrage de route se succédèrent jusqu’à Glazoué. Nous achevâmes la boucle vers six heures du matin, enfreignant, sans autre forme de scrupule, le code électoral. Le Général Mathieu Kérékou en fit autant en 2001, malgré toute la violence qu’il faisait sur lui-même pour se conformer à la loi. Le problème, pensai-je, c’est qu’il faut avoir l’expérience de certaines choses pour prétendre bien y légiférer.
Deux semaines pour une campagne électorale présidentielle, pour un candidat désirant parcourir toutes les communes du Bénin, dans l’état actuel de notre réseau routier, est une chose quasiment irréaliste si ce candidat doit se conformer scrupuleusement aux délais quotidiens légaux de campagne.
De Glazoué, nous fonçâmes directement sur Cotonou. Le cortège entra dans Cadjèhoun sous les éclats dorés d’un soleil de dix heures.
Nous étions dimanche, et la grande boucle des zones naturellement réceptives à Yayi venait d’être bouclée. Place maintenant aux départements du sud. Encore cinq jours de campagne...
(✋🏾À plus... !)
Tiburce Tolidji ADAGBE

Mémoire du chaudron 91
Je repense à cette sensation indescriptible que l’on éprouve lorsque l’on rentre dans Cotonou après avoir parcouru, en si peu de jours, tout ce que le Bénin profond a de divers et variés. On se rend compte alors, en voyant cette circulation de plus en plus dense, à l’entrée de Calavi, en voyant ensuite Cotonou dans son train-train habituel, dans cette indifférence involontaire qu’il semble afficher vis-à-vis de vous, comme si vous aviez toujours été là, on se rend compte de cette étrange magie que peuvent offrir les différents tableaux de vie au sein de ce même pays. Nous avions roulé sans arrêt depuis Glazoué. Notre meeting n’avait pris fin qu’autour de cinq heures ou six heures du matin. Je me demande encore aujourd’hui, comment mon allié, Macaire Johnson a pu faire preuve d’une pareille endurance sans être chauffeur de profession. Car, j’avais, au bout de ma résistance physique, dormi tout le long du trajet, jusqu’à Cadjèhoun. De sorte que je n’entendis parler que plus tard, de cet accident qu’eut une des voitures de notre cortège dans la zone de Glazoué et qui fut fatal à un usager de la route.
J’aurais pourtant bien aimé être en éveil et contempler le décor sublime du paysage dans les encablures de Gobè, de Mondji Gangan. J’avais eu une expérience formidable de ces milieux géographiques, lorsque pendant l’une de mes vacances scolaires que je passai dans ma famille maternelle entre Kpingni et Vèdji. Je fis le parcours de Dassa jusqu’au petit village de Atchakpa où travaillait un de mes oncles maternels pour la Société Sucrière de Savè. Je fis ce trajet, assis sur le siège arrière d’un vélo que pédalait avec opiniâtreté mon cousin Elie à qui j’en avais pourtant à revendre au plan physique.
Je repense encore à ces véhicules que nous croisions à vive allure et qui projetaient dans nos visages de fines particules d’eau, mais qui, sous l’effet de la vitesse, nous picotaient comme s’il se fut agi de minuscules bouts d’aiguilles. Mais, ma récompense à l’arrière de ce vélo était le grandiose tableau que m’offrait ce lent défilement de collines, avec parfois des rochers si curieusement disposés que je me demandais comment tout cela tenait en équilibre depuis si longtemps. Élie qui était déjà très habitué à faire ainsi l’itinéraire à vélo, se transformait alors en guide, répondant aux innombrables questions dont je l’assommais. Il le faisait sans doute avec beaucoup de bonheur, parlant et pédalant à la fois. Je ne sais plus combien de temps dura ce voyage. Mais, nous arrivâmes à destination au crépuscule. Les fesses rendues momentanément insensibles par le siège arrière du vélo, je fus heureux de pouvoir enfin me dégourdir les jambes.
Atchakpa était un petit village essentiellement habité par les ouvriers de la Société Sucrière de Savè dont les plantations de canne à sucre s’étendaient à perte de vue. J’y passai un mois, dans une ambiance paysanne et champêtre. Mon oncle, comme d’ailleurs la plupart des ouvriers de la société, entretenait un champ sur les abords du périmètre planté. Mon cousin Élie et moi nous y rendions tôt le matin, à vélo, en longeant la ligne de chemin de fer. Nous passions alors toute la journée dans ce champ de manioc où poussaient également arachides et haricots. À vrai dire, je n’y faisais pas grand chose. Non pas que je n’en eusse pas le désir, mais mon oncle ne me le permettait pas. Il était si attentionné que, parfois, cela finissait par me mettre mal à l’aise. Mais, je ne m’ennuyais pas pour autant. Je profitais de ses longues absences, quand il était occupé par ses activités à la société, pour prendre la houe et essayer la concurrence avec Élie, sur le désherbage des pieds de manioc. Inutile de dire que la compétition tournait toujours en ma défaveur.
Et le plus redoutable pour moi, c’était lorsque nous tombions sur l’une de ces nombreuses vipères qui se recroquevillaient sous les amas de feuilles sèches. La proximité des plantations de la société sucrière expliquait sans doute la prolifération dans les champs alentours de ces reptiles attirés par les petits rongeurs. J’avais la phobie des reptiles. Mais, j’en voyais tellement tous les jours dans le champ que je finis par guérir de ma phobie. Mon oncle me laissa des bottes que je chaussais. Eux n’en avaient visiblement pas besoin, car ils savaient apercevoir là où moi je ne voyais rien. Les moments que j’affectionnais dans cette vie champêtre, c’était lorsque, tôt le matin, nous faisions le tour de pièges que nous avions tendus la veille au soir.
La moisson était généralement bonne et j’aimais cette senteur de poils brûlés qui envahissait l’air lorsque nous nous mettions à griller sous un feu improvisé, lièvres et gros rats. Les journées à Atchakpa étaient rythmées par les nombreux passages de train. Je me souviens de la vibration qui parcourait toute notre petite chambre, lorsque le train de marchandises passait au milieu de la nuit. À ma grande surprise, j’étais le seul que ce passage fort indiscret de l’autorail tirait du sommeil. Certainement sous l’effet de l’accoutumance, les autres dormaient les poings fermés.
Je repense à cet épisode de ma vie quand il m’arrive de disserter, seul, sur des notions abstraites telles que le bonheur et l’épanouissement. Car, je crois bien avoir été très heureux dans cette ambiance de simplicité et même de dénuement. Les repas étaient sommaires, mais d’une saveur que je n’expérimente plus aujourd’hui. Il n’y avait ni poste téléviseur, ni Internet. J’étais allé à Atchakpa sans le moindre livre dans mes bagages. Je fis pourtant, là, une expérience presque mystique de l’épanouissement.
Les années sont passées et j’ai donc franchi ce pont qui enjambe le fleuve Ouémé. Au milieu de la nuit, j’ai parcouru d’un trait toute cette zone, sans plus ressentir la poésie de mes années d’insouciance. J’étais embarqué dans la course au pouvoir. Et je perdais progressivement certains de mes sens. Je perdais sans le savoir et sans le vouloir, mon aptitude au bonheur.
Ce dimanche matin à Cadjèhoun, dixième jour de campagne électorale, je prenais progressivement conscience de ce qui m’arrivait. L’homme avec qui j’avais passé tant de mois à discuter, analyser, deviser, cet homme avec qui j’avais partagé tant de confidences, deviendrait, dans quelques jours, Président de la République. Quel était le sens profond de mon implication dans cette aventure que je n’avais ni planifiée ni calculée ? Et que nous réserve d’ailleurs tout ce tourbillon ? De quoi sera fait demain, après ce sacre qui était désormais imparable ? Notre vie est comme un bateau ivre à bord duquel nous avons la satisfaction de tenir un gouvernail qui, en réalité, n’influe que très peu sur la direction et l’itinéraire.
Dimanche, dixième jour de campagne. Dans la rue, devant le domicile de Yayi à Cadjèhoun, notre cortège, à peine rentré du nord, se repositionne déjà pour l’étape du jour : le Mono et le Couffo.
Agglutinés sur la petite véranda, nous parlons bruyamment de tout et de rien. Yayi était monté à l’étage. Cela faisait bien 24 heures qu’il n’avait pas fermé l’œil. Sa voix s’éteignait peu à peu. Je me demande, pensif, comment il réussira à enchaîner les meetings de la journée. Surtout qu’il s’agira, entre autres, de mettre pieds dans le Couffo, zone fortifiée d’un certain Bruno Amoussou. Un leader politique qui inspirait crainte et terreur à Yayi. Un tout autre volet de notre campagne s’ouvre.
(✋À demain)

Mémoire du chaudron 92
Nous prîmes finalement la route du Mono vers 13 heures. Nous comptions, conformément au programme initial, faire les six communes du Mono à savoir Comé, Bopa, Grand-Popo, Athiémé, Houéyogbé et Lokossa, avant de remonter vers le Couffo. Sur papier, le maillage du département du Mono était excellent et pratiquement tout le personnel politique en vue s’était rangé en ordre de bataille derrière Yayi. Et cela pouvait se comprendre quand on sait que l’UPD-Gamexu de Jean-Claude Hounkponou fut l’un des partis politiques à l’avant-garde du yayisme, et que par ailleurs, l’IPD de Théophile Nata s’y sentait à domicile, avec des têtes de pont comme Moïse Mensah et Francis da Silva. Le landerneau politique du Mono était, il faut le remarquer, en pleine lutte d’affranchissement vis-à-vis de l’hégémonie du PSD de Bruno Amoussou. Ce délitement du PSD, derrière lequel beaucoup d’analystes politiques de l’époque voyaient la main du Général Mathieu Kérékou, n’avait pour autant pas encore donné à ce département un leader politique d’envergure capable de porter son étendard dans une bataille électorale présidentielle dont on connaît bien la rudesse.
N’empêche ! Le réflexe politique de l’électorat du Mono, qui vota massivement pour Kérékou en 2001, fut de remettre la table en 2006, pour un autre prétendant au fauteuil présidentiel, capable de les aider à consolider leur indépendance vis-à-vis de Bruno Amoussou dont le sobriquet politique, "Renard de Djakotomey", est loin d’être usurpé. Le PSD se rétracta donc progressivement sur ses séants, c’est-à-dire sur son noyau dur qu’est le département du Couffo. Le soutien aux ambitions politiques de Yayi vint d’abord du Mono, avant d’irradier le reste du pays. Je pourrais dire autrement, et à votre grande surprise peut-être, que le Mono fut le vrai berceau du Yayisme. Je ne connais pas de cadres politiques d’envergure, originaire du département du Mono, et qui se soit dressé contre le candidat Yayi. Ma mémoire flanche peut-être, mais je ne m’en souviens pas.
Et notre entrée dans le département en cet après-midi tint largement la promesse des fleurs. Nous fûmes agréablement surpris, dès l’entrée de Guézin, de retrouver cette même effervescence, pour ne pas dire plus, qui caractérisa notre tournée électorale dans le septentrion. Presque toutes les portes des habitations portaient une affichette à l’effigie de notre candidat. Je ne peux dire comment le travail fut organisé sur le terrain pour aboutir à ce résultat. Mais, les discussions auxquelles j’avais pu assister pendant la longue période de tractations politiques indiquaient clairement que le personnel politique du Mono ne votait pas plus pour Yayi que contre Amoussou.
Nos meetings s’enchaînèrent ce dimanche soir-là, plus euphoriques les uns que les autres. Jean-Claude Hounkponou, avec des lieutenants comme Mathurin Nago, un activiste émotif comme Expédit Houessou, des figures jouissant d’une respectabilité comme Aurélien Houessou, l’inusable Robert Dossou qui se signalait quelques fois dans le paysage politique avec son "Baobab" de parti politique, le vieux Moïse Mensah qui se fit souffler le poste de directeur national de campagne, et j’en oublie, mirent le Mono aux couleurs du yayisme.
Je me rappelle avec amusement le meeting de Grand-Popo, avec ce ballet de serviettes au cou. Certains la portaient très court autour du cou. D’autres, moins discrets, la laissaient pendre sur toute la longueur de leur bedaine. Le marché de serviettes devait faire des fortunés ici, pensais-je cyniquement.
Je m’étais souvent rendu à Grand-Popo au cours de ma carrière de journaliste. Et quand plus tard, j’ai eu la grâce de découvrir la ville de Cannes en France, cité balnéaire concentrant yachts extravagants et milliardaires excentriques, je m’étais laissé à penser que si Dieu avait doté un de ces pays européens d’un décor aussi somptueux que Grand-Popo, nous en aurions tellement entendu parler. Notre problème, c’est que nous sommes tellement enfermés dans des cycles de stress ou dans d’interminables conflits négatifs, que nous ne savons plus dire la poésie de nos vies, la beauté de nos plages, le charme de nos monts et vaux, la féerie de nos couchers de soleil. Nous sommes parfois si absorbés par la prochaine méchanceté à faire à un voisin que nous mourons sans vivre.
La transcendance est obligatoire pour être heureux et rendre les autres heureux. GG Vickey, par ses odes éternelles, ne nous a pas fait aimer le lac Ahémé parce qu’il avait moins de problèmes que nous. Pierre Dassabouté, notre Francis Cabrel d’ici, n’a pas mis la mélancolie de sa voix et les notes sèches de sa guitare au service du message silencieux de la chaîne montagneuse de l’Atacora parce qu’il est moins préoccupé que les autres, par ses trois repas quotidiens. Sortons de notre cycle de négativité. Nous nous rendrons alors utiles à notre communauté.
Lokossa était notre dernière étape ce jour, dans le département du Mono. Le stade municipal, retenu pour le meeting, avait fait le plein. La ferveur y était identique à celle réservée au Général Mathieu Kérékou en 2001. À la différence près que le meeting du Général sur ce même stade en 2001, eut lieu dans la nuit. Avec le candidat Yayi, nous démarrâmes le meeting autour de 18 heures. Et ce fut son exigence personnelle de boucler cette étape avant la tombée de la nuit. Lokossa, c’était déjà en effet la frontière du département du Couffo, et la paranoïa sécuritaire que suscitait Bruno Amoussou chez notre candidat ne permettait pas de se retrouver si proche du Couffo dans l’obscurité. Et c’était justement là un immense problème, parce que nos têtes de pont dans le Couffo espéraient dur comme fer que Yayi prendrait le chemin de Aplahoué après le meeting de Lokossa.
Bientôt, des coups de fil angoissés se multiplièrent entre Ahmed Akobi, Moïse Mensah et nos responsables départementaux de campagne du Couffo, notamment Daniel Fangbédji, Michel Sogbossi, Maouna Tchiwanou, Jean-Baptiste Dégbey, Barnabé Kpogbèzan. Les insistances, puis supplications des uns ne feront pas ployer les autres. Pour Ahmed Akobi, c’était clair, Yayi ne pouvait pas prendre le risque de s’aventurer sur le territoire de Bruno Amoussou sans toutes les cautions sécuritaires nécessaires. Et il n’avait pas tort. Certains signes d’hostilité flagrante avaient été captés par nos partisans du Couffo dans la matinée de ce dimanche, à Azovè où toutes nos affiches ont été publiquement vandalisées, devant des forces de l’ordre impuissantes.
Par ailleurs, après dix jours de campagne électorale officielle, aucun candidat sérieux n’avait encore pu mettre les pieds dans le Couffo en dehors de son leader, Bruno Amoussou qui avait encore tout son staff de lieutenants avec lui : Kowé Corentin, Bernard Lani Davo, Léandre Houaga, Essou Pascal, Adolphe Dindin, Valentin Agbo, David Gbahoungba, Emmanuel Golou.
Quoique triomphant, le cortège de Yayi s’imposa des limites ce soir-là. Il ne franchira pas les frontières du Couffo durant toute la campagne électorale.
Ah, Bruno Amoussou ! ...On en parle demain ?
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 93
Au commencement étaient les trois patriarches Hubert Maga, Suru Migan Apithy et Justin Tométin Ahomadégbé. La vie politique nationale, à l’orée des indépendances s’organisait autour de ces trois leaders politiques, au gré de combinaisons et de déconstructions diverses.
Hubert Maga, leader du bloc politique du nord comprenant les Collines et les départements du septentrion, arbitrait à son avantage la guéguerre entre Justin Tométin Ahomadégbé, leader des Fons, et Suru Migan Apithy qui dominait alors la zone sud-est du pays, caractérisée par un mélange complexe entre Gouns et Yoroubas.
Les aires d’influence de ces trois grands leaders politiques post-coloniaux ne doivent rien au hasard, et puisent leur explication dans les méandres de l’histoire du peuplement du Bénin et des rapports parfois difficiles qui ont existé entre ses différents groupes socioculturels. Ainsi, il n’est pas possible d’éviter le parallèle entre la défiance permanente qui caractérisa les rapports entre Ahomadégbé et Apithy, et la guéguerre entre les rois Béhanzin et Toffa. Guéguerre qui atteint son paroxysme pendant l’épopée militaire de la conquête du royaume du "Danxome" par le corps expéditionnaire du Général Dodds.
Une page d’histoire qui laissa des frustrations dans l’esprit des Fons qui n’ont de cesse de dénoncer le soutien ouvert de leurs cousins gouns aux troupes conquérantes françaises. On peut encore raffiner la lecture historique et dire que les inimitiés entre Béhanzin et son cousin "Dasi", devenu Toffa après avoir été élevé à la cour de son grand oncle Glèlè, tiennent aussi leur essence des rapports difficiles entre les frères "Dogbagli" et Tê-Agbanlin qui se séparèrent à "Houègbo", après un épisode de violence fratricide pour l’occupation du trône laissé vacant à Allada par leur père, le patriarche "Adjahouto".
Nous avons tous étudié cette histoire aux cours primaires. "Dogbagli", parti de "Houègbo", s’installa à une centaine de kilomètres plus au nord, sur le territoire des tribus primitives "Guédé" à Bohicon. Son fils cadet "Dako-Donou", à coups d’intrigues sanglantes, assujettit les chefferies yoroubas et fons de la région et fonda le royaume du "Danxome" dont il fut le premier roi sous le nom de "Houégbadja".
Il mit sa capitale à 10 kilomètres à l’ouest de Bohicon et la nomma "Agbomè". De son côté, "Tê-Agbanlin" traversa en diagonale tout le pays "Aïzo", s’installa au sud-est, et fonda avec des autochtones yorubas venus de "Oyo" et de "Abéokuta", le royaume de "Hogbonou". D’un côté donc, le royaume du "Danxome", et de l’autre, le royaume de "Hogbonou", tous deux fondés par deux frères divisés par une même soif de pouvoir.
Suivez donc mon développement, car nous ne pouvons pas comprendre grand-chose du présent, sans une bonne maîtrise du passé.
Le royaume du "Danxome", plus belliqueux et plus conquérant, eut un rayonnement plus grand que celui de "Hogbonou", et bien qu’il en eût les moyens, "Agbome" ne fit jamais la guerre à "Hogbonou", pour des raisons évidentes d’histoire dont j’ai parlé plus haut. Ils sont tous deux issus de l’ancêtre commun "Adjahouto". Sous le règne du roi Glèlè, une crise majeure secoua la famille régnante de "Hogbonou". Le roi "Sodji" projeta de passer outre le principe établi de la succession au trône qui voulait que son successeur fût son neveu, le prince "Sonyigbe".
Il décida plutôt de préparer son fils à lui succéder. Il s’en ouvrit alors à son cousin, le roi "Glèlè", qui accepta de recevoir dans sa cour le jeune prince "Dassi", fils de "Sodji" et héritier contre-nature du trône, la succession sur le siège de "Tê-Agbanlin" n’étant pas patrilinéaire comme dans le royaume du "Danxome". Le roi Glèlè aida donc "Sodji" à couvrir ce coup d’Etat et "Dassi" grandit donc dans la cour royale d’Abomey, recevant la même éducation princière que "Kondo" qui deviendra plus tard Béhanzin.
La succession de Glèlè fut féroce à Abomey, et "Dassi" qui sera intronisé d’abord dans la capitale du royaume du "Danxome" sous le nom de "Toffa" avant d’être accompagné jusqu’à "Hogbonou" par une escouade de plus de quatre cents soldats de l’armée de Glèlè, n’était pas inconnu de "Kondo". "Dassi" et "Kondo" ne s’appréciaient guère à la cour royale et chacun de ces deux prétendants au trône de leurs géniteurs respectifs manœuvrait contre le sacre de l’autre. Ainsi, "Kondo", devenu prince héritier de Glèlè après la mort de son frère "Ahanhanzo", montra ouvertement de la sympathie pour le prince "Sonyigbe" dont "Dassi" se préparait à usurper le trône.
La position de "Kondo" s’expliquait par les tendances déjà très francophiles du roi "Sodji", et donc forcément de son fils "Dassi" qui, de fait, s’aligna dans la difficile lutte de succession au trône qui faisait rage à Abomey, du côté des fils de Glèlè, hostiles à l’accession au pouvoir de "Kondo".
Une fois sur le trône de "Hogbonou", la première chose que fit "Dassi", devenu "Toffa", un nom de règne qui lui fut donné par Glèlè, fut de solliciter la protection de la France. Le royaume de "Hogbonou" ne disposait pas d’une armée régulière et la perspective de la montée au pouvoir de "Kondo" ne le rassurait guère. Ce protectorat signé avec la France et qui pourtant, n’était qu’un acte de sécurisation de son trône vi-à-vis de son fougueux neveu "Béhanzin", aura des conséquences durables sur les rapports politiques qu’ont encore aujourd’hui les Fons et les Gouns.
Une inimitié qui réapparaît à chaque élection présidentielle et qui s’exprima encore récemment en 2011, avec les scores valorisants que fit Yayi à Abomey, face à Houngbédji pourtant soutenu, du bout des lèvres, diront certains, par Nicéphore. Inutile de vous aventurer en politique si vous ne connaissez pas l’histoire. Car, l’histoire est souvent programmée pour se répéter.
À ces trois entités géopolitiques, le bloc nord, le bloc sud et le bloc sud-est, s’ajoutera, au lendemain de la conférence nationale des forces vives de février 1991, un quatrième : le bloc sud-ouest, avec un certain Bruno Amoussou. La constitution de ce bloc est un fait de notre histoire politique contemporaine qui mériterait l’intérêt de nos politologues. Le peu que je peux en dire est que l’histoire est têtue. Car, à mon avis, la naissance du bloc "adja et assimilés" est un effet lointain de l’épopée des ancêtres fondateurs des royaumes du "Danxome" et de "Hogbonou". Je m’explique.
Tout est parti de Tado, en pays adja. Nous connaissons tous la légende de la princesse "Aligbonou", fille du chef de Tado qui fut mise enceinte par une panthère. De cette union contre-nature serait né "Agassou", belliqueux et bagarreur de tempérament. Normal ! ...pourrait-on dire, si son géniteur est vraiment un félin. À la mort du chef de Tado, une violente lutte pour la succession déchira la cité et un des descendants de "Agassou" la panthere mythique, après un meurtre commis sur un autre prétendant, s’enfuit de Tado avec la dépouille et les statuettes rituelles de son aieul.
Avec sa famille et ses alliés, il vint s’installer en territoire "Aïzo", à Allada sous le nom de "Adjahouto", littéralement traduit, "le tueur du chef adja". Et c’est à partir de là que l’histoire offre un détail assez intéressant. "Adjahouto" enterra à nouveau les dépouilles de son père, donc à Allada. Ce qui, dans une communauté où le culte des morts est essentiel, signifie une rupture avec les origines Tado. Autrement, il aurait été obligé de retourner à Tado pour célébrer le culte de son père défunt. Cette tradition persiste encore chez les Fons, chez qui une personne aimée ne s’enterre jamais loin.
Allada devint alors, de fait, un substitut à Tado avec laquelle les descendants de "Adjahouto" qui sont les "agassouvi" n’auront plus aucun contact physique. Quand un roi mourait à Abomey, on disait par conséquent que son âme "est retournée à Allada". Pas à Tado. Les Fons tiendront donc pour fait historique leurs origines adjas, mais ils perpétueront les signes de rupture avec cette culture. Le royaume du "Danxome", au sommet de sa gloire militaire, fera preuve de beaucoup de scrupules vis-à-vis des chefferies adjas, mais alimentera un subtil complexe de supériorité vis-à-vis du peuple adja. Nous nous rappelons tous, ces déclarations de Nicéphore Soglo pendant les élections présidentielles de 1996 lorsque Bruno Amoussou lui tendait les nerfs avec le dossier du financement du chantier routier "ABOKI". "Un Adja peut-il être chef ici ?", avait-il lancé devant des foules à Abomey. Et la réponse, spontanément, fut un brûlant "Eééwoo", c’est-à-dire "Nooonn".
Il va donc sans dire que la constitution du bloc politique "adja et assimilés" autour de Bruno Amoussou répondait à un réel besoin d’affirmation de ce peuple, géniteur des deux principales dynasties royales du sud du Bénin, mais qui occupait une place mineure dans les annales de l’histoire. La discipline remarquable des cadres "adja" autour de Bruno Amoussou pendant plus d’une décennie, tient de ce besoin d’affirmation.
Bruno Amoussou est, croyez-moi, un des plus fins connaisseurs du Bénin. Et c’est très paradoxalement celui que les Béninois connaissent moins bien dans le quatuor qu’il formait avec Kérékou, Soglo et Houngbédji. Je n’ai d’ailleurs aussi découvert la vraie facette du personnage que depuis quelques années seulement, lorsque je lus avec délectation son ouvrage autobiographique "L’Afrique est mon combat" dont je recommande d’ailleurs la lecture à tous.
Vous y découvrirez un personnage à l’esprit vif et alerte, un humour à fleur de peau, une puissance narrative inattendue chez un agroéconomiste. En lisant par la suite, avec le même appétit, certains autres de ses textes autobiographiques, je n’ai pas pu m’empêcher de me poser ces questions : est-ce le même dont on dit qu’il a pillé la BCB ? Le même qu’on dit doté de toutes sortes de puissances maléfiques, envoyant ad patres tous ses opposants ? Le même qu’on dit utiliser sournoisement la violence pour museler toute remise en cause de son leadership dans le Couffo ? Le même qui inspirait peur et terreur à Yayi au point de nous faire rebrousser chemin à Lokossa ?
De deux choses, l’une. Soyons-nous ne connaissons rien du personnage, soit tout le contenu de ses textes biographiques est faux.
De toute façon, l’habile calculateur politique qu’il est ne se fatigua pas outre mesure à disperser son énergie pendant la campagne électorale présidentielle de 2006. Il avait certainement aperçu l’issue et avait fait du Couffo une place fortifiée...à négocier pour le second tour.
De Lokossa, nous rentrâmes à Cotonou en ruminant notre frustration de n’avoir pas pu défier le "renard de Djakotomey" dans sa tanière.
Demain lundi sera un nouveau jour. Nous prendrons certainement le chemin de Porto-Novo et de la Vallée. En espérant que Houngbédji, lui, nous laissera y aller.
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 94
L’événement politique majeur dans la géopolitique nationale béninoise fut la naissance d’un quatrième bloc politique au sud-ouest. Ce fait consacrera l’apparition, sur la scène politique nationale, de Bruno Amoussou. Il avait jusque-là fait parler de lui à des postes essentiellement techniques, manquant déjà de peu, selon ses confidences dans son livre autobiographique "L’Afrique est mon combat", d’être fait ministre du Plan dans le gouvernement du président Émile Derlin Zinsou. Sa vie privée ne fut pas un long fleuve tranquille sous le Gouvernement Militaire Révolutionnaire dont il fut très proche, étant un ami et un confident du capitaine Michel Aïkpé. La responsabilité technique qu’il assuma et dont les ondes négatives le suivront peut-être toute sa vie, fut la direction générale de la Banque commerciale du Bénin, BCB, qu’il occupa et dont des accusations constantes et persistantes lui feront porter la responsabilité de la banqueroute.
Aussi curieux que cela pourrait paraître, ces accusations s’estompaient après chaque élection présidentielle à laquelle il prenait part, pour renaître de manière plus vive à la veille de l’élection suivante. J’ai déjà vu, par exemple, certains de ses posters de campagne vandalisés avec son emblématique sourire, violemment barré du sigle "BCB", écrit à la va-vite avec un pinceau dégoulinant sans doute d’huile à moteur usagée.
Le délitement progressif du socle spatial de son parti politique, le PSD, le conduira à se recroqueviller sur sa base ethnique adja. Ce qui, tout en étant une stratégie de grand réalisme politique, eut un impact plus réducteur sur la stature nationale qu’il s’employait. Et ceci, pour une raison bien simple : cette base ethnique n’est pas la consistance numérique qu’il faut pour le pousser au second tour d’une élection présidentielle.
Une lecture des résultats du scrutin présidentiel de 2001 le montre assez nettement. Le bloc "popo-mina-xueda-xwla" s’étant largement éparpillé entre le Général Mathieu Kérékou et Nicéphore Soglo, il ne put récolter qu’un huit pour cent des suffrages qui, d’ailleurs, ne fut validé qu’après une vive contestation des quatre pour cent que lui attribua la Commission électorale nationale autonome, dans un premier temps. Dès lors, l’élection présidentielle de 2006 lui posait le défi d’une nécessaire large coalition autour de sa personne. Il ne l’aura pas. Et ce ne fut pas faute d’avoir essayé.
Le Général Mathieu Kérékou qui, en récompense du "match amical" qu’il accepta ou eut le bonheur d’avoir livré contre lui pour sauver le scrutin présidentiel de 2001, le fit certes ministre d’Etat et numéro 2 de son régime. Mais, il s’employa de façon méthodique à lui limer les griffes en lui laissant la gestion du panier à crabes qu’était la grande alliance politique qu’était l’Union pour le Bénin du Futur, UBF. Il finira par l’éjecter sans ménagement du gouvernement au moment où celui-ci avait le plus besoin de signaux encourageants de sa part, pour paraître comme son dauphin aux yeux des électeurs du bloc nord. Déjà désavantagé par l’image de "l’homme des adjas" qu’il véhiculait, Bruno Amoussou usera son énergie dans la gestion des intrigues permanentes au sein de l’UBF, et dans une guerre d’influence avec Adrien Houngbédji qu’il prenait à tort comme son principal challenger pour la succession du Général.
Bien entendu que c’était vrai, mais seulement sur papier. Avec le départ de Kérékou et de Soglo qui étaient les deux plus influentes personnalités politiques au plan national, la place devrait se libérer logiquement pour le troisième qu’était Adrien Houngbédji, et lui-même, Bruno Amoussou, quatrième homme. Mais, tout le monde sait, depuis 2006, que les algorithmes mathématiques ne sauraient s’appliquer avec certitude au champ politique qui demeure avant tout une science humaine. Je me suis toujours laissé convaincre qu’aussi fin qu’était son sens de l’observation politique, Bruno Amoussou n’a pas vu venir Yayi.
Adrien Houngbédji, quant à lui, et après quelques plaisanteries banalisantes qu’il laissa échapper en privé sur les chances de l’intrus Yayi dans sa quête du fauteuil présidentiel, finit par prendre la mesure du danger lorsque du Général Mathieu Kérékou, il reçut quelques signaux sans appel, comme le limogeage surpris du patron des renseignements, le colonel Patrice Hounsou-Guèdè. Vous pourriez bien vous demander quel lien j’essaie d’établir entre le limogeage du patron de la Direction des Services de Liaison et de Documentation, DSLD, et la disparition des dernières illusions de Adrien Houngbédji.
Eh bien, il y a un lien. Il faut déjà noter qu’aucun candidat sérieux en 2006 n’envisageait la possibilité de prendre le pouvoir sans l’onction du Général Mathieu Kérékou. Il y a d’ailleurs, à ce propos, une anecdote brodée avec humour par Bruno Amoussou dans son ouvrage autobiographique "L’Afrique est mon combat" et dans laquelle il relate tout ce qu’il déploya pour quérir, ne serait-ce que le regard du Général Mathieu Kérékou, dans cette cathédrale de Natitingou où se célébrait l’office religieux avant la mise en terre de l’une des filles du vieux caméléon. Il ne l’obtint pas, ce regard.
C’est vous dire l’état d’esprit des principaux challengers de 2006. Et d’ailleurs, avant le cas exceptionnel de Patrice Talon en 2016 qui fut élu en défiant publiquement son prédécesseur, aucune alternance, depuis la conférence nationale, ne s’est faite entre un chef d’Etat et quelqu’un qui l’aurait combattu ouvertement. En 1991, le premier ministre Nicéphore Soglo, porté par un courant d’air propice à l’alternance, en tout cas au niveau de l’élite, se garda de défier ouvertement le président Mathieu Kérékou qui restait encore une équation à mille et une inconnues. Il ne déclencha publiquement sa furie oratoire contre Kérékou qu’une fois assis dans le fauteuil présidentiel.
Et c’est justement cette mauvaise inspiration qui le conduira à sa perte en 1996. La même attitude belliqueuse en tant qu’opposant au président Mathieu Kérékou ne lui porta pas chance non plus en 2001. Pour remonter plus en arrière, combien de Béninois s’offusquèrent de l’absence à la conférence nationale des opposants endurcis au régime militaro-marxisant ? Et même dans le cas de 2016, Patrice Talon, en même temps qu’il défiait ouvertement son poulain d’hier, Yayi Boni, savait en même temps utiliser l’arme de la victimisation.
Je ne veux pas encore élaborer une théorie au sujet de ces observations empiriques, mais je sais que les Béninois, globalement pacifiques et peu enclins à consentir certains types de sacrifice, ont un rapport avec le chef, qui oscille entre le fatalisme et une sorte de superstition sacrée. Un président de la république, sous nos cieux, est si puissant, que lorsqu’il lui arrive de vous cibler personnellement, vous y laissez à coup sûr une partie de votre pelage.
Si Yayi avait été candidat en 2016, je ne crois pas qu’un candidat puisse le battre, malgré l’ambiance délétère dans le pays. De même, personne ne l’imaginait affronter avec succès le Général Mathieu Kérékou en 2006, malgré l’essoufflement général dans le pays.
Adrien Houngbédji fit certainement cette lecture, lorsque quelques mois seulement après son désistement en soutien au désistement de Nicéphore Soglo au second tour de l’élection présidentielle de 2001, il fit un spectaculaire numéro de girouette, en se reliant à la mouvance du Général. Il lança ainsi, dans la même position que Bruno Amoussou, la course au dauphinat. Une course dans laquelle il crut judicieux de s’aliéner le soutien du patron des renseignements.
Avouons que Patrice Hounsou-Guèdè était a priori une bonne prise pour Adrien Houngbédji. La démarche ne manquait donc pas de pertinence quand on sait le pouvoir de manipulation dont peuvent être capables les services de renseignement dans tous les pays du monde. Mais ici, Houngbédji traitait, en 2006, un sujet d’une rare complexité. Le sujet s’appelle Kérékou, capable de grimacer en suçant un cube de sucre, pour reprendre une expression de Bruno Amoussou.
Le limogeage spectaculaire de Patrice Hounsou-Guèdè apporta à Houngbédji la certitude que Kérékou ne voulait rouler pour personne. En tout cas, pas pour lui. Il ne lui restait donc qu’à faire face, seul, à son destin. Et surtout à prendre désormais au sérieux les intrigues du rancunier Albert Tévoédjrè, mais aussi l’activisme débridé de l’ex-flamboyant directeur général du port autonome de Cotonou, Issa Badarou-Soulé. L’une des têtes de turcs du tourbillon yayiste à Porto-Novo, et surtout principal organisateur du grand meeting prévu en ce onzième jour de campagne électorale, dans la cité de Tê-Angbanlin.
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 95
Il était dix heures environ, ce lundi, onzième jour de campagne électorale, lorsque notre cortège franchit le pont de Porto-Novo. L’atmosphère à l’entrée de la ville était lourde et une certaine tension était palpable. Des badauds, massés dans la zone de l’arrêt des taxis, un peu avant le premier rond-point, brandissaient des posters de Adrien Houngbédji, en nous faisant des signes d’hostilité. C’était bien la seconde fois que nous rentrions dans Porto-Novo en moins de deux mois. La première fois, souvenez-vous, c’était à l’occasion du lancement officiel du projet de société de notre candidat, en janvier.
Pour en rajouter à la défiance, l’événement avait été organisé au domicile du président Sourou Migan Apithy, à quelques pas de celui de Adrien Houngbédji, au quartier Adjina. Le symbole était d’autant plus fort que le candidat du PRD avait bâti sa carrière politique post-conférence nationale sur les traces du président Apithy dont il revendiquait l’héritage. D’ailleurs, le sigle du parti PRD est une reprise du PRD du patriarche Apithy, même si les définitions diffèrent : Parti du Rassemblement Dahoméen pour Apithy, Parti du Renouveau Démocratique chez Houngbédji. Mais, toujours le PRD.
C’était plutôt un coup de génie et Houngbédji devint très rapidement l’héritier politique de Sourou Migan Apithy en établissant son leadership sur le bloc politique sud-est du Bénin. Un bloc politique qui, jusqu’en 1999, couvrait tout l’ancien département de l’Ouémé, c’est-à-dire les actuels départements de l’Ouémé et du Plateau. Un attelage ethnique "goun-yorouba-nago-tori" que le leader du Parti du Renouveau Démocratique a appris à gérer en se servant de certaines têtes de pont dont le plus emblématique fut Moucharaf Gbadamassi, dont l’influence dans le milieu yorouba fut un des grands piliers de l’enracinement géopolitique du parti.
La gestion de l’ambivalence "Goun-Yorouba" continue d’être, à ce jour, le moteur du fonctionnement du parti. La création, à la fin des années 90, de l’association de développement "Olatédju", qui se transformera très vite en un parti politique, le MADEP, sous la coupole de l’homme d’affaires Séfou Fagbohoun, marque l’amputation de l’aile nagot du PRD. On ne pouvait pas ne pas voir derrière ce schisme l’habileté du marionnettiste Kérékou dont le leader du PRD était devenu un des opposants après sa démission inattendue du poste de premier ministre qu’il occupa dans le premier gouvernement du Général Mathieu Kérékou en 1996.
Je rappelle qu’à ce poste, Adrien Houngbédji avait eu pour directeur de cabinet un certain Pascal Irénée Koukpaki, qui d’ailleurs, dans le cadre de cette élection présidentielle de 2006, était la tête pensante du volet économique de son projet de société.
Dans son ascension à la position de leader du bloc politique sud-est, Adrien Houngbédji se fit une inimitié inextinguible avec celui qui deviendra une éternelle épine dans son talon, le professeur Albert Tévoédjrè. Rancunier, intrigant et dur à cuir, celui qui porte au mérite le surnom de "renard de Djrègbé" n’a jamais digéré son humiliante éviction de l’échiquier politique du sud-est du Bénin. C’était à l’issue des élections législatives de 1995, avec l’introduction, dans la compétition politique, du discours ravageur de l’argent.
Tévoédjrè n’était pourtant pas l’adversaire à se faire quand on voulait dormir tranquille. Les gens de ma génération ont découvert ce personnage unique à la cérémonie de clôture de la conférence nationale de février 1990. Le verbe haut et flamboyant, le rapporteur des historiques assises lut un texte d’une telle beauté que certains enseignants n’hésitèrent pas à en exiger la connaissance par cœur à leurs élèves. J’étais en classe de Troisième, au CEMG1 de Parakou, et nous étions pris par tout ce déferlement de talent oratoire qui marqua le paysage politique. Les débats politiques sur les écrans de la télévision nationale étaient suivis avec la même excitation que nous eûmes face aux matchs de football des "Lions indomptables du Cameroun" à la coupe du monde de 1990, organisée en Italie.
Les discoureurs et les sophistes les plus visibles étaient membres du parti "Notre Cause Commune", NCC, et Albert Tévoédjrè apparaissait naturellement comme un leader politique majeur qui exerçait énormément d’influence sur les milieux intellectuels. Je n’oublierai certainement pas de si tôt le pied de grue que je fis en 1991, devant la salle de conférence de la "Maison de l’alphabétisation" de Parakou, pour écouter celui qui, en présentant le rapport général de la conférence nationale, avait lancé, triomphal, "Nous avons vaincu la fatalité !". Malgré ses deux heures de retard, il nous infligea deux heures de discours que nous écoutâmes avec bonheur. C’était la première campagne électorale présidentielle du renouveau démocratique, et Tévoédjrè faisait déjà montre d’une créativité rare en matière de concepts dont le moins connu n’était pas le "Minimum social commun".
Bien entendu, il n’y avait ni Coca-Cola ni sandwichs à la fin des meetings, et nous rêvions tous de devenir aussi érudits que les Gratien Pognon, Ambroise Adanclounon, Jean-Marie Zohou et ces autres grosses pontes de l’"Union pour le Triomphe du Renouveau", UTR. Beaucoup de gens de ma génération ont pris le virus du Droit et sont aujourd’hui magistrats, avocats, professeurs de Droit, rien qu’en suivant sur les écrans de la télévision nationale un certain Charles Djrèkpo. J’ai dévoré, autant que je pouvais, la littérature classique française. Le "Cahier de retour au pays natal" de Aimé Césaire, remis au goût du jour par les références très courantes que faisait le président Nicéphore Soglo à l’un des textes majeurs de l’intellectuel martiniquais, devint notre livre de chevet. Je crois que j’ai eu la chance de faire mon adolescence dans cette période charnière d’émulation intellectuelle.
C’était donc sans surprise que Albert Tévoédjrè, candidat à cette première élection présidentielle, occupa une honorable troisième place, avec plus de onze pour cent des suffrages exprimés. Mais, calculateur, il refusa de donner des consignes de vote pour départager Mathieu Kérékou et son premier ministre Nicéphore Soglo, tous deux qualifiés pour le second tour.
Il eut bien tort. Car, ce centrisme déplut profondément à la plupart de ses admirateurs intellectuels qui étaient majoritairement pour une alternance au sommet de l’État, après 17 ans de règne ininterrompu du marxisant Mathieu Kérékou.
Mais, c’est au cours des élections législatives de 1995 que l’éclectique "renard de Djrègbé" perdit de sa superbe face à l’introduction de la puissance de l’argent dans la compétition politique au Bénin, par Adrien Houngbédji. Ce cancer dont le Bénin ne s’est toujours pas remis à ce jour projeta le leader du PRD sur les devants de la scène politique nationale, en tant que troisième homme après Kérékou et Soglo.
Mais, je l’ai déjà écrit, une des caractéristiques fondamentales de "l’Histoire", c’est sa tendance à se répéter. En appelant à voter pour le candidat Mathieu Kérékou au second tour de l’élection présidentielle de 1996, au détriment de Nicéphore Soglo dont il causa la chute, Adrien Houngbédji réveilla une inimitié qui sévit entre Béhanzin et Toffa, les Fons et les Gouns, Ahomadégbé et Apithy. Il se mit définitivement l’électorat fon contre lui. Son ralliement à Soglo aux lendemains des législatives de 1999 n’y changera rien. Son influence politique s’arrêta toujours à l’est du chenal de Cotonou.
Mais, le pire pour lui, c’est que Albert Tévoédjrè et Issa Badarou-Soulé ont décidé, pour cette élection présidentielle de 2006, de servir d’éclaireurs à Yayi Boni, dans le département de l’Ouémé. Plus que le meeting de ce lundi qui se tint à "Houinmè", non loin de la place "Catchi", et qui rassembla une foule honorable, c’est des rapports, inconnus du grand public, entre Yayi Boni et Issa Badarou-Soulé qu’il convient que nous parlions...demain !
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 96
Pour le plus grand malheur de Adrien Houngbédji, Albert Tévoédjrè, vindicatif, se souviendra longtemps de cette humiliante sortie de scène qui lui fut infligée en 1995. Ainsi, le "renard de Djrègbé", dit-on, sera pour beaucoup, dans le pourrissement de l’ambiance au sein de l’exécutif et qui débouchera, en 1998, sur la démission d’un premier ministre qui ne mérita guère mieux, dans l’opinion publique, que le surnom peu flatteur de "premier ministre kpayô".
Le PRD, Parti du Renouveau Démocratique, se veut fils héritier du PRD, Parti Républicain du Dahomey. Mais, à cette grande nuance près, que le fauteuil présidentiel qu’occupa Sourou Migan Apithy, et qui le fit entrer dans l’histoire, semblait de plus en plus un rêve inaccessible pour Adrien Houngbédji qui, comme en 1996, arriva troisième à l’élection présidentielle de 2001. Il avait certes réussi à se hisser à la présidence de l’Assemblée nationale en 1999, avec le soutien du parti "La Renaissance du Bénin", RB.
Mais, président de la République, c’était autre chose. Albert Tévoédjrè lancera d’ailleurs très vite les hostilités pour le challenge de 2006, à peine l’élection de 2001 terminée. Le rancunier renard saisit, en effet, l’occasion d’un symposium tenu à Cotonou et auquel prenait part le président de la Banque ouest-africaine de développement, Yayi Boni, pour lui glisser à l’oreille, dans un yoruba passable : "jeune homme, prépare-toi. En 2006, ce sera le tour du centre".
Vous convenez avec moi que cette déclaration visionnaire du "renard de Djrègbé" n’était pas que le fait d’un analyste surdoué. C’était surtout, à mon avis, une expression de son engagement irréductible à se venger, ad vitam, de cette mise sous boisseau prématurée de sa suprématie politique sur le bloc sud-est. Tout le monde savait de quoi Albert Tévoédjrè était capable, depuis qu’il alla sortir Kérékou de sa retraite sous les filaos, pour le remettre en selle en 1996, contre Nicéphore Soglo.
On se souvient aussi, par exemple, du tintamarre assourdissant qu’il orchestra après que la première dame d’alors, Rosine Soglo, a bénéficié, à hauteur de dix millions, d’une prise en charge d’une opération chirurgicale sur son œil gauche. "Je ne connais, dans ma vie, qu’une seule première dame. Et c’est ma mère !", avait-il lancé, avec une mauvaise foi à enseigner dans toutes les écoles d’art oratoire, au cours d’un débat télévisé de l’époque, et qui mobilisait toute la résidence universitaire d’Abomey-Calavi, devant les deux postes téléviseurs qui servaient à éveiller la conscience politique des jeunes étudiants que nous étions.
Je ne vivais pas en résidence universitaire. Nous partagions, à trois, une pièce "entrer-coucher", à cinq minutes de marche du campus. Le propriétaire, un instituteur plutôt véreux, n’avait pas hésité à nous louer une des chambres à coucher du bâtiment dans lequel il vivait avec sa famille. Il avait juste perforé une porte dans le mur arrière de cette pièce. Cette porte devint notre porte d’entrée à nous. Quant à la porte entre son séjour et la chambre à coucher qu’il nous mit en location, il ne se donna pas la peine de l’emmurer. Non ! Il nous donna platement la garantie qu’il l’avait fermée à double tour, de l’autre côté.
Nous n’en faisions d’ailleurs pas toute une histoire, car qu’avions-nous à mettre en sécurité ? Cette table à deux chaises, alors que nous étions trois ? Cette provision de haricots que l’un d’entre nous recevait régulièrement de ses parents depuis Banikoara ? L’étui de "gari" que nous délayions, souvent plusieurs fois dans la journée, de préférence sans sucre, pour, croyions-nous, "sortir le palu" de notre corps ? Ou bien cette vieille lampe-tempête qui, parfois, nous lâchait en pleine nuit pour pénurie de pétrole ?
Aucun voleur ne penserait tout de même à nous priver de cet unique tableau qui, d’ailleurs, était toujours rempli de formules chimiques que l’un d’entre nous y gravait en permanence, lui étant étudiant en faculté de "Chimie-Biologie-Géologie". À moins de nous voler nous-mêmes, aucun voleur n’avait à prendre en cible notre chambre. Ainsi, nous dormions libres. Ainsi, nous dormions heureux. Et si ce n’étaient ces audacieuses souris qui, nuitamment, organisaient la bamboula autour de nos réserves alimentaires en sautillant parfois sur nous, nous aurions un sommeil parfait.
Notre distraction favorite était donc ces émissions télévisuelles que nous allions suivre à la résidence universitaire. Pour rien au monde, nous n’acceptions de rater l’émission, d’abord bimensuelle, puis hebdomadaire, "Un tour de vis", animée sur la télévision nationale par Francis Zossou, qui révéla toute une génération d’artistes, mais aussi de débatteurs politiques de talent. Ma génération est entrée à l’université à un moment où le mouvement étudiant, conduit par un tribun comme Séraphin Agbahoungbata, était à son apogée. C’est dans cette ambiance brûlante que des jeunes comme nous, apprirent, par les œuvres du "renard de Djrègbé", comment, au lieu d’utiliser les dix millions pour soulager nos conditions de vie, le président Nicéphore Soglo avait préféré les utiliser pour opérer l’œil gauche de sa femme. Eh bien, croyez-moi, notre frustration fut bien grande.
Ce Tévoédjrè-là, il fallait ne pas le chercher. Et Houngbédji, pour son grand malheur, comme je l’écrivais tantôt, l’avait contre lui pour cette élection présidentielle de 2006. Mais, il y en avait un autre, plus jeune, qui, sans avoir un compte particulier à solder avec Adrien Houngbédji, n’en deviendra pas moins un des actifs pions du yayisme naissant, dans les départements de l’Ouémé et du Plateau. Il s’agit d’Issa Badarou-Soulé, ex-sémillant directeur général du port autonome de Cotonou sous le régime du président Nicéphore Soglo. On se souvient de ce personnage au physique de dandy, qu’il savait rehausser par des costumes sur mesure. Beaucoup de rumeurs circulaient à l’époque sur les pouvoirs mystiques qu’ils détiendraient et qui justifieraient sa longévité à la tête du poumon de l’économie nationale qu’était le port autonome de Cotonou.
Le conseiller technique à l’économie du président Soglo qu’était Yayi, en ce temps, n’en menait pas large devant le puissant directeur général du port qu’était Issa Badarou-Soulé qui, secrètement, nourrissait des ambitions présidentielles pour 2001, avec l’hypothèse que le président Nicéphore Soglo, réélu en 1996, serait constitutionnellement forclos en 2001. Ce genre de calcul facile que le retour aux affaires du Général Mathieu Kérékou en 1996 démentira, était aussi pourtant le même que faisait Yayi, qui se voyait aussi succéder à Soglo en 2001. Les deux ambitieux finirent par se parler et se faire des promesses dans le style de la mafia sicilienne : "si ce n’est toi, ce serait moi ".
L’échec de Soglo en 1996 bouleversa les bases du deal, mais les engagements mutuels demeurèrent et Issa Badarou-Soulé, affaibli par ses ennuis judiciaires et tracasseries de tous genres après le retour du Général Mathieu Kérékou, se résolut à admettre que ce serait plutôt à lui de soutenir Yayi pour l’élection présidentielle de 2006. Yayi sut d’ailleurs le faire fonctionner sur cet engagement, autant qu’il le tenait en méfiance. Il n’oubliera jamais que cet ami avait les mêmes ambitions présidentielles que lui. S’il arrivait à un homme de pouvoir de penser à conforter sa position en éliminant quelqu’un, il penserait prioritairement à celui qui l’a vu dans ses faiblesses. L’histoire de l’humanité abonde d’illustrations à ce sujet. Issa Badarou-Soulé, comme tant d’autres, en fera l’expérience. Mais, plus tard.
Pour le moment, le défi à relever était d’assurer à Yayi un triomphe électoral dans les départements de l’Ouémé et du Plateau, et le "Complexe touristique Bimyns", érigé par l’ancien directeur général du port, à quelques encablures de Porto-Novo, devint, à partir de 2005, une base de rencontre de tous les leaders pro-Yayi de toute la région. Collette Houéto, qui sera la première à être virée du gouvernement plus tard, Hélène Aholou Kêkê, François Gbènoukpo Noudégbessi, Robert Tagnon, Tundé, et la liste est loin d’être exhaustive, ne se rendaient pas au "CTA Bimyns" pour admirer le couple de lions qui y était tenu en captivité et dont le rugissement du mâle faillit me donner un jour un ulcère gastrique. Ils s’y rendaient pour peaufiner l’échec électoral d’un autre lion : Adrien Houngbédji. Deux bungalows du centre furent spécialement dédiés à ces activités que Yayi crédibilisait régulièrement par sa présence.
La longue tournée électorale que nous fîmes ce lundi, onzième jour de campagne, dans le département de l’Ouémé, et que nous bouclâmes dans la nuit à Avrankou, nous laissa comme une certitude : nous ne battrons pas Adrien Houngbédji dans son fief.
Mais, contrairement au Couffo, nous y avons un courant appréciable de sympathisants. Dimanche n’est pas loin, et nous pourrons bientôt vérifier tout ça dans les urnes. Mais, en attendant, un autre gros morceau nous attend : Abomey et le département du Zou.
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 97
Mardi, douzième jour de campagne électorale. Une ambiance particulière régnait à Cadjèhoun ce matin là. J’étais là avant 7 heures, mais il s’en allait être 11 heures et rien ne semblait bouger. Les véhicules habituels du cortège étaient disposés là, moteurs éteints, portières entrebâillées pour certains. Les occupants des voitures, devisaient tranquillement, adossés aux murs des maisons mitoyennes de la maison de Yayi. Ils recherchaient cette ombre bienfaisante qui pourtant rétrécissait au fur et à mesure que le soleil montait dans le ciel. Certains se dégourdissaient les jambes en faisant des allers et venues dans la rue. D’autres, assis sur un banc devant le studio de photographie, à l’entrée de la rue, attendaient ce branle-bas annonciateur de la mise en branle du cortège. Un dernier groupe, enfin, nettement plus privilégié, commentait bruyamment, assis sur la petite véranda à l’intérieur du domicile du candidat, quelques-uns des nombreux faits-divers qui émaillaient cette tournée que nous avions entamée depuis bientôt deux semaines.
Je faisais la navette entre l’intérieur du véhicule, et la rue. Yayi était à l’étage et n’était pas encore descendu. Mais, il était déjà en éveil et je le savais par le timbre très reconnaissable de sa voix qui me parvenait lorsque je revenais sur la véranda. Il semblait au téléphone. Je connaissais bien cette maison d’ordinaire calme et vide, mais qui devenait de plus en plus l’endroit où il était bon de se faire voir. Le gardien que nous appelions tous "IB", à l’exception du maître des lieux qui, lui, l’appelait toujours Ibrahim, le vieux Tankpinou et Céphas, les deux chauffeurs, Zoubérath, une des nièces de Yayi, qui remplaça dans la maison, sa sœur aînée Dado partie rejoindre son époux dans un pays du golfe après son mariage, le petit Jean-Marc, l’unique enfant que Yayi avait avec Chantal ; c’était cela le petit monde habituel de cette maison.
J’avais vu Zoubérath pour la première fois lors d’une des nombreuses visites que Yayi rendait à son père au quartier Kpébié quand nous allions à Parakou. Elle devait être, je crois, en classe de cinquième. Son père était un oncle maternel à Yayi. Quand elle vint à Lomé, c’était pour aider à parfaire cet apprentissage de la langue Bariba que Yayi avait entamé avec sa sœur aînée. Sa présence servait au bain linguistique.
Bien entendu, il y avait toute cette horde de cousins que Yayi faisait déferler dans la maison chaque week-end, quand il revenait de Lomé. Cette affluence avait le don de mettre Chantal hors d’elle-même. Elle n’était pas faite pour ça. Et cette nouvelle ambition politique de son mari la rendait particulièrement irritable, parce qu’elle justifiait la présence dans la maison d’un monde qu’elle ne maîtrisait. Elle n’avait d’ailleurs jamais maîtrisé personne, et préférait passer ses week-ends à Lomé plutôt que de voir ce ballet d’escrocs que, pour elle, nous étions, venir régulièrement faire la poche à son mari.
Elle avait sa lecture des choses, et on ne pouvait pas la lui reprocher. Elle connaissait mieux son mari que nous tous. Du moins le croyait-elle. En tout cas, c’était limpide dans son esprit : Boni ne pouvait pas être Président de la République. Elle passait donc l’essentiel de ses week-ends à Lomé et personne ici ne s’en plaignait. Le petit Jean-Marc n’était pas son unique enfant. Elle avait eu sa fille aînée d’une première relation et Yayi en prenait particulièrement soin. Je crois bien que si ce n’était pas de l’amour, ce devrait être un grand respect que Yayi a pour cette femme dont la faible empathie, devenait souvent un bouclier pour lui quand il voulait s’isoler de parents trop envahissants.
Chantal était prise dans ce tourbillon auquel elle n’était pas préparée et dont elle ne comprenait pas le sens. On doit donc à la vérité, de reconnaître qu’elle n’a pas épousé Yayi en entrevoyant la possibilité d’occuper dans la République, la place qui sera la sienne plus tard, pendant dix ans d’affilée. Comme je l’avais déjà écrit, son engagement dans le combat politique auprès de son mari fut tardif et hésitant. Elle a démarré, souvenez-vous, péniblement à Ouidah, sa ville d’origine. J’étais là lorsqu’elle prononça ses premiers mots politiques dans un fongbe écœurant. Je crois qu’elle a pris goût par la suite. Peut-être ce jour aurait-il pu marquer le début d’une proximité entre elle et moi, comme Yayi l’avait toujours souhaité. Mais, la mayonnaise à mon niveau n’avait pas pris, parce que j’étais encore trop ignorant des réalités du pouvoir.
Eh bien aujourd’hui, je peux vous dire, chers lecteurs de mes chroniques, méfiez-vous d’avoir des ennuis avec les premières dames. C’est pire que d’en avoir avec le Président de la République lui-même. Elle finira toujours par avoir ce qu’elle veut. Je ne conseille même pas d’essayer de vérifier si mon affirmation est vraie. Prenez ça comme ça. Ce serait mieux ! Ceux qui connaissent le pouvoir et l’ambiance de cour savent que c’est le lieu, comme le disait si souvent Didier Akplogan, où il faut apprendre à serrer, avec déférence, les mains qu’on ne peut pas couper. Dans ce milieu d’intrigues, il faut éviter les combats. Il vaut mieux, que de chercher à les gagner. Car, chaque victoire devient le motif d’un combat encore plus grand et plus mortel.
Ce mardi, douzième jour de campagne, quelque chose semblait ne pas bien tourner. Lorsque Yayi descendit enfin dans le séjour en bas, nous nous précipitâmes vers lui. Et mon choc fut grand quand je compris l’objet de tout cet atermoiement depuis le matin. La tournée électorale sur Abomey et le département du Zou était annulée !
J’avais du mal à croire mes oreilles. Mais, Yayi semblait avoir pris une décision définitive. En un éclair, certaines blessures que j’avais eu en percevant sa méconnaissance ou ses préjugés sur le milieu fon, refirent surface. Je croyais pourtant que l’accueil qui lui avait été réservé par les rois Dédjalagni et Béhanzin, lors de sa première entrée à Abomey, avait changé les choses à son niveau. Ou alors ma susceptibilité sur ce sujet me faisait-elle prendre l’annonce par le mauvais bout.
Je rongeais mon frein en suivant l’argumentation que faisait Yayi. L’annulation de l’étape d’Abomey et du département du Zou, n’était pas, expliqua-t-il, liée à des questions sécuritaires. Il fallait, selon lui, éviter de froisser les Soglo et se fermer les portes des négociations pour le second tour. Ce cas serait donc différent de celui du Couffo où les problèmes sécuritaires était évidents. Le raisonnement me laissa d’abord sans voix, tellement il me paraissait absurde.
Comment pouvait-on, à ce niveau de parcours, tomber dans des analyses aussi faciles, me demandais-je. Le second tour, c’est en effet pour ceux qui passent le premier tour. Et dans un scrutin au suffrage universel, toutes les voix comptent, autant qu’elles s’équivalent. C’était tout de même facile à comprendre. Et dans une élection présidentielle telle que la nôtre, les populations prennent de façon systématique, pour un manque d’égard, qu’un candidat ne se présente pas physiquement sur leur territoire. Et cela se ressent toujours directement au fond des urnes.
Je savais l’ambiguïté des relations entre Yayi et les Soglo. Je savais qu’il n’appréciait pas particulièrement le candidat de la "Renaissance du Benin", Léhady Soglo qui fut le principal obstacle à un soutien direct du parti à nous dès le premier tour. Mais, je comprenais surtout que Yayi n’intégrait pas encore très bien les dynamiques électorales en cours dans la cité royale. L’absence dans la compétition de Nicéphore Soglo, laissait le jeu très ouvert à Abomey, entre Léhady Soglo, Yayi et Lazare Séhouéto. Adrien Houngbédji et Bruno Amoussou n’y volaient pas haut, pour des raisons que nous avons largement évoquées dans les chroniques précédentes.
Ma lecture de la situation à Abomey et dans tout le département du Zou était celle-ci : pour ce scrutin présidentiel de 2006, Yayi n’arriverait pas en tête. Mais, il aurait eu bien tort de compter sur d’incertaines combines d’entre deux tours pour y obtenir des suffrages dont il pouvait directement obtenir une bonne partie, en livrant bataille jusqu’au bout. L’électorat fon suit Nicéphore Soglo, mais ne lui appartient pas. Les fiefs politiques fonctionnent comme ces veuves dont le veuvage ne dure que le temps de la mise en terre de l’époux défunt. C’est d’ailleurs souvent en pleines funérailles qu’elles repèrent le nouvel amant. Abomey n’était pas hostile à Yayi. Mais, l’en convaincre était une autre paire de manche.
Les discussions furent très ouvertes et très animées ce jour-là à Cadjèhoun. Il était déjà 14 heures et cette journée de mardi était perdue. Nous nous séparâmes sans une idée claire sur la conduite à tenir par rapport à Abomey et au Zou. Quelqu’un, quelque part lui faisait un chantage politique grotesque. Notre campagne semblait désormais au point mort. Il promit racheter la journée en rencontrant dans la soirée, le comité des sages de Cadjèhoun qui demandait à venir lui dire son soutien.
"Tiburce, je t’appelle le soir", me dit-il, lorsqu’à mon tour, je lui serrai la main avant de sortir du séjour. Je repartis, en espérant qu’il fera le choix réaliste qui convenait à la géopolitique de la ville d’Abomey et du département du Zou.
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 98
J’arrivais à peine au passage à niveau de Houéyiho lorsque mon téléphone sonna. Cotonou n’avait pas encore ces passages supérieurs, et le petit carrefour qui faisait corps avec le passage à niveau était un point de grande congestion de la circulation urbaine. Je jetai un coup d’oeil distrait sur le bout d’écran du téléphone. C’était Yayi. Au vu de la discussion que nous venions d’avoir à Cadjèhoun, je savais que cet entretien téléphonique serait long. J’avais, là aussi, une occasion de faire passer ma vision sur cette incertitude que représentait dans son esprit l’étape Zou de sa campagne électorale. S’il m’avait rappelé aussi tôt, plutôt que de le faire le soir, comme il l’avait prévu, c’était, pensai-je, qu’il n’était plus si sûr d’avoir raison d’annuler cette étape de la tournée.
Je me garai puis décrochai. Il rentra directement dans le coeur du débat, en redéveloppant mollement ses arguments sur la nécessité de ne pas se mettre à dos tous les candidats dès le premier tour. Il évoqua l’ambiance catastrophique que Nicéphore Soglo, sûr de sa victoire électorale, entretint tout au long de la campagne électorale comptant pour le premier tour de l’élection présidentielle de 1996. Une ambiance qui poussa le faiseur de roi de l’époque, Adrien Houngbédji, à se jeter dans les bras de Mathieu Kérékou qui gagna alors l’élection. Cette lecture de l’histoire, bien que fondée, me paraissait néanmoins trop simpliste.
J’avais encore un souvenir exact de ce début d’après-midi de 1996, lorsque la radio nationale, notre seule source d’information à l’époque, en dehors du quotidien "Le Matin", donna la nouvelle, en ouverture de sa grande édition du journal parlé de la mi-journée. Le scoop, je me rappelle, eut l’effet d’un tremblement de terre sur Cotonou. Jeune étudiant activement engagé dans la campagne pour le retour au pouvoir du Général Mathieu Kérékou, je me trouvais, à l’heure-là, avec un groupe d’étudiants, à Mênontin, dans le bâtiment qui abritera plus tard le siège de la télévision privée "Canal 3" et du journal "Fraternité". Une rencontre était prévue là, entre nous et Houdou Ali, dans ce bâtiment inachevé, fraîchement racheté à son propriétaire initial qu’on disait en prison.
Comme la plupart des étudiants, endoctrinés par Albert Tévoédjrè avec l’affaire des dix millions pour opérer l’oeil gauche de la première dame Rosine Soglo, mais surtout régulièrement frustrés par les excentricités langagières du président Nicéphore Soglo, j’étais une main-d’oeuvre volontaire et gratuite pour le collage des affiches de campagne du Général Mathieu Kérékou sur le campus universitaire d’Abomey-Calavi et dans tout Togoudo. Je ne nie pas que le président Nicéphore Soglo ait fait preuve de beaucoup de suffisance dans la conception de ses rapports avec les autres acteurs de la classe politique durant cette campagne électorale qu’il passa plus à répondre à Bruno Amoussou qu’à son vrai challenger Mathieu Kérékou.
Il ne perçut sa chute que pendant les derniers jours de la campagne, et les tentatives désespérées de certains de ses lieutenants pour redresser la barre furent vaines. Je me rappelle cette initiative de dernière minute de Léhady Soglo, qui vint une nuit dans la résidence universitaire d’Abomey-Calavi, dans l’espoir d’y remonter la côte de son père, en berne. Cette nuit-là, dans le hall d’un des bâtiments de la résidence universitaire, nous écoutâmes, avec une totale indifférence, la plaidoirie de ce fils de président dont on nous avait dit qu’il gifla l’un des illustres ministres de son père, en l’occurrence Paulin Hountondji. Je sais aussi aujourd’hui, avec l’expérience du pouvoir, comment une rumeur vraissemblable, mais totalement fausse, peut être montée pour abattre quelqu’un que l’on prend en chasse. Mais à l’époque, cette rumeur eut un effet désastreux sur ce jeune dandy dont nous savions qu’il n’était pas des nôtres.
Il ne délayait pas du gari comme nous, et peut-être que si l’envie lui prenait d’en délayer dans de l’eau minérale et non dans cette eau de nos puits où surnageaient des larves, il y mettrait de la glace et du lait, le ferait agrémenter de force de petits fours. Cette opération de rattrapage de Léhady Soglo fut un échec. Nous ne le reconnûment pas comme l’un des nôtres. La vérité, c’est que le président Nicéphore Soglo avait tellement multiplié les petites phrases méprisantes à l’endroit des étudiants que notre communauté était spontanément devenue une citadelle de l’opposition.
Nous prenions d’ailleurs pour d’ignobles traîtres les leaders d’étudiants que nous soupçonnions d’affinité avec le régime en place. Iréné Agossa, Parfait Ahoyo et les autres têtes fortes de l"Union nationale des étudiants du Bénin", UNEB, syndicat étudiant concurrent de la "Fédération nationale des étudiants du Bénin ", FNEB, subissaient la verve dénonciatrice des étudiants communistes qui ne se privèrent pas de voir la main du pouvoir Soglo derrière la mobylette "P50" flambant neuf qu’ils roulaient. Les plus jeunes ne comprendront certainement pas. Mais une mobylette "P50", à l’époque, était un signe flamboyant de bourgeoisie.
Et pour mieux ressortir le contraste, je vous dirai, par exemple, qu’en cette même époque, l’un de mes deux co-locataires de cette chambre sans plafond dont, à trois, nous réunissions péniblement le loyer mensuel qui n’était pourtant que de trois mille cinq cent francs, devait parfois faire à pied le trajet Pk6 - Togoudo quand il allait solliciter en vain le secours financier d’un oncle et que pour le retour, il ratait son bus.
Sur cet aspect, Yayi avait raison. Le président Nicéphore Soglo avait abordé la présidentielle de 1996 avec un excès de suffisance, alors qu’il avait une piètre connaissance des leviers politiques de la société béninoise. Je me rappelle cette rencontre tardive qu’il eut avec la communauté estudiantine le dernier jour de campagne électorale pour le second tour du scrutin présidentiel. Cette séance eut lieu dans le grand amphithéâtre de la faculté des sciences de la santé, au champ de foire à Cotonou. Sur insistance de Yves Soglo, l’un des activistes les plus visibles de la résidence universitaire, nous y prîmes part, moi sans aucune promesse de changer le sens de mon vote qui, au premier tour, s’était porté sur le Général Mathieu Kérékou. Pour une salle déjà pleine à 18 heures, le couple présidentiel ne vint qu’autour de 21 heures, accompagné des lieutenants les plus proches. Léhady Soglo, visiblement las, s’était abandonné sur l’une des marches de l’escalier qui montait sur l’estrade.
C’était le crépuscule d’un règne. Le ciel était irrémédiablement noir. Certains comme Désiré Vieyra, puissant apparatchik du régime, avaient déjà sauté de la barque. Le discours du président Nicéphore Soglo, ce soir-là, fut comme un champ de cygne. Il utilisa, pour la première fois, des termes qu’il aurait dû utiliser depuis le début de la campagne. Il présenta ses excuses aux étudiants dont il dit ignorer tout de leur souffrance. Ce discours était beau. Ce discours était politique. Mais au moment où il fut obligé d’évoquer le nom de son challenger Mathieu Kérékou, le président Nicéphore Soglo fondit en larmes. L’assistance était pétrifiée. Quelques vibrants cris de guerre remobilisateurs fusèrent dans la salle. Le pouvoir était définitivement perdu pour cet étincelant premier ministre désigné par la conférence nationale, et qui fut ensuite élu à la fonction politique suprême.
Yayi redoutait cette expérience électorale. Il m’avait quelques fois évoqué le cas du Docteur Adjou Moumouni qui, bien qu’ayant été démocratiquement élu président de la République à la fin des années 60, ne régna jamais. Dans notre modèle électoral, le peuple, en réalité, élit au premier tour deux présidentiables. La classe politique se charge ensuite, par des calculs et des combinaisons diverses, de choisir celui des deux qui lui paraît le plus âpte à perpétuer ses intérêts les plus sordides. C’était donc un jeu d’intérêts, répondis-je à Yayi. Et si au premier tour, le président Nicéphore Soglo avait creusé l’écart de façon très nette entre lui et son challenger, et qu’il offrait des gages suffisants au faiseur de roi Adrien Houngbédji, celui-ci aurait, au pire des cas, été plus ambigu dans son discours de vote. Il fallait donc faire un score très net dès le premier tour. Et pour le faire, il fallait chercher les suffrages partout où ils se trouvaient. Il nous fallait aller à Abomey et dans tout le Zou.
À ma grande satisfaction, Yayi accepta. Le lendemain mercredi, quatorzième jour de campagne, nous commençâmes la tournée du Zou par Zogbodomè.
L’assistance, bien que moyenne, était chaleureuse et engagée. Jules Gnanvo, du parti "Restaurer l’espoir", et Patrice Lovesse encadraient Yayi sur la longue véranda du bâtiment principal de l’école primaire publique de Zogbodomè. Je me rappelle le chant d’accueil qu’entonna Prosper Gnanvo, neveu de Jules Gnanvo, et qui faisait office de maître de cérémonie. C’était une chanson rituelle du couvent "linsúxuè" qui disait à peu près ceci : "sens-toi chez toi partout où tu te retrouves. Marche avec fierté. Tu n’es étranger nulle part ". La chanson, expliquée à Yayi, déclencha chez lui une immense vibration d’optimisme. Et c’est dans cette ambiance très positive que nous parcourûmes toutes les communes du Zou, avant de finir, en milieu d’après-midi, au stade municipal de Goho, à Abomey.
Notre état-major politique, bien que modeste dans la zone, fit un travail de quadrillage méthodique. Eugène Azatassou, Rigobert Azon, Albert Adagbè, Jean-Marie Alagbé, Jules et Prosper Gnanvo, Patrice Lovesse, Jonas Akabassi, sont quelques noms de combattants dont je me souviens et qui sillustrèrent ce jour-là dans le département du Zou. Ah non, je ne les oublierai pas, j’ai retrouvé, avec un grand bonheur, mon père et ma mère dans la foule du meeting au stade de Goho. Toujours activiste et entreprenante, ma mère me présenta un groupe de femmes dont elle dit être la présidente. Cela m’amusa tendrement et je ne pus m’empêcher de la taquiner dans un éclat de rire. "Ainsi donc, il faut que tu sois toujours présidente de quelque chose ?", lui dis-je, en la tapautant dans le dos. "Ah, cette femme !", soupira mon père, en cherchant une complicité dans mon regard. Ce fut une journée d’accomplissement pour moi.
Nous rentrâmes à Cotonou autour de 21 heures. Demain jeudi, nous attaquons la derniere partie de notre campagne. Les départements de l’Atlantique et du Littoral. Le bassin électoral le plus âprement disputé.
(✋🏾À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 99
Si le département de l’Atlantique a, de tous les temps, suscité l’appétit de tous les candidats aux élections présidentielles, c’est parce qu’il est le plus peuplé du pays. Sa proximité avec Cotonou, la capitale économique et administrative du Bénin, en fait une zone dortoir privilégiée et une concentration de fermes.
Majoritairement dominé par les groupes socio-ethniques fons, aizo, toffins et toris, ce département a son histoire intimement liée à celle de l’ancien royaume du "Danxomè" dont il est devenu partie intégrante depuis que le roi Agadja a soumis le royaume de "Savi" et s’était ouvert les portes océanes par Ouidah. Nous avons déjà parlé, dans un épisode précédent, de l’importance des localités d’Allada et de Houègbo dans la migration des "agassouvis", partis de Tado, en pays adja, et qui fondèrent les royaumes du "Danxomè" et de "Hogbonou".
Les modèles de gestion administrative du territoire mis en place par le palais royal d’Abomey durant plusieurs siècles, expliquent la distribution spatiale dans l’Atlantique de certaines grandes familles princières d’Abomey, dans des régions comme Ouidah, où on peut trouver par exemple, jusqu’à ce jour, des souches des "Zinzindohoué", descendants des "Tchodaaton" à Ouidah où vivaient les ministres des Affaires étrangères du roi du "Danxomè", des "Nonbimè" et des "Attrokpo" dans la région de Godomey. Et si je devais faire une extension sur Cotonou, je parlerais des "Zohoun" et des "Zohonco" à Cadjèhoun.
À Allada, les "Akplogan", dignitaires religieux, étaient une sorte de ministres délégués aux Affaires cultuelles et rendaient directement compte au puissant premier ministre, le "Migan", installé à Abomey.
Les conséquences politiques de ce maillage administratif royal s’observent aujourd’hui à la lecture des résultats de chaque élection présidentielle. En dehors de quelques poches de résistance dont par exemple les "Toffins" qui, pour les raisons historiques qui les ont obligés à aller se réfugier sur l’eau, nourrissent une méfiance permanente vis-à-vis des Fons, le département de l’Atlantique vote largement pour le leader politique fon. De Ahomadégbé à Soglo et actuellement Talon, qui fut bien avisé de projeter très tôt dans l’opinion ses ascendances maternelles aboméennes, le comportement électoral du département de l’Atlantique a toujours suivi les courbes et inflexions de l’histoire du royaume du "Danxomè". Sa victoire de 2016, Patrice Talon la doit aussi et surtout à sa mère.
Mais, pour ces élections présidentielles de 2006, une donnée nouvelle entrait en jeu. Il n’y avait pas un grand leader fon dans la compétition. Certes, Léhady Soglo remplaçait au pied levé son père, mais il avait encore des classes à faire. Le département de l’Atlantique, dans cette ambiance d’absence d’un leadership naturel, fera le jeu des grands électeurs qu’étaient les responsables politiques les plus en vue du moment. Le candidat Yayi en tirera le plus grand avantage car, en dehors des ondes positives que lui envoyaient déjà, de façon diffuse, les populations de l’Atlantique, il pouvait compter dans son carquois, outre les nombreux modestes mouvements de jeunes, des leaders politiques très reconnaissables comme Valentin Aditi Houdé, Jean Alexandre Hountondji, Venance Gnigla qui, sans être un homme politique au sens strict du terme, jouissait déjà d’un puissant courant de sympathie dans Ouidah et alentours.
Le quadrillage politique du département de l’Atlantique pour Yayi, c’était aussi l’UNDP du président Emile Derlin Zinsou, l’un des coachs et précepteurs de Yayi. Son frère, le professeur René Zinsou, père de Lionel Zinsou, fut également un soutien actif et discret du candidat Yayi, mettant à sa disposition sa vaste connaissance des pratiques du pouvoir. "Jeune homme, lui aurait-il dit un jour, excédé par les interminables courbettes de Yayi, si tu veux diriger un État, tu dois être capable, au besoin, de tuer de sang-froid. Cette affaire n’est pas pour les mous". Claudine Prudencio vint au yayisme par Émile Derlin Zinsou, et ce fut elle qui amena le très effacé homme d’affaires Samuel Aworet Dossou à mettre aussi la main à la poche pour la campagne de Yayi. Un appui financier certes ponctuel, mais fort utile.
C’est donc un département de l’Atlantique globalement favorable qui nous accueillit en ce jeudi, quatorzième jour de campagne électorale. Nous passâmes toute la journée dans les agglomérations de l’ouest du département, Tori, Savi, Kpomassè avec, comme clou de la journée, le géant meeting au stade municipal de Ouidah qui finit au crépuscule. Yayi y lâcha la phrase évidente qui devrait faire mouche. "Je suis votre gendre et mon cœur bat pour Ouidah", dit-il de cette voix que deux semaines de campagne électorale avaient presque éteinte. La réaction du public fut enthousiaste et chaleureuse.
Nous partîmes de Ouidah après 19 heures, et sur le chemin de Cotonou, notre cortège sera contraint à d’incessants arrêts, pour de petits meetings, de sorte que nous n’atteignîmes le collège de Godomey qu’autour de 22 heures. Là, se tenait un grand meeting. Notre arrivée réveilla la foule convoquée depuis 18 heures. Sur le podium installé pour l’occasion, l’artiste GG Lapino enchaînait ses tubes. Quand Yayi monta sur le podium, le jeune artiste, dont la chanson suivait notre cortège depuis, lança en live cet hymne ensorcelant qui, aussitôt, embrasa la foule. Yayi esquissa des pas de danse sous des hourras. À la fin du meeting, nous dûmes encore patienter, le temps d’une séance imprévue entre le candidat et un groupe d’enseignants réunis dans une des salles de classe du CEG Godomey.
Le lendemain, vendredi, dernier jour de campagne électorale, nous attaquâmes les agglomérations de l’est du département de l’Atlantique. Sous la houlette de Valentin Aditi Houdé, nous entamâmes cette ultime journée de campagne par un grand meeting par Allada. Un meeting qui faillit pourtant ne jamais avoir lieu, à cause d’une guerre de leadership entre Didier Aplogan et Marie-Reine Sègla, une activiste yayiste, officier des douanes à la retraite.
Ce meeting, qui eut donc finalement lieu au stade municipal d’Allada, permit de donner le change aux lieutenants du député Ismaël Tidjani Serpos dont c’était le fief électoral, et qui, on s’en souvient, avait piloté, en tant que président de la commission des lois à l’Assemblée nationale, la fameuse loi électorale qui devrait exclure Yayi de la compétition.
D’Allada, nous partîmes pour l’enclave de Toffo, nous ressortîmes ensuite par Houègbo, redescendîmes à Hinvi, pour prendre une bretelle poussiéreuse jusqu’à Zê. Il devait, je crois, sonner 16 heures. Nous prîmes un déjeuner tardif dans la résidence de Valentin Houdé, avant de nous diriger vers un terrain de football où eut lieu un meeting particulièrement intense, vu la mobilisation populaire. De Zè, nous nous dirigeâmes vers les villages lacustres de la commune de Sô -Ava, sous de fines gouttelettes de pluie. Nous ressortîmes par le marché de Akassato, puis prîmes la direction du stade de l’amitié de Kouhounou, actuellement "stade Général Mathieu Kérékou", pour un gigantesque meeting de fin de campagne qui mobilisa un monde impressionnant.
Plus tard, vers 23 heures, après avoir raccompagné Yayi à son domicile à Cadjèhoun, une partie du cortège partit pour un triomphal tour de ville et un ultime baroud d’honneur sur les artères de Cotonou tapissées de millions d’affichettes à l’effigie du candidat du candidat.
Ainsi, fut bouclée la grande boucle. Le terminus électoral. Toute activité publique est interdite pour la journée de demain, samedi. Mais, notre direction de campagne a prévu une réunion pour ce jour-là à 9 heures, à Bar Tito. Eh oui, nous repartons à Bar Tito, comme un retour à la case départ, un retour d’affection pour la première épouse "yalilé". Demain samedi donc, nous sommes attendus à 9 heures, au siège de campagne de Bar Tito. Et selon toute vraisemblance, Yayi y sera. Une rencontre importante !
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 100
À neuf heures ce samedi matin, j’étais au siège de campagne à Bar Tito. J’étais et je continue d’être un maniaque de la ponctualité. Dès qu’on me fixe l’heure d’un rendez-vous, cela devient une obsession dans mon esprit et j’admets mal les justifications de retard qui nous sont propres et qui consistent à parler d’heure africaine". Quelle serait donc cette fameuse horloge africaine à laquelle nous aimons si tant faire référence et qui voudrait par exemple qu’un service administratif ne soit opérationnel qu’après 10 heures, bien qu’ouverte virtuellement à 8 heures ? Je tiens cette fixation sur la ponctualité de mon père. Il n’était pas rare de le voir se pointer à l’heure exacte à une cérémonie ou à une réception festive avec un tel souci de ponctualité qu’il se retrouvait seul, assis au milieu de chaises vides et non encore disposées. De la même façon, il repartait logiquement avant la fin, et même parfois alors que le service des mets venait à peine de commencer, parce que, pour les mêmes raisons de ponctualité, il devait se retrouver ailleurs à l’heure exacte. Cet homme n’avait pourtant jamais mis les pieds à l’école. D’ailleurs, je ne l’aurais jamais cru si cette affirmation ne venait pas de lui-même, corroborée, non sans fierté, par ma mère qui, un rare jour où elle était d’humeur exécrable, lui rappela sans ménagement que ce fut elle sa seule institutrice. Ah, les femmes ! Il vaut mieux ne pas les mettre en ébullition.
C’est que mon père maniait le français avec une telle précision et une telle rigueur, que nous nous perdions tous dans l’établissement de son profil académique. Je le revois, certains samedis soir, allongé dans son fauteuil devant notre bâtiment, suivant silencieusement l’émission "Atchakpodji", un talkshow à grand succès de la radio nationale. À la fin de l’émission, et profitant encore des dernières lueurs du jour, il sortait ses verres de lecture de leur étui en cuir, puis déployait un exemplaire du journal soviétique "La Prada" dont il ramenait un lot à la maison en fin de semaine. Il lisait religieusement ces larges tabloïds jusqu’à ce que l’obscurité l’oblige à les refermer. J’y jetais ensuite un coup d’œil curieux et butais invariablement sur des expressions rébarbatives comme "soviet suprême", "sovkoz", "kolkoz". Les pages, grises, étaient austères et généralement sans image. Mais, c’était l’une des rares sources d’information écrites en cette fin des années 70. Il y avait aussi, bien entendu, le journal "Ehuzu", l’organe militant de la "révolution populaire", qui me paraissait déjà plus chaleureux avec ce dessin d’un homme musclé qui rompait les liens d’une chaîne. C’était là les lectures de mon père. Il ressortait également son étui à lunettes lorsque je ramenais mon bulletin de notes. Il réajustait la monture sur son nez, puis lisait dans les détails le bulletin. Et comme les notes étaient bonnes, il me lançait, avec beaucoup de fierté : "Brave jeune homme, c’est à ton père que tu ressembles". Je prenais ce commentaire comme ma récompense suprême, même si cela agaçait parfois furieusement ma mère qui se voyait, dans la même logique, attribuer nos défauts.
La vérité est que j’aimais bien ressembler à mon père. C’était un homme à l’apparence extrêmement soignée. Les plis de ses chemises claires et de ses pantalons "tergal" ou "jersey" étaient toujours impeccablement droits. Mes frères aînés qui, le dimanche soir, avaient cette redoutable corvée de repassage, connaissaient des moments d’angoisse quand il venait ausculter la qualité du travail. Et puis, ce fer à repasser était vraiment du fer. Cette petite statuette de coq qui le surmontait et lui servait de verrou était tellement brûlante que la basculer de temps en temps pour raviver la braise était tout un art. Les choses se compliquaient parfois quand le charbon incandescent crépitait, répandant de minuscules particules sur le vêtement en cour de repassage. Mon père était surtout bel homme, et je trouve encore aujourd’hui miraculeux que sa vie de couple avec ma mère ne connût aucun soubresaut, pour fidèle que puisse être ma mémoire. Bien que diamétralement opposés en termes de personnalité, lui et ma mère vécurent inséparables jusqu’à la fin de leur vie. Et pour marquer ce symbole, nous décidâmes, au décès de ma mère, en 2010, de l’inhumer à côté de son mari qui, lui, tira sa révérence deux ans plus tôt, en 2008.
Si je suis donc si ponctuel à Bar Tito ce matin, je le tiens donc de quelqu’un, même si j’admettrai, plus tard, que le retard volontaire est, sous nos cieux, un instrument de démonstration de pouvoir. À neuf heures ce matin, le siège de campagne était calme. Le gardien, qui me témoignait toujours une grande reconnaissance, parce que me devant son recrutement, me fit un grand "V" de la victoire lorsque je finis de garer. Il n’était pas informé de la réunion qui devait se tenir là, ce matin. D’ailleurs, me dit-il, personne n’était encore là. Je traversai la petite allée dallée de la cour, puis retrouvai, avec une certaine émotion, le hall. Tout y était si calme. Je poussai la porte de la salle que j’occupais avec Charles Toko. Elle n’était pas verrouillée. Un tas de journaux encombrait la table. Je tirai un fauteuil de bureau et m’assieds. Une des roulettes en dessous avait disparu et je faillis me retrouver dos au sol. Je m’installai carrément sur le bureau et entrepris de feuilleter quelques journaux. La cacophonie des titres déphasés m’amusa. J’avais vu par exemple en gros titre à la une d’un journal, "Le septentrion rejette l’inconnu Yayi Boni". J’essayai de lire l’article, mais renonçai aussitôt. Je n’y comprenais rien. Bientôt, des présences humaines commencèrent à se signaler dans le bâtiment. Je revins dans le hall et tombai nez à nez sur Valentin Houdé. Il se fit chaleureux et me demanda dans quelle salle devrait se tenir la séance. Je n’en savais rien. "Peut-être en haut", lui dis-je. Il n’eut heureusement pas le temps d’errer. Une partie des membres de la direction nationale de campagne fit son entrée dans le hall et quelqu’un nous invita à monter à l’étage, dans une salle de réunion. Nous montâmes silencieusement et nous installâmes dans une pièce à gauche, à la sortie des escaliers. Nous finissions à peine de nous asseoir que Yayi apparut, accompagné par le professeur Albert Tévoédjrè. C’était la première fois que je voyais Yayi en ces lieux. Il avait les traits tirés et je le liais à l’éprouvant défi physique que fut la campagne électorale. Nous nous mîmes mécaniquement debout dès son entrée dans la salle. Le professeur Albert Tévoédjré, lui, était drapé d’un magnifique boubou blanc, avec cet inséparable bonnet haoussa qui faisait partie de son image.
La séance fut introduite dans des termes brumeux par Yayi, et je compris, en suivant le développement de Albert Tévoedjrè, que nous allions vers une situation à laquelle je ne m’étais pas préparé mentalement. Selon ses explications, corroborées par certains leaders politiques présents dans la salle, un vaste plan de fraude serait en préparation à Porto-Novo, en faveur du candidat Adrien Houngbédji. Très drôle, pensai-je, ahuri. Qu’est-ce que cela pouvait changer que Houngbédji fraude ou pas à Porto-Novo ? Je ne comprenais pas du tout la logique de cette dénonciation. Je venais de faire près d’une décennie dans la presse et j’étais loin d’être naïf sur la cartographie politique du Bénin. Que voulaient-ils dénoncer ? Le prévisible score stalinien de Houngbédji à Porto-Novo face à Yayi ? Aurait-il besoin de frauder pour faire une performance électorale chez lui, à Porto-Novo, face à notre candidat ? Je me surpris à être isolé dans ma perception de la situation. Je ne sais pas si Charles était là. Mais, ce fut un effroyable moment de solitude pour moi. Le plus sérieusement du monde, il fut demandé à un comité de deux ou trois personnes de procéder, séance tenante, à la rédaction d’une lettre de dénonciation à la Commission électorale nationale autonome, CENA, avec menaces claires du candidat Yayi Boni de contester les résultats du scrutin du lendemain dimanche, si lumière n’était pas faite sur le remplacement de ses représentants dans certains bureaux de vote à Porto-Novo.
J’étais hors de moi-même, tellement la situation me paraissait surréaliste. Voilà donc un candidat qui part largement favori dans une élection présidentielle, un candidat qui boucle pratiquement dix départements sur douze dans le pays, mais qui demande le report du scrutin et s’engage dans un imbroglio, à seulement quelques heures du jour du vote. Il y a, dans les milieux obscurantistes fons, un mauvais sort appelé "Sroukpa" et qui conduit sa victime à s’automutiler, à se jeter dans un puits où à se pendre sans raison. Je ne fus pas loin de penser ce jour-là que tout ce monde-là était sous l’emprise de ce mauvais sort. Qui avait, en effet, intérêt à la tenue du scrutin si ce n’était le favori ? Comment expliquer que nous puissions prendre de tels risques à un moment où tous les voyants sont au vert et qu’un lobby tapis à la présidence de la République n’attendait que la moindre occasion pour pêcher en eaux troubles ?
La proposition de lettre de dénonciation fut déposée devant Yayi. Je sortis de la salle. Qui étais-je pour contester la science électorale du "renard de Djrègbé" ? Je tournai en rond un moment en me demandant ce qui m’arrivait. Bientôt, le texte, signé, sortit de la salle et on me demande d’appeler les télévisions. Je le fis, puis m’éclipsai, le cerveau en feu. Je décidai de rentrer chez moi et de ne plus en ressortir de si tôt.
Un peu après le pont de "Houédonou" à Godomey, mon téléphone sonna. C’était Didier Akplogan. Il venait, me dit-il, d’être alerté par des responsables de médias sur l’acte à peine croyable que notre candidat venait de poser. Il m’informa que Denis Babaèkpa, le conseiller à la communication du Général Mathieu Kérékou et actif partisan de sa pérennisation au pouvoir, était déjà en possession du courrier incendiaire et comptait l’exploiter au mieux pour préparer l’opinion à une probable annulation du scrutin. Il fallait parer au plus pressé. "J’ai parlé tout à l’heure avec "Patrice" et j’irai à son domicile. On verra ce qu’on peut rattraper. Tu peux venir ?", me demanda-t-il. "Didier, je suis surmené. Mes capacités intellectuelles sont au point mort. Je préfère rentrer me reposer », lui répondis-je.
J’appuyai sur l’accélérateur en remontant sur la voie bitumée. "Ces politiciens sont parfois des nuls", me dis-je en mettant mon téléphone hors réseau. Que la volonté de Dieu se fasse !
Tiburce Tolidji ADAGBE
MEMOIRE DE CHAUDRON
L’ancien Conseiller technique à la communication du président Boni Yayi, Tiburce Adagbè, rend public ses mémoires des faits vécus à la présidence de la République entre 2006 et 2011. Intitulés la « Mémoire du chaudron », les écrits croustillants de Tiburce Adagbè rentrent dans les méandres du pouvoir Yayi. Voici l’épisode 1 à 60 de la « Mémoire du chaudron ».

Mémoire de Chaudron 1
L’ambiance d’un certain mardi matin dans le bureau du président Yayi me revient à l’esprit. Je ne sais plus si Didier y était. Mais je me souviens qu’avec Enoc Gouroubera et Edgard Guidibi, nous avions presque réussi, au prix de moult subterfuges, à détourner la violente colère de Yayi contre les parutions du jour et qui justifiait notre présence dans son bureau. Quand les invitations de Yayi étaient pressantes, on le sentait dans la voix de Yasmine, son assistante. Au bout d’un moment, on annonça la présence de Lionel Agbo dans la salle d’attente. S’il est là, c’est que Yayi l’avait fait appeler. Ça faisait en effet un moment qu’il se plaignait de brasser de l’air à la présidence et de n’avoir jamais reçu une mission, ni la moindre parole à porter de la part du président de la république dont il était pourtant sensé être le porte-parole. L’occasion était donc trop bonne. Yayi allait pouvoir enfin lui en confier une. Il fut immédiatement introduit dans le bureau où nous occupions déjà l’essentiel des fauteuils. (La suite au prochain épisode).
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (2)
Dès que la voix fluette de l’assistante à l’autre bout de l’interphone annonça Lionel Agbo, Yayi activa dans une telle fébrilité la gâchette d’ouverture de la porte d’entrée du bureau, que le crissement sourd du déclic nous fit presque sursauter. Me Agbo apparut, dans une tenue locale blanche, svelt et légèrement courbée vers l’avant, un grand calepin de prise de notes enserré dans l’aisselle. Malgré les petits clins d’œil amicaux que nous échangeâmes discrètement avec lui, je perçu sa surprise de nous retrouver là.
En cette année-là, Yayi occupait encore le bureau présidentiel hérité de son prédécesseur le général Mathieu Kerekou, dans l’ancien bâtiment du Palais. C’était un modeste rectangle de moins cinquante mètres carré au bout d’un long couloir. Alors que tout le monde le pressait d’y changer tout le mobilier utilisé par son prédécesseur, le président Yayi décida de le garder tel. La grande table de travail en bois massif, la petite bibliothèque de rendement, les fauteuils de séjour en cuir autour d’une petite table basse. Cependant il ne pu résister aux différentes exhortations à renouveler la moquette au sol. J’ai toujours eu ma petite explication sur la chose. Le fait de conserver le bureau en l’état, l’avait plutôt aidé à vite rentrer dans la peau de président de la république. C’est un rythe personnel qu’il expérimenta déjà avec une certaine satisfaction, quand douze ans plus tôt, il alla remplacer, à la tête de la Boad, Aboubacar Baba-Moussa, le père de Yasmine Baba-Moussa qui deviendra d’abord sa secrétaire particulière à Lomé, puis assistante à la présidence du Benin.
Yasmine était une petite dame pleine de vie. Pour avoir déjà suivi Yayi pendant tant d’années, elle faisait partie de ceux qui pouvaient se vanter de vraiment le connaître. De son poste d’assistante du président de la république, elle avait un regard gyroscopique sur les grands dossiers du pays. Personne n’était assez insensé pour se la mettre à dos.
Le président invita chaleureusement Lionel Agbo à prendre siège. Tous les fauteuils de séjour étant déjà occupés, l’un d’entre nous céda place et alla tirer péniblement l’un des fauteuils visiteurs en face de la grande table de travail du maitre du pays. L’épaisseur de la moquette rouge-bordeaux ne facilitait pas, en effet, les roulements.
"Maitre, vous avez suivi les petits de Canal 3 ce matin ?", lança Yayi à brûle-pourpoint. Puis, sans faire attention aux premiers mots de Lionel Agbo, il enchaîna : " je me fais répéter du matin au soir que ma communication ne marche pas. Tous les diplomates ne cessent de me le dire. Wade m’a dit récemment encore que je ne tiendrai pas longtemps si ça devrait continuer comme ça "...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (3)
Me Agbo avait visiblement du mal à placer un mot. Yayi qui déroulait avec nervosité son long chapelet de récriminations contre la presse nationale ne lui en laissait pas l’opportunité. Il était alors réduit à ponctuer les déclarations du président de "oui "..." exactement "..." absolument "... Je compris, par expérience, qu’il ne pourrait jamais placer une phrase entière si je ne l’y aidais pas. Alors je raclai légèrement la gorge en donnant l’impression d’avoir eu une illumination soudaine. Le président se tut momentanément. Ça ne ratait que rarement. Ce n’était pas scientifique, mais c’était l’une des nombreuses formules que j’avais fini par développer quand j’étais avec lui et que je tenais à l’interrompre et à placer un mot. Tous ceux qui ont déjà connu ces moments avec Yayi, savaient qu’on pouvait faire une heure avec lui sans jamais réussir à placer une phrase entière.
Je ne lui connaissais pourtant pas ce trait quand mes contacts avec lui devinrent quasiment quotidiennes à partir de la Saint-Sylvestre 2002 qu’il m’invita à passer avec lui à Tchaourou. Je connaissais déjà assez bien cette petite bourgade à une centaine de kilomètres de Parakou, pour y avoir passé certaines vacances scolaires de mon enfance, quand mon père y travaillait comme chauffeur du sous-préfet entre 1979 et 1982. Ce réveillon fut très sobre dans la petite chapelle protestante UEEB de Tchaourou où Yayi prononça un discours à l’endroit de ses "frères en Christ" à qui il déclara devoir son bilan et sa stabilité à la tête de la Boad. " Sachez que je ne vous oublierai jamais ", avait-il conclu dans le vacarme d’applaudissements qui secoua la salle mal éclairée par quelques lampes Néon qui vacillaient au gré des quintes de toux régulières du petit groupe électrogènes qui geignait quelques mètres à l’écart. En vérité, le futur candidat à la présidentielle de 2006, testait ce soir-là, pour la première fois, ce style de discours sur un auditoire. Il ne l’abandonnera plus.
Mais ce Yayi-là était très différent de celui que nous découvrîmes au lendemain du 6 avril 2006. Il exerçait un tel sens de l’écoute, que pendant les longs voyages que j’effectuais à travers le pays chaque week-end, assis à côté de lui, sur la banquette arrière de sa Mercedes à immatriculation diplomatique, j’avais parfois le sentiment de me parler à moi-même. Il ne se fatiguait pas de m’écouter, me relançait sur tel ou tel sujet, se contentait parfois de dodeliner mollement de la tête. A part les grosses pontes de la télévision nationale, il me donna bien l’impression de connaître très bien Pépéripé et Édouard Loko. Sa connaissance des hommes des médias pourrait s’arrêter là si on ajoute l’un des frères Migan qui assurait la couverture médiatique de toutes les activités de la Boad au Bénin.
Lionel Agbo pu ainsi saisir enfin la parole puis, dans un style qu’il voulut chatoyant, mais qui jeta immédiatement le malaise dans la petite assistance, déclara : " monsieur le président de la république, voici plusieurs mois que j’ai élaboré un document complet sur la stratégie de communication. Et je vous assure que si elle était mise en branle, toute la presse allait se discipliner. Mais, monsieur le président, il y a des gens qui n’avaient pas intérêt à ce que le document soit connu de vous".
Voyant l’atmosphère s’alourdir, Yayi entreprit une diversion en se saisissant soudain de la télécommande qui traînait sur la table basse, puis actionna le volume de l’immense écran plasma installé dans une des encornures du bureau et qui, jusque-là fonctionnait en mode "Muet". La télévision nationale diffusait, sans doute pour la énième fois, dans une de ses innombrables éditions siamoises de la matinée, sa descente de la veille sur le quartier Womey. Cette initiative produisit son effet. Me Agbo perdit la parole.
" Maître, embraya ensuite le président quelques secondes plus tard, je lirai bien votre document. Mais je veux aujourd’hui envoyer un message très clair aux journalistes. Je me fais insulter dès le lever du jour et tout le monde me conseille de me taire. Ce n’est plus possible. Ce sera désormais du tac au tac"
Connaissant déjà notre hostilité à une prise de parole officielle pour répondre à des parutions dont l’impact n’était visible nulle part, Yayi parlait désormais en ne regardant que Lionel Agbo. Celui-ci reprit inconsciemment son exercice de... "Oui"..." absolument "..." c’est normal ".
Maitre, conclu enfin le président, il faut que vous passiez à la télévision ce soir. Je sais que vous parlez très bien. Il faut que vous parliez une fois pour de bon à ces journalistes de ma part. S’ils veulent la guerre, ce sera la guerre"
Il appuya plusieurs fois sur un petit bouton blanc. La gâchette de la porte de son secrétariat bourdonna ; Yasmine déboula dans le bureau.
" Dites à Julien Akpaki de passer me voir à 17h. Je le reçois avec Maître Agbo".
Nous fûmes tous congédiés sur ce verdict. Dans le couloir étroit qui nous conduisait hors de la zone présidentielle, nous marchâmes, silencieux, à queue-leu-leu. Me Agbo marqua un arrêt devant l’entrebâillement de la porte du bureau de Yasmine qui donnait sur le couloir pour, certainement, prendre des détails sur cette séance de travail à 17h avec le DG-Ortb et le président de la république. Son heure avait enfin sonné. Les journalistes l’entendraient ce soir....
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (4)
Nous marquâmes un arrêt dans la petite salle d’attente pour récupérer nos téléphones portables. Me retrouver enfin dehors, sur l’esplanade en haut des interminables escaliers d’honneur de l’ancien bâtiment du palais, me parut une délivrance. Le courant d’air marin qui me fouetta le visage, me fit le plus grand bien. Je ne réussissais vraiment pas à m’habituer à cette ambiance quotidienne de pression et d’intrigues.
Pression, oui c’est bien le mot ! Avant 2006, j’avais très vite compris que Yayi était un boulimique du travail. Très lève-tôt, il était généralement sur pieds à 5h, quelque soit l’heure à laquelle il se couchait. J’ai pu m’en rendre compte pendant ces nombreux week-ends que nous passâmes dans sa résidence privée d’alors à Tchaourou. C’était cet immeuble blanc massif au style colonial, bordé de filaos qu’aucun usager de la voie inter-États ne pouvait louper. Ce bâtiment me paraissait toujours très singulier, vu le très peu de capacité d’hébergement qu’il offrait, malgré sa taille très voyante. On pouvait traverser toutes sa largeur en quelques petits pas.
Yayi, disais-je, était un lève-tôt. Et pendant que je tournais paresseusement dans mon lit, accablé par le long voyage de la veille, sur des pistes rurales généralement en mauvais état, je pouvais l’entendre, depuis sa chambre à coucher, fredonner a voix intelligible des cantiques protestants. La fréquence de sa voix me renseignait qu’il exécutait les cantiques en vaquant à ses occupations. Il les chantait juste, il les chantait de mémoire, il les chantait avec une incroyable précision. En français et en nagot, il les chantait peut-être pendant une demi-heure, puis passait réveiller la maisonnée. Il lui arrivait de passer personnellement toquer sur chaque porte. Se réveiller aussi tôt avait surtout un côté très pratique. Car en ce moment-là, faire un petit déjeuner à Tchaourou était un vrai casse-tête. La petite ville qui n’était couverte par aucun réseau GSM, n’avait pas non plus la moindre boulangerie. Alors le vieux chauffeur Tankpinou devait se rendre jusqu’à... Parakou pour la moindre baguette de pain. Entre-temps, je pouvais apercevoir Yayi, seul, déambulant lentement, en pyjama, dans la vaste cour de la propriété, une petite radio vissée à l’oreille.
Il était très matinal sur les informations. Et cette habitude qu’il conservera après son élection à la présidence de la république, fera le malheur de toutes ses équipes de communication. Je fus d’ailleurs très surpris de remarquer un jour la présence de ce même poste radio que je connaissais très bien, dans son bureau à la Marina. Il suivait lui-même tous les programmes d’information, en commençant par "la grogne matinale" dont il mémorisait pour la journée toutes les interventions. Il se câblait ensuite sur la matinale de Canal 3. Avec le temps, il connaissait tous les journaux qui passaient sur la revue des titres. Il devrait aussi bien connaître Sulpice Oscar Gbaguidi qui, derrière ses lunettes sombres de Mariam & Amadou, pouvait lui pourrir l’humeur sur plusieurs jours. Le problème, c’est que Yayi nous contraignait à adopter le même rythme que lui. Ce qui avait le don de m’agacer profondément. J’avais beau essayer de lui montrer le danger qu’il courait en allant de lui- même au contact avec les parutions des journaux, il y voyait plutôt un aveu d’incompétence de ma part. Et quand dans son bureau ce matin, je découvris ce qui le tracassait, je ne pu m’empêcher de me dire en moimême : " pauvre de lui..."
C’est que je savais avant la grande majorité des Béninois, qu’une fois élu, le président Yayi serait un problème pour la presse autant que la presse le serait pour lui. Je l’ai sû un jour de 2004 quand, comme à son habitude, il me téléphona pour échanger un peu sur l’actualité du pays. Mais je sentis très vite que quelque chose n’allait pas. Sa voix était plus rauque que d’habitude. " Tiburce, tu as vu le journal Fraternité ? Qui en est le propriétaire ? " . Surpris, je bredouillai quelques mots puis lui demandai de m’accorder quelques minutes pour y jeter un coup d’œil. Le journal était en effet dans le lot des journaux éparpillés sur la table devant moi. J’étais encore au journal "Le Progrès". Je le pris fébrilement et découvris un petit article en bas d’Une, signé Seibou Larry. Ce qui était plutôt rare. Je parcourus rapidement l’article et remarquai le bout de phrase qui, légitimement, provoquait l’indignation de Yayi. Sans raison compréhensible, l’article, dans sa chute, s’en était pris violemment à son physique... ! Curieusement je retrouvai le même article à la Une de L’Aurore et signé d’un certain Pierre Kouma. Professionnellement, c’était une grosse faute. Mon confrère et complice dans l’aventure, Serge Loko m’eût été d’une grande utilité en ce moment précis. Il connaissait mieux que moi le microcosme politico-médiatique et avait un niveau d’analyse politique qu’on prenait rarement à défaut. C’était d’ailleurs lui qui fut à l’initiative de l’article publié deux ans plus tôt par le journal " Le Progrès " et qui alluma la fusée médiatique Yayi. J’avais d’ailleurs fait geler sur plusieurs jours la publication dudit article en lui demandant chaque jour de me reprendre sa démonstration. Puis un vendredi, le journal lâcha enfin la bombe. Mais Serge était désormais de moins en moins présent à la rédaction. Il s’investissait dans un autre secteur d’activité. Je devais trouver seul les ressources pour parler à Yayi.
Mon embarras fut donc grand lorsque mon téléphone sonna à nouveau et que je vis le numéro de Yayi réapparaître sur l’écran. Volontairement, je le laissai sonner très longuement, le temps de rassembler mes idées. Quand je finis par décrocher, je compris au bout d’une heure de roulement de mer, que notre presse irait devant une confrontation directe après le départ du Général Mathieu Kerekou.
Tout ce souvenir me revint en flash au moment où avec mes deux autres collègues, nous nous séparions sur l’esplanade avec des mous d’impuissance et que chacun prenait la direction de son bureau.
Ce soir sur le plateau de l’Ortb, la grande solution viendrait enfin peut-être de Lionel Agbo. Je me promis de rester calé devant mon téléviseur....
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (5)
En remontant ce jour-là les escaliers en colimaçon qui donnaient sur le dernier étage du bâtiment de l’intendance du palais, où se trouvait mon bureau, je ne pus m’empêcher de repenser à la visite marquante que me rendit "Maman Glessougbe", un jour de janvier 2016 à mon domicile dans l’arrière-banlieue de Akassato. La soixantaine dépassée, cette brave femme n’en avait pas moins gardé sa vivacité d’esprit et sa combativité. C’était une mobilisatrice de renom dans toute la zone de Vidolé à Abomey. Ce fut donc à bon escient que j’allai faire du prosélytisme chez elle quelques mois plus tôt, lors de l’une de mes descentes à Abomey. Elle marqua beaucoup de réserve, étant déjà sollicitée dans les structures locales de campagne du candidat Adrien Houngbedji. Je dus donc lâcher prise et battre en retraite, en faisant contre mauvaise fortune bon coeur. Ma surprise fut donc grande lorsque ce jour-là, alors que je récupérais, chez moi, de la grande fatigue de l’organisation de l’investiture du candidat Yayi Boni, au palais des sport de l’anciennement stade de l’amitié et au cours de laquelle se révéla l’artiste GG Lapino, la dame s’annonça à mon portail. Non sans méfiance, je la fis introduire dans mon séjour. A la gravité de son regard et aux petits toussotements qu’elle émit après que je lui eu servi de l’eau, je compris qu’elle avait quelque chose de préoccupant à me dire. N’étant pas de nature à apprécier les suspens, je l’aidai immédiatement à accoucher.
" Mon garçon, enclencha-t-elle, je viens comme ça d’Abomey, juste pour te parler. J’ai déjà parlé avec ton père et ta mère qui m’ont proposé de venir te parler directement. Ils regrettent ne plus pouvoir traiter certains sujets avec toi depuis que tu es devenu sisinnon (chrétien évangélique). Mais à mon âge, on ne prend pas une grande décision, sans d’abord aller "prendre ça voir". Eh bien je l’ai fait à propos de ton monsieur (gnan towe). Je suis allée chez un de mes vieux à qui le fâ est encore très soumis. L’oracle n’a pas begayé. C’est du djogbe. Tous les cauris sont ouverts. Ce que tu nous apportes sur la terre des dadas est solide". Elle marqua une courte pause, essaya d’évaluer l’effet que cette déclaration me faisait, puis reprit : " mais c’est la mise en garde qui a accompagné la parole de l’oracle qui me motive à venir te voir. Ton messieur sera élu haut les mains. Mais le fâ prévient que quiconque l’aidera à prendre le pouvoir, en gardera une immense amertume".
Elle se tut à nouveau pour provoquer une réaction de ma part. Mais sans savoir pourquoi, ses révélations ne me firent pas le moindre effet. L’éclatant succès de la cérémonie de déclaration de candidature de la veille me grisait encore. J’étais gonflé à bloc. Plus rien ne pouvait arriver, pensais-je. La pauvre dame, voyant le peu d’intérêt que produisait sur moi sa démarche, conclut la séance de façon presque lapidaire : " dahovi, c’est juste cette mise en garde que je tenais à te porter. Si ça marche pour toi, ça marchera nous aussi". Puis elle ajouta, sur le ton de la plaisanterie : " je vois vraiment que les sisin nous ont arracher nous enfants les plus chers". Je répondis par une autre blague dont je ne me souviens plus, mais qui eut le double avantage de détendre l’ambiance et de fermer le sujet.
Cependant, j’avais beau être sisinnon, cette visite s’installa durablement quelque part, sur le disque dur de mon esprit. Et la première personne sur qui je commençai par constater la douloureuse réalité de cette révélation n’était ni plus ni moins Charles Toko.
Mon contact avec Charles était assez distant et vague jusqu’à ce jour de début 2004, quand je reçus son coup de fil, me demandant si je pouvais passer le voir à son bureau sis à Atinkanmey. Nous avions bien quelque chose de commun et ce n’était pas Yayi Boni. Nous étions tous deux du quartier Yebouberi à Parakou. Moi pour y être né et lui pour en être autochtone. J’avais fait comme lui le CEG1, mais lui devait avoir six où sept années académiques sur moi. C’était donc un grand frère du quartier mais qui était si effacé que quand je découvris sa signature des années plus tard dans une ancienne parution du journal des étudiants "Le Héraut", je ne pouvais plus faire le lien avec sa personne. D’ailleurs ce n’était pas Charles qui marqua les papilles gustatives de tous les enfants du quartier Yebouberi de Parakou. C’était sa mère. Elle avait établi sa solide notoriété de boulangère traditionnelle, avec ses boulettes de pain doré au goût sucré- salé et que nous appelions " pain Baba Moussa". Ses fourneaux en terre cuite dressés au centre de la maison Baba Moussa, en face de la mosquée centrale de la ville, nous maintinrent longtemps captifs. Voilà sommairement ce qui pouvait être nos liens, jusqu’à notre contact de ce soir-là. Arrivé à Atinkanmey, je le trouvai très motivé et surtout entreprenant. J’en fis immédiatement un compte-rendu enthousiaste à Yayi qui, tout en prenant positivement ce ralliement qui lui tombait sur la tête, se montra néanmoins très circonspect. " Maintiens le contact avec lui", m’avait-il finalement ordonné. Puis l’incroyable énergie de Charles entra dans le jeu et changea profondément la physionomie du dossier Yayi. Au fil de nos contacts devenus quotidiennes, je découvrais un peu plus ce personnage singulier qui ne pliait pas, mais qui cassait très vite. C’était un émotif fragile, mais surtout un travailleur acharné qui croyait autant à la vertu de l’effort rationnel qu’aux solutions irrationnelles venus de quelque lieu ésotérique de Gamia ou de Kouandé. Les deux années que je passai avec lui, à travers des réunions politiques secrètes, des comités de réaction, des petits cercles de barbouzes, me montrèrent son niveau d’engagement au yayisme naissant.
C’était lui qui me présenta pour la première fois Edgard Guidibi et Didier Aplogan.
Mon premier contact physique avec Edgard Guidibi eut lieu dans le bureau de Charles à Atinkanmey, un soir de 2005. Edgard y était déjà quand j’arrivai. Je le trouvai à son aise cet étroit bureau encombré où nous passâmes une demi-heure. Je l’avais déjà suivi quelques fois avec beaucoup d’incrédulité, quand il développait ses théories de Dale Carnegie sur la télévision nationale. Mais c’est ce que Charles m’en a dit ce soir-là qui suscita mon intérêt pour lui. " Tiburce, m’avait-il dit, il est brillant et peut nous aider". Guidibi prit alors la parole sans complexe et nous fit un cours magistral de développement personnel qui eut le don de m’agacer furieusement. Pendant son développement, Charles saisit une feuille de papier qu’il se mit en défi de plier et de rendre le plus petit possible avant de l’envoyer dans la bouche pour d’intenses moments de machouillage. C’était bien la preuve que Guidibi l’ennuyait déjà aussi. Puis le jeune orateur finit par la question que nous redoutions le plus : "votre gars a-t-il les moyens de ses ambitions ?". Je laissai lâchement Charles s’occuper de la patate chaude. Je n’ai pas grande mémoire de ce qu’il répondit. Je me souviens par contre comme si c’était hier, du verdict de Guidibi : " votre gars a peut-être toutes ses chances. Mais si dans trois mois il ne parvient pas à mobiliser les moyens de ses ambitions, il sera trop tard".
Je repartis de Atinkanmey, un peu assommé. Je ne revis plus Guidibi qu’après le 06 Avril 2006, quand Yayi m’envoya lui remettre mon Curriculum Vitæ.... Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (6)
Il devrait sonner 22h lorsque je pris congé du nouveau président de la république élu, Yayi Boni à Cadjehoun. C’était la seconde fois que j’obtenais un face à face avec lui depuis son élection. La première fois, c’était le soir de la proclamation des résultats du second tour. Le domicile était plongé dans un calme si inhabituel que je crus un moment que le maître des lieux était absent. Mais il était bien là, aussi seul dans son séjour. Un léger dispositif sécuritaire se mettait déjà en place, mais le soldat en faction au portail manquait encore d’assurance et n’avait pas encore la main assez autoritaire pour me bloquer le passage. Quand j’entrai dans le salon, je vis Yayi assis, tout frais, habillé d’une simple chemise et lisant une autobiographie de Abdoulaye Wade. Je me dirigeai vers lui en murmurant un timide "félicitation monsieur le président", comme si j’attendais encore une autre preuve de son élection. " Tiburce ", répondit-il en me tendant mollement sa main que je remuai énergétiquement. J’eus immédiatement un flash après ce geste. Je crois que je venais de faire une bêtise. C’était à lui de remuer ma main. Ce genre d’erreur coûtera la disgrâce à tant de personnes pendant les dix années suivantes. Ce soir, je comprenais mal ce qui arrivait. Yayi et moi avions passé près de deux heures à jouer au chat et à la souris. Il changeait prestement de sujet chaque fois que j’abordais les perspectives d’après victoire. Son premier gouvernement était déjà connu. Quant à son cabinet civil, les choses semblaient piétiner. Après la nomination de Ahmed Akobi à la direction du cabinet civile, Nicaise Fagnon et Jonas Gbian avaient pris bureau à la présidence sur ses instructions, mais aucune nomination officielle n’était encore intervenue pour officialiser le statut de ces deux derniers.
Les premiers jours d’après victoire sont souvent très malaisés pour ceux qui ont joué un rôle ostentatoire dans la victoire d’un président de la république. Il leur faut pouvoir expliquer, au quotidien, à tous ceux qui les ont vu évoluer durant la rude bataille électorale, les raisons de leur absence dans les premières nominations. Exercice hautement agaçant, surtout qu’après la victoire, ils ne tiennent plus solidement aucune corde.
Sur la petite véranda donnant accès au séjour, je vis le garde du corps principal, un peu perdu dans ses méditations. C’est bien lui qui m’avait facilité le rendez-vous et qui m’avait introduit. C’est avec lui que, depuis plus de trois ans, nous avions parcouru le pays dans tous les sens en compagnie du prétendant au fauteuil présidentiel. Aujourd’hui le fruit est mûr, mais un orage d’un genre inconnu couvait à l’horizon.
Je l’entraînai par la main jusqu’au portail pour lui faire le point des deux heures stériles que je venais de passer avec le président. " Il me demande d’aller voir Guidibi " lui dis-je, excédé. Il lâcha un bref soupir d’impuissance, puis au bout d’un moment de silence, me demanda ce que je comptais faire. " Je rentre directement chez moi", lui répondis-je. " Tu ne perds rien à faire comme il te l’a dit", temporisa-t-il, avant de me confier sur le ton de la confidence : " Ça tombe d’ailleurs bien. Guidibi doit être actuellement dans la maison en face. C’est chez sa belle-mère. La voiture allemande stationnée devant le portail est la sienne. Je te conseille de faire profil bas et d’aller l’écouter. Tu pourras ensuite apprécier". Il profita pour me confia une ou deux "top infos" qui me montrèrent que les carottes étaient totalement cuites. C’est que le père Guidibi, sollicité par le nouvel élu pour gérer la chasse aux bonnes têtes, n’alla pas loin chercher son premier trophée : son propre fils... ! Il lui arrangea rapidement une série de rencontres avec Yayi à l’issue desquelle ce dernier sortait totalement bluffer. Il fallait dorénavant faire avec.
Franchir cette ruelle cabossée qui me séparait de cette maison où se trouvait Edgard, fut pour moi l’une des plus terribles épreuves de brisement dont j’ai souvenance. Je poussai le petit portillon vert puis pénétrai dans la petite cour encore animée à cette heure. J’aperçus Edgard Guidibi dont les rondeurs étaient reconnaissables entre mille. Il faisait des petits va- et-viens dans la demi-obscurité. En m’approchant de plus près, je remarquai des écouteurs dans ses oreilles. Il était au téléphone. Je lui fis un signe un peu confus et il me tendit directement la main tout en continuant sa conversation téléphonique. Il enchaina avec un geste du pouce qui signifiait qu’il me demandait de patienter.
L’attente ne dura pas longtemps. Aussitôt libéré de ses écouteurs, il me retendit plus franchement la main et se présenta : " Edgard Guidibi ", " Tiburce Adagbè", répondis-je. "Le président me demande de te voir", enchaînaije. " Ok je vois. Vous devez certainement faire partie de mon équipe de communication ", dit-il, avant d’enchaîner innocemment : " Je travaille depuis trois jours sur l’architecture générale de la cellule de communication du président de la république dont j’ai la charge. Je suis encore à l’étape de la définition des profils. Tu fais quoi exactement ? ", " Journaliste " répondis-je sèchement. Puis sans perdre son naturel, il me dit qu’il aurait certainement besoin d’un profil comme le mien et qu’il attendait mon curriculum vitæ pour le lendemain.
En ressortant de la maison, toute la scène de notre première rencontre dans le bureau de Charles à Atinkanmey me revint à l’esprit. Mais encore plus, sa question presque fatale " votre gars a-t-il les moyens de ses ambitions ? ".
Mais je dois à la vérité de reconnaître qu’il avait posé sa question au bon moment. Et il l’avait posée juste. Car en 2005, à un an de la présidentielle, notre machine était grippée, inopérationnelle. Le problème ? Il n’y avait pas d’argent. Yayi avait beau jouer avec le temps en repoussant toujours à plus tard le moment de sortir le nerf de la guerre, je compris très vite qu’il était loin d’avoir les moyens financiers de la bataille qui s’annonçait. Et je pense d’ailleurs que Charles Toko aussi s’en était rapidement aperçu. Mais lui et moi n’en discutions jamais, peut-être par pudeur. Les mécènes qui s’étaient annoncés, se faisaient de plus en plus désirer, surtout avec le regain d’activité des tenants du courant favorable à la révision de la constitution pour le maintien du Général Mathieu Kerekou au pouvoir.
Cette conjoncture profita à un personnage comme Razaki Baba-Tunde Olofindji, plus couramment connu sous le nom de Tunde. Celui-ci prit une importance soudaine par la floraison des titres généralement douteux qu’il faisait placer chaque jour à la Une des journaux "Le Challenge " et " Djakpata". Tunde était en effet un homme irascible, peu enclin à une quelconque ouverture d’esprit. Dès qu’il avait une idée, elle devenait définitive pour autant que les moyens de sa mise en oeuvre devait venir de sa bourse. Alors nous découvrions chaque matin, avec impuissance, des titres bonbon comme "Yayi Boni, l’homme populaire" à la Une des journaux. Un encart sur les cahiers "Le papillon" n’était, bien entendu, jamais loin des articles. Le plus insupportable pour moi, c’est cet appel que je pouvais parfois recevoir vers la mi-journée de la part de Tunde et au bout duquel je devais le féliciter pour la brillance de ses titrailles. C’est dire à quel point la situation, à un moment donné, paraissait désespéré. Et c’était justement en ce moment précis que Edgard nous infligea sa féroce question : " votre gars a-t-il les moyens de ses ambitions ? ".
Puis un soir d’Août 2005, Charles me téléphona, très enthousiaste : " Tiburce, on a gagné. C’est plié. Patrice est rentré dans la danse ". " C’est qui Patrice ?", lui demandai-je. " Tu ne connais pas Patrice Talon ? Viens...viens...viens ! Je suis au bureau "...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (7)
Impossible de remonter à pas de charge l’étroite cage d’escaliers torsadée qui menait au bureau de Charles Toko, à Atinkanmey. Il fallait s’assurer, avant de poser le pied sur la première marche, que personne, du haut, ne faisait mouvement dans le sens inverse. L’étroitesse de la cage d’escaliers était en effet telle que l’un des deux usagers devait patienter que l’autre sorte du toboggan. Quand donc je surgis à l’accueil, au bout de ce drôle de mouvement de tournoiement sur moi-même comme un tire-bouchon dans un morceau de liège, le sourire rafraîchissant de Monique, la secrétaire, ne fut pas la moindre de mes récompenses. Elle m’autorisa à aller directement sonner sur la porte du bureau de son patron. C’est qu’à force de me voir venir là, elle avait fini par ne plus juger nécessaire la protocolaire annonce de visiteur par interphone. De toutes les façons, Charles avait truffé de caméras de vidéo-surveillance, tout le parcours qui montait jusqu’à lui, de sorte que le visiteur averti, avait conscience d’être aperçu depuis qu’il stationnait sur la petite devanture sablonneuse de l’immeuble, souvent encombrée des motocyclettes des journalistes et autres agents du journal Le Matinal. Je m’engageai donc avec reconnaissance dans le couloir qui menait au bureau du DG. A peine étais-je sur le pied de la porte que, dans un bourdonnement épais, celle-ci s’ouvrit.
Charles était là, visiblement affairé sur son ordinateur portatif posé sur la table. " Hé Tiburce, on est sauvé...walaï", me lança-t-il avant même que j’eusse pris siège en face de lui. "Parle- moi Charles, il semble que les nouvelles sont bonnes ?" questionnai-je. " Ah oui oui, elles sont même excellentes. Dis-moi, tu ne connais donc vraiment pas Patrice Talon ?", fit-il en se détachant dare dare de son ordinateur. " Non Charles. J’ai peutêtre déjà entendu parler de ce nom quelques fois. Mais je n’y ai jamais accordé un intérêt. Est-ce lui le propriétaire des camions marqués sur leurs battants arrière des initiaux PT ?" lui demandai-je. Puis sans attendre la réponse, je l’encourageai à lâcher le morceau en me disant ce que ce Patrice venait chercher dans notre affaire et ce que cela changerait concrètement. " Tiburce, me confia-t-il, tu ne connais pas Patrice mais tu vas le connaître bientôt. C’est l’homme le plus riche du Bénin, mais aussi le plus effacé. Il a décidé de soutenir Yayi Boni. Et il ne fait pas les choses à moitié. Il me l’a confirmé cet après-midi. Il veut qu’on aille désormais très vite. Siège de campagne, budget de fonctionnement sur les six prochains mois ". Je demeurai un moment songeur. Qui était donc ce Patrice Talon et quel intérêt aurait-il à dépenser autant pour un candidat de la bouche de qui je n’avais jamais entendu prononcer son nom ? Avait-il pris langue avec Yayi ? Et si oui, pourquoi celui-ci aurait gardé un silence aussi étanche autour de l’arrivée de ce bon samaritain ?
"Charles, Dieu est grand ", finis-je par dire." Nous foncions droit dans le mur. La situation sur le terrain devenait intenable". Mon interlocuteur se leva, s’étira, laissant claquer sèchement ses articulations puis disparut dans la petite salle de toilette dont la porte était juste dans le dos de son fauteuil directeur. Quelques images de call-girls en simple appareil défilaient silencieusement en mode diaporama sur l’écran de son ordinateur placé en biais. Il réapparut quelques instants plus tard dans un vacarme assourdissant de chasse-d’eau tirée. Tiburce, relança-t-il en se rasseyant, je ne vois plus comment on peut perdre avec Talon de notre côté. Maintenant il faut qu’on prenne les choses en mains. Adam Bagoudou et une équipe sont chargés de trouver rapidement un bon local pour le siège de campagne. Pour la communication, je vais demander à Didier Aplogan de se joindre à nous. Tu le connais, non ? Je fis non de la tête. Il est bon, me rassura-t-il, il gère la branche locale d’une grande agence de publicité dont les bureaux sont à cadjehoun. C’est vrai qu’il m’a dit récemment que les gens de Houngbédji lui mettaient la pression, mais il viendra avec nous. Si tu as aussi d’autres personnes de confiance, on étoffe l’équipe. Je peux te jurer sur la tombe de ma maman, que s’il me restait un seul ami à Cotonou, ce serait Patrice. Il m’a aidé à un moment crucial de mon parcours, quand tous ceux sur qui je comptais me mettaient sur répondeur. C’était quand je courais pour lancer le journal Le Matinal. Il m’a fait un chèque de 8 millions sans demander aucune garantie. Et quand au bout du processus de création de la société, j’étais allé lui faire signer les documents consacrant son statut d’associé, il avait décliné l’offre. J’en ai été profondément marqué. Et depuis, je garde avec lui une relation fondée sur le respect mutuel. Je ne lui demande plus jamais rien, alors que je sais qu’il aurait réagit positivement si je le faisais"
Avec le temps de fréquentation assidue que j’avais déjà passé avec lui, je savais que Charles aimait les formules faussement définitives, les grandes affirmations émotionnelles qu’il faisait invariablement cautionner par la tête ou le tombeau de sa maman. Néanmoins, cette présentation qu’il me fit de ses relations avec Patrice Talon me marqua spécialement. "Bon Tiburce, reprit-il, vos faux riches là peuvent maintenant aller se cacher". " Charles, répondis-je sur un ton d’humour qui me prenait souvent à l’improviste, n’oublie pas que Tunde lui au moins fait "Papa Mimoune" einh...". Il éclata franchement de rire. J’eus alors une énième occasion de comparer ses traits avec une caricature de lui, signé du célèbre dessinateur de presse Amoussou Évariste Folly et qui était accrochée sur un mur du bureau. En prenant congé de lui, je continuais de me demander cyniquement si c’était une caricature...ou un portrait.
Je venais à peine de passer le carrefour en face de l’église Saint- Michel, la tête un peu dans les nuages, quand mon téléphone sonna. Sachant que j’en aurais pour au moins trois quart d’heures de conversation, je me donnai d’abord le temps de garer convenablement sur le trottoir. Le téléphone sonna longuement puis se tut. C’était Yayi. J’attendis qu’il rappelle. De toutes les façons, quand c’est lui qui avait besoin de vous, vous n’aviez pas besoin de vous gêner. Et bientôt le téléphone se remit à sonner. Le ton naturel sur lequel il enclencha la conversation me surpris. Patrice Talon avait donné son accord pour lui faire du "tout fourni" et lui ne semblait même pas en être informé ? Quelle affaire !! Je décidai alors, à un moment de la conversation, de prendre le devant et de lui faire le compte rendu de ma rencontre avec Charles. Il m’écouta silencieusement puis, sans faire un quelconque commentaire, changea de sujet. Je sentais pour la première fois qu’une clé de lecture de la situation manquait à mon porteclé. Je ne tarderai pas à la trouver. C’était une clé massive. Une clé infalsifiable. Une clé sans laquelle personne ne pouvait avoir la bonne lecture des dix années de relations Yayi-Talon...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (8)
Cela faisait bientôt trois mois que le siège de campagne de Yayi Boni fonctionnait à plein régime. C’était une villa bourgeoise sise à la jointure des quartiers Jéricho et Bar Tito de Cotonou et appartenant aux héritiers Fèliho. D’une bâtisse presque en décrépitude, la maison fut rapidement transformée en une ruche débordante de vie qui s’animait très tôt le matin pour ne se désemplir que tard le soir. Le duplex offrait suffisamment d’appartements au rez-de-chaussée pour abriter une grande salle multi fonctionnelle qui servait de salle d’accueil, des locaux du secrétariat général, un magasin, un ou deux bureaux vagues, puis une salle pour la cellule de communication. A l’étage auquel on accédait par un escalier central, se trouvait, outre deux salles de réunion, un bureau pour l’administrateur général du siège que nous appelions DC, enfin un vaste bureau lumineux aménagé avec grand soin, c’était le bureau du candidat que nous appelions déjà Président.
Avec Charles, j’occupais, en bas, la salle réservée à la cellule de communication et qui deviendra rapidement un passage obligé pour la quasi totalité des promoteurs de journaux à qui nous offrions quotidiennement une agréable raison de passer nous dire le " bonjour ". Ceux parmi eux qui étaient d’un calibre supérieur et qui pouvaient nourrir quelque scrupule à se faire voir là, envoyaient se faire prendre le " bonjour ". Charles m’avait responsabilisé pour ce contact médias et n’y intervenait que très rarement. D’ailleurs, son journal, Le Matinal, n’était jamais pris en compte. Il l’avait voulu ainsi. Cette expression de son engagement me surprenait. Je commençais donc ma journée très tôt au siège, par un survol des livraisons des journaux. Nos " bonjour " assidus pacifiaient l’essentiel des contenus. Mais il n’était pas rare de tomber de temps à autres sur une ronce dissimulée en deuxième ou troisième d’Une. Le DP, interpellé, se répendait alors en d’interminables escuses, prétextant toujours une traitrise de la part d’un de ses collaborateurs. Les journaux L’Indépendant et Le Béninois libéré étaient abonnés réguliers dans ce registre. Mais ce n’était pas d’eux que je reçus le coup le plus mémorable de cette période. C’était de Distel Amoussou, alors DP de Panorama, un journal aussi imprévisible dans son rythme de parution que dans son contenu. Puisqu’il nous arrivait de recevoir des coups, nous en donnions aussi régulièrement, et parfois avec une paume plus vigoureuse que celle utilisée pour nous baffer. Et en la matière, Charles devint rapidement une école pour moi.
Ce jour-là, un article paru dans deux ou trois journaux, nous mit particulièrement de mauvaise humeur. Dans ce petit monde de la presse, les informations allaient vite et il n’était généralement pas difficile de connaître le commanditaire ou le marionnettiste caché derrière un pareil acte de guerre. Nous n’eûmes pas un grand mal à porter dare dare nos accusations sur Malik Gomina. Je dois préciser qu’une féroce inimitié dont j’avais du mal à cerner les vraies raisons, l’opposait à Charles. Ce contexte eut rapidement un effet grossissant sur l’article paru dans les journaux et hostile à Yayi, dont Charles tenait responsable Gomina. Oeil pour Oeil, dent pour dent, la réplique devrait être rapide et foudroyante. Un dossier brûlant, concernant Fraternité FM à Parakou, radio dont Malik était le promoteur, nous tomba opportunément dans les mains en début d’après-midi. Charles me chargea de la rédaction du brûlot qui aurait fait immédiatement ajourner le paiement d’une facture d’un montant conséquent à la radio par l’administration. Le plus difficile ne fut pas de rédiger l’article de presse. Encore faudrait-il trouver un journal capable de le publier. Car nous ne sous-estimions pas la densité du réseau d’information que Gomina avait tissé dans la moindre des rédactions. Notre casting retint finalement Distel. C’était le seul capable d’accepter l’offre. Pour avoir passé mes premières années au journal Le Progrès avec lui, je savais de quoi il était capable quand la mise était bonne. Je l’avertis vers 20h que j’avais quelque chose d’intéressant. A sa façon excessive de me remercier, je compris que les temps étaient durs pour lui et qu’il accepterait n’importe quoi. Malgré ses relances persistantes, je laissai passer minuit pour me pointer devant sa rédaction à Zogbo. Il ne me donna pas l’air de s’intéresser au contenue du texte que je lui remis. Son centre d’intérêt était ailleurs. Je lui promis le "bonjour" dès la parution de mon texte, puis pris congé de lui. Il fut le premier à me téléphoner au petit matin. Il voulait me remettre un exemplaire de sa parution pour, bien entendu, être réglé. Il me mit une telle pression qu’à peine rentré dans la ville de Cotonou, je dû le rencontrer sur l’esplanade du stade pour solder mes comptes avec lui. Malgré l’heure matinale, d’épaisses volutes de fumée voilaient de temps en temps son visage. Il me tendit le journal puis je lui serrai d’une certaine façon la main, avant de foncer vers Bar Tito. A mon arrivée, Charles n’y était pas encore. Il avait dû trainer tard dans le bureau avec un de ses marabouts qu’il y faisait nuitamment venir pour des séances de blindage et de conjuration de sort. Les rondelles d’oignon que j’y retrouvais quelques fois les matins, en étaient souvent de tangibles indicateurs.
Je lui téléphonai donc avec satisfaction pour lui faire le point du coup avec Distel. Il m’en félicita puis me demanda de bien lui conserver l’exemplaire. Mais vers 13h, alors que je déjeunais à quelques encablures du siège de campagne, mon téléphone sonna. Charles, à l’autre bout, me destabilisa en me demandant si j’étais sûr de mon affaire avec Distel. Bien sûr que oui, lui répondis-je. J’ai encore l’exemplaire du journal ici sur moi. Sans plus rien ajouter, il raccrocha. Je compris plus tard que cet exemplaire de Panorama que j’exhibais comme un sabre de samouraï, était le seul en circulation... ! Distel avait revendu toute sa parution à Gomina qui la transforma en fumée et cendre, juste avant de se pointer à ma rencontre avec le seul exemplaire qu’il sauva des flammes pour néanmoins se faire payer à nouveau. Comme un idiot, je m’étais fait avoir...
Ainsi allait la vie à Bar Tito ; trépidante, vertigineuse, avec sur les soufflets du forgeron, un Patrice Talon si lointain, si invisible, mais si proche à la fois. Je remarquais bien de temps cette Mercedes sombre qui remontait lentement le long garage du bâtiment. Puis ensuite il m’était impossible de reconnaître dans les nombreuses silhouettes qui se mélangeaient dans le bâtiment, la sienne. On m’avait pourtant déja dit une fois, que Patrice Talon, c’était celui que je venais de croiser dans les escaliers et que je prenais pour un responsable d’étudiants. J’avais décidément du mal à l’identifier.
Un jour, on m’annonça une séance de travail à la cellule de communication, à laquelle devrait prendre part Patrice Talon en personne. L’occasion que j’attendais. Sur ce nom, j’allais enfin pouvoir définitivement mettre un visage... et un contenu !
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (9)
Lambert kotty avait son bureau à l’étage, à côté de celui destiné à Yayi. Nous l’appelions DC parce qu’il était sensé jouer le rôle de directeur de cabinet de notre candidat. Mais ce dernier n’ayant mis les pieds à ce siège de campagne qu’à la veille du premier tour du scrutin présidentiel, après plusieurs habiles pressions, kotty n’eu vraiment aucun cabinet à diriger. Mais il ne chômait pas non plus. C’était lui le pivot centrale de la vie administrative et financière du siège de campagne à Bar Tito. Il devait valider le moindre budget avant sa mise à exécution. Et Dieu sait que certains budgets étaient long comme un bras... ! Toujours est-il qu’il faisait preuve d’une habileté et d’un tact dans les arbitrages que nous saluions tous. Ni trop souple ni trop rigide, il savait lire dans les colonnes et fermer parfois les yeux là où il le fallait. Comme beaucoup d’autres, Il était venu au yayisme dans le porte-bagages de Patrice Talon. En effet, l’entrée en scène de ce mécène particulier, n’était pas que perceptible sur le plan financier. Plusieurs foyers de résistance à la candidature de Yayi cédèrent par son seul fait. Je savais par exemple que même si quelqu’un comme Adam Bagoudou n’était pas clairement hostile à la candidature de son oncle maternel Yayi Boni, son engagement ne pût être ouvertement exprimé qu’après celui de Patrice Talon dont il était l’employé à la SDI.
La situation, certes, se présentait globalement sous de bons auspices pour le président de la république. Mais il s’agissait d’adhésions populaires diffuses, dont la projection dans les urnes n’était pas encore une certitude. Beaucoup de grands électeurs se faisaient encore désirer. Et le septentrion regorgeait encore de beaucoup de pièges. Dans le Borgou, certains leaders bariba prenaient pour un affront, de devoir s’aligner derrière un néophyte nagot, après le long règne de kerekou qui, estimaient-ils ne leur fut pas favorable. Et je crois que si des figures politiques emblématiques du milieu bariba comme Saka Saley et Saca kina Guézéré avaient été vivants jusqu’aux scrutins présidentiels de 2006, l’emprise de Yayi sur le Borgou aurait été plus durement négociée. Saca Georges par exemple ne rentrera jamais dans les rangs. A parakou, le ralliement du vitupérant jeune premier maire de la ville, Rachidi Gbadamassi, se révéla très vite un miroir aux alouettes. Il n’eut pas beaucoup de scrupules à promettre le soutien de la ville à Adrien Houngbedji, après en avoir fait autant successivement à Séverin Adjovi, Yayi Boni puis Bruno Amoussou. Il ne vivra le scrutin présidentiel que depuis les geôles de la prison civile de Natitingou où une affaire scabreuse d’assassinat de magistrat le conduisit. Les visites répétées de Yayi dans la ferme de Ousmane Batoko à l’Est de la ville ne lui rapportèrent, au mieux, que d’habiles et arrides renouvellements de sympathies de la part du vieux révolutionnaire, fraîchement écorché par son cuisant échec à devenir maire de Parakou. Bien-sûr qu’il ne pesait plus grand chose dans le landerneau politique locale, mais c’était une bonne caution dont le président de la Boad voulait tirer le meilleur profit. Surtout que le quartier Bâwèra dont Batoko était originaire, était transformé en citadelle anti-Yayi par le jeune ministre révisionniste de Kerekou, Arouna Aboubacar. Malgré les apparences, la situation était loin d’être rassurante à Tchaourou où se dessinait un bicéphalisme entre Yayi et un autre de ses frères de village, grande figure de Ecobank-Mali, un certain Kassim. Ce dernier, réputé proche de Bio-Tchane et de Patrice Talon, ne manifestait aucune ambition politique précise. Mais son emprise sur une partie de la jeune élite de la localité était très visible. Yayi avait certes marqué la petite bourgade par un projet d’extension du courant électrique jusqu’à Papane, un projet financé par la Boad, il n’était pas encore, pour autant, perçu comme le leader naturel du coin. L’Atacora, dépourvu de leader politique fort en dehors d’un Kerekou finissant, ne présentait pas beaucoup d’équations insolubles. L’Ipd de Théophile Nata, de Moïse Mensah et autres Francis Da Silva était aux avantgardes du yayisme naissant. Et cela devrait suffire. A kouande, l’activisme de l’ancien Directeur général de la Sonapra, Abdoulaye Toko que Kerekou semblait avoir mis au garage, étouffa rapidement les molles résistances de Amouda Razaki dont l’anti-yayisme ne se démentira jamais. Après la mort de Saka Kina, kandi n’eût plus beaucoup d’éléments de marchandage avec Yayi. Ce ne fut cependant pas le cas de la Donga qui, pour une raison évidente, fit traîner le suspens. Le président de la Boad avait beau y multiplier les assauts par moult inaugurations d’infrastructures communautaires, il apparaissait évident que l’équation Bio-Tchane était la plus grosse épine dans ses pieds. Il en était si conscient, qu’en décidant de tenir sa première rencontre politique secrète à Ouake, au domicile de son ami et urologue personnel Kessile Tchalla à la Toussaint 2003, au lieu de le faire le plus logiquement à Tchaourou, c’était un message subliminal qu’il s’envoyait à lui- même. Ce département tombera le plus tard possible, lorsque la nomination et le départ de Bio-Tchane pour Washington fut acté. L’adhésion rapide de Saka Lafia, avait très vite pacifié les velléités ethnocentriques auxquelles il avait habitué ses électeurs de Pèrèrè lors de ses combats électoraux désespérés contre Kerekou. Mais il devrait désormais pouvoir leur expliquer pourquoi voter pour un candidat qui, quoiqu’on dise, n’était pas bariba. Les maquillages et les subterfuges n’y changeront rien. Yayi était nagot et non bariba. Et c’est exprès que, évitant les susceptibilités des leaders politiques baribas, il se fit discret pendant toute la pré-campagne, dans la zone tchabè où le Cap-Suru portait la bannière et devrait donner le change à des monuments comme Amos Elegbe qui ne voulaient absolument pas entendre le nom Yayi. " C’est un faux nagot", confia-t-il un jour au pasteur Michel Alokpo, parti une énième fois le démarcher. " Nous autres, nous ne connaissons pas de Yayi Boni à Savè. Qu’il reste chez lui là-bas à Tchaourou". Sa sentence était implacable.
La montée dans la barque, du mécène Patrice Talon n’apporta pas que des réponses matérielles aux multiples équations qui se posaient au candidat Yayi. Elle apporta sur une réponse humaine. Les poches de résistance dans les grands bassins cotonniers du septentrion se rendirent progressivement. L’homme d’affaire montrait une tout autre dimension ; effrayante. C’était un homme politique en puissance, capable déjà, en 2006, de compétir honorablement. Yayi le perçu avant tout le monde...
Et c’est avec ce Patrice Talon que nous devrions démarrer, à 16h, une séance de travail à la cellule de communication. Il était d’ailleurs déjà là, dans une chemise claire qui laissait transparaître le tracé d’un débardeur. C’était une chemise comme je pouvais en avoir. Mais la réputation de milliardaire de celui qui la portait, déformait sans doute dans mon esprit, la réelle valeur du textile. Il était assis, dans une posture studieuse. A côté de lui se trouvait madame Claude Olory-Togbe. Didier Aplogan, Charles Toko, Alfred Sama et moi occupions le centre de la salle. Saca Lafia était debout, seul à côté d’un tableau porté par un trépied et sur lequel plusieurs simulations de logos de campagne de Yayi étaient retenues par des punaises. Il avait un exposé à nous faire. Il était temps de tirer les choses au clair avec Tunde. Nous étions toute ouïe... Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (10)
Le temps était venu de mettre le holà et de discipliner l’énergie débridée de Tunde. Dès qu’il jugeait intéressante une moindre photo de Yayi Boni, ses machines se mettaient aussitôt à tourner pour des dizaines de milliers de calendriers de tous format. Les choses s’empirèrent lorsqu’il fut rejoint par une autre grosse ponte du monde de l’imprimerie au Bénin : Jean Djossou, patron de l’imprimerie "Nouvelles Presses". La rivalité commerciale qui existait antérieurement entre les deux, devint rapidement le moteur d’un activisme débordant de part et d’autre. C’était à qui imprimerait le plus de calendriers estampillés Yayi Boni. Le pays en fut bientôt inondé, à la grande satisfaction du candidat. Le problème, c’est que la gestion de l’image échappait de ce fait à tout le monde. Et à trois mois du scrutin présidentiel, la chose devenait préoccupante. Le plus grave, c’est que Tunde, qui ne connaissait de communicant que l’exubérant Charlemagne Kekou de la télévision nationale, était sur le point de lancer le logo officiel du candidat. Dans sa tête, c’était simple comme bonjour. Cette information, parvenue à nos oreilles, rendit particulièrement furieux Didier Aplogan. Ça ne servait en effet à rien, de se battre autant que nous le faisions pour, in fine, laisser s’échapper la maîtrise de la principale arme de guerre.
De toutes les photos du candidat Yayi qui circulaient, il y en avait une qui revenait le plus et que je découvris pour la première fois, par le plus pur des hasards, dans le cartable de Tunde. C’était au cours d’une des réunions hebdomadaires que nous tenions depuis début 2014, tous les lundis soir, chez Francis Da Silva, à Akpakpa, non loin de l’hôtel Plm Aledjo. Fulbert Gero Amoussouga, les frères Ishola et Yakoubou Bio Sawé, Paulin Dossa, Francis Da Silva, Bovis Macaire, Alfred Sama, Mouftaou Laleye, un grand frère de Tunde (pas le vizir !), Tunde lui-même et moi, nous nous retrouvions à partir de 19h tous les lundis, dans cette immense propriété bourgeoise qui témoignait de la gloire passée de son propriétaire. Francis Da Silva était en effet un magna du coton, sur le déclin. Son engagement et sa motivation à soutenir la candidature de Boni Yayi ne souffrait d’aucune distorsion. Membre fondateur et influent financier de l’Ipd, il mettait un point d’honneur à rendre nos rencontres le plus agréable possible. Et même si je trouvais bien souvent les sujets à l’ordre du jour assez plats et fades, je ne pouvais en dire autant de sa cuisine. Un de ces soirs donc, Tunde, au bout d’une longue digression, sortit une maquette de son cartable et le fit circuler autour de la table. " C’est notre logo de campagne " avait-il déclaré avec un petit sourire mesquin. Quand la feuille arriva à mon niveau, je remarquai cette photo représentant Yayi Boni, l’air perdu, songeur, avec un bras de lunette enfoncé dans la commissure des lèvres. Il ne pouvait y avoir pire image lorsqu’on veut rassurer un électeur, pensai-je. Mais je connaissais assez bien Tunde pour savoir qu’il prendrait la moindre critique sur son chef-d’œuvre pour une attaque personnelle et que ce serait parti pour deux semaines d’ambiance glaciale entre lui et moi. Je n’en avais pas besoin. Le temps me formait très rapidement. Je glissai donc lentement le document à mon voisin immédiat autour de la table, non sans avoir jeté un dernier coup d’œil à l’image qui accompagnait celle du candidat : un majestueux cauris. "Ah cette affaire-là revient ?", me demandai-je silencieusement.
J’avais en effet entendu parler du cauris pour la première fois, lorsque Benoît Dègla, alors président de l’un des mouvements politiques de soutien les plus actifs à Yayi Boni, demanda un jour mon avis sur une proposition qu’il entendait soumettre au candidat. Il s’agissait d’un logo de campagne représentant Yayi Boni au milieu d’une carte du Bénin dont les contours étaient entièrement en cauris. Je lui fis part de mon inquiétude de voir le symbole du cauris heurter des sensibilités dans les milieux évangéliques et musulmans, mais l’encourageai néanmoins à l’envoyer à Yayi.
A voir la façon dont toute l’assistance appréciait du bout des lèvres la proposition de Tunde, je compris que personne ne voulait avoir affaire à lui. Il prit donc naturellement tous les hochements de têtes et les plissements de lèvres comme autant de compliments. Et quand le document revint à son point de départ, c’est à dire dans ses mains, il ne pût s’empêcher de nous faire une confidence qui en rajouta à mon irritation : " j’ai beaucoup travaillé sur ça avec le président einh"...La méthode Yayi se dessinait. Faire faire les choses par procuration sans jamais en donner l’air.
De toutes les façons, le petit exposé que venait de faire Saca Lafia ce soir-là au siège de campagne à Bar-Tito, dans le silence studieux de la salle de la cellule de communication, nous montra bien qu’une grande partie du vin était tiré. Cette photo de Yayi que Picasso aurait sans doute titré " L’homme aux lunettes", avait déjà fait le tour du Bénin et était accrochée dans les moindres hameaux du septentrion. La changer à cette étape du parcours nous faisait courir le risque de voir le vote analphabète se déporter sur tout autre candidat qui aurait la vicieuse idée de brandir des lunettes. Il fallait donc faire avec. Didier ne décolérait pas quand vint son tour de prendre la parole. Il parla longuement de charte graphique, de couleur et de mise en scène de l’image. C’était agréable à entendre et en plus ça faisait savant. Charles se rongeait l’ongle de son annulaire gauche. A mon tour je re- exprimai ma crainte de voir l’image du cauris se retourner contre nous dans les milieux évangéliques et musulmans. Dans un tout autre registre, Alfred Sama plaida pour que la couleur de fond du logo fût du bleue et non du vert. Le bleu en effet, étant une couleur primaire, était moins cher à imprimer que le vert qui est une couleur secondaire. Sa requête ne prospéra pas outre mesure. "Écoutez les amis, nous n’allons pas perdre davantage de temps ", enclencha Patrice Talon quand chacun de nous eu fini de parler. C’était la première fois que je l’entendais. L’épaisseur de sa voix dégageait plus de virilité que sa silhouette. Puis il développa : " sur le cauris, je n’ai rien à dire. Je trouve même que c’est une excellente inspiration parce qu’il s’agit de l’un des symboles les plus connus chez nous. Mais je propose qu’il soit agrandi et posé plutôt en face de la photo. Pour la photo elle-même, le mal est déjà fait. Il va falloir peut-être dans la mesure du possible lui faire un lifting". Un petit silence traversa la salle. Quelques usagers de la maison, désorientés, poussaient bruyamment la porte, avant de s’excuser et de la refermer avec encore plus de bruit. Je ne sus trop dans quel registre classer Patrice Talon. Homme d’affaire ? Homme politique ? Communiquant ? Car ce n’était pas la pertinence de son intervention qui me marqua, mais le sentiment qu’il me donna aussitôt qu’il faudra le convaincre sur tout. Une nouvelle facette ! D’autres, plus surprenantes suivront les semaines suivantes...
(Le chaudron en maintenance dès demain...Ce récit a commencé de façon accidentelle. Je ne l’avais pas programmé. Merci à tous pour les compliments. Mon inbox n’a jamais été aussi mouvementé !)
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (11)
Décembre 2005. L’année s’étirait inexorablement vers son terme. Tellement le chiffre 2006 avait été martelé dans l’actualité politique les quatre dernières années, que le fait de se retrouver à seulement deux semaines de son avènement, me donnait une sensation presqu’iréelle. Nous étions en effet à la mi-décembre et le siège de campagne de Bar-Tito grouillait de monde et d’activités. Je pouvais y voir défiler à longueur de journées la plupart des leaders politiques, dont beaucoup s’affranchissaient déjà insolemment de l’emprise du Général Mathieu Kerekou. Malgré le refus silencieux de Yayi d’y mettre les pieds, la présence de plus en plus régulière de son premier cercle de soutien à l’Assemblée nationale, ainsi que de certains visages qui étaient déjà identifiés comme faisant partie de son pré carré, légitimait largement ce siège aux yeux du grand public. Les plus visibles et les plus engagés de ces soutiens parlementaires étaient entre autres, karimou Chabi Sika, Debourou Djibril, Saka Lafia et André Dassoundo. Ils étaient en première ligne de la riposte populaire organisée contre la loi sur la résidence obligatoire d’un an exigible à tout prétendant au fauteuil présidentiel et qui excluait d’office Yayi Boni. La cheville ouvrière de cette cascade de marches dans les soixante dix sept communes du pays, fut Saka Lafia, avec comme moteur financier Patrice Talon qui, au moment de ce combat contre l’exclusion, n’était pourtant pas encore ouvertement yayiste.
Les populations riveraines du septième arrondissement de Cotonou, égayées par cette ambiance inhabituelle dont notre siège de campagne irradiait leur quotidien, s’enthousiasmaient de façon naturelle pour le yayisme naissant.
Ce n’était cependant pas ce tohu-bohu devenu familier, qui occupait mon esprit cet après- midi là. Vautré dans le fauteuil directeur déjà déséquilibré depuis que Didier Aplogan s’y était assis deux fois, et que j’occupais quand Charles n’était pas présent, j’étais perdu dans mes réflexions. J’essayais de comprendre cette position étrange dans laquelle je me retrouvais et qui me permettait de voir venir à toute vitesse deux trains, roulant en sens inverses, sur les mêmes rails. Le choc était inévitable. La réponse que me donna Yayi un jour où, avec enthousiasme, je lui faisais le point des facilités matérielles quotidiennes que nous avions au siège de Bar-Tito, finit par me convaincre définitivement du clash post-victoire en vue. " J’espère que chacun fait le point de tout ce qu’il prend là ", m’avait-il répondu, la voix lourde. Un autre détail me turlipunait. Je remarquais en effet qu’une certaine catégorie de proches du candidat ne mettait pas les pieds à Bar-Tito. Il s’agissait du lobby religieux évangélique que Yayi considérait comme sa dernière ligne de sécurité et à laquelle j’appartenais, ayant participé à sa mise en place. Ce lobby avait été bâti autour d’une dizaine de jeunes gens innocents et insouciants, d’obédience évangélique et fréquentant tous le Temple universitaire de l’église des Assemblées de Dieu. Un groupe au milieu duquel Paulin Dossa donnait souvent l’air de se tromper de génération. Nous avions du mal à déterminer son réel niveau intellectuel. Nous savions vaguement qu’il a étudié au Cuba. C’était le genre de profil peu étincelant que Yayi aimait déjà. Il avait un contrat à durée déterminée à l’IITA. Ce n’était pas l’envie de BarTito qui manquait à ce groupe pour autant. Mais, habilement, ils étaient toujours directement orientés vers les imprimeurs Tunde et Jean Djossou pour leur approvisionnement en calendriers et posters de tous formats. Pour le reste, Yayi s’occupait personnellement de leurs desiderata.
A ce groupe de jeunes gens à qui Yayi savait tenir le discours religieux galvanisateur, se greffera progressivement des cercles de pasteurs et autres leaders évangéliques. Un article sommairement biographique que je publiai en fin 2003 dans un mensuel chrétien appelé " Shékina" et dont le promoteur n’était ni plus ni moins le remuant pasteur Michel Alokpo, fit en effet grand bruit dans les milieux évangéliques. Dans cet article que je soumis à validation de Yayi avant publication, je revisitai opportunément le parcours spirituel du président de la Boad, depuis son baptême dans la modeste chapelle Ueeb de Tchaourou, jusqu’à son retour en tant qu’enfant prodigue dans une église évangélique de Dakar, après plus d’une décennie dans un ordre ésotérique. Yayi qui, il est vrai, n’était pas à l’initiative de ce texte, surfa rapidement sur l’effet ainsi produit dans les milieux évangéliques qui étaient sa cible première. C’est dans cet article qu’apparut pour la première fois, et sur insistance du prétendant à la magistrature suprême, son prénom "Thomas" qui ne figurait pourtant nulle part sur son état civil. Mais ça faisait chrétien. C’était son prénom de baptême. Car il était né musulman. Yayi n’hésitait donc pas, lors des nombreuses visites que nous rendions à différentes églises évangéliques dans le sud du pays pour y célébrer le culte du dimanche, à reprendre inlassablement ce temoignage devant de petites assemblées émues. Il n’hésitait surtout pas à reprendre mot pour mot le contenu de l’article. Ce magazine " Shékina" fut d’ailleurs la porte d’entrée du pasteur Michel Alokpo à cadjehoun. Un personnage très haut en couleur, ce Michel Alokpo... !
Je repense avec amusement à ce déjeuner privé auquel nous fûmes conviés chez Yayi et auquel Alokpo prenait part pour la première fois. Comme d’habitude, un "Saint-Emilion" du meilleur cru accompagnait l’igname pilé qui était de loin le mets préféré du maître des lieux. Quand vînt le moment de passer au breuvage, Yayi, souvent très chaleureux à ces circonstances, entreprit de servir, de sa propre main, la demi-dizaine de convives évangelistes que nous étions. Il tendit naturellement la bouteille vers le verre du pasteur Michel Alokpo assis juste à sa droite, en accompagnant son geste galant d’un petit commentaire. " Pasteur, c’est mon Bordeaux préféré ", dit-il. Mais à ma grande surprise, je vis Alokpo retirer promptement son verre en murmurant sans grande conviction quelque chose du genre " non ... non merci. Je n’en prends pas. Je suis pasteur ". Tout aussi surpris, Yayi fit une petite blague puis passa la bouteille sur tous les autres verres qui, sans résistance, accueillirent l’agréable liquide d’un rouge velouté. A la tête d’orphelin que faisait ensuite Alokpo, je compris qu’il s’en voulait déjà d’avoir jouer à ce faux numéro et de se retrouver ainsi avec un verre d’eau minérale autour d’une table où le vin rouge scintillait dans toutes les coupes. Mais Alokpo n’était pas homme à mourir de ses propres scrupules. D’un geste habile, il fit signe à l’agent du service traiteur qui se tenait impeccablement à l’écart. Celui-ci s’accroupit aussitôt à côté de lui pour prendre la doléance qu’il murmura. L’agent disparût puis revint avec un autre verre qu’il posa dignement devant lui. Puis, empoignant une seconde bouteille à moitié achevée qui trônait au milieu de la table, en remplit le verre du pasteur qui enfonçait son visage dans son assiette comme s’il voulait y aller directement avec les dents. Je réprimai péniblement une pouffe de rire. Yayi qui suivait la scène du coin de l’œil ne pût s’empêcher de se soulager en libérant sa parole. " Ah Pasteur... ? " fit-il avec beaucoup de sous-entendus. Nous éclatâmes tous de rire. Puis Alokpo, jamais vaincu, essaya, recits bibliques à l’appui, de nous expliquer la noblesse spirituelle du vin. Mais plus personne ne l’écoutait vraiment. D’ailleurs Yayi comprendra par la suite, au fil de ses rencontres avec les pasteurs évangéliques, que Michel Alokpo était loin d’être un cas isolé d’esquive sur fond d’esbroufe.
Le maillage systématique du milieu évangélique n’empêcha pas la persistance d’un problème qui devint au fil des jours la hantise de Yayi. Son nom : Luc Gnancadja... !
Mémoire du chaudron (12)
La réunion de clarification et de remobilisation qui se tenait ce dimanche dans la résidence en face du temple universitaire de l’église des Assemblées de Dieu, paraissait d’une grande importance pour Yayi. Un vent d’apostasie soufflait en effet sur le petit noyau autour duquel il avait minutieusement bâti pendant trois longues années la grande machine de mobilisation qui infiltra la moindre congrégation évangélique dans les hameaux les plus reculés du pays. C’est que depuis plusieurs mois, le candidat se faisait de moins en moins accessible à ce groupe de jeunes pionniers du yayisme dont la plupart avaient pris leur engagement politique comme un devoir biblique. Mais Yayi avait, froidement, changé de paradigme de fonctionnement. Considérant avoir suffisamment avancé dans son maillage du milieu évangélique, il avait décidé de ne plus avoir pour interlocuteurs que les pasteurs et autres responsables d’église. Il y avait été sans doute encouragé par les plaintes sournoises et de certains de ces pasteurs qui, fins calculateurs, et voyant venir les enjeux, exigeaient de ne discuter qu’avec luimême. C’était, après tout, les pasteurs qui dirigeaient les églises, pensait sans doute Yayi. Autant traiter alors directement avec eux. Et ça fait plus sérieux. Les nombreuses réunions de prière organisées par des groupes de pasteurs en sa faveur à travers le pays, se faisaient désormais à l’exclusion de ces ouvriers de la première heure dont certains commençaient à exprimer à voix audibles leurs frustrations. Et bientôt de méchantes insinuations sur la sincérité de la chrétienneté de Yayi commencèrent à rencontrer un silence complaisant de la part de certains d’entre nous qui, parfois, les relayaient carrément. Avait-il vraiment rompu avec Eckankar ?
N’avait-il pas une autre vie inavouée ? Avait-il des addictions cachées ? Le cas du dictateur tchadien Tombalbaye qui, porté à bout de bras par les milieux chrétiens de son pays, devint un redoutable bourreau pour l’église dont il fit enterrer vivants nombre de dirigeants, était de plus en plus agité. Et si Yayi décida de revenir sur ses pas et de faire profil bas devant ce petit groupe, c’était surtout qu’il avait acquis la conviction que les nombreuses boules puantes qu’il recevait depuis un moment, venaient des lieutenants d’un autre prétendant à la magistrature suprême et qui pouvait jouir d’une plus grande légitimité dans le milieu évangélique que lui. Il s’agissait de Luc Gnacadja dont la candidature, en ce mois de décembre, devenait irréversible. Le candidat Yayi avait pourtant tenté le tout pour le tout afin d’obtenir le retrait de cette candidature qui devenait au fil des jours un cauchemar pour lui. Il n’y avait aucun doute, disait-il, cette candidature n’avait qu’un seul objectif : lui barrer la route dans le milieu évangélique. Et le manitou derrière cette candidature, selon lui, n’était autre que le pasteur Romain Zannou, jeune et fringant prédicateur qui fit son apparition sur la scène médiatique béninoise avec le retour au pouvoir du Général Mathieu Kerekou en 1996.
Le pasteur Romain Zannou était en ce temps-là une vraie méga-star dans les milieux évangéliques. Autant respecté, admiré que jalousé par ses autres collègues pour sa position privilégiée auprès du Général Mathieu Kerekou, il fut le premier pasteur à avoir flairé le potentiel que représentait Yayi dans la course à la succession du vieux caméléon. On le disait parrain de toute l’élite évangélique que Kerekou fit monter dans les grands milieux de décision, dont les moins connus n’étaient pas Joseph Sourou Attin, Luc Gnacadja et Simon- Pierre Adovelande qui prit son ascension dans la fièvre du festival Gospel & Racines. L’ombre de ce jeune pasteur planera sur tout le premier mandat de Kerekou 2 et même sur une partie du second.
Les origines de l’inimitié entre Yayi et le pasteur Romain Zannou, demeurent brumeuses, mais avec cette constante que le pasteur reprochait à Yayi d’avoir juré en vain sur la Bible. Ce qui n’était pas rien comme accusation dans le milieu évangélique. Que s’était-il donc vraiment passé ce jour-là dans le bureau du président de la BOAD à Lomé ? Yayi avait-il vraiment nié devant le pasteur Zannou toute ambition présidentielle en allant jusqu’à jurer sur sur la bible ? Personne ne sait jusqu’à ce jour qui dit la vérité entre les deux protagonistes d’une scène qu’ils n’avaient vécu qu’à deux. Toujours est-il que le jeune pasteur qui, suite à un article publié par le journal " Le Progrès " en 2002, était allé proposer ses services comme coach spirituel à Lomé, en était revenu avec un sentiment de dégoût et de dépit. Yayi, soupçonnant une manœuvre des hommes du Colonel HoussouGuèdè, avait simplement enfariné son interlocuteur. C’est vrai que Yayi, avant la parution de ce numéro qui jeta un jour cru sur lui, n’avait encore jamais osé discuter de ses ambitions politiques que dans un cercle très fermé dans lequel on pouvait citer ses deux amis d’enfance, Théodore Aloko qu’il fit monter à la Boad après sa nomination comme président de l’institution, et Ishola Bio Sawé. Il essayait de son mieux de ménager les susceptibilités du Général Mathieu Kerekou et surtout celles du timonier Gnassingbé Eyadema dont les moindres réactions auraient pu être préjudiciables à la poursuite de sa mission à la tête de l’institution sous régionale.
La frustration du pasteur Zannou fut donc grande quand le même Yayi qu’il affirme avoir vu jurer sur une bible, entama des manoeuvres de conquête dans le milieu évangélique sans aucune autre forme d’explication. Son engagement derrière la candidature de Luc Gnancadja en 2006 trouve peut-être là son essence. Il tenait sans doute à donner le change à un Yayi pour qui il n’avait désormais qu’un royal mépris.
La décision de Yayi de faire profil bas et d’accepter enfin cette séance souhaitée depuis des mois, était donc surtout motivée par la menace de dispersion des voix dans le grenier électoral évangélique que faisait planer la candidature de Luc Gnancadja. Yayi ne se sentant plus seul maître à bord, s’était humblement résolu à écouter ses premiers apôtres qu’il rangeait déjà sans état d’âme dans le casier des oublis. Et la séance qui venait de commencer ce dimanche, sera quelque peu tendue...

Mémoire du chaudron (13)
Le pasteur titulaire du temple universitaire de l’église évangélique des assemblées de Dieu qui tenait le rôle de facilitateur à cette rencontre, fit une petite introduction liminaire piquée de petites flatteries à l’endroit de celui dont la victoire, dans nos esprits, se dessinait de plus en plus nettement pour l’élection présidentielle, puis termina avec emphase par un émouvant " monsieur le président, vos soldats veulent vous parler". Yayi qui semblait boire au sens propre ce petit discours introductif, fit signe au pasteur de prendre de prendre la direction de la séance. Chacun de nous eu rapidement la parole pour se présenter. Quelques nouveaux visages s’étaient en effet ajoutés à ceux devenus habituel pour le candidat. Quand fut terminé ce genre de petit rituel, le premier d’entre nous qui fut autorisé à rentrer dans le vif du sujet, se remit à nouveau à se présenter. Ceci fit courir un murmure d’exaspération dans la salle. La manœuvre n’était pourtant pas innocente. En effet, Paulin Dossa et moi qui avions, dans le groupe, le privilège d’être en contact direct avec Yayi, avions le dos large pour subir les récriminations incessantes des autres. "Yayi ne connaît toujours pas mon nom " s’était agacé un jour l’un d’entre nous. Et la faute, pour eux, était forcément imputable à ceux qui, étant en contact avec lui, ne faisaient pas grand effort pour que les autres sortent de l’anonymat depuis trois ans. C’est à dire "Frère Tiburce et Frère Paulin". L’occasion était donc belle pour rectifier "in live" ce "tchédjinnabisme". Les échos de quelques accusations jamais ouvertement assumées, m’étais souvent parvenues, dans ce sens. Mais mes sept ans de pratiques relationnelles dans ce milieu, depuis mon baptême en 1998, m’avaient aguerri à maints égards. J’avais appris à ne pas attendre grand chose des effusions de spiritualité en ce qui concerne la vertue dans les relations interpersonnelles.
Une fois que le remous d’exaspération se fût calmé, celui qui avait la parole demanda, avec un geste de la main droite, la clémence de l’assistance, puis enchaîna : "monsieur le président. Depuis trois ans, j’ai parcouru routes et pistes pour prêcher votre nom. Mais aujourd’hui, j’ai une préoccupation. Je veux que vous nous confirmiez ici, devant Dieu et devant les hommes, que votre confession vis-à-vis de Christ est sincère".
Un silence glacial s’abattit quelques secondes sur l’assistance. Je sentais comme mille petites aiguilles futées me lacérer le corps. Même si j’avais déjà entendu ce genre de réflexion dans le groupe, je le mettais juste sur le coup de la frustration ambiante compréhensible. Car comment jugeait-on de la sincérité de la foi religieuse de quelqu’un ? Et ce genre de question, pensais-je, reprenait au mot près les flèches venimeuses que lançaient à longueur de journée les lieutenants de Luc Gnancadja.
Le duel Yayi-Gnacadja se déroulait à travers une ligne de faille invisible qui traversait le milieu évangélique. Il y avait en effet deux types d’évangélisme qui se toisaient et se défiaient de façon imperceptible pour l’observateur non averti. Il y avait l’évangélisme pondérée, froid, presque cérébral, incarné par des églises évangéliques séculaires établies au Bénin, comme par exemple l’UEEB (Union des églises évangéliques du Bénin), les églises évangéliques baptistes, les églises évangéliques des Assemblées de Dieu. L’autorité de celle- ci sera rudement secouée par le courant évangélique pentecôtiste, caractérisé par un évangélisme plus démonstratif, surfant essentiellement sur les manifestations charismatiques et le para normale. Ce second courant, inspiré par le pentecôtisme nigérian, connu une progression fulgurante avec la montée en puissance des figures emblématiques comme le pasteur Romain Zannou, au milieu des années 90. Les tendances intégristes qui pouvaient parcourir régulièrement cette frange d’églises évangéliques, rendaient particulièrement nuisibles les suspicions comme celles que les lieutenants de Gnancadja faisaient ouvertement circuler sur notre candidat. Mais de là à venir poser une question aussi saugrenue...!
Mû comme par un ressort, je me tins aussitôt debout et pris la parole, sans l’avoir demander. Dans une longue digression nerveuse dont je ne me souviens plus aujourd’hui de la teneur, et qui avait l’avantage de dissocier le reste du groupe de l’initiative de cette question, je rassurai Yayi de notre disposition à maintenir le cap.
Quelques applaudissements hésitants accueillirent mon discours. A ma suite, le pasteur prit la parole puis, après avoir déploré le manque de maturité de l’intervenant malheureux, présenta au nom de tout le groupe, des excuses à Yayi qui essaya ensuite longuement de donner l’assurance de sa hauteur d’esprit par rapport à l’incident. Une effervescente séance de prière clôtura la rencontre qui n’alla pas bien plus loin. Mais le mal était déjà fait. On ne touchait pas impunément à certains complexes de Yayi. Et à part Paulin Dossa et moi et peutêtre un troisième, tout le reste de ce groupe de pionniers du Yayisme, après avoir fait le plus dur, sombra dans l’oubli pour les dix ans de règne du président Boni Yayi. Vous allez me parler sans doute de "Maman Glessougbe ». Je vous vois venir...
Assis donc dans ce fauteuil directeur ce jour-là à Bar Tito, je repensais à tous ces frères qui n’y mettaient jamais les pieds. Je repensais aussi à cette réunion fondatrice de la conquête du pouvoir à laquelle je pris part le 1er Novembre 2003 à Ouake et dirigée par Yayi en personne. Qu’étaient devenus les participants dont je ne voyais aucun au siège de campagne de Bar Tito ? Quelques éclairs inattendus avaient également zébré le ciel de ce côté là.
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (14)
Quelque chose semblait ne pas tourner très rond ce lundi soir chez Francis da Silva au quartier JAK. Ça faisait plus d’une demi-heure que nous étions assis, mais le maître des lieux, qui dirigeait également nos réunions, était toujours au téléphone dans la vaste cour jouxtant la véranda où nous travaillions à cause de l’agréable courant marin qui la balayait. De ma position, je pouvais le voir, téléphone vissé à l’oreille, aller et venir lentement dans la cour faiblement éclairée par des lampes de jardin dont les lueurs étaient parfois atténuées par des touffes de fleurs. Je distinguais parfaitement ses mouvements à travers le déplacement dans la semi-pénombre, de la couleur blanche de sa chemise en laine.
Ma première rencontre avec ce sexagénaire sympathique, bon vivant et au raffinement inattaquable, remonte à fin Novembre 2003 dans un décor plutôt inhabituel. C’était à l’occasion d’une réunion de prise de contact qu’il initia sur son bungalows construit sur pilotis au coeur du lac Ahémé. Une rencontre à laquelle Charles Toko et moi fûmes conviés. Je fîs le trajet jusque-là bas dans la voiture de Charles. Une Golf version Sport, si mes souvenirs sont bons. Inutile de souligner le grand écart que je constatai entre l’extérieur assez bien entretenu du véhicule et son intérieur puant le tabac et où traînaient des mégots.
Le bungalow était entièrement en bois et offrait toutes sortes de commodités. On y accédait par une longue passerelle également en bois, soutenue par deux rangés de pieux profondément enfoncés dans la vase du lac. Une fois dans ce bungalow qui offrait une vue panoramique rare sur le lac, Francis da Silva décrispa rapidement l’atmosphère en faisant une série de petites blagues au fur et à mesure qu’il nous serrait la main. J’avoue que je fus distrait tout au long de la réunion par l’image insaisissable des piroguiers vogant nonchalamment sur cette eau dont les vaguelettes faisaient un incessant ploc ! Ploc ! contre les solides pieux qui soutenaient la paillote. De temps en temps, l’effet du vertige aidant, j’avais l’impression que le bungalow dérivait. A la fin cette réunion de prise de contact qui nous marqua, il fut convenu que les réunions suivantes se tiendraient de façon hebdomadaire à Cotonou, au domicile de notre hôte du jour.
La résidence de Francis da Silva à Cotonou est une vaste propriété du quartier JAK. Zone anciennement bourgeoise, dont le prestige et la notoriété furent, au fil du temps, mis à mal par de nouveaux chantiers immobiliers aux abords de l’aéroport international de Cadjehoun et sur la zone ouest de la plage de Cotonou. Cependant, ce quartier dont la plupart des habitations cossues se vidaient de leurs occupants, conservait toujours sa fière allure d’antan. Situé à un jet de pierre de la grande mosquée, la propriété, entourée d’une haute muraille d’un blanc impeccable, était divisée en deux domaines. Au fond du premier domaine se dresse, majestueux, un bâtiment de belle taille abritant une vaste salle des fêtes polyvalente. La vaste cour qui y donnait accès était agréablement plantée de jardins et d’aménagements divers. C’est la "Résidence les Hortensias" qui accueillait chaque week-end, diverses manifestations de réjouissance. De là, on accédait au second domaine par un portillon métallique. Ici se trouvaient les appartements privés. Une grande villa de style brésilien entourée sur la moitié de son périmètre, d’une belle véranda.
Nous parcourions silencieusement cette grande véranda sur toute sa longueur pour rejoindre une autre, plus petite et moins exposée. Et puis là nous nous lachions comme des gamins. Cette discrète petite véranda était devenue, en effet, notre territoire après un an et demi de rencontres hebdomadaires ininterrompues. Charles s’y était fait voir une ou deux fois, mais avait vite disparu en pestant contre l’ambiance d’indécision et surtout d’inaction qui, disait-il, caractérisait les réunions.
Francis da Silva nous rejoignit enfin en s’affaissant lourdement sur sa chaise comme si tout le poids de l’humanité pesait soudainement sur ses épaules. Il poussa un profond soupir en grattant frénétiquement le grand bloc-notes posé devant lui sur la table, avec le dos de son stylo. Nous étions suspendus à ses lèvres. Puis, redressant brusquement le torse, il lança comme pour se débarrasser d’une patate trop brûlante : "mes chers amis, il y a une mauvaise nouvelle". Il se tu encore quelques secondes qui me parurent une éternité, puis enchaîna :" notre frère de lutte Bio Sawé Ishola a rejoint le groupe des révisionnistes. Le ministre Arouna Aboubacar vient de le nommer directeur de l’Infosec. Je l’ai eu longuement au téléphone. Il a confirmé l’information et ne semble rien regretter. Je viens de raccrocher aussi avec le président Yayi, il nous demande de rester fort".
Un silence plat s’abattit sur l’assistance. Je ne savais trop quoi penser de la situation. Pour tout ce qui le liait à Yayi, Ishola Bio Sawé était celui dont je pouvais espérer le moins une pareille désertion. Que s’était-il passé ? C’est vrai que depuis deux semaines, sa place habituelle autour de la table était demeurée vide. Mais ce n’était pas suffisant pour éveiller quelque soupçon que ce soit. En tout cas, pas sur cet ami d’enfance que tout semblait souder à Yayi et dont le jeune frère, Yacoubou Bio Sawé était le premier porte-voix du yayisme à travers le pays qu’il signonnait depuis 2001 pour susciter divers mouvements de soutien. Quelle lecture faire de la situation ? Ishola Bio Sawé était pourtant avec nous à Ouake.
Sorti de ma douloureuse torpeur, mon esprit s’attarda un peu plus sur une autre chaise qui restait inoccupée de façon continue depuis plus d’un mois. Celle du professeur Fulbert Gero Amoussouga. Un autre compagnon de Ouake qui ne décrochait plus son téléphone...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (15)
Un soleil de plomb irradiait le petit village frontalier de Ouake lorsque nos voitures franchirent le seuil du portail donnant accès à une vaste cour plantée d’arbres aux feuillages touffus. Une bâtisse à un ou deux niveaux à l’aspect savant trônait au fond, à droite de l’entrée. Le calme qui y régnait en ce 1er Novembre 2003 n’était perturbé que par les bruits de mortiers dont la cadence s’accélérait au fur et à mesure que la cour se remplissait de nos véhicules. " Bienvenus chez moi ", nous lança Kessile Tchalla en nous embrassant chaleureusement aux pieds des marches d’escaliers donnant sur la petite véranda du rez-de- chaussée. Il mit un point d’honneur à nous faire individuellement l’accolade, avant de nous inviter à monter à l’étage où se trouvaient déjà Yayi qui devisait bruyamment au milieu d’une demi-dizaine d’autres personnes dont une ou deux m’étaient inconnues.
Nous étions venus avec un temps de retard. Notre voyage ne fut pas facile en effet.
Partis de Cotonou aux environs de 8h, nous devrions rallier deux autres voitures à la hauteur de Bohicon pour faire la suite du trajet en convois. A bohicon nous attendaient, alignées sur le bas-côté du goudron, un peu après le grand carrefour Mokas, les voitures de Tunde et de Gero Amoussouga. J"occupais, avec Issifou kogui Ndouro et Paulin Dossa, une Toyota Carina 3. Pour des raisons d’ordre pratique, la voiture de Tunde qui signalait quelques détresses mécaniques malgré son état neuf, prit la tête de ce modeste convoi. Nous roulions donc à vitesse moyenne, nous arrêtant de temps en temps pour laisser redescendre l’aiguille de chauffage de la voiture de tête. Mais à la sortie de Savalou, un peu au milieu de nulle part, la voiture de Tunde donna les feux de détresse et eu juste le temps de quitter la chaussée avant de s’immobiliser. Un problème de courroiealternateur, nous dit le chauffeur après avoir jeté un coup d’œil dans le capot.
C’est dire que notre arrivée à Ouake après quinze heures alors que nous y étions attendus avant midi, fut pour nous un immense soulagement. Il m’arriva plusieurs fois par la suite, lors des dialogues de sourds qui m’opposaient à Tunde et en pensant à ce pénible voyage sur Ouake, de me dire avec amusement : " ce type était un vrai boulet depuis le début".
Aussitôt arrivés, nous passâmes directement à table. " l’igname pilée n’attend pas", répétait Tchalla en mettant du mieux qu’il pouvait, l’ambiance dans la salle. Le déjeuner à peine terminé, nous entrâmes directement dans le vif du sujet. Nous étions au total 13 dans la petite salle. Ce fut encore le docteur Kessile Tchalla qui se mit debout pour introduire la séance. C’était un homme au verbe facile et succulent. Sa silhouette sèche et ingrate cachait une nature pourtant vive. C’était un homme cérébral, avec une vaste culture. Je m’en étais aperçu lors des interminables débats que j’avais déjà eu avec lui sur différents sujets. Il trouvait toujours le moyen de lancer un sujet de réflexion et de supputation là où on s’y attendait le moins. Comme ce matin là où je le rencontrai à un petit déjeuner à trois au domicile de Yayi à cadjehoun. Sans que ne comprenne très bien ses motivations, Tchalla passa une grande partie du temps que dura le petit-déjeuner, à expliquer les méfaits de la consommation de l’œuf. Le problème, c’est qu’à la fin, il ne restait pas une miette de la vaste omelette qu’il avait dans son plat. J’appréciais surtout son optimisme qu’il savait rendre contagieuse. Il faisait partie de ce que nous appelions " le groupe de Paris" et qui était composé de lui-même, de Issifou Kogui Ndouro, de Patrick Benon, de Antony Zinsou et de Max Awêkê. Un groupe que je trouvais surcôté. Le tribun conclut donc son introduction en invitant par un geste impeccable que nous faillîmes applaudir, "notre champion" à prendre la parole.
Yayi prit la parole puis, dans une effusion d’humilité, salua notre présence à cette rencontre qui, dit-il, devrait trancher définitivement la question de sa participation ou non à l’élection présidentielle de 2006. Cette façon de présenter la chose me surprit. Je savais en effet qu’il ne pensait qu’à celà. Derrière la large fenêtre dans son dos, mon esprit voltigeait dans le magnifique paysage de vallons qui s’étalait au loin. Au fil de son développement, je compris avec stupéfaction que Yayi passait un message à Kerekou. Moi, disait-il, je ne serai jamais candidat contre mon papa. Il a été tout pour moi. Et si c’était sa volonté de se maintenir au pouvoir, je serai le premier à m’engager dans sa campagne.
Ce discours de Yayi, pour moi, signifiait une seule chose : il y avait au moins une personne dans la salle dont la présence ne le rassurait pas. Était-ce dans le même esprit qu’à la fin de la séance, il attira opportunément notre attention sur le nombre que nous faisions autour de lui ? 12...comme dans les évangiles ! Et dans ce cas, il y avait alors très certainement de la trahison dans l’air.
En observant les sièges vides ce soir au domicile de Francis da Silva, je repensai à ce jeu d’esprit de Yayi à Ouake. Mais je me disais aussi qu’il ne pensait sans doute ni à son ami de jeu et de classe, Ishola, ni à son camarade d’amphi et des 400 coups, Fulbert Gero Amoussouga. Mais la réalité était là. Ishola était passé à l’adversaire avec arme et bagages, en faisant circuler une réflexion bien sentie : " Yayi se satisfait de voir les autres à sa table tous les week-ends. J’ai l’âge d’avoir ma propre table".
Quant à Amoussouga, il avait joué plus soft. Il nous fit parvenir plus tard le message sur la difficile conciliation entre sa position à l’Université et tout engagement politique ouvert. Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (16)
Quand je vins à Bar Tito cet après-midi, l’ambiance était animée dans la deux-pièces qu’occupait la cellule de communication. Nous devrions faire avancer un projet cher à Charles Toko : la mobilisation des artistes autour de la campagne de Yayi Boni. Dans cette phase d’activité, je retrouvais de plus en plus Richmir Totah, un amoureux de la chose culturelle, amateur de son et de spectacles qui me fut présenté quelques semaines plus tôt. Notre contact fut d’autant plus facile que je découvris son parcours qui était des plus atypiques. Richmir avait beau avoir âprement étudié l’agronomie, il ne s’en était remis qu’à la guitare-bass et à sa passion de l’organisation des spectacles pour le restant de sa vie. Il était agréable de compagnie et je je m’étais très vite lié d’amitié avec lui. Il espérait tout de la victoire de Yayi et sa motivation était une source supplémentaire d’énergie pour moi. Je voyais également venir de plus en plus au siège de campagne, un jeune homme clair, court sur pieds, dont la vivacité du regard contrastait avec sa forme qui annonçait des rondeurs futures. Un certain Sidikou que Charles prenait au téléphone un nombre incalculable de fois par jour, au point parfois d’appeler n’importe qui Sidikou par lapsus, dans ses moments de grande fatigue. C’était un de ses handballeurs, m’avait-on expliqué. J’avais fini par cerner un aspect du fonctionnement de Charles. Il avait constamment besoin d’un homme de main. Et tous ceux que j’avais vu se succéder autour de lui venaient exclusivement du milieu du handball dans lequel il s’investissait beaucoup, même si les grosses bulles de fumée de cigarette derrière lesquelles il disparaîssait souvent, me faisaient douter de ses réelles aptitudes physiques à tenir la durée d’un set. Avant Sidikou, il avait eu comme homme de main, un jeune et talentueux handballeur du nom de Ousmane Labo qui lui resta si fidèle que chaque fois qu’il apparaissait à notre rédaction au journal Le Progrès, on pouvait deviner sans erreur une commission de la part de Charles Toko. Après Labo, il y a eu, de façon transitoire, un autre handballeur, Tchobo Yacinthe dont il fit le responsable de l’imprimerie du journal Le Matinal. Que devenaient ensuite toutes ces fidélités derrière lui ? Question.
Toujours est-il que ce soir, nous avions à faire un premier point sur l’avancée des contacts avec les artistes et sur les passages en studio de ceux qui étaient prêts. La bonne nouvelle, c’est que quelques sons étaient déjà disponibles, dont notamment ceux de Gbessi Zolawadji et de Gbèzé. Ah oui Gbèzé ! c’était ce trentenaire noir, à l’allure quelconque et aux cheveux coupés en "Karl Lewis", que je rencontrai un jour dans le modeste bureau qu’occupait Benoît Degla à Bar Tito en tant que Secrétaire général du siège de campagne. Ils étaient en effet tous les deux de Ouessè et j’avais vite compris que ce n’était pas la seule raison pour laquelle l’artiste lui donnait du "fofo" à profusion. Ces génies de nos localités étaient habiles, en effet, pour savoir rendre les honneurs à ceux de leurs corégionnaires qu’ils savaient capables de régulières générosités. Dans le bureau de Degla, les discussions avec Gbèzé, bien que très détendues et très fraternelles, semblaient néanmoins bloquer sur un point. L’artiste avait déjà pris un engagement avec Edmond Agoua pour le compte de la cérémonie de déclaration de candidature de Bruno Amoussou prévue pour début 2006. A défaut donc de l’exclusivité que Benoît Degla négocia vainement, il nous proposa une semaine plus tard un titre à la gloire de notre candidat, qui nous mit immédiatement tous d’accord, tant par le lyrisme que par la rythmique.
Des propositions spontanées, venant d’artistes plus ou moins sérieux, atterrissaient chaque jour à notre bureau. Un jour, pendant que j’étais seul, sans doute occupé à parcourir les journaux, un jeune homme mince, de teint clair, aux cils et sourcils noircis à l’antimoine, me fut introduit. Il tenait un CD et demandait à voir un responsable. Il venait, disait-il, de la part de Paulin Dossa. Mais ses airs efféminés et ce petit foulard blanc dont il s’était ceint la tête, ne me le rendaient pas particulièrement agréable. D’un geste négligeant, je tendis la main pour prendre le CD qu’il tenait. Mais son refus fut net et ferme. Il voulait, disait-il, faire écouter sa composition et repartir avec son CD. Je l’abandonnai à son sort puis replongeai dans ma lecture. Je rencontrerai cet artiste plus tard en une circonstance plus étincelante. Son nom : GG Lapino. Le morceau qu’il eu du mal à me faire écouter deviendra l’hymne de notre campagne dans toute la partie méridionale du pays et révolutionnera durablement la communication politique en période électorale au Bénin.
Une rencontre atypique était à notre agenda dans ce soir. Mon ami Hervé Djossou avait réussi à obtenir un rendez-vous pour nous avec Alekpehanhou, le virtuose du zinli. Charles et moi avions décidé de jouer le tout pour le tout pour avoir cet immense talent sur notre album, même si, à priori, les choses ne se présentaient pas très bien pour nous de ce côté là.
En effet, Alekpehanhou dont la voix planait sans partage sur le milieu ethnique et culturel fon, depuis le milieu des années 80, venait de jeter, coup sur coup, deux gros pavés dans la marre boueuse des préjugés transes ethniques, sur deux albums consécutifs. Prenant prétexte sur un banal conflit de voisinage qui n’en méritait pas plus, l’artiste avait lancé un tonitruant et audacieux appel à l’union des fons qui, selon lui, seraient alors les malaimés de la communauté nationale. Puis, face à l’absence générale de réaction d’indignation, il en remit une autre couche plus lourde et plus visqueuses, sur son album suivant, avec un morceau plus structuré, mieux enroulé et dangereusement plus incitatif. J’en alertai Charles qui, sans forcément en faire toute une montagne, rappela néanmoins très sèchement à l’ordre, l’animateur en langue fongbe sur Océan FM, un des nombreux dah autoproclamés qui sévissaient alors sur les radios urbaines. Celui-ci avait pratiquement érigé en hymne, un des ces deux tubes incendiaires qui ouvrait systématiquement sa tenue d’antenne à onze.
Mais la verité, en ce mois de décembre 2005, c’est que je faisais déjà violence sur moi- même pour ne pas soigner mes débuts de frustration, en jouant en boucle ces morceaux perfides de Alekpehanhou chaque fois que je me retrouvais seul. Yayi avait beaucoup cacher son jeu, j’avais déjà capté des indices révélateurs du profond complexe que lui inspiraient les fons. Mais tout ça n’était pas important, me disais-je, on gagne et on verra le reste. D’ailleurs l’artiste controversé venait de marquer son accord pour nous recevoir à son domicile. Charles et moi étions attendus à 17h à Zogbohouè...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (17)
Vingt minutes de traversée d’une des artères les plus encombrées de Cotonou, et quelques entrelacs de ruelles sablonneuses plus tard, nous étions devant le domicile de Alekpehanhou dans un dédale de Zogbohouè. Dix huit heures n’étaient plus loin. A l’accueil que nous fit la jeune femme à l’entrée de la maison, nous comprîmes que le rendez-vous avait vraiment été pris et que le maître de maison nous attendait. Nous longeâmes une véranda qui donnait accès au bâtiment central de la maison. Dans la petite cour, une camionnette garée et portant écrit sur ses portières, " Alekpehanhou" rendait la maison exiguë. En parcourant cette véranda, mon regard explora furtivement la construction la plus visible au-delà de la clôture. " serait-ce le voisin dont la difficile cohabitation avec l’artiste, inspira cet appel à l’unité ethnique des fons ? ", me demandai-je silencieusement. Je n’en saurai hélas pas grand-chose. La jeune dame que je semble avoir déjà aperçue dans un clip audiovisuel nous introduisit avec beaucoup de bonnes manières dans le séjour qui, curieusement, était vide. Charles Toko, Hervé Djossou et moi, prîmes silencieusement siège. Dans cette attente qui commençait à durer, je ne pus m’empêcher de repenser à la première fois où je savourai un morceau de l’artiste. 1987 ? 1988 ? 1989 ? Je ne me souvenais plus exactement. Ce dont j’avais un souvenir assez précis, c’était l’unanimité qui s’était faite autour du morceau " mi gni gbessou", dans toute la communauté fon de Parakou. Le jeune collégien que j’étais, développait déjà un sens poussé de l’analyse des oeuvres de l’esprit. Cet artiste qui semblait surgir de nulle part et qui chutait audacieusement tous ses morceaux par un défiant "mi so gbe ha" excitait déjà énormément ma curiosité et envoyait dare dare dare les cordes toute une génération de vénérables maîtres du Zinli dont mon père avait les cassettes : Djèmin Pierre, Houlovo Hoonon, Émile Aligbè, Wolo, Tokannou Agbehounkpan, pour ne citer que ceux-là. Puis les titres à succès s’enchaînèrent de façon ininterrompue. Quand je descendis à Abomey au début des années 90 pour y poursuivre mes études secondaires, je pus constater la domination outrancière qu’exerçait alors Alekpehanhou sur la culture fon. Et c’est très peu exagéré que d’affirmer que l’artiste avait imposé une façon de penser dans la capitale historique. Il était pratiquement impossible, de jour comme de nuit, de ne pas entendre au loin, un refrain connu de l’artiste. Abomey était en effet une ville ou ne manquait jamais une ou des cérémonies d’enterrement. Je garde de mes deux années académiques passées au Lycée Houffon d’Abomey, ces moments où nos silences studieux étaient systématiquement virussés par l’écho lointain des roulements de tambour de Alekpehanhou, roulements de tambour qui ondulaient jusqu’à nous par intermittence. C’était ça, le Abomey que je découvris en 1991 sous l’emprise de celui qui s’autoproclama "roi du zinli rénové" et dont le talent et le génie ne souffraient d’aucune contestation. Je ne pus rester insensible à cette fièvre culturelle qui secouait alors la ville. Et à chaque nouvelle sortie d’album, l’artiste savait renforcer sa réputation d’excellent pamphlétaire, de brillant chanteur et d’observateur averti de la société fon dont il peignait les tares avec une justesse rare.
Loucou Michel à l’état civil, cet ancien instituteur originaire de la ferme de Lèlè à une quinzaine de kilomètres d’Abomey, profita, dit-on, du programme de départ volontaire à la retraite encouragé par le Programme d’ajustement structurel imposé au milieu des années 80 par le fonds monétaire international, pour échapper à une affectation administrative derrière laquelle il voyait la main d’adversaires jaloux de sa personne et de son groupe folklorique naissant. Cette liberté acquise lui permettra de s’adonner entièrement à sa passion première qu’est le rythme "zinli". Son niveau d’instruction fut sans doute un atout qui le rendit apte à explorer un champ thématique plus vaste que la plupart de ses prédécesseurs. Il n’éprouvait d’ailleurs quelques fois aucun complexe à chanter avec brio des fables entières de Jean de la Fontaine. Mais ce qui le fera passer à la postérité, c’est ce sens acéré du satyre, de la caricature et de l’allusion qui laissa de biens mauvais souvenirs à ceux qui eurent le malheur de faire partie de ses sujets d’inspiration. La matérialisation la plus sensible de cet art fut son morceau " Cakpo sin han" qui fut pendant longtemps source de controverse. Cependant, l’influence de l’artiste ne se limitait pas qu’à la seule ville d’Abomey. Elle couvrait toutes les aires géographiques d’expression de la langue fongbe. Il n’était d’ailleurs pas rare de voir des attroupements de conducteurs de taxismotos et de badauds devant ses kiosques à chacune de ses sorties d’album. C’était donc en connaissance de cause que je plaidai pour qu’il figurât sur notre album de campagne. Il nous le fallait à n’importe quel prix... ! Bientôt un quart d’heure que nous étions là, assis dans le silence de ce séjour dont le propriétaire se faisait désirer. Nous gérions notre anxiété du mieux que nous pouvions en devisant à voix basse tantôt sur la meilleure façon de lui présenter notre offre, tantôt sur l’une des photos accrochées au mur et qui, pensions-nous, ne pouvait être que son père. Soudain la porte en face de nous et que l’encombrement du mur ne m’avait pas permis de bien repérer, s’ouvrit dans un léger crissement. Alekpehanhou apparut, majestueux, drapé d’un grand pagne qu’il jeta par dessus l’épaule gauche, et qui étouffait passablement l’éclat d’un habit "bomba" en tissus "lessi" de couleur blanche. Sous l’effet de la surprise, nous nous levâmes mécaniquement. Ce qui, me sembla-til, ne devrait pas lui avoir déplu, puisqu’il n’insista pas outre mesure pour que nous nous asseyions. Il nous serra la main puis arrivé au niveau de Hervé Djossou, fit un geste de familiarité. Il prit siège en face de nous en maintenant une telle dignité dans le port que je commençai à y percevoir un message à l’endroit de quelqu’un d’entre nous trois. Charles Toko sans doute...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron (18)
Je ne sais si mes compagnons captaient les mêmes signaux que moi. Mais l’orchestration de la séance me semblait porter un message. Je n’espérais pas rencontrer un artiste particulièrement humble, mais là il était évident que Alekpehanhou avait sa petite idée sur les gens assis en face de lui. Un détail attira particulièrement mon attention. C’est ce mouvement presque imperceptible des muscles de sa mâchoire pendant qu’il écoutait Hervé Djossou introduire la séance. En termes clairs, je soupçonnais notre hôte de s’être glisser une noix sous la langue. C’est vrai qu’en ce temps là, Charles n’était pas exempté de tout reproche. Dans le zèle de son engagement yayiste, il avait signé quelques textes excessifs dans son journal "Le Matinal". Par exemple, à la suite d’une déclaration politique de Adrien Houngbedji, il signa un brûlot sobrement intitulé "Kerekou fait tout au Nord" et dans lequel il conduisit sans ménagement et dans un style très saccadé dont il avait le secret, une protestation intellectuelle contre cette victimisation latente qui s’observait au sein d’une partie de la population par rapport à la longévité du pouvoir d’État dans les mains de Kerekou, originaire bien entendu du nord. Un état d’esprit auquel Houngbedji essayait habilement de donner écho sans en paraître. Évidemment, dans cet éditorial que Charles signa à la Une de son canard sous la rubrique "Façon de voir", des expressions tout aussi condamnables comme " Nord"..."Sud"..."Populations du nord"..."Populations du Sud", voltigeaient à longueur de texte. Il remettra le couvert plus tard dans la fièvre du vote de la loi sur la résidence obligatoire, avec une machette sans équivoque : "Kerekou veut brûler le pays". Je ne pensais pas forcément que notre hôte avait forcément lu ces faits de plume de Charles, mais j’étais très convaincu que l’interdiction qui fut faite à l’animateur en langue fongbe de Océan FM de continuer à ouvrir l’antenne avec le tube ethnocentrique de Alekpehanhou, était parvenu jusqu’aux oreilles de l’artiste qui devrait bien savoir suivre le comportement de ses différentes oeuvres musicales sur les radios. D’ailleurs je ne manquai pas d’attirer l’attention de Charles sur cet aspect de la situation qui pourrait bien ne pas rendre particulièrement fluide notre entrevue. Mais cette mâchoire de l’artiste qui bougeait comme celle d’un ruminant me posait un problème d’un tout autre genre. Nous prenaient-ils pour des entités spirituellement hostiles ? Nous avait-il laissé mariner dans son séjour, le temps de mâchouiller quelques feuilles ou dire quelques paroles fortes ? Trêve de supputations. Je savais à peu près l’approche que Charles avait sur ce genre de sujet ; une approche très utilitaire. Capter et utiliser les forces spirituelles d’où qu’elles viennent, pourvu qu’elles servent à obtenir un résultat. Ainsi, bien que portant ce prénom très occidental, il savait exhiber un second prénom musulman plus discret pour faire bonne figure lors des célébrations mahométanes. Il croyait à tout... ou alors il ne croyait à rien du tout. Mais il savait prendre la fois religieuse de ses compagnons avec beaucoup d’esprit d’ouverture, comme ce jour où je descendis lui porter un message au rez de chaussée de l’immeuble qui abritait son groupe de presse à Atinkanmey. Je le trouvai là, chez son beaufrère, Oba Denis, en train de faire la chaude gorge autour d’une petite dame-jeanne dans laquelle une mixture brunâtre d’alcool noyait un cobra momifié et roulé en colimaçon. Charles me tendit vaillamment un verre pour que je me serve. Ce que je rejetai avec fermeté et courtoisie. "Ah te voilà, vous les pasteurs. Ça ce n’est pas du gris gris hein...C’est pour être garçon à la maison". Nous éclatâmes de rire. Denis Oba avec qui je n’étais pas encore très habitué, enchaîna avec une autre blague qui permit à Charles de me répéter une mise en garde qu’il me ramenait très souvent : "Tiburce, dis à Yayi qu’il ne peut pas gérer le Bénin avec la Bible". "Et pourquoi ?" lui demandai-je. "En tout cas, faites pour vous, nous allons faire pour nous", asséna-t-il puis, jamais à cours d’une confidence souvent improbable mais sur laquelle il s’empressait de prendre à témoin la tombe de sa mère, il nous raconta quelques "courses" qu’il faisait pour la protection de Yayi dans certaines contrées éloignées du nord.
Lorsque Hervé Djossou eu fini de présenter le décor, un court silence régna, au bout duquel je pris la parole pour exprimer de façon plus précise notre souhait de voir Alekpehanhou figurer sur notre album de campagne. Je passai ensuite la parole à Charles qui répéta le même souhait. L’artiste qui, jusque-là était resté très silencieux, se racla légèrement la gorge puis, dans un français impeccable qui détonnait avec son accoutrement, nous remercia pour l’honneur qui lui était ainsi fait puis... "plusieurs groupes politiques sont déjà passés ici me solliciter pour divers candidats. Ils ont sûrement vu l’impact que mes oeuvres ont sur mon public. J’entends aussi beaucoup parler de votre candidat, Yayi Boni. Je n’ai rien contre sa personne. Mais par principe, je me suis interdit de participer à des enregistrements d’albums pour quelque candidat que ce soit. Ce qui reste cependant faisable, ce sont des prestations en live lors de vos meetings, avec interdiction d’enregistrer". Silence lourd dans la salle. Hervé reprit la parole et essaya quelques plaidoiries. Charles resta silencieux. Je pris la parole pour insister sur notre volonté d’avoir une composition à la gloire de notre candidat, signée par lui. Il ne rejeta pas l’idée, mais maintînt son refus de se faire enregistrer". Même si c’est à Parakou que vous m’invitez, je suis prêt à venir. Mais ce sera en live avec interdiction d’enregistrer" reprécisa-t-il.
Je ne sais plus trop bien comment la séance prit fin. Mais une chose est claire, elle fut un échec. J’avais le sentiment que l’artiste était dans une posture. Je commençai par penser à la solution alternative. Un ancien camarade de classe du lycée Houffon était très régulier à Mougnon et m’avait déjà passé une fois au téléphone l’artiste Somadjè Gbesso. On verra bien ce qu’on verra...
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 19
Le vibreur de mon téléphone m’arracha à mes réflexions. J’avais encore quelques doutes sur la pertinence de la proposition qu’un de mes anciens camarades du Lycée Houffon me fit, de remplacer au pied levé Alekpehanhou par Somadjè Gbesso, le virtuose du rythme "alokpe". Il est vrai que son tube " monlikoun" avait fait un immense tabac pendant plusieurs années sur le plateau d’Abomey. N’empêche qu’il passait dans mon esprit pour être un pis-aller. C’était la seule alternative qui se présentait et il fallait faire avec. Mais ce qui me marqua déjà positivement chez cet artiste d’un naturel surprenant, c’est le ton du court échange téléphonique que j’eus avec lui lorsqu’on me le passa trois jours plus tôt depuis son village de Mougnon. Il était plutôt reconnaissant d’avoir été sollicité. Ce qui facilita les discussions que nous bouclâmes en moins d’un quart d’heure. De toutes les façons, me disais-je, on ne perd rien à essayer. En plus les délais très courts entre la prise de contact et l’enregistrement en studio ne semblait pas lui poser un problème particulier. Et il avait d’ailleurs trouvé une manière originale de conclure notre échange téléphonique en poussant la chansonnette. Il avait la bonne humeur contagieuse et cela ne me déplaisait pas.
Quand je decrochai le téléphone ce matin, je reconnu facilement sa voix. Lui et sa troupe, en route pour Cotonou, étaient déjà à l’entrée de Abomey-Calavi. Ils étaient un peu en avance sur l’heure du rendez-vous. Je le mis aussitôt en relation téléphonique avec Richmir Totah pour qu’il l’orientât vers le studio d’enregistrement dans un trou perdu de Vodjè. Mais malgré l’assurance que je lui donnais que son correspondant téléphonique réglerait toutes les commodités contractuelles avec lui, il insistait fermement pour me voir. " koï plézident..." s’agaça-t-il presque. Je finis par promettre de faire un tour au studio, pour ménager sa susceptibilité. Quand Richmir m’appela moins de deux heures plus tard, il ne tarissait pas d’éloges. " Tibo, Gbesso est bon, il est bon...il est bon. Formidable ! Formidable ! Passe à Vodjè. On vient de finir ". Surexcité, je déboulai en quelques minutes dans ce domicile quelconque de Vodjè où se trouvait le studio retenu pour les enregistrements. A mon arrivée, je ne fis presque pas attention à la petite foule bigarrée à l’entrée de la maison. C’était pourtant le groupe folklorique, auteur du chef-d’œuvre que je courais déguster. C’était une douzaine de jeunes garçons et de jeunes femmes dont je remarquai avec surprise qu’une était remontée à l’arrière de la Peugeot 404 " bâchée " branlante pour allaiter son bébé. Les autres étaient assis sur de vieux bancs probablement descendus de la camionnette. N’ayant pas remarqué au milieu d’eux l’artiste dont je connaissais la silhouette, même si je ne l’avais encore jamais rencontré physiquement ; je saluai vaguement l’attroupement puis fonçai à l’intérieur de la maison. Dans la cour, je reconnus Somadjè Gbesso en chaleureuse compagnie avec Richmir. Les accolades que j’échangeai avec l’artiste furent si enthousiastes qu’on eu dit de vieux amis. "Plézident", me dit-il, je ne pouvais pas venir jusqu’ici et repartir sans te voir, tout n’est pas question d’argent. Sa réflexion était si juste que j’en éprouvai un vrai gène. Je bredouillai quelque chose en le tapautant légèrement dans le dos. " Ton repas est déjà prêt, tu vas y goûter non ?" me dit-il, le sourire en coin et en clignant maladroitement de l’œil. Ensemble, nous montâmes dans la chambrette tenant lieu de studio d’enregistrement. Il n’y avait pas suffisamment de casques d’écoute. Nous nous amassâmes carrément derrière la console de mixages. Aux premières notes, un frisson me parcouru. C’était de l’or massif. Le texte qui mélangeait humour, gouaille et allusions était à la fois profond et accessible ; le tempo, emprunté à son titre à succès " Moulikoun" n’avait plus besoin d’étiquette. C’était clair, ce tub ferait un malheur à Abomey et environs pendant la campagne officielle. Je saluai le génie de l’artiste en secouant vigoureusement et longuement ses deux poignées. "Les chemins sont ouverts pour le candidat, mais n’oublie pas Glinvi Somadjè », me glissa-t-il. Je promis le voir personnellement à Abomey avant le début de la campagne officielle.
Après tout, les vecteurs par lesquels on devrait présenter Yayi sur le plateau d’Abomey, méritaient tous les soins. Même si celui qui croyait le moins à l’acceptation d’un candidat du nord par les populations de cette partie du pays était Yayi lui-même. Du moins jusqu’à un certain mois de février 2005 où eu lieu sa première rentrée politique, quoique discrète, dans la cité historique que Paulin Dossa, mon frère aîné Albert et moi le crontraignîmes à faire. Son incompréhensible résistance à notre requête dura des mois sans que je ne puisse vraiment m’en expliquer les raisons. Nous parcourions le pays dans tous les sens, mais chaque fois que j’évoquais avec lui la nécessité toute naturelle pour lui d’aller à Abomey, il trouvait immanquablement une excuse, un prétexte. J’avais fini par me rendre compte que c’était plus le fait d’un complexe profondément enfoui en lui que d’un quelconque rejet. Yayi ne nourrissait pas un rejet vis à vis des fons. Il me semblait plutôt avoir un profond complexe d’infériorité chaque fois que l’un d’entre eux exécutait son numéro de prince devant lui. Un douloureux complexe qu’il soignera tout au long de son règne à coups de limogeages humiliants, d’héliportage de rois, de séjours répétés dans la cité royale. Il était d’ailleurs convaincu que son plus gros obstacle pour cette compétition politique majeure viendrait de cette région. Nous avions beau lui faire régulièrement le point sur l’accueil enthousiaste que rencontraient depuis des mois les calendriers à son effigie dans la ville d’Abomey, sa méfiance n’en était encore que plus grande. Un jour que le poussai dans son dernier retranchement, il finit par me donner une explication politique de sa circonspection qui, bien entendu, me parut très peu convainquante. Il me raconta dans les détails des propos, une séance qu’il eu avec Nicephore Soglo et qui tourna en un exercice de lavage de cerveau. Le vieux président lui conseilla en effet, sans que ce ne soit pourtant l’objet de leurs échanges, de passer son chemin chaque fois que quelqu’un essaiera de lui faire croire qu’il peut être président dans un pays comme le Bénin. D’ailleurs, aurait ajouté le patriarche manipulateur, on sort de la fonction présidentielle par deux portes possibles : la prison ou la morgue. Pourtant lui-même Nicephore Soglo était vivant et n’était pas en prison. Yayi qui n’était pas dupe sur cette grossière tentative de pression psychologique, en tira des conclusions inattendues. Si le président Soglo descendait à ce niveau d’exercice, c’était qu’il le voyait lui Yayi, comme un danger à l’épanouissement des ambitions présidentielles de son fils Lehady. Et dès lors il lui fallait être doublement prudent dans ses opérations de charme à l’endroit de l’électorat fon que le président Soglo gardait comme un mari jaloux garde une épouse. Yayi craignait-il un crime passionnel ? Faire des escales régulières dans la ville cosmopolite de Bohicon lui paraissait nettement moins provocateur vis-à-vis de Soglo dont la théorie des deux portes de sortie qu’il disait tenir de feu Houphouët-Boigny, sonnait comme un ferme avertissement. Le directeur général du CBDIBA, Patrice Lovesse, un des plus anciens soutiens à sa candidature, servait quelques fois de couverture à ces escales très intéressées. Mais Abomey resta pour un trou noir, jusqu’à ce samedi matin où il nous me demanda de le rencontrer à Bohicon. Il revenait de Tchaourou et avait enfin décidé d’affronter sa peur. Il voulait aller à Abomey. L’énigmatique Abomey... !
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 20
L’étroite cour de la résidence du jeune pasteur titulaire de l’église évangélique des Assemblées de Dieu de Bohicon grouillait du petit monde des cadres chrétiens venus rencontrer le "frère Yayi de la Boad" pour une séance d’échanges et de prière autour d’un déjeuner. En ce samedi caniculaire de février 2004, la ville-carrefour craquait sous une chaleur de four. Le rendez-vous initialement prévu pour 13h n’avait pas encore démarré à 14h. Le pasteur sortait de temps en temps en courant, le téléphone vissé à l’oreille, cherchant dans la cour un endroit où le réseau GSM serait le plus clément possible. Son excitation jetait un froid dans l’assistance. Tout le monde essayait, à partir de ses réponses, de deviner les messages qu’il recevait de son interlocuteur qui, vu le contexte, ne pouvait être que l’invité de marque attendu et pour lequel le pasteur gérait un comité de soutien dans le milieu évangélique de la ville et alentours. Et puis c’était cela les réseaux GSM en ce temps-là. Rien n’était évident lorsque vous lanciez ou receviez un appel. De sorte que vous étiez obligé d’avoir votre point de contact GSM dans votre domicile. Et ce point pouvait parfois peut-être un endroit très improbable comme par exemple un cabinet de WC où ...la margelle d’un puits.
"Le frère est là", annonça triomphalement le pasteur, avant de poursuivre "Je cours les orienter à l’entrée de la rue". Ça devenait enfin intéressant. Mais ce qui nous intéressait, mon frère aîné et moi, et qui avait motivé notre déplacement de Cotonou ce jour-là, ce n’était pas ce déjeuner dont nous savions à peu près le déroulé et le contenu rôdé des prises de parole. Ce qui nous intéressait, c’est le programme d’après : Abomey. Nous avions enfin fini par obtenir que Yayi s’y rende. Et le motif pour qu’il le fasse en ce début d’année était tout trouvé. Il allait saluer et présenter ses voeux de nouvel an aux rois. Ce n’était pas très compliqué pour nous d’organiser tout ceci par téléphone. L’enthousiasme sur le terrain était surtout perceptible dans mon quartier où les calendriers imprimés par Tundé et Djossou trônaient dans chaque chambre. Et puis je savais, par l’intérêt très marqué qu’exprimait mon père pour la candidature de Yayi, qu’il était allé "prendre ça voir" (consulter l’oracle comme c’est la coutume dans cette région) ...et que c’était positif. Je savais qu’il prenait rarement une initiative sans aller consulter. Le maître du Fâ chez qui ses pas le conduisaient chaque matin pour avoir les explications sur son songe ou le rêve de la nuit précédente en était devenu un de ses amis les plus proches. Mais la ligne de communication entre lui et moi s’était rompue sur ce genre de sujet depuis mon baptême évangélique en 1997. Il respectait ma nouvelle orientation spirituelle, même si je pouvais lire parfois en lui le désarroi de ne pouvoir partager avec moi certains messages préoccupants qu’il tenait du Fâ. Mais je comprenais bien dans l’approche qu’il avait de certaines de mes aventures, le résultat de sa consultation à ce sujet. Cependant, jusqu’à sa mort, nous n’avions plus jamais échangé directement sur ce type de lecture de l’avenir. Je ne savais pas faire semblant.
Quand Yayi fit son entrée dans le domicile et s’installa à la place qui lui était réservée en légère surélévation sur la véranda, il insista pour que je me mette à côté de lui. Ce qui ne me paraissait pas pratique, en raison des intempestifs coups de fil induits par les préparatifs de l’étape suivante, celle d’Abomey. Je finis néanmoins par obtempérer. Après tout, mon frère aîné était là et c’était lui le vrai métronome de l’organisation de l’entrée de Yayi dans la cité royale. Il était largement en avance sur moi dans les prises de contacts. "Nous irons très vite, parce qu’après ici, je dois me rendre à Abomey" déclara Yayi à mon immense soulagement. Nous pouvions enfin confirmer à nos relais sur le terrain sa venue. Ce que commença aussitôt à faire mon frère. Yayi demanda une présentation rapide des membres de l’assistance. La majorité était composée d’animateurs locaux d’ONG, d’enseignants, d’un ou deux cadres de l’administration publique. Je ne fis pas très attention au profil nettement plus ambigu de l’un de ces"cadres chrétiens". Il se présenta comme un expert en gestion de quelque chose que je n’ai pas vraiment bien retenu. J’ai su à la fin de la réunion dans la chaleur des accolades interpersonnelles qu’il manageait péniblement une école privée d’enseignement des sciences de la gestion, sur place, à Bohicon.
Une école qui ne devrait pas avoir grand éclat, puisque je n’en avais jamais entendu parler que par lui-même. Finalement je compris que l’école avait pour nom "Le défi". Taciturne et réservé, il me déclina son identité : Martial Sounton...
Les nombreux dos d’âne à la hauteur de Djimè annoncèrent notre entrée dans Abomey. J’étais assis à côté de Yayi, sur la banquette arrière de sa Mercedes de président de la Boad. Il avait souvent emprunté la bretelle Bohicon-Abomey-Azovè pour descendre sur Lomé, mais c’était la première fois qu’il découvrait réellement la ville d’Abomey. Arrivés au rond-point de Goho, nous empruntâmes l’axe droit du triangle que formait la place Goho, puis roulâmes par une chaussée parsemée de crevasses jusqu’à l’actuel Lycée Jeanne-d’Arc, anciennement Lycée Mafory Bangoura. Là nous tournâmes dos au portail principal du lycée puis nous engageâmes péniblement sur la voie en terre à droite. La voiture était très basse et la descente sur la voie terre battue provoqua, malgré la dextérité légendaire du vieux chauffeur Tankpinou, un raclement si bruyant en bas de la carrosserie, que je sentis des brûlures au fond de mes tripes. Ensuite, sur 800 mètres, il fallut régulièrement freiner pour trouver la meilleure façon d’emprunter certains ravinements laissés par la dernière saison des pluies. Je connaissais de mémoire toutes les aspérités significatives de cette voie, parce que c’était elle qui menait chez moi, dans ma maison familiale, cet amas désordonné de bâtiments en terre rouge ferrugineux et aux toits en tôles corrodées par la rouille.
Je ne sus comment me l’expliquer, mais quand la Mercedes s’immobilisa devant le portail privé de mon père, une foule chaleureuse d’enfants, de femmes et d’hommes déferla de l’intérieur de la maison avec des chants d’accueil. Certains brandissaient des calendriers à l’effigie de Yayi, datant de l’année précédente. Je constatai alors une illumination indescriptible dans le visage de Yayi. Une illumination telle que je ne crois plus avoir jamais revue.
Le séjour de mon père qui avait été apprêté pour le recevoir fut pris d’assaut par une foule curieuse et émerveillée. "Oyégué ! gnan dié", entendait-on murmurer dans la foule. Ce qui, traduit en français, signifie " tiens... ! tiens... ! tiens ... ! Voici l’homme ". Je voyais aussi, avec émerveillement, la surexcitation de mon père. Ce qui n’était pourtant pas dans sa nature. C’était un personnage extrêmement cérébral, très peu enthousiaste et surtout casanier. Il n’avait jamais été à l’école mais avait, à force de volonté et de détermination, atteint un niveau de lecture et d’expression en français surprenant. Pendant que j’étais au journal Le Progrès, j’étanchais sa soif de lecture en lui envoyant des lots de vieux numéros de toutes sortes de tabloïds qu’il lisait avec application. Et même parfois, j’étais surpris de l’entendre étayer brillamment un argumentaire politique par une information qu’il avait puisée dans un des journaux usés par le temps. Car le débat politique était à ce point sa passion, qu’il pouvait l’assouvir en allant rechercher un partenaire de débat à l’autre bout de la ville. Ce qui me donnait surtout envie de le voir et de l’écouter, c’était sa maîtrise de la langue fongbé qu’il utilisait de façon très imagée, capable des caricatures verbales les plus ingénieuses. Ses traits de caractère étaient si diamétralement opposés à ceux de ma mère que je m’étais souvent demandé comment les deux ont pu se retrouver ensemble. Ma mère était en effet chaleureuse et exubérante de nature, se faisant par exemple tantôt belle-mère tantôt bru de la moitié du grand marché de Parakou, et oubliant rapidement les blessures de la veille. Personnellement, et pour autant que je puisse en être un juge pertinent, je crois tenir plus de mon père que de ma mère. Mais parler de soi, on le sait, n’est que poésie. C’est à vous de juger.
La séance fut très chaleureuse et mon père, en prenant la parole, fit une boutade, la même qu’avait déjà faite mon ami et complice des débuts de cette aventure, Serge Loko. Mais il préféra le dire en fongbé, bien qu’il eût pu le dire en français. Ce qui provoqua un immense éclat de rire chez Yayi. " Il n’y a plus à voir ni à gauche ni à droite. C’est le prochain président du Bénin qui se tient ainsi assis dans mon modeste salon », avait-il dit, enflé de fierté.
Le soir tombait inexorablement et nous n’avions pas encore attaqué les gros morceaux de notre programme.
Nous étions attendus au palais royal de Gbingnido chez le roi Agoli-Agbo et à Djimè chez le roi Houédogni Béhanzin. Sur la pression de mon frère aîné Albert, notre séance fut donc écourtée et nous nous ébranlâmes vers Gbingnido dans le sud de la cité.
Nous étions assis depuis une demi-heure dans cette salle d’audience royale où régnait un calme tout aussi royal. Notre délégation, composée d’une dizaine de personnes avait été disposée dans la salle d’audience par un des protocoles du roi, de sorte que Yayi se retrouve en face de sa majesté dès que celui-ci ferait son apparition. Une fois encore Yayi avait insisté pour que je sois à côté de lui. Deux femmes de la cour royale se tenaient assises sur des nattes déployées à même le sol, de part et d’autre du siège, les pieds impeccablement allongés. Au bout d’un moment, une jeune femme fit son entrée dans la salle avec sur la tête, une grande bassine qui fut posée sur une table basse directement devant nous. La bassine contenait toutes sortes de liqueurs rares. Une autre femme entra avec un grand plateau de verres à boire. Très poliment, nous fûmes invités à "mettre la bouche dans l’eau". Yayi ne savait trop quelle attitude tenir. "On ne refuse pas", lui murmuraije. Il finit par concéder une petite sucrerie. Pendant ce temps, quelqu’un entra de nouveau dans la salle puis s’avança jusqu’au milieu avant de nous porter le message de bienvenue du roi qui devrait apparaître d’un moment à l’autre. Yayi se leva comme s’il était pris d’un besoin pressant, puis me fit discrètement signe de le rejoindre dans la cour. Ce que je fis aussitôt. Il fit également signe à son garde-du-corps qui devisait tranquillement avec le chauffeur, sous un arbre, dans la vaste cour impeccablement balayée. Ce garde-du-corps était également son cousin et l’homme le plus fidèle que lui ai connu à ce jour. Yayi avait une préoccupation. Il fallait immédiatement doubler ou tripler le geste qu’il prévoyait de faire à sa majesté. Rien que l’accueil et la prestance du dispositif protocolaire royale pulvérisait toute l’évaluation qu’il avait faite jusque-là de l’envergure de son hôte. Il retourna à sa voiture puis ressortit quelques instants après. Nous regagnâmes ensuite la salle. Presqu’aussitot après notre retour, un mouvement d’hommes et de femmes se fit sentir au loin, dans une des arrière- cours. Le mouvement se rapprocha de plus en plus. Et comme sur une planche de théâtre, le roi Dedjalagni Agoli-Agbo fit son entrée au milieu de ses reines, suivies de quelques princesses toutes torse nu, merveilleusement tatouées de craie blanche à la poitrine et sur les épaules. Sur un signe de main de Yayi, nous nous mîmes tous à quatre pattes en guise de prosternation. Le roi, une fois installé sur son siège royal, nous exhorta à rejoindre nos sièges. Ce que nous fîmes avec empressement. Mais Yayi refusa et insista pour garder sa posture de soumission, malgré les nombreuses relances du roi. Ce qui obligea deux ou trois d’entre nous à le rejoindre à nouveau dans cette position. Après la présentation des civilités, un de mes cousins prit la parole après moult prosternations, pour planter le décor. "Votre fils est venu saluer le palais ", ponctua-t-il. Le roi prit la parole et fit une blague qui nous fit tous éclater de rire. " Vous avez parlé, mais c’est ce que vous n’avez pas dit que j’ai le mieux compris ", dit-il. Puis il enchaîna : " Beaucoup viennent déjà saluer le palais ici, pour une raison que nous savons sans savoir. Mais celui dont j’ai vu l’étoile, c’est lui". Un tonnerre d’applaudissements remplit la salle. "Nous n’allons pas trop vous retenir", enchaîna-t-il, "Je sais que mon frère de Djimè vous attend aussi." On me fit discrètement signe que le chauffeur Tankpinou me demandait dehors. Je ressortis sans attendre. Il était face à une impasse. Il venait de constater que le carter du moteur de la Mercedes était fendu et avait laissé couler toute l’huile à moteur sous la voiture. Impossible d’essayer quoi que ce soit. Dans la précipitation nous récupérâmes une autre voiture d’un membre de notre délégation qui nous avait rejoint au palais. Il devrait s’agir, si ma mémoire est bonne, de monsieur Satchivi, pas le président de la Ccib, mais son frère...
A notre arrivée au palais de Djimè, nous trouvâmes. Sa Majesté le roi Houédogni Béhanzin et toute sa cour impeccablement parés et disposés devant la grande porte d’entrée du palais. Notre arrivée suscita un remarquable mouvement de foule. Une fois le calme revenu, un autre membre de notre délégation, planta le décor dans les mêmes termes. Le dispositif protocolaire royal étant moins structuré et moins organisé qu’à Gbingnido, nous n’eûmes pas besoin de faire les prosternations usuelles, le roi étant déjà assis avant notre arrivée. Ça tombait d’ailleurs bien. Le sol était nu et poussiéreux, et Yayi avait beau être spécialiste des signes extérieurs d’humilité, il fut sans doute heureux d’avoir ainsi pu sauver son boubou blanc du massacre ce soir-là.
Le discours du roi ici fut aérien et plus axé sur la propre personne de Sa Majesté qui nous mit dans la "confidence" de ses relations privilégiées avec le Général Mathieu Kérékou dont il dit avoir l’écoute, ainsi que le président Gnassingbé Eyadéma dont il recevrait régulièrement les émissaires dans son palais. Exactement, le genre de discours qui met Yayi sur ses gardes. Le roi fit heureusement preuve cependant de quelques traits d’humour qui dégourdirent l’ambiance.
La nuit était déjà tombée lorsque nous reprîmes la route de Cotonou. Longtemps sur le chemin du retour, cette exultation du garde-de-corps de Yayi dans la cour du palais royal de Gbingnido me trottina dans l’esprit. "Allah ! tu es grand", s’était-il écrié, les deux bras levés au ciel. "Abomey nous a acceptés et plus rien ne peut plus nous bloquer..." Abomey était tombée.

Mémoire du chaudron 21
Mes relations avec Chantal de Souza, épouse Yayi, future première dame du Bénin, furent de tous les temps glacials sans que je ne puisse jamais m’en donner une explication rationnelle. Si mes souvenirs sont bons, mon premier contact avec elle eut lieu à Lomé. Cela remonte à 2002. Yayi dont je venais fraîchement de faire la connaissance, m’avait invité au nombre des journalistes devant couvrir un symposium que la Boad, l’institution qu’il présidait alors, organisait sur l’avenir du coton ouest africain. Je garde de cette activité, le souvenir de cet auditorium de l’hôtel du 02 février, rempli d’économistes, de financiers et autres théoriciens de la filière coton, le visage généralement barré de lunettes claires et dont le point commun était qu’ils ne parlaient jamais fort au cours de leurs différents exposés. Ils parlaient certes dans de fines tiges de microphones enfoncées devant eux sur la table, mais bon sang… ! Que voulaient-ils que nous, journalistes-reporters, retenions finalement de ces grommellements incessants autour de ces tableaux et de ces graphiques multicolores ? Et puis il y avait ces maliens et sénégalais qui ne s’embarrassaient pas de scrupules, malgré leur respectable niveau académique, pour prononcer tous les mots au masculin.
La pause-café qui intervint avec beaucoup de retard sur le planning initial, fut un grand moment de soulagement pour moi. J’eus un contact très furtif avec Yayi qui m’invita alors à dîner le lendemain soir, c’est-à-dire à dire à la fin des assises, à son domicile. A la pause déjeuner, je l’aperçus, déambulant au milieu de la grande salle où plusieurs buffets était dressés, son plat en main. Il s’était débarrassé du haut de sa veste et ne portait plus que cette superbe chemise blanche à manches longues que je crus reconnaitre plus tard sur une des photos de campagne en 2006. La même photo qui fit plus tard la couverture du livre « Yayi Boni : l’intrus qui connaissait la maison », le best-seller de Édouard Loko, même s’il se pût agit d’un autre exemplaire de la même chemise. Je l’abordai dans le grand mouvement désordonné des vas et vient dans le hall. Il fit aussitôt preuve d’un enthousiasme qui me surprit et me déstabilisa. » Alors, tu suis un peu ? », me demanda-t-il en enroulant son bras libre autour de mes épaules. Ma réponse terne et hésitante lui inspira aussitôt un long développement macro-économique sur l’impératif que représentait pour les pays producteurs du coton dans l’espace UEMOA, la transformation sur place d’une partie de leur production. Je me calais tantôt sur une jambe, tantôt sur une autre, avec le souhait ardent que ce cours magistral inattendu prît fin et que je puisse enfin calmer mon estomac brûlant. Il finit sans doute par remarquer mon air absent et m’entraîna vers un buffet en me réitérant son invitation à dîner le lendemain soir. Je savais ce qu’il attendait de cette séance et me sentais les armes pour lui tenir la dragée haute. La politique serait sans nul doute au menu.
Quand l’interphone de ma chambre d’hôtel sonna le lendemain soir, il était vingt heures environ. Le symposium avait pris fin en début d’après-midi après le déjeuner. Et j’eusse repris aussitôt la route comme tous les journalistes, si je n’avais pas ce rendez-vous à honorer. Aussi avais-je passé tout le reste de l’après-midi à suivre paresseusement des documentaires d’histoire sur le bouquet télévisuel disponible dans l’hôtel. C’était mon passe- temps favori après la lecture et je pouvais y passer une journée entière sans mettre le nez dehors.
A l’autre bout du fil, l’accueil de l’hôtel qui martyrisa mon prénom en déplaçant le « R » m’annonca un émissaire du président de la Boad. Je sautai sur mes deux pieds, pris mes clics et clacs puis descendis dans le grand hall d’accueil baigné d’une agréable lumière tamisée qui inspirait calme et sérénité. Dès que l’émissaire se fut présenté à moi, je le suivis en silence jusqu’au parking de l’hôtel où nous nous engouffrâmes dans une petite voiture de marque française que je prendrais à peine au sérieux aujourd’hui, mais dont le confort intérieur me fit le plus grand effet à l’époque. Nous roulâmes lentement dans la nuit loméenne, tournant un nombre incalculable de fois, tantôt dans une rue à gauche, tantôt dans une rue à droite, avant de nous engager dans une rue sans issue qui donnait sur un grand portail métallique. Le quartier était silencieux et paraissait bourgeois. Aux jeux de phares du chauffeur, un agent de sécurité ouvrit lourdement le portail et nous roulâmes une dizaine de mètres dans la maison sous les aboiements dénonciateurs d’un rude chien de berger allemand. Le chauffeur me confia à un domestique de la maison que je suivis dans le séjour. C’était un espace de vie vaste, avec de larges baies vitrées que dissimulaient de lourds rideaux aux longs plis pensants. J’avancai mécaniquement derrière le domestique jusqu’aux grands fauteuils en cuir de buffle. La maîtresse de maison était là, étendue dans le divan, face à un vaste écran de téléviseur dont le volume était si bas qu’on eu dit qu’il était muet. Le domestique me murmura quelque chose du genre » allez saluer maman », puis il emprunta les escaliers avec mon sac. Je m’approchai puis lui lancai un « bonsoir maman ». J’eus comme toute réponse quelque chose qui me parut un léger raclement de gorge sans qu’elle ne tourne le regard vers moi. Debout, je ne sus trop quoi faire. Le domestique, heureusement, revint mettre fin à mon embarras en m’invita à m’asseoir. Je m’executai avec précaution comme si j’évitais désormais d’attirer l’attention de » maman « . Je restai là, assis face à ces images de télé, perplexe, dans cette ambiance qui me parut durer une éternité. Le domestique revint mettre fin à mon supplice en m’invita à table pour le déjeuner. » Papa a téléphoné, me dit-il à voix presque basse, il va tarder avant de rentrer. Il a dit de manger et de monter dormir si vous êtes fatigué et qu’il vous verra au petit déjeuner demain matin « . Tout ceci dit dans ce style de chuchotement renforça mon malaise ».
J’appréciai ce dîner simple et agréable, fait avec soin par un cuisinier qui, apparemment s’y connaissait bien. Cette pâte de mil accompagnée de sauce tomate coupée aux gombos fut finalement la seule chose agréable qui m’arrivait dans cette villa cossue depuis que j’y avait mis les pieds. Et pendant que j’étais encore à table, la maitresse de maison se leva et disparu dans un couloir en recommandant au domestique d’éteindre la télé et les lumières avant d’aller dormir. Bon, me dis-je, qu’à cela ne tienne, mon rendez-vous avec le maître des lieux était pour demain matin et c’est le plus important. Peut-être pourrai-je voir à cette occasion, sous un nouveau jour, cette femme qui ne me connaissait pas mais qui, déjà, me paraissait si étrange et si singulière. Et puis, sait-on jamais, demain réserve peut-être son lot de nouvelles surprises…

Mémoire du chaudron 22
Pour dire vrai, mon sommeil fut léger et bien court cette nuit là. La chambre que j’occupais était plutôt propre et correcte, mais j’eus préféré être à ce moment là dans mes deux pièces que je louais dans la banlieue de Godomey-Togoudo. Je préférais encore de loin cette odeur d’essence et d’huile à moteur brûlée qui envahissait mon petit salon chaque fois que j’y faisais rentrer ma moto Mate 50 que j’avais acquis après avoir revendu la mobylette BB-CT poussive qui m’en faisait voir de toutes les couleurs. Ah oui ! Cette mobylette était le produit de mon premier secours universitaire obtenu pendant que j’étais en deuxième année de Faculté au Département de Géographie. J’avais pu l’acquérir qu’en deux étapes. Je l’avais achetée sans les deux roues et sans le siège conducteur chez un vieil instituteur à Fifadji qui tenait apparemment à déshériter tous ses enfants. Il n’y avait qu’à voir la taille des épais verres optiques qu’il réajusta plusieurs fois avant d’apposer sa signature sur le document de vente. Je dû patienter jusqu’à l’année académique suivante pour être en mesure de compléter les morceaux manquants du puzzle roulant qu’était cette mobylette. Mais ce soir, je préférais toutes ces misères simples à cette ambiance surprenante que je découvrais dans une demeure pourtant si belle et si puissante. J’essayai pourtant de comprendre le comportement si étrange de la maîtresse de maison à mon égard. Je savais que Yayi était « nagot » et cela pouvait parfois tourner au calvaire pour une femme du Bénin méridional de trouver son espace vital auprès d’un époux issu d’une aire culturelle où tout le monde était papa de tout le monde, maman de tout le monde, frère de tout le monde, même si la réalité pouvait être moins gaie qu’elle ne le paraissait. Mais aucune des explications que j’échaffaudais ne tenait la route. Ça ne lui coûtait rien de faire preuve de courtoisie à mon égard, à défaut d’être sympathique ou chaleureuse. Le sommeil tardait à venir et l’aboiement lourd du chien de la maison, repris en écho par d’autres chiens du voisinage n’arrangeait pas les choses.
J’entendis taper doucement sur la porte de la chambre. La lueur du jour éclairait déjà la chambre à travers la fenêtre en baie vitrée. Quand j’ouvris la porte, le domestique m’informa que le petit déjeuner était prêt et que le maître de maison allait s’installer d’un moment à l’autre. Je me mis rapidement à jour puis rejoignis le vaste séjour. J’y retrouvai le domestique que je suivis jusqu’à une petite terrasse dehors, dans la cour intérieure où trônait une belle piscine. Je fus fort soulagé de rejoindre cette terrasse sans croiser Chantal de Souza. Je savais qu’elle en rajouterait à ma frustration de la veille quand elle opposerait un nouveau mutisme dédaigneux à mon « bonjour maman ». Mais tout de même ! Quelle idée d’adopter pareille attitude vis-à-vis de quelqu’un qui vous sert du « maman » alors que vous n’auriez pu être tout au plus qu’une soeur aînée à lui ? En m’installant autour de cette petite table, je pensai vaguement à ma mère dont l’enthousiasme débordant eût rempli cette maison de vie et d’activités. Yayi apparut, l’air pressée et surtout très chaleureux. Il me fit l’accolade en demandant si j’avais passé une excellente nuit. Une question qui n’en est vraiment pas une puisqu’on y répond toujours par l’affirmatif. Il appela bruyamment une autre domestique par son prénom et ordonna le service.
Pendant qu’il dévorait les fruits qui constituaient l’essentiel de son petit déjeuner, il reprit à ma grande surprise son cours magistral improvisé de la veille, exactement là où il l’avait laissé. Le personnage commençait vraiment par m’intriguer. C’était donc vraiment de transformation de coton qu’il voulait discuter avec moi, me demandaije intérieurement. Je suivais son développement du mieux que je pouvais en buvant silencieusement le lait chaud que je m’étais fais servir. « Dommage qu’il n’y ait pas un bon journal spécialisé dans le traitement des informations économiques à Cotonou », finit-il par regretter en faisant enfin une habile transition vers le sujet qui, j’en étais convaincu, était son unique vraie motivation. « Ah la presse ! enchaîna a-t-il avec un petit éclat de rire, vous êtes tous très brillants en politique ». Je ne l’aidai pas outre mesure à atterrir sur sa préoccupation. Je l’y attendais silencieusement. Mais il repartit de façon inattendue dans une autre direction en s’éternisant dans les généralités. Son institution, dit-il, avait plusieurs fois réfléchi à la formule pour encourager et soutenir des modules de formation des hommes de médias sur les grands enjeux économiques de la sous région UEMOA. Mais l’initiative rencontrait peu d’intérêt durable de la part des hommes des médias. « Mais je crois que je relancerai la réflexion sur le sujet avec Traoré, mon assistant en communication », promit-il. Le petit déjeuner était fini. Yayi consulta rapidement sa montre bracelet et soupira, « Ah déjà ? Bon nous allons y aller très rapidement. Il se leva et je le suivis jusqu’à sa Mercedes en retraversant le séjour. Toujours pas encore de trace de Chantal. Elle fait peut-être une grasse matinée, pensai-je. Il en était généralement ainsi des demeures cossues. Plus elles sont grandes, moins elles grouillent de vie et de bonheur. Et puis de quoi je me mêlais ? J’étais sans doute venu à un mauvais moment.
Un jeune policier togolais fit un salut impeccable, puis ouvrit de la main gauche, la portière de la grosse voiture noire. Je contournai puis entrai par la seconde portière. L’intérieur était propre et sentait bon. Je dû dégager un coussin qui encombrait le siège. Yayi s’en saisit et le cala dans son dos. » C’est pour mon dos, « me confia-t-il. Le jeune policier prit place à côté du chauffeur qui démarra lentement, si lentement que cela me parut d’abord imperceptible. Bientôt, nous retrouvâmes les rues et artères de Lomé. La voiture roulait agréablement bien. Si bien qu’on eu cru qu’elle flottait sur un tapis d’air. L’air matinal de Lomé, fouettait la petite cocarde estampillée » Uemoa-Boad » qui était l’avant de l’aile droite de la voiture. De temps à autre, un policier chargé de réguler la circulation nous faisait un salut correct. Yayi ouvrit un petit coffret sur le plafond de la voiture puis sortit un petit peigne et se mit à se peigner méticuleusement en s’aidant de l’effet miroir de la face interne du coffret. Il sifflota doucement par intermittence un cantique que je reconnaissais bien. Mais dans cette voiture dont je foulais l’intérieur pour la première fois, nous n’échangeâmes pas.
Et si Yayi, que je commençais par découvrir, très méfiant et calculateur n’a pas parlé politique pendant que nous n’étions que deux tout à l’heure, ce n’était pas devant ce jeune policier togolais qu’il le ferait. Les oreilles du timonier Eyadema n’étaient jamais loin, disait-on. La voiture s’engagea enfin dans la cour du siège à l’architecture très reconnaissable de la Boad. Le chauffeur roula lentement jusqu’aux pieds de l’escalier desservant l’entrée principale du bâtiment central. Le jeune policier se précipita dehors puis ouvrit la portière à l’arrière de lui. Yayi sortit en tirant discrètement sur le bas de son costume dont il semblait vouloir ainsi redresser les plis indésirables causés par le coussin qui soutint durant tout le trajet sa colonne vertébrale. Je me précipitai aussi dehors puis m’engageai dans son sillage jusque dans le grand hall. Branle-bas au sein d’un groupe de fonctionnaires qui attendait patiemment l’ascenseur. Un vide de pénicilline se fit autour de nous. La cage d’ascenseur s’ouvrit dans un léger bruit de souris. Je m’y introduisis à la suite de Yayi. Il encouragea les autres fonctionnaires à nous y rejoindre. Mais tous se défilèrent poliment. Un étage plus loin, la portière de l’ascenseur s’ouvrit, un fonctionnaire s’y introduisit, tête basse, mais se précipita aussitôt dehors en bredouillant des excuses, lorsqu’en levant la tête, il découvrit qui devrait être son compagnon d’ascension. Je réprimai un éclat de rire.
Je repartis du bureau de Yayi avec un lot d’étrennes dont je ne savais trop quoi faire. Mais en définitive je n’avais surtout jamais compris le motif du dîner, ni la raison de ce détour par son bureau. Sur le chemin de Cotonou, je déroulai plusieurs fois dans ma tête la scène de cette première rencontre avec Chantal de Souza. Cette femme, me disais-je, devait avoir un problème. Problème que je decouvrirai progressivement au fil des jours, des semaines, des mois et des années suivantes.

Mémoire du chaudron 23
Si Yayi devait continuer à me voir régulièrement comme il semblait en exprimer le besoin, le clash serait alors inévitable entre Chantal et moi. J’avais beau cherché à comprendre qu’elle adoptait la même attitude vis-à-vis de tout le monde, je ne réussissais pas à classer par simples pertes et profits mes nombreuses salutations qui restaient sans réponse. D’ailleurs mes « bonjour maman » s’étaient progressivement mués en furtifs « bonjour madame ». La vérité, pensai-je, c’est que Chantal n’aimait personne, du moins aucun de nous qui venions parler de ″2006″ avec son époux. Pour elle, nous n’étions que d’impitoyables escrocs, vendeurs de chimères sans scrupule qui venions faire les poches à Yayi. Sa conviction était établie, son époux n’avait aucune chance de prospérer en politique, encore moins d’être Président de la République.
En deux ou trois occasions, elle le déclara devant des visiteurs en exprimant son ras-le-bol face aux sangsues impénitentes que nous étions. Pourtant, ses soeurs que j’eus plusieurs occasions de rencontrer à Cadjehoun me paraissaient très intéressantes et très spontanées. C’est vrai que le syndicaliste José de Souza avait toujours montré de la froideur face aux ambitions présidentielles de Yayi. Marcel ou « Masso » pour ses intimes, était plus naturel et semblait prendre toute cette affaire de « 2006 » avec beaucoup de hauteur. Guy Adjanonhoun, le beau frère de Chantal ne voyait pas trop comment Yayi pouvait leur refaire le coup de devenir président de la République après leur avoir déjà soufflé le poste de président de la Boad pour lequel il était pourtant loin d’être le favori. En somme, tout ce petit monde avait des attitudes normales. Tous, sauf Chantal.
Le clash entre elle et moi était donc inévitable. Et le premier à le savoir était Yayi. Son embarras était visible. Un jour, il décida de faire les clarifications et de remettre les pendules à l’heure.
C’était, je crois, un lundi matin. Yayi, avant de reprendre la route de Lomé, voulait prendre le petit déjeuner avec moi. Je dus affronter une pluie diluvienne pour me retrouver à l’heure pile à Cadjehoun, dans cette rue alors défoncée et gorgée d’eau.
Ibrahim, le jeune Sénégalais qui faisait office de gardien, m’introduisit sans protocole. Dans le séjour, je me retrouvai nez à nez avec Chantal. Elle y était seule, assise dans un fauteuil, face à la porte d’entrée principale. Par réflexe, je lui fis mes civilités puis me dirigeai vers un fauteuil. Je savais, de toutes les façons, qu’elle ne m’aurait pas invité à prendre un siège. Yayi n’était pas encore descendu et une fois encore, je me retrouvais face à face avec son épouse. Mais cette fois-ci, mon calvaire fut de courte durée puisqu’elle se leva presqu’aussitôt et me laissa le salon, moi un de ces escrocs qui venaient vendre des illusions à son mari. Dans la minuscule salle à manger en face de moi et à laquelle on accédait par une dénivellation d’une marche en profondeur, le cuisinier finissait de disposer la table pour le petit déjeuner. J’entendis bientôt la voix désormais familière de Yayi qui m’invitait à prendre place autour de la table. Je descendis vers la table, saluai le maître de maison, tirai une chaise et me retrouvai assis en face de… Chantal. La situation me paraissait très cocasse, car nous allions devoir nous passer la carafe de lait, le boitier de sucre et que savais-je encore.
Mon rythme alimentaire était aux antipodes de toutes les recommandations diététiques que je lisais dans les magazines. Je ne savais pas prendre le petit-déjeuner. Mes rendez-vous culinaires étaient le déjeuner et le dîner que je pouvais prendre tard. Et entre ces deux grands repas, je ne grignotais pas. Je reproduisais d’instinct ce que j’avais vu faire mon père et je ne m’en portais pas plus mal. Aussi, des rendez-vous comme le petitdéjeuner de ce matin-là me demandaient plus de sacrifice qu’ils ne me procuraient réellement du plaisir. Le petitdéjeuner commença dans un silence pesant que brisait régulièrement le cliquetis des cuillères et des fourchettes sur la faïence. Puis Yayi : » Tiburce tu as dit bonjour à Chantal ? « Un peu surpris par la question, je répondis platement » oui je l’ai fait. « J’entendis alors un grognement indistinct devant moi. La maîtresse de maison, me semble-t-il, protestait contre ma réponse. Sa mauvaise humeur allait crescendo. Je ne saisissais pas de quoi elle se plaignait. Mais elle se plaignait de moi, de tout le monde, elle se plaignait de choses générales en insistant sur le prénom de son mari, ce qui choquait mes tympans. C’est comme si par exemple j’entendais ma mère appeler mon père par son prénom » Philippe. « Je l’avais si rarement entendu que chaque fois que j’avais un ami qui s’appelait Philippe, j’éprouvais toujours un malaise à l’appeler par son prénom. Éducation rude et excessive, direz-vous ? Mais c’était ainsi que j’avais été formaté par cet austère conducteur de véhicules administratifs qui avait fait de la lanière en peau de boeuf, le premier décoratif mural de notre modeste domicile parakois. Eh bien ! Voilà donc qu’on se plaignait de moi à présent. De quoi ? Je ne le savais pas avec précision. Toujours était-il que je demeurais impassible parce que j’avais la nette impression d’entendre se plaindre une fillette. Puis quand elle finit par se taire, Yayi prit la parole et d’une voix basse et grave » : Écoute-moi Chantal. Que ça soit assez clair pour tout le monde. Je suis un croyant et j’ai ma lecture spirituelle des choses. Dieu n’a pas envoyé Tiburce sur mon chemin par hasard. Avec mon Dieu il n’y a pas de hasard. Si tu repousses et disperses ceux que Dieu lui même m’envoie, alors tu me compliqueras la tâche… ». Puis il poursuivit son développement en essayant d’être persuasif au maximum. Je n’étais pas heureux d’être le sujet de ce tiraillement qui sortait du rationnel.
C’est vrai que depuis notre première rencontre, ma relation avec Yayi avait évolué vers l’amitié et la confidence. Je savais qu’il était un homme seul. Un homme qui savait investir l’énergie que libérait en lui certains échecs de la vie, pour d’autres types de conquêtes sur lesquels il devenait alors imbattable. Je savais que ses enfants lui tenaient à coeur, et même s’il évitait d’exprimer publiquement cet épanchement affectif, il ne demeurait pas moins réactif à toutes les nouvelles lui parvenant à leur sujet. Nasser, l’aîné était aux États-Unis. Pareil pour Sollange qui vivait à New-York où elle venait de se marier avec un jeune ivoirien. Rachelle qui s’était révélée particulièrement douée dans les études, se cherchait au Canada. Georges, le petit dernier de cette première fratrie, plus connu aujourd’hui dans l’espace public par son prénom générique de Chabi, était revenu du Sénégal avec sa mère, et devait être, si ma mémoire ne me trompe, en classe de cinquième au lycée français Montaigne de Cotonou. C’était un garçon que je trouvai très poli et au contact assez facile et agréable. A certaines occasions de discussions que j’avais eues avec lui, il me donnait des signes de précocité dans sa façon de réfléchir et de percevoir les choses de la vie. Le suivi régulier de ses performances académiques était une préoccupation fondamentale pour son père que je retrouvai dans un état de fierté et d’excitation presque juvénile un jour où il prenait connaissance, par téléphone, de ses résultats académiques. Et puis il y avait Jean-Marc, l’unique que lui fit Chantal. C’était la copie conforme de son père dont il avait pris jusqu’aux détails les traits du visage. Nonobstant la protection à outrance dont il faisait l’objet de la part de sa mère, Jean-Marc exprimait déjà le caractère de son père. Il aimait le contact et l’amitié. C’était là l’univers immédiat de Yayi, le cocon dans lequel il essayait de trouver son équilibre émotionnel. C’était là le Yayi invisible.
Je ne sais plus trop comment prit fin ce petit déjeuner dont je compris finalement que le seul objectif pour Yayi, était de remettre les pendules à l’heure. Qu’à cela ne tienne ! Je ne demandais qu’à avoir une relation normale avec Chantal car je savais, telle que se présentait la structuration embryonnaire de l’entourage de Yayi, qu’elle serait amenée à me voir plus souvent qu’à son tour. Et la première grande leçon d’humilité à mon égard ne tarda d’ailleurs pas à lui être servie par les faits. Les acteurs : Jean Djossou, le patron de « Nouvelles Presses », Macaire Johnson, Chantal Yayi et moi. Un lieu : Ouidah…

Mémoire du chaudron 24
Jean Djossou était un personnage au caractère bien trempé. Il a fait fortune dans l’imprimerie et beaucoup d’employés qui ont eu maille à partir avec lui en ont gardé quelques souvenirs physiques plutôt dissuasifs. Il n’hésitait souvent pas, au besoin, à régler ses contentieux à la dure, à l’ancienne, comme un garçon, à coup de poings. Son entrée dans le yayisme contrebalança profondément l’influence de Tunde dans le monde de l’imprimerie. Quand il fut démarché pourtant la première fois par un groupe de jeunes activistes de la zone de Akpakpa, conduit par Macaire Johnson, il les refoula sèchement, subodorant un coup tordu des services du Colonel Hounsou-Guèdè dans le but de faire bloquer ses règlements de factures déjà en souffrance au trésor. Il reçu plus tard la visite du pasteur Michel Alokpo dont le discours lui parut suffisamment persuasif pour le décider à organiser à son domicile un grand « dîner de prière » rassemblant tous ceux qui comptaient dans les milieux de l’Ueeb. Yayi n’était-il pas avant tout, membre de cette église ? Le discours qu’il prononça ce soir-là et qu’il avait déjà rôdé dans beaucoup d’autres milieux, fit mouche. « Si vous me dites d’y aller, j’irai. Si vous me dites de laisser, je laisse. C’est vous ma vraie famille ». Ce n’était pas loin de la démagogie, mais tout le monde s’en félicita. Ces fausses humilités qui ont meublé tout le discours politique de Yayi ont joué un rôle majeur dans l’adhésion des grands électeurs et du bas peuple. Les populations sont peu enclines en effet, à élire celui qui leur paraissait le plus apte à diriger le pays, elles sont plus sensibles aux postures d’humilité et de vulnérabilité. Et il en sera encore ainsi pendant très longtemps.
Djossou n’était pas venu au Yayisme pour jouer les figurants. Il en donna d’ailleurs le ton par un zèle qui déstabilisa durablement certaines structures qui se voulaient faîtières des mouvements de jeunes yayistes. Et la première qui en fit les frais, fut l’Inter-Mouvements pour le Changement, IMC-YANAYI que présidait Benoît Degla et qui bénéficia d’une villa Arconville généreusement mise à disposition par un Colonel des douanes, en l’occurrence Chabi Faustin qui fit plusieurs crises de dépression plus tard quand Yayi le rangea au palais dans le placard des oubliés, promouvant James Sagbo et consorts. Entre deux réunions houleuses de IMC-YANAYI qui vivait déjà des intrigues de jeunes activistes comme Naimi Souleymane, Sylvestre Adongnibo, Prosper Gnanvo, Mesmin Glèlè, Aimé Sodjinou, Mickaël Saïzonou et j’en oublie, le directoire de IMC-YANAYI se retrouvait souvent dans le bureau de Benoît Degla à la société de transit et de consignation « Al Woudjoud » à Zongo pour échafauder à l’infini des stratégies d’occupation du terrain et surtout les meilleures répliques à l’UFPR de Edgard Soukpon que Yayi eu l’idée de mettre en compétition avec nous. En plus, ce Benoît Degla n’avait pas son pareil dans la connaissance des maquis de Cotonou et environs. C’est pour dire qu’il savait joindre l’utile à l’agréable. Et cela légitimait davantage son poste de président. Le leadership politique ici, c’est surtout et avant tout cela.
Pleurez si le coeur vous en dit, ça n’y changera rien. IMC-YANAYI entra donc très rapidement dans le viseur de Djossou qui, à défaut de l’inféoder, décida de l’affaiblir en lançant un mouvement concurrent : le FRAP. Ce mouvement politique devenu plus tard parti politique, n’avait donc au départ strictement rien à voir ni avec Chantal, ni avec Marcel de Souza. Mais Djossou avait un flair presqu’infaillible et son premier chef d’œuvre de pirouette politique était d’avoir réussi à être originaire de Porto novo en 2001 quand, croyant Adrien Houngbedji favori, il fit tourner ses machines à plein régime pour lui, et de se retrouver ensuite originaire de Savè avec des références bien appuyées sur Tchaourou maintenant qu’il croit Yayi gagnant.
Il avait beau avoir son tempérament irascible, j’appréciais Jean Djossou et il me le rendait bien. Le déjeuner quotidien qu’il institua à son domicile devint rapidement le point d’attraction d’un noyau de yayistes auquel s’ajoutaient régulièrement des visages examinés et jugés dignes de prendre place à la table du Seigneur. Les discussions politiques qui suivaient ces déjeuners généralement de bonne facture, pouvaient parfois durer toute l’après-midi. A moins que, comme ce jour-là, Djossou ait un programme qui lui tienne à coeur. Il avait de l’entregent et voulait que je le sache. Il voulait que je l’accompagnasse à l’État-Major général des forces armées béninoises au camp Guezo. Le Général Mathieu Boni, m’avait-il dit, était son frère et il tenait à discuter avec lui du projet politique dans lequel il était désormais si résolument engagé. Je sautai donc dans sa voiture « Camry » et une quinzaine de minutes plus tard, nous étions dans la cour de l’état-major. J’attendis en bas, dans la voiture et Djossou monta dans le bloc administratif. Quand il réapparut une demi- heure plus tard, il était nettement moins enthousiaste. J’étais pressé de savoir ce qui avait pu le refroidir à ce point. Il finit par rompre le suspens en m’informant qu’il avait été à deux doigts de se faire éconduire par son « frère », le Général Mathieu Boni lorsqu’il aborda les perspectives politiques de 2006 en évoquant le nom de YAYI.
Le Général, qui portait fraichement ses deux étoiles, fit mieux en lui enjoignant de se mettre en retrait de cette affaire qui ne lui inspirait rien de sérieux. J’en fus aussi fort ému. Mais Djossou qui était une machine à idées, passa rapidement l’éponge sur cette mauvaise passe dès notre retour à son domicile. Il avait une idée dont il voulait que nous discutions à trois, lui, le pasteur Michel Alokpo et moi. Je n’étais certes pas membre du FRAP, mais je pouvais, à cette étape de sa création, être associé à toutes les discussions y afférentes. Djossou passa un coup de fil à Michel Alokpo qui ne tarda pas à se présenter au volant de sa minuscule voiture Peugeot 206 de couleur rouge. Djossou nous fit rapidement part de son idée en machouillant de temps en temps avec nervosité sa lèvre inférieure avec ses dents supérieures. Il voulait faire parrainer le FRAP par Chantal de Souza. L’idée me parue si saugrenue que je j’éclatai bêtement de rire. Ah oui, l’avenir me montra effectivement que j’avais ris bêtement. Mais j’avais une connaissance de Chantal que ni Djossou ni Alokpo n’avait. Et je ne voyais par quel miracle elle aurait été en mesure de parrainer le FRAP si déjà elle-même ne croyait pas au destin présidentiel de son mari. Alokpo évaluait silencieusement la proposition. Je le savais d’une intelligence très vive, capable de flairer à distance les opportunités. « Non Tiburce. Ne ris pas comme ça. Non ce n’est pas bon », me dit Djossou passablement agacé mais ne se laissait pas déstabiliser. Puis il enchaîna : « n’oublie pas que si son mari devient président, c’est elle qui sera Première dame du Bénin hein. Tiburce, il faut qu’on la récupère « Alokpo hocha doucement la tête en signe d’approbation » je ne suis pas contre votre proposition, DG » répondis-je, « mais dans ce cas il y a du travail, car je doute qu’elle en soit intéressée ». Le pasteur Alokpo qui s’était déjà aussi frotté aux aspérités de Chantal, soutint ma réserve, puis émit une proposition lumineuse : « il faut qu’on fasse une descente sur le terrain avec elle. Si ça se passe bien elle prendra goût ».
Ça tombait bien. Macaire Johnson, Albert mon frère aîné et moi avions un programme de descente sur Ouidah. Yayi nous y envoyait prendre langue avec un mouvement de jeunes dont il avait reçu plusieurs fois l’invitation à son bureau à Lomé. Djossou qui était un homme spontané, saisit aussitôt l’idée au vol et proposa qu’on y associât Chantal. » Pas de problème si vous réussissez à la décider, DG », avais-je conclu sur un ton de défi. J’eu bien tort. Moins d’une semaine plus tard, une délégation composée de Chantal de Souza, Albert Adagbè,
Jean Djossou, Michel Alokpo et moi, s’ébranlait en direction de Ouidah à bord de deux voitures. Chantal, Michel Alokpo et moi étions dans la première voiture, une Mercedes ML flambant neuve que venait d’acheter Jean Djossou et dont lui- même avait pris le volant. Albert et Macaire suivaient derrière, dans une « Carina 3 ». Comme dans un rituel du vodou Tôhossou, nous reconduisions Chantal de Souza à sa source. Nous allions la doter politiquement. Les rideaux se levaient sur une nouvelle Première dame.

Mémoire du chaudron 25
Ouidah s’offrait à nous, simple et mystérieuse. Glexue, la cité des kpassè, porte océane de l’ancien royaume du danxome avait donné déjà plusieurs premières dames au Bénin. Et nous voici entrain de lui en réclamer une nouvelle. Dans cette Mercedes ML qui venait de franchir le poste de contrôle policier de « vaseho » à l’entrée de la ville, l’ambiance était calme. J’étais assis devant, à côté du conducteur, Jean Djossou. Le pasteur Michel Alokpo était assis avec Chantal sur la banquette arrière. Ah ce sacré pasteur Alokpo ! C’était le genre de personnage difficile à classer. Son titre de pasteur ne faisait pas l’unanimité dans le milieu évangélique. Il lui était pêle-mêle reproché de ne tenir son titre d’aucun institut théologique, de n’avoir aucune assemblée régulièrement à sa charge et d’avoir déjà divorcé sans scrupule. Mais toutes ces accusations se faisaient exclusivement dans son dos. Car l’homme avait une capacité de nuisance que personne ne voulait tester. Ceux qui lui ont déjà cherché noise parmi les pasteurs évangéliques avaient dû rapidement ranger les armes et signer forfait. Il tient de son long activisme au sein des structures de base du Prpb, un sens aiguisé des intrigues mais aussi des arrangements et des compromis. Je ne me souvenais plus des circonstances de notre première rencontre. Mais une amitié s’était rapidement installée entre lui et moi. Il avait toujours une information de bonne source pour moi par rapport à l’évolution du baromètre politique dans le milieu évangélique. Son enthousiasme naturel lui ouvrait toutes les portes en effet. C’est d’ailleurs lui qui décida Chantal à s’engager pour ce retour à la source.
A l’entrée de la ville, nous ralentîmes pour laisser passer la voiture « Carina 3″ car c’était Macaire Johnson, ce massif quadragénaire qui maîtrisait le terrain. C’était lui qui savait qui était qui et qui faisait quoi politiquement dans cette ville de Ouidah où il avait servi plusieurs années en temps que professeur de mathématiques. C’était un ami d’amphi de Albert, mon frère aîné. Mais depuis qu’il avait mit son énergie parfois débridée au service du yayisme naissant, nous étions devenus plus que des frères. A la seule force de la conviction, il avait réussi aux côtés de yayistes véritablement de la première heure comme Macaire Bovis, Akan Yaya, Paul Fagnide, Abou Idrissou, Habib Baba-Moussa, Eulalie Adjagba, Germain Zounon, le commissaire Michel de Dravo, à faire de Akpakpa une ruche du yayisme. La plupart de ces noms ne vous disent peut-être rien, et c’est normal. Il me paraît cependant bon et juste de passer également le nom de ces héros méconnus à la postérité. Car tels des prosélytes » Témoins de Jéhovah », ils avaient, sans moyens, prêché Yayi de porte à porte à Akpakpa, avant que ne naissent opportunément plus tard des mouvements comme « Maman Yayi ». C’est aussi lui, Macaire Johnson que Yayi surnommait affectueusement « bulldozer », qui m’amena démarcher feu Aladji Diallo, une des figures emblématiques de la ville de Ouidah. La rencontre qui eût lieu au Centre de Promotion de l’Artisanat à Cotonou se soldat par un frustrant échec. Aladji Diallo qu’on disait agent des services de renseignements passa le plus clair de la séance à essayer de nous convaincre de la volonté du Général Kerekou de garder le pouvoir au-delà de l’horizon 2006.
Notre premier point de chute fut le quartier « massehouè » au coeur de la vieille ville. Raymond Gbedo, un jeune activiste, y avait regroupé une cinquantaine de femmes, de jeunes gens et de personnes âgées. Dans cette salle trop exiguë qu’il dit avoir louer spécialement pour en faire le quartier général du yayisme à Ouidah, il n’y a plus aucune place libre. Il a fallu créer un passage pour atteindre les sièges réservés aux hôtes de marque que nous étions. Notre disposition sur nos chaises, en face du public, était telle que Chantal se retrouvait en position centrale. Jean Djossou et moi l’encadrions. C’est Raymond Gbedo qui, le premier, prit la parole pour planter le décor. « Merci d’avoir enfin accepter de venir nous rencontrer » commençat-t-il. L’introduction qu’il fit était un plaidoyer pour la ville de Ouidah, laissée pour compte depuis les indépendances malgré le nombre de cadres qui en sont issus. Selon lui, il était temps que la ville prenne ses responsabilités au plan politique, ce qui justifiait leurs démarches à l’endroit du président de la Boad. Djossou se leva, prit Chantal par la main et lui demanda de se lever. Elle se leva et nous fîmes de même. Dans un fongbe peu glorieux, il lança en soulevant le bras de Chantal comme on le fait pour un boxeur victorieux : est-ce que vous connaissez cette belle femme ? « . Un murmure indécis se fit entendre dans la salle. Puis Djossou continua, l’air malicieux : » …qui connaît ou a déjà entendu parler de Monseigneur Isidore de Souza ? ». Un bref moment d’hésitation puis un courant d’enthousiasme envahit l’assistance. Des « …ah c’est le visage en effet… ! » fusèrent pêle-mêle en fongbe. » En tout cas, finit Djossou, je n’en dirai pas plus pour le moment. C’est votre soeur, c’est votre fille. Et elle reviendra vous présenter quelqu’un de très précieux. Quelqu’un qui est désormais un des vôtres à cause d’elle « . Raymond Gbedo encouragea un début d’applaudissements qui contamina bientôt toute la salle. » je lui passe la parole. Elle va, de sa propre voix, vous dire un mot « , finit-il en baissant avec précaution le bras de Chantal. Celle-ci sortît péniblement de sa timidité puis, dans un fongbe dont l’accent me parut plus scandaleux que celui de Djossou et intercalant français et vernaculaire dans la même phrase, déclara : » Mes soeurs, mes pères, mes mères. Vous avez dû deviner pourquoi notre papa qui m’a présentée, a évoqué la mémoire de Monseigneur Isidore de Souza. Je suis en effet sa nièce. Chantal de Souza est mon nom. Et mon époux s’appelle Yayi Boni ». Une salve d’applaudissements secoua à nouveau la salle. Chantal se fit brève en terminant : » comme l’a dit notre papa, je vais revenir vous le présenter dans les règles de l’art « . » Pas de soucis, nous sommes ici », lança quelqu’un d’une voix si enrouée qu’elle suscita l’hilarité générale.
L’organisateur de la séance vint s’accroupir devant Djossou et à trois avec Macaire Johnson, ils échangèrent des chuchotements auxquels la petite sacoche en cuir de Djossou donnait une toute autre importance. De toutes les façons la séance était terminée et il fallait « renverser le siège » … Nous enchaînâmes avec une autre séance au quartier Gbènan. Elle fut de la même facture : Djossou, Chantal, évocation de la mémoire de Monseigneur Isidore de Souza, je reviendrai vous présenter mon mari, puis la petite sacoche en cuir pour lever la séance ou … » renverser le siège » !
Il était environ 15 heures lorsque nous prîmes le chemin du domicile familial de Chantal, pour un casse-croute. Le domicile était un enchevêtrement de bâtiments d’où n’émanait curieusement aucun signe de vie. Nous dûmes patienter près d’un quart d’heure devant le grand portail avant qu’un quadragénaire, en culotte, ne surgisse derrière nous, haletant, un grand trousseau de clés à la main. C’était un des frères de Chantal. Il dirigeait le collège privé d’enseignement que le prélat avait fondé à Ouidah de son vivant. C’était lui qui gardait la maison, tous les autres s’étant émancipés vers des horizons plus ou moins lointains.
Le déjeuner eu lieu au premier niveau d’un des nombreux bâtiments déserts de la maison. Nous y accédâmes en fil indien par un étroit escalier en terre de barre stabilisée. L’ambiance du déjeuner était bon enfant. Le pasteur Michel Alokpo, blagueur infatigable entretenait la bonne humeur. Eh oui, Chantal était de bonne humeur. C’était la première fois que je la voyais ainsi. Et ça lui allait si bien. Le « ablo » aux poissons frits qu’elle avait envoyé par glaciaire depuis Cotonou était excellent. Elle se chargea personnellement des services. Quand vint mon tour et qu’elle remplit mon plat à ras-bol avec en plus le sourire, je ne sus plus exactement quoi penser d’elle. Chantal serait-elle donc manipulatrice à ce point ? …

Mémoire du chaudron 26
En ces premiers jours de 2006, la machine électorale de Yayi tournait à plein régime et le maillage du terrain était des plus fins. Les grandes structures faîtières de mouvements de jeunes comme IMC-YANAYI présidé par Bénoît Dègla, l’UFPR de Edgar Soukpon ont été inféodées à un Bureau Central Intérimaire, BCI, présidé par Moïse Mensanh. Le BCI fédérait les énergies des mouvements de jeunes et des formations politiques. Face au BCI, des mouvements, partis et personnalités politiques affirmèrent clairement leur désire indépendance. Ce fut le cas, par exemple, du FRAP qui était déjà timidement sous la coupe de Chantal de Souza Yayi et du mouvement « Maman Yayi », monté et conduit par la première épouse de Yayi. La rivalité entre ces deux mouvements était donc naturellement passionnelle. Et bientôt, certains autres mouvements et personnalités politiques au flair puissant, choisiront d’aller faire allégeance à Aladja Zahia plus connue dans le sérail sous le nom de » Aladja Kpondéhou ». C’est à elle que certaines sources bien introduites attribuent le choix de l’étrange costume zazou à queue de pie que Yayi porta le jour de sa première investiture. Ces trois femmes d’influence se livreront une guerre de tranchées impitoyable autour du pouvoir pendant dix ans. Et c’était mieux de ne se retrouver dans le champ de tir d’aucune d’entre elles. Didier Aplogan qui réussit malgré cet évident avertissement, à s’attirer les foudres de « Aladja Kpondéhou » quelques mois seulement après notre commune nomination au poste de Conseillers techniques à la communication du président de la république, en récolta une rude année de traversée du désert, dont lui-même pourra témoigner le jour où le coeur lui en dira.
Mais ce qui nous tourmentait en ces moment, c’était cette obstination de Yayi à se maintenir président dé la Boad le plus longtemps possible. Nous étions à deux mois du premier tour du scrutin présidentiel et il continuait tranquillement ses activités à la tête de l’institution sous- régionale, comme si de rien n’était.
Évidemment, ses adversaires dont principalement Adrien Houngbedji, ne se privèrent pas de dénoncer la chose chaque matin dans la presse écrite. De tous les challengers, Adrien Houngbedji était en effet celui qui avait vite aperçu le danger que représentait la candidature de Yayi, même s’il perdit d’abord un temps précieux dans des postures de grande suffisance qui l’amenèrent à dire quelquefois en petit comité que ce Yayi qui n’avait jamais occupé une fonction élective au Bénin, pèserait à peine un ridicule deux pour cent de l’électorat. Et il ne manquait pas de quoi affermir ses certitudes. Ne murmurait-on pas que les services de renseignements de Kérékou étaient désormais à sa solde ?
Toujours, était-il que lorsqu’il finit par faire preuve de réalisme et par faire une lecture plus juste de la situation sur le terrain, les carottes étaient cuites. Et les attaques les plus virulentes auxquelles nous eûmes à répliquer, venaient à un rythme quotidien du Prd. Et l’une de ces attaques qui volaient parfois très bas avait consisté à diffuser une photo sur laquelle Yayi dormait, gueule affaissée et piteusement ouverte, tranquillement, au cours de ce qui apparaissait comme une grande réunion. Il s’agissait évidemment d’un montage photo et nous ne manquâmes pas de le dénoncer aussitôt dans la même journée. Mais la réplique que nous organisâmes quelques jours plus tard, fut d’une telle violence que, même dans ma position, je dus serrer le cœur pour participer à sa mise en exécution. Après tout, Houngbedji l’avait cherché.
Ce soir-là, je traînais seul dans la salle de la cellule de communication à Bar Tito. Toutes mes tâches du jour étaient pourtant exécutées et il s’en allait être zéro heure. C’est que Charles Toko, m’avait demandé formellement au téléphone de l’attendre. Rien qu’à en juger par son excitation au, je compris qu’il y avait soit un coup à donner, soit un coup à déjouer. Je patientai donc en essayant d’imaginer ce que pourrait bien être ce coup. Quand un peu plus tard, je vis entrer dans la salle, Eugène Abalo, un des jeunes talentueux webmaster du journal « Le Matinal », et qu’il me dit que Charles lui demandait de venir l’attendre là, la plupart de mes hypothèses de départ tombèrent. Charles finit par arriver et nous nous mîmes à trois autour de l’écran de son ordinateur portatif. Il cliqua fébrilement sur un dossier contenant quatre ou cinq fichiers images. Il cliqua à nouveau sur l’un des fichiers et une image apparut sur toute la surface de l’écran. Une image violente, brutale, sanglante, insupportable. Le corps ensanglanté d’une fillette allongée au bord d’une piscine. » Charles, c’est quoi ça là encore ? » demandai-je en projetant instinctivement ma tête en arrière. « TiRbuce, me dit-il, Houngbédji est fini ». Je ne comprenais toujours pas. Aussi, gardai-je un silence qui l’obligea à parler plus simplement. » Quelqu’un vient de m’envoyer depuis la France les images de ce drame qui a eu lieu au domicile de Houngbédji à Porto novo et qu’il essaie d’étouffer. La fille est sa nièce. Elle se serait noyée dans sa piscine. Mais l’abondance du sang sur le cadavre fait croire qu’il s’agit d’un sacrifice rituel pour gagner les élections. La maman de l’enfant réclame depuis la France une autopsie que Houngbédji ne veut pas ». Mon esprit plana un moment. Je comprenais tout le potentiel de cette image : le corps d’une fillette, du sang frais, une mère qui voulait engager le combat de la vérité contre Houngbédji, David contre Goliath. Les Béninois y seraient sensibles et l’effet serait mortel pour l’image du candidat tchoco-tchoco.
Mais je ne voyais pas encore très bien quel journal accepterait diffuser ces images, même si en ces moments de surchauffe de l’actualité politique, les journaux ne s’imposaient plus aucune limite. Mais Charles avait son idée sur la question ; et quand il me l’exposa, je compris que la communication du candidat Houngbédji ne se relèverait pas de si tôt d’un pareil coup de savate. Il faut, dit-il, viraliser les images, c’est dire à en faire une diffusion massive sur la toile. Les réseaux sociaux étaient encore à l’étape de balbutiement et le moyen le plus efficace était le mailing. Charles me chargea de trouver un titre fort pour souligner les images. J’étais plutôt à mon aise dans ce type d’exercice qui ne me demandait aucun effort. J’avais, en effet, pendant les presque dix ans passés au journal Le Progrès, travaillé mon sens déjà inné de la formule, sous l’ombre de Édouard Loko qui en était un as. Une vraie école ! … « Drame rituel à Adjina », proposai-je aussitôt. Ce que Charles corrigea avec un sens pratique en » Sacrifice humain chez Houngbédji ». Puis nous nous séparâmes en donnant du mieux que nous pouvions, des consignes de prudence et de sécurité au jeune Abalo. Cette nuit-là, la campagne de Houngbédji était irrémédiablement virussée. C’est Kérékou qui avait raison, me disais-je en remontant tranquillement dans la fraîcheur de la nuit, le chemin de Calavi : ce Charles était vraiment un diable.
Cependant, l’absence de Yayi dans le pays depuis une dizaine de jours, ne passait plus inaperçue au niveau du staff politique soutenant sa candidature. De la curiosité, les sentiments étaient passés à la gêne, puis à l’inquiétude. Nous étions bien à 24 h du dernier délai pour le dépôt des dossiers de candidature et notre candidat ne donnait plus aucun signe de vie. Le pire c’était que nous ne disposions d’aucune de ses pièces d’État civil, et il fallait, de toutes les façons, se rendre jusqu’à parakou pour retirer son casier judiciaire. Et tout ceci en moins de 24h ! Nous étions au bord de la crise de nerfs. Quelqu’un aurait-il envoûté Yayi ?

Mémoire du chaudron 27
Tout compte fait, nous n’avions plus tellement le choix. Il nous fallait relancer ce satané Distel. Il était le seul capable de relayer sans état d’âme dans son journal, les images si agressives du cadavre de cette fillette allongée au bord d’une piscine qu’on disait être celle du château de Houngbédji à Adjina. La diffusion de ces images par mailing avait produit les effets escomptés. Plus de 400 adresses dont on peut supposer qu’au moins le tiers était actif. A côté des images montées dans photoshop avec un Yayi roupillant, bouche ouverte, en pleine réunion, celles qui apparaissaient depuis quelques heures sur l’écran des ordinateurs des propriétaires des adresses e-mail retenues, étaient l’arme absolue. Nous étions dans la proportion d’une grenade lacrymogène contre « Little Boy », la bombe atomique lâchée sur Hiroshima. Mais nous n’étions pas encore à l’ère des Androïds, et le besoin de relayer les images par un tabloïd se faisait sentir. Je savais que ce serait un pari risqué pour les directeurs de publication dont la quasi totalité était en contrat de non agression avec toutes les chapelles politiques.
Par ailleurs, un directeur de journal contacté à cet effet aurait immédiatement lancé l’alerte. Nous n’avions plus qu’une seule vraie possibilité de diffusion : Distel Amoussou. C’était le seul vrai « tolègba » en activité dans le monde de la presse écrite privée et pour qui, les scrupules étaient signe de faiblesse. Il m’avait déjà roulé dans la farine. N’empêche ! Je me retrouvai à son bureau de Zogbo avec une clé USB dont je m’assurai de transférer personnellement le contenu sur un des ordinateurs vétustes de sa rédaction. De toute façon, il ne se préoccuperait pas de lire le texte. Quand j’eus fini, je lui demandai de « voir le reste » avec Charles. Il tint parole cette fois-ci et le lendemain matin, une large photo de cadavre barrait la Une de son journal. Je fis, par mesure de prudence, le tour de quelques kiosques à journaux pour m’assurer de l’effectivité de la parution et de la mise en circulation du journal « PANORAMA ». Il n’avait pas changé un mot au texte et peut-être même, ne l’avait-il pas lu…
La communication du candidat Houngbedji était envoyée dans les cordes et elle investissait désormais tout le reste de son énergie dans des démentis qui ne firent qu’augmenter l’intérêt du public pour cette affaire de » sacrifice humain ». Et bientôt, les images de Yayi dormant et sous lesquelles était inscrite l’accroche » candidat dormidor » disparurent progressivement des feux tricolores de Cotonou. Nous avions remporté la partie. Ce que nous étions par contre loin d’avoir remporté, c’était le défi du dépôt des dossiers de notre candidat dans les délais fixés par la CENA et qui expiraient dans un peu plus de 24 h, alors que nous n’avions plus aucune nouvelle de lui. » Il est allé se préparer « , conjectura malicieusement quelqu’un. Se » préparer » sans se soucier de préparer son dossier ? Cela sortait de l’entendement. Une réunion de crise se tint rapidement dans la salle de la cellule de communication autour de Charles Toko qui devenait de plus le pivot des conciliabules, depuis qu’il était allé tancer Issa Salifou « Salé » sur le plateau de Canal 3. C’était l’expression d’une audace qui l’installa durablement dans l’estime des militants yayistes et de tout le gotha politique qui soutenait « l’homme de Tchaourou ». Avaient pris part à cette réunion de crise et d’urgence, Ahamed Akobi, Saka Lafia, André Dassoundo, Charles Toko et moi. L’heure était grave et nous étions dos au mur. Le certificat de résidence ne posait pas un grand problème car nous pouvions l’obtenir facilement chez le délégué de cadjehoun qui faisait déjà partie des yayistes, malgré les pressions et rappels à l’ordre discrets mais fermes de la RB. Comment donc obtenir en moins de 24 heures, le casier judiciaire à trois colonnes dont la demande ne pouvait être faite que par le titulaire ? Comment l’obtenir dans un contexte de lourdeur administrative dans un délai aussi bref ? Comment le convoyer ensuite sur Cotonou dans ce même délai sans qu’il ne connaisse aucune avarie en route ? Et comment faire signer le dossier de candidature alors que le candidat lui-même n’était plus joignable ? Le sort semblait décidément s’acharner contre cette candidature après le remuant épisode de la loi de l’exclusion. D’abord, il fallait commencer par le plus dur : le casier judiciaire. Charles se proposa de prendre le chemin de Parakou le lendemain au petit matin. Mais le problème n’en serait pas pour autant réglé s’il fallait compter sept heures de route. La probabilité qu’il y arrive à l’heure de pause de la mi-journée était grande. Dans ce cas, il faudrait alors attendre 15 heures, la réouverture des bureaux sans oublier l’incivisme de certains agents qui pouvaient simplement ne pas répondre présent au poste dans l’après- midi. Et tout ceci, c’était sans compter avec d’éventuels problèmes mécaniques sur le chemin. L’évaluation de la situation était en notre défaveur. Nous étions impuissants. Il fallait que quelque chose se passe. Il fallait la main de Dieu…
Soudain, une idée traversa mon esprit. Lumineuse. Divine. J’avais beau être originaire d’Abomey que je regagnai en 1991, je n’en étais pas moins natif de Parakou. Mon père y avait passé la quasi totalité de sa carrière de chauffeur et nous y étions tous nés. Et n’eussent été le profond chauvinisme aboméen de mon père et surtout, son autorité indiscutable sur nous, le dendi eût été la langue parlée chez nous à la maison. C’était en effet la première langue que nous comprenions tous avant de comprendre le fongbé, puis le français. Et à part mon frère aîné Albert et moi, tous les autres s’étaient naturellement et définitivement incrustés dans cette ville. Je pensai aussitôt à Marguérite, ma soeur aînée immédiate. Elle avait pris le tempérament enthousiaste de ma mère et savait ouvrir n’importe quelle porte dans l’administration locale parakoise. C’est d’ailleurs à elle que je m’en remettais pour l’obtention en urgence des copies de mon acte de naissance, d’extraits de mon casier judiciaire. Elle serait parfaite pour aller le lendemain matin retirer au tribunal de Parakou, le casier judiciaire à trois colonnes de Yayi. Elle en avait le cran, l’entregent et les réseaux nécessaires. Je partageai rapidement ma proposition qui soulagea profondément l’assistance. Charles prendrait donc le chemin de Parakou au petit matin et n’aurait plus qu’à retirer le document chez Marguérite, une fois sur place. Je l’appelai sur place et elle fut très heureuse d’avoir enfin un rôle valorisant à jouer dans cette affaire. Quand elle m’appela le lendemain à dix heures, mon triomphe était total. Elle avait réussi en distribuant du « beau- père », « beau-frère », « bellemère » et « belle-soeur » à gauche et à droite dans l’administration du tribunal, à obtenir séance tenante, et en plusieurs exemplaires, le casier judiciaire à trois colonnes de Yayi. En reprenant la route de Cotonou dans l’après-midi avec le trophée, Charles me fit au téléphone un discours aux allures testamentaires et qui reflétait bien son sens inné du sensationnel et du faussement dramatique. « Ti R buce, me dit-il, je reprends comme ça le chemin de Cotonou avec le casier judiciaire de Yayi Boni. Si quelque chose m’arrivait en chemin, sache que ta soeur Marguérite en détient encore une copie que vous devez alors immédiatement trouver le moyen d’envoyer à Cotonou ». Bien entendu, il ne s’était rien passé en chemin et Charles était rentré à Cotonou autour de 22 heures. Mais pendant que son chauffeur de circonstance revenait à Bar Tito après l’avoir déposé à son domicile à Akpakpa, la 4×4 percuta si violemment le muret du terre-plein central de l’autoroute au niveau de PK 6, qu’elle devint définitivement irrécupérable. Le chauffeur s’en sortit indemme et Charles ne manqua pas d’en faire une lecture à la gloire de ses attirails mystiques. Le casier judiciaire était donc désormais en mains sûres.
Quant à ma soeur, elle garde encore en sa possession jusqu’à aujourd’hui les copies demeurées chez elle. Mais un autre problème se dressait devant nous en cette veille de clôture des dépôts de candidature. Un problème gigantesque, insurmontable. Un problème infranchissable : comment obtenir la signature de Yayi ?

Mémoire du chaudron 28
Aujourd’hui jour de clôture des dépôts de candidature pour la présidentielle de mars 2006. Et pourtant aucune nouvelle de Yayi. J’avais pu glaner quelques informations sur sa position géographique, mais je n’étais pas fondé à les partager. Je savais par exemple qu’il avait entrepris une tournée auprès des chefs d’État de l’espace UEMOA pour leur annoncer sa candidature prochaine à l’élection présidentielle béninoise et par conséquent son départ de la tête de la Boad. Ses relations avec ces chefs d’État étaient plutôt bonnes. Pas plus. Mamadou Tandja le nigérien ne lui cachait pas sa sympathie. Blaise Compaoré le burkinabé était plus froid et plus intrigant, mais n’affichait pas de réserve particulière à ce projet politique. Amadou Toumani Touré le malien l’encourageait avec effusion à y aller. Laurent Gbagbo l’Ivoirien faisait des blagues allusives sans que sa position ne soit clairement lisible. Le patriarche Abdoulaye Wade avait sa petite idée sur la candidature : « mon fils, pourras-tu tenir face aux vieux crocodiles de la mare politique béninoise ? ». Le timonier togolais Gnassingbé Eyadema était de loin le plus protecteur. C’était lui le père politique de Yayi à qui il lui arrivait de faire passer les états d’âme du Général Mathieu Kerekou par rapport à ses actions populistes sur le terrain. Car même s’il ne fit rien pour empêcher la marche victorieuse de Yayi sur le terrain, surtout dans ses fiefs du nord, Kerekou n’ouvrit jamais ouvertement le débat avec lui quant à ses ambitions présidentielles. Mystérieux, il observait et laissait faire. Ce n’étaient pourtant pas les fiches dénonciatrices des services de renseignements qui manquaient. Et face a cette inaction du Général, le Colonel Patrice Houssou Guèdè entreprit de sa propre initiative, une opération ouverte d’intimidation sur Yayi qu’il s’en fut cueillir un jour à l’aéroport international de Cadjèhoun au retour de l’un des très nombreux voyages du président de la Boad. Alors que celui-ci se dirigeait vers le hall de l’aéroport, le patron des renseignements s’avança vers lui, lui serra la main de façon virile et lui intima l’ordre d’arrêter immédiatement ses agitations politiques sur le terrain qui pourraient désormais être prises pour de la subversion. Ce qui, paradoxalement, choqua Yayi dans cette confrontation inattendue et dont il se plaignit longtemps, c’était moins les menaces du colonel que le fait de lui avoir ainsi parlé en gardant sur sa tête, ce chapeau feutre sombre dont lui et le syndicaliste Lokossou semblaient connaitre les vertus. Oui ! Yayi faisait une vraie fixation sur les signes apparents de respect de son autorité. Il était par exemple moins risqué de l’insulter en se prosternant devant lui que de faire sa louange en restant debout face à lui, les mains dans la poche. Plus tard, le Général Robert Gbian, alors colonel et directeur du cabinet militaire de Yayi, eut ses moments de disgrâce pour une innocente posture « mains dans les poches » devant le chef suprême des armées, Yayi. Nous y reviendrons sans doute. Toujours est-il que cette initiative désespérée du patron des renseignements semblait ne rien avoir avec Kerekou. Celui-ci laissait faire. Et nous guettions ses moindres signaux avec parfois beaucoup d’anxiété. Celui qu’il nous fit au cours d’un de ses discours institutionnels sur l’état de la nation devant la représentation nationale nous fit plus que tressaillir de bonheur. L’énigmatique kaméléon, dans une sortie de piste au beau milieu de cette allocution, envoya un violent uppercut à toute cette classe politique qui ne pensait, disait-il, qu’à bloquer les actions de développement du « jeune compatriote de la Boad ». Tunde s’assura d’en faire une dizaine de gros titres à la Une des parutions de son écurie. Mais le plus intrigant ensuite, c’est ce repli immédiat et cette froideur qu’observa le général vis à vis de celui qu’il venait pourtant de célébrer devant l’Assemblée nationale. Insaisissable kaméléon. Que fallait-il en comprendre ?
Le timonier Gnassingbé Eyadema, disais-je plus haut, était un père pour Yayi qui le lui rendait bien par de périodiques visites privées dans sa citadelle privée de Lama-kara, dans le nord du Togo. C’est que Eyadema, échaudé par le douloureux épisode diplomatique que fut pour lui le passage de Nicéphore Soglo, observait avec grand intérêt les tractations de fin de règne au Bénin. Et si l’imprévisible Kérékou qu’il encourageait ouvertement à réviser la constitution et à se maintenir au pouvoir, devait lui refaire le coup de sa » Conférence nationale » de 1990 en abandonnant le pouvoir, il vallait mieux garder un œil bienveillant sur le jeune Yayi qui savait si bien faire les samalecs. Mais le vieux timonier ne verra pas 2006 et je garde en mémoire la dernière visite que Yayi lui rendit à Kara. C’était en Janvier 2004 et j’étais du voyage.
Partis de Tchaourou dans la semi-pénombre du matin, nous fîmes un long contournement par Parakou, la bretelle Tchaourou- Beterou étant rendue inopérationnelle par l’affaissement d’un ponceau. J’étais assis sur la banquette arrière de la Mercedes, à côté de Yayi. Son garde du corps, Yakoubou Aboumon qui deviendra plus tard son garde du corps principal, occupait le siège à côté du chauffeur Tankpinou. Ce chauffeur était véritablement un génie du volant. La relation avec son patron était si fusionnelle qu’il savait silencieusement faire un sort à ses injonctions parfois intempestives. Car Yayi adorait la vitesse et les prises de risque sur la voie. Le voyage fut paisible et les causeries s’enchaînèrent sans arrêt. En traversant Djougou, Yayi garda un silence songeur. Cette ville faisait partie des portes dont il n’avait pas encore la clé.
Il sonnait déjà onze heures lorsque que nous entrâmes dans la petite et paisible ville de kara. Nous empruntâmes ensuite une longue piste bitumée et bordée de géants arbres presque centenaires. La piste était vide et de temps en temps, un poste de contrôle de la garde présidentielle togolaise me signalait que nous roulions vers le coeur du pouvoir. Puis la voiture se dirigea enfin vers un parking où étaient stationnés quelques véhicules officiels. Une grande clôture blanche et austère se dressait devant nous. Un groupe de soldats, l’arme aux poings, filtrait l’entrée du domaine devant un portillon. Nous descendîmes. Yayi me fit signe de le suivre. Yakoubou le garde du corps, resta avec le chauffeur. Arrivés devant la sentinelle, il nous était impossible de passer. Ces soldats étaient tellement habitués à voir défiler l’élite togolaise et même africaine, que personne d’entre eux ne semblait reconnaître Yayi. De toutes les façons, c’était bloqué et il nous était impossible de passer. Un des soldats finit par nous indiquer sans ménagement un banc branlant sous un arbre feuillu. Nous allâmes y prendre siège. Yayi fulminait : » ah ces petits militaires ! Aucun respect einh… » En vérité Yayi avait bien son rendez-vous avec le timonier. Mais un cas d’urgence sanitaire était intervenu entre-temps et une équipe de chirurgiens et d’ophtalmologues européens tentaient une opération sur les yeux du président togolais.
Nous passâmes près d’une heure, assis, à deux sur ce vieux banc qui grinçait sans arrêt. Finalement, un haut fonctionnaire qui ressortait de la résidence, reconnut le président de la Boad et intercéda pour qu’il entra. J’attendis seul sur le banc pendant un temps qui me parut une éternité.
Aujourd’hui est donc jour de clôture de dépôt des dossiers de candidature pour l’élection présidentielle de mars 2006 et Yayi n’était pas joignable. Au siège de campagne à Bar Tito, je voyais aller et venir Saka Lafia, la mine fermée. Il est quinze heures et je n’avais pas encore aperçu Charles Toko. Il était revenu d’un aller-retour la veille sur Parakou et devrait être « KO », me disais-je. La mission était une réussite inattendue et ma grande soeur Marguerite qui m’appelait régulièrement de Parakou n’affichait pas une grande modestie à ce sujet. Son entregent et ses relations avec le procureur de la république près le tribunal de première instance de Parakou avait permis de sortir le casier judiciaire numéro 3 de Yayi. Ce magistrat souffrira pourtant le martyr pendant les dix ans de règne de l’homme du changement et de la refondation.
Le temps s’égrenait, inexorable. Et bientôt, je vis Charles entrer dans le bureau en compagnie de Ahamed Akobi. Il m’informa avoir passé toute la matinée à la recette- perception de Jéricho en compagnie de Macaire Johnson pour le paiement des frais de dépôt de candidature. La quittance était là, dans l’épaisse chemisedossier à sangle que tenait Ahamed Akobi. Mais le problème, c’est que Yayi n’était pas là pour signer. Et le temps passait, sans arrêt. Je demandai qu’on ferme la porte du bureau à double tour. Nous n’étions plus que trois. Je demandai une feuille blanche…

Mémoire du chaudron 29
Chabi Zakari Félicien était dans tous ses états. Il était directeur général du Trésor et jusqu’à 17h, il ne voyait personne passer à sa caisse pour le paiement et le retrait de la quittance obligatoire sur le dossier de candidature. Ahamed Akobi finit par donner suite à ses appels incessants en le rassurant. La quittance avait été bien retirée, mais à la recette-perception de Jéricho en face du marché Saint – Michel. Le dossier était d’ailleurs totalement prêt. Tout était bouclé et le cortège s’ébranla bientôt en direction de la CENA. La délégation était conduite par le professeur Jean-Pierre Ezin qui était l’œil du renard de Djrègbé, Albert Tevoedjrè dont le PNE, parti national ensemble, était, avec le NCC de François Tankpinou, les premiers soutiens politiques ouverts de Yayi dans l’Oueme. Jean-Pierre Ezin, cet après-midi là était accompagné de Ahamed Akobi, André Dassoundo, Saka Lafia, Macaire Johnson et bien évidemment Charles Toko. J’étais resté à Bar Tito bien que n’ayant plus rien de particulier à y faire. L’ambiance bruyante des militants qui allaient et venaient, l’écho parfois sourd de la musique dehors, à l’entrée du siège, me laissaient songeur. Si tout ce monde insouciant pouvait savoir ce qui venait d’être éviter. Je repensai à tout ce parcours qui, finalement, aurait été vain. Quatre ans de réunions plus ou moins secrètes, de voyages de jours comme de nuits sur les pistes les plus improbables du pays. Quatre ans de rencontres, de contacts. Quatre ans de meetings. Un condensé de parcours et d’expériences qui, de toute évidence, étaient largement au dessus du jeune trentenaire que j’étais. Le Bénin s’était présenté à moi, de façon inespérée, dans toute sa nudité. J’avais parcouru tous ces moments aux côtés de Yayi Boni comme si j’étais aussi candidat aux élections présidentielles. J’avais vécu intensément les grands moments de joie, de doute et de désespoir. Et dans ces moments de doute, je m’accrochais à ce songe prémonitoire que je fis en 2002 et dans lequel le visage du Général Kerekou se transforma sous mes yeux en celui de Yayi que je n’avais encore jamais vu physiquement et dont le journal « Le Progrès » venait, sous l’insistance de Serge Loko, d’annoncer le destin présidentiel. J’avais une foi inébranlable en mes songes de sorte qu’il m’était souvent arrivé assez souvent dans mon cursus scolaire et universitaire, de voir en partie le corrigé-type d’une épreuve qui se présentait à moi le lendemain, dans les moindres détails. Au Bepc comme au Bac, j’avais suivi la proclamation de mes résultats avec une frappante précision avant même le début des épreuves. Cela avait évidemment ses mauvais côtés qui me torturaient souvent quand le songe était mauvais et que je devais voir se dérouler un drame inéluctable. C’était de l’irrationnel certes, mais c’était infaillible pour moi. Avec Yayi, j’avais alors vu le Bénin du jour, mais aussi celui mystérieux des mille et une nuit. Et parlant de ce Bénin des nuits, je n’oublierai pas de si tôt celui que nous fit découvrir Chabi Zakari Félicien, chez lui à Toui.
C’était à l’occasion de l’une des dernières tournées préélectorales que nous fîmes dans le nord des collines, plus précisément dans la commune de Ouesse. Partis de tchaourou en début d’après-midi, nous eûmes notre premier meeting dans l’agglomération de kilibo. Dans la cours de l’école primaire publique, noire de monde, la fierté nagot fut au coeur de tous les discours, certains allant jusqu’à maudire tout locuteur de la langue tchabè qui ne se rangerait pas derrière la candidature de Yayi Boni. Et ils étaient en effet très rares, à penser comme
Amos Elegbe, que la nébuleuse Yayi n’était qu’un trompe-l’œil, un ballon de baudruche qui se dégonflera très vite. C’est dire que le soutien de l’aire culturelle tchabè à la probable candidature du fils du terroir était ferme et dense. Après l’étape de kilibo qui ne prit fin qu’à la nuit tombée, notre délégation qui s’allongeait désormais au fil des jours, mit le cap sur le petit village de Ikemon. Même enthousiasme, mêmes malédictions proférées à l’encontre des « traitres » à la cause tchabè. Notre entrée dans le chef-lieu Ouesse, eu lieu au- delà de 23 heures à cause surtout de l’état défectueux des voies. Car l’arrondissement de Ouesse souffrait de tout. Elle ne disposait ni d’électricité, ni d’eau courante, et la voie d’accès principale n’était pas des plus confortables. Benoît Degla qui nous y accueillit dans la modeste maison du peuple éclairée à l’énergie d’un groupe électrogène, planta le décor en énumérant les doléances de sa terre. La foule compacte qui veilla jusqu’à tard dans la nuit pour écouter ce Yayi dont les calendriers étaient une denrée de choix, applaudit à tout rompre les promesses de cet homme qui s’engageait à ne jamais oublier ses frères mahi de Ouesse dont un des » dignes fils », en l’occurrence Benoît Degla faisait partie de sa garde rapprochée.
La dernière étape de cette tournée fut Toui que nous atteignîmes autour de deux heures du matin. Le ronronnement des moteurs de la dizaine de véhicules qui formait notre cortège, réveilla la population qui, lasse d’attendre depuis 16 heures, s’était assoupie. Après un rapide arrêt dans la villa de Chabi Zakari Félicien, nous nous ebranlâmes vers le lieu du meeting. Mais au lieu d’un meeting classique, ce fut à une véritable démonstration des réalités mystiques du peuple tchabè que nous assistâmes. La foule, réveillée s’excitait comme si elle voulait se racheter d’avoir entre-temps cédé au sommeil. La place du village, éclairée par quelques timides lampes néon, bruissait des roulements du tambourin – parleur que les anglophones désignaient plus justement sous l’appellation de « talking drum ». Albert, Macaire et moi avions pris siège derrière Yayi. Les roulements du tambourin s’intensifièrent aussitôt. Trois personnes, masquées et habillées en peau de bêtes, s’élancèrent au milieu de la scène, poussant des cris stridents, imitant différents oiseaux ou mammifères. Ils sautaient, virevoltaient avec furie, mimant des scènes de chasse, puis venaient se prosterner devant Yayi en prononçant d’interminables incantations dans un langage inconnu. C’étaient la société secrète des chasseurs, très réputée dans cette aire culturelle. Ils furent bientôt suivis par des femmes d’un certain âge, décharnée, dansant nonchalamment en balançant le corps à gauche et à droite. L’écho sonore du Daïbi, ce rythme rituel fédérateur des tchabè, envahit alors l’espace, sous cette voûte céleste sans étoiles. Puis un chasseur s’élançait à nouveau, fougueux, faisant des transes et poussant des cris d’animaux si perçant que j’en avais la chair de poule. Il faisait le tour de la scène puis finissait dans une bruyante allégeance à Yayi. Quant à quatre heures du matin, nous reprîmes la route pour Tchaourou, j’avais l’impression d’avoir vécu une nuit avec le monde des esprits. Et ce n’était certainement pas faux.
Bientôt une demi-heure que la délégation était partie à la CENA. Je rappelai Macaire Johnson pour avoir des nouvelles. Tout se passait bien. Mais mon interlocuteur rappela et me demanda de replier sur Cadjehoun. « Tiburce, le président vient de joindre Dassoundo. Il est à cadjehoun depuis quelques minutes et tient absolument à faire bénir le dossier par un groupe de pasteurs ». J’en croyais à peine mes oreilles. N’était- ce donc là que ce qui l’intéressait ? Je foncai en direction de Cadjehoun…

Mémoire du chaudron 30
Lorsque j’arrivai à Cadjehoun, Yayi était là, assis sur sa petite véranda. Il m’avait l’air un peu amaigri et fatigué, mais paraissait d’humeur normale. « Tiburce, fit-il dès que j’entrai dans la maison, tu n’es pas allé à la CENA avec eux ? ». Je lui expliquai que j’étais resté au siège de campagne après le départ de la délégation. Il m’invita à m’asseoir sur l’une des chaises blanches en plastique que Ibrahim le gardien avait disposées sur la véranda. Yayi, comme d’habitude, voulait avoir le baromètre du terrain. Je le rassurai sans avoir besoin de le flatter. Car tous les signaux étaient au vert. L’enthousiasme était visible chez les populations et pour la première fois, nous avions des effets d’adhésion qui transcendaient les cloisonnements politico-régionalistes connus jusque-là. L’image hideuse de la confrontation nord-sud que nous redoutions avait été si bien noyée que Yayi paraissait suscité plus de passions positives dans les grandes agglomérations du sud que dans les fiefs traditionnels du nord qu’il reprenait au Général kerekou. Et ce résultat était loin d’être le fruit du hasard. En effet, en le présentant au sud d’abord sous l’emballage des églises évangéliques, en utilisant à fond sa proximité avec les Soglo dont nous mettions l’accent exprès sur la similitude des profils de technocrate – banquier, en insistant régulièrement sur ses liens filiaux avec une femme de Glexue, donc du sud, nous avions obtenu un résultat au dessus de nos attentes. L’essentiel des bastions RB fondait comme du beurre au soleil. « Yayi Boni, c’est le fils spirituel de Soglo », entendait-on carrément depuis Cotonou jusqu’à Abomey. La stratégie avait réussi et en cette mi-janvier 2006, je ne voyais vraiment plus comment nous pouvions perdre la présidentielle. A moins que, comme le soupçonne certains pessimistes, kerekou décide de ne pas l’organiser. Les signaux contradictoires, aussi ambigus les uns que les autres, qui nous parvenaient de la part du vieux Général, alimentaient abondamment ces faisceaux d’analyse. Ce paraissait évident, c’est que Kerekou était sous pression. Entre la volonté de partir du pouvoir sagement comme il fit naguère en 1991, et la pression impitoyable d’un lobby jusqu’au-boutiste qu’on disait puissamment assis au palais et actionné par une autre Chantal de Souza, il lui arrivait de vaciller dangereusement. Mais il ne fit néanmoins rien pour contrer l’avancement du mythe Yayi sur le terrain.
Le portail s’ouvrit et la délégation revenue de la CENA, déferla dans la maison. Le flegmatique professeur JeanPierre Ezin, derrière ses épaisses lentilles optiques, paraissait préoccupé. Pareil chez les autres membres de la délégation qui prirent siège sur l’étroite véranda dans un bruissement de chaises en plastique. Yayi demanda aussitôt à voir le dossier. Akobi lui tendit la chemise-dossier cartonnée. Yayi l’ouvrit puis feuilleta silencieusement le lot de documents à l’intérieur, scrutant certaines pages plus longuement que d’autres puis, sans émettre le moindre commentaire, le posa sur une chaise laissée vide à côté de lui. La ville bruissait depuis une demi-heure de rumeur de report de la date de clôture des dépôts de candidature et sur cette information, Yayi se montra en avance sur nous tous en nous le confirmant d’office. La clôture des dépôts était ajournée de trois jours et était donc désormais fixée au dimanche suivant. « Rien ne presse, nous avons tout le temps », dit-il, avant de nous lancer sur le ton d’un défi, sa première sortie politique, son investiture en tant que candidat à l’élection présidentielle. Il la voulait pour le même dimanche, dans trois jours. Et il tenait à faire salle comble. C’est vrai que la programmation de cette investiture lui avait été faite par la Cellule de Stratégies et de Tactiques, CST, installée dans une villa discrète à deux pas de l’ancien rond-point de godomey. Mais l’absence de Yayi avait fini par émousser cette ardeur. Au sein de la CST, se retrouvaient entre autres, le docteur JeanAlexandre Hountondji, Karimou Chabi Sika, Saca Lafia, Bagoudou Adam, Nestor Noutaï et Charles Toko qui me confia avoir financé de sa poche, la climatisation des locaux au moment ou tous ces soi-disant politiques, rechignaient à sortir le moindre franc de leur poche. J’avais d’ailleurs toutes les raisons de croire à cette énième confidence de Charles, non seulement à cause de son engagement et de son zèle débordant, mais surtout à cause d’une formule que Saca Lafia lâcha un matin dans la petite cour du domicile de Yayi après sa première rencontre politique avec lui. Yayi qui, fin calculateur, évitait de s’afficher ouvertement avec Saca Lafia, pour ne pas choquer la susceptibilité de Kerekou, finit néanmoins par le recevoir en compagnie de Debourou Djibril. Je ne pris pas part à la séance, mais la mise au point que Saca Lafia fit à un des cousins de Yayi dans la cour, m’amusa et me revint souvent chaque fois que je voyais cet homme dont le visage paraissait sculpter pour ne jamais sourire. « Dites à votre grand frère que nous ne sommes pas venus vendre des cigarettes en politique », avait-il déclaré, la mine fermée. Voilà qui avait l’avantage d’être clair et bien dit, pensai-je alors, avec beaucoup d’amusement. Il vendait mieux que des cigarettes. Et cela devrait avoir son prix… en cash !
La CST avait donc proposé cette cérémonie d’investiture de notre candidat, une cérémonie qui devrait être surtout une grande opération de communication. Yayi, en nous donnant juste trois jours pour la réussir nous lançait un triple défi de mobilisation, d’organisation et de communication. Et parlant de communication, nous avions déjà bouclé l’affaire. La formule qui gagne était déjà en boîte : « ça peut changer, ça va changer, ça doit changer ». Une accroche née un peu par hasard, sur les écrans de Didier Aplogan, au siège de son agence de communication « AG Partners » à Cadjehoun, à deux rues du domicile de Yayi. Cet après-midi là, Didier m’avait invité à son agence pour, disait-il « lui voir quelque chose ». A mon arrivée, nous refîmes longuement le débat sur la mise en formule du terme « Changement » qu’il nous avait déjà convaincus de garder comme terme général de la campagne. Et entre le terme et la formule déclinable en mille slogans sur le terrain, il y avait un parcours du combattant. Après plus d’une demi-heure de discussion, nous n’avions pas toujours eu cette petite étincelle qui changeait tout. En ressortissant de l’agence, Didier m’invita à jeter un coup d’œil sur les propositions graphiques autour d’un cauris envoyé par madame Claude Olory-Togbe et oui qu’il avait fait photographier. Je le suivis donc dans son espace – graphisme où je retrouvai le large sourire graphique de mon cousin Luc Vodouhê dont personne en famille n’avait compris la décision de choisir toute cette misère en lieu et place d’une si valorisante carrière de médecin. Le cauris était là sur son écran. Il était large, beau, puissant, légèrement incliné. Il semblait déjà porter la magie de la victoire. En un clic de souris, Luc fit apparaître sur son écran la triptyque » ça peut changer, ça va changer, ça doit changer. « Il nous le montra sans trop savoir quoi en faire. Je le lis à haute voix. Quelque chose n’allait pas dans la progression de l’idée. Je proposai une réécriture de la formule mais en partant du « ça peut » et en terminant par la promesse « ça va ». Didier Aplogan me tapauta aussitôt l’épaule en exultant : « Tiburce, là c’est bon, on l’a et ça va faire très mal ». Je répartis ce soir de l’agence, en essayant de répéter silencieusement et le plus longtemps possible ce slogan dont le style n’avait pas de précédent dans ma mémoire. « J’espère que tout cela n’est pas ridicule », me disais-je.
Entassés sur cette modeste véranda, nous recevions la première vraie instruction de Yayi qui parlera désormais comme un commandeur, un chef politique. Il voulait le show pour dimanche, c’est à dire dans trois jours. Et ces trois jours que nous avions pour faire le plein du palais des sports, pour inonder l’espace de bannières et de calicots, seront les plus intenses que j’ai vécu en quatre années de marche vers le pouvoir.

Mémoire du chaudron 31
Branle-bas de mobilisation. Un peu plus de deux jours pour faire le plein du palais des sports du stade de l’amitié. Deux jours pour brander cet auditorium de 6 milles places qui donnait l’illusion, quand il était plein, d’en contenir 25 milles. Il était question de frapper fort à cette cérémonie officielle de déclaration de candidature de notre champion. Il fallait qu’il parte clairement gagnant dans l’esprit de tout le monde. Et pour ce faire, les moindres détails pouvaient compter.
Remplir ce palais des sports en 48 heures d’organisation et de mobilisation paraissait à la fois simple et un immense défi. Nous nous y étions déjà pris un an auparavant lorsque l’IMC-YANAYI, sous la houlette de Benoît Degla, avait pris de court toutes les autres structures et organisations politiques pro-Yayi, en dressant publiquement le portrait robot du nouveau président de la république. Un portrait qui, bien entendu, tissa une camisole qui ne pouvait aller qu’à Yayi. Nous étions pourtant initialement partis pour appeler clairement son nom. Mais la veille de ce 03 février 2005, pendant que nous donnions les dernières touches à l’organisation matérielle de l’événement, dans le hall du palais des sports, Degla reçu un énième coup de fil de Yayi qui faillit faire tout capoter. Yayi qui, pourtant, était associé au projet de bout en bout, se rebiffait. Il était déjà 21 heures et il ne voulait plus entendre parler de cette sortie prévue pour le lendemain. Il demandait que tout soit purement et simplement annulé alors que tous nos militants étaient déjà en effervescence. Que faire ?
Lorsque Benoît Degla rejoignit le petit groupe que nous formions et qui devisait, debout, au milieu du hall du palais des sports fourmillant d’activités, son ton désespéré et son air grave ne laissaient aucun doute : « les amis, dit-il, l’heure est grave. Le président exige que nous annulions la sortie ». » Quelle sortie ? Demandai-je », « Ah beh celle pour laquelle nous sommes ici en train d’aligner des chaises… » répondit-il. Je ne comprenais pas trop bien ce qui se passait. Nous avions été en contact continu avec Yayi sur ce projet de sortie politique depuis une dizaine de jours. Il y avait apporté sa touche, même si le Yayi de ces moments là comptait son argent au franc près. Et c’était un exploit de lui en prendre. Nous avions tenu réunions préparatoires sur réunions préparatoires. Nous avions mis en branle la centaine de mouvements politiques que comptait IMCYANAYI.
Et ce soir, le comité d’organisation s’était donné rendez-vous dans ce hall du palais des sports pour suivre la mise en place des chaises, du podium et des différentes banderoles. Et voilà que …patatras, Yayi changeait de direction comme un toboggan par temps instable. Alors que j’essayais de m’expliquer cette versatilité de notre leader, mon téléphone sonna et je vis apparaître sur l’écran son numéro. Ce fameux numéro Libercom que je savais reconnaitre de toutes les manières et qui mériterait bien une place dans le musé du hold-up politique. Ce « 90-02-… » a dû s’afficher en seulement quelques années, sur l’écran de tous les portables qui comptaient dans le pays, tantôt accepté, tantôt rejeté.
Lorsque s’afficha donc ce numéro sur mon téléphone, j’avertis aussitôt notre petit groupe, puis hâtai le pas jusqu’en dehors du hall. A l’autre bout du fil, Yayi. « Tiburce ça va ? Bonne écoute, il faut que tu parles à Degla et à tout le groupe. J’ai demandé de surseoir à votre manifestation de demain », « ce serait une erreur », répondisje alors que dans une monopolisation habituelle de la parole, il alignait son argumentaire. « Une erreur ? Et pourquoi ? » demanda-t-il, préoccupé. « Personne ne nous prendra au sérieux le jour où nous lancerons une nouvelle activité du genre » . Mais sans lâcher prise il argumenta : « j’avais bien interdit que mon nom apparaisse, mais on vient de me rapporter que vous avez le nom sur les banderoles ». Je compris alors que quelqu’un était allé nous plonger chez Yayi.
Le pouvoir n’était pas encore là mais la guerre de positionnements était déjà impitoyable entre différentes structures faîtières de mouvements de jeunes que Yayi, malicieusement, avait mis en compétition. Trois de ces structures se livraient cette guerre d’influence, Il s’agissait bien entendu de l’IMC-YANAYI présidé par Benoît Degla, de l’UFPR de Edgar Soukpon et de Víctor Adimi, de la CFC de Yacoubou Bio Sawe, Directeur de cabinet de l’actuel président de la Boad et qui fut le premier messager du yayisme dès 2001. Il eu la clairvoyance, après la victoire de Yayi en 2006, de solliciter son envoi dans l’administration de la Banque ouest-africaine de développement où il poursuit une carrière stable à ce jour. Les luttes d’influence entre ces mouvements avaient certes ce côté positif en ceci qu’elles constituaient une source d’émulation, mais le revers de la médaille existait. Et c’était à elle que nous faisions face en ce 02 février 2005, veille de la sortie officielle de l’IMC-YANAYI. Une des autres structures rivales avait tenu à faire avorter l’événement et avait, pour atteindre son but, avait intentionnellement lu YAYI partout où sur nos banderoles, nous avions écrit YANAYI. La mise en compétition systématique des collaborateurs présentait donc cet inconvénient mortel qu’elle pouvait induire le surplace, les énergies s’annulant mutuellement. Je réussis à rassurer Yayi : son nom ne figurait nulle part sur nos affiches et les différentes allocations.
La mobilisation était prévue pour être grande, je lui en donnai également l’assurance car, redoutait-il à raison, un échec de la mobilisation serait un précédent fâcheux à cette étape de notre marche. Finalement tout se passa très bien le lendemain et la réponse du public combla largement nos attentes, et même si nous n’avions pas rempli la moitié de la salle, nous avions eu par contre des militants motivés à bloc. Benoît Degla, de sa voix saccadée, avait lu les critères de choix retenus par l’IMC-YANAYI pour diriger le Bénin à partir d’avril 2006. Et pour lui aussi ce fut un triomphe. Car pour conduire cette manifestation, il avait dû braver les mises en gardes d’un de ses proches beaux-parents, homme des hautes et basses oeuvres du système kerekou finissant, Alexis Babalao.
Mais en réfléchissant sur cette volte-face de Yayi qui pour moi n’était rien d’autre qu’un manque de cran et de courage, je me felicitai de l’avoir tenir dans l’ignorance d’un coup audacieux qu’à trois, Charles Toko, Johnson Macaire et moi, nous montâmes et mîmes à exécution avec une folle audace.
C’était, je crois, en 2004. Un tract distribué sur le campus universitaire d’Abomey-calavi me parvint un aprèsmidi, au siège du journal « Le Progrès ». Un texte vaguement signé d’un prétendu » groupe d’officiers patriotes de l’armée béninoise » mettait en garde contre » les manoeuvres du général Mathieu Kerekou dont le seul dessein est de conserver le pouvoir au nord en se faisant succéder par son frère Yayi Boni, actuel président de la Boad ». Puis le texte se répand en une série de menaces épouvantables. Une copie du tract en mains, j’alertai Charles Toko puis il m’invita aussitôt à son bureau de Atinkanmey.
A mon arrivée, je le trouvai en grande verve avec un visiteur. Pendant que je patientais pour que prenne fin la causerie que je trouvais interminable, je ne pus m’empêcher de penser avec amusement à cet écriteau sur la porte de son bureau et qui disait en résumé ceci : » vous avez 5 minutes en tout pour poser votre problème « . Et accroché au mur, à l’intérieur du bureau, un autre écriteau, illustré par un personnage aux traits grimaçants, avertit : « ne me parlez pas de vos problèmes d’argent. Moi aussi j’en cherche » …
Lorsqu’enfin le bruyant visiteur se retira, je tendis le tract à Charles Toko qui le parcouru pendant un temps anormalement long puis, comme illuminé, me déclara : « j’ai une idée. Nous allons faire endosser au mystérieux groupe d’officiers patriotes, le contraire du contenu du tract ». L’idée me paru tellement étrange que j’eclatai de rire. Quelques idées pour épicer notre texte me vinrent rapidement en tête. Je pris un stylo, une feuille, et sur un bout du bureau, je rédigeai le contenu de notre tract à nous. Le groupe d’officiers patriotes, dans mon texte, présentait ses excuses à tous ceux qui ont pris au sérieux le contenu d’un document qu’elle reconnait avoir publier la veille, mais hélas à l’issue d’une séance de beuverie. Ce groupe dit tout son regret et appelle à soutenir la candidature prochaine du président de la Boad, le docteur Yayi Boni. Sans blague ! Lorsque Charles eu parcouru la copie que je lui tendis à la fin, il éclata d’un rire si irrépressible que ses yeux déjà naturellement rougis, laissèrent couler des larmes. Il saisit ensuite le texte sur son ordinateur portatif puis me promit que son homme de main du moment, Yacinth Tchobo me ferait signe dès que les tracts seraient sortis de ses presses. Je connaissais en effet quelqu’un de suffisamment zélé pour le yayisme, pour prendre le risque d’en assurer la distribution. Surtout que le lieu retenu pour recevoir les tracts n’étaient ni plus ni moins… la devanture de l’État Major Général des Forces Armées Béninoises ainsi que l’entrée principale du camp Guezo. Des lieux où sont postées en permanence des sentinelles !
La personne que je jugeai assez motivée pour cette mission folle était Macaire Johnson. Je l’avertis aussitôt que nous devrions nous retrouver à deux devant l’imprimerie du Matinal au bord de l’artère pavée en face de l’église St Michel, à une heure que je lui indiquerais. Puis je remontai à Sikecodji au siège du journal « Le Progrès ».
Quand Yacinth me fit signe, il était presque 1 heure du matin. Je fis signe à Macaire qui partit de Akpakpa Pk6. Nous nous rejoignîmes à St Michel, à l’imprimerie du Matinal où je lui expliquai la mission. Il empoigna le lourd colis, le disposa entre les jambes sur sa moto Mate 80 un peu fumante et disparu dans la nuit cotonoise. Je remontai directement sur Calavi. Je ne me rappelle pas avoir parlé de cette action folle avec Yayi. Si nous l’avions associé, c’est sûr que nous n’aurions rien fait. Non pas qu’il eut fait preuve de quelque vertu que ce fut. Mais il n’aurait jamais eu l’audace de l’autoriser. Dans certaines situations en effet, point n’est besoin de requérir l’aval du leader pour certaines actions de barbouze. Ça ne marche presque jamais.
Aujourd’hui nous sommes à 48 heures de la première grande sortie officielle de Yayi. C’est surtout le moment de faire un inventaire exhaustif de nos hommes sur le terrain. C’est maintenant que tout commence.

Memoire du chaudron 32
Même si l’argent ne crée pas un courant de sympathie durable en politique, son rôle y est si fondamental qu’en manquer à certaines étapes d’une aventure de conquête du pouvoir peut se révéler, ni plus, ni moins qu’une faute mortelle. Il en sera encore ainsi aussi longtemps que vivra notre système politique actuel avec l’élection du président de la République au suffrage universel direct. La femme la plus vertueuse du monde se méfiera toujours instinctivement des avances d’un gueux. Tout autre discours ne serait qu’hypocrisie pour berner des imbéciles. Yayi ne l’ignorait pas. Et même s’il passait une partie de nos rencontres à faire un travail psychologique sur le petit groupe de compagnons que nous formions autour de lui dans le milieu chrétien évangélique sur le nécessaire détachement vis-à-vis de l’argent, nous savions tous que le moment de la vérité ne tarderait pas à sonner. Cependant, avec le recul qui est le mien aujourd’hui, je me demande si ses difficultés à financer, comme cela se devait, nos activités, n’étaient pas la raison première de l’humilité dont il faisait preuve à notre égard, car dès qu’il fut plus tard en mesure de financer et de faire marcher qui il voulait, des noms comme Briga Bruno, Dogo Pascal, Loko Serge, Alagbe Dieudonné, Bovis Macaire, Glin Laurent, Chabi Sidi Abdel Kader, Togbe Euloge… semblèrent ne plus rien lui rappeler. C’était pourtant avec eux que nous semâmes, à mains nues, par temps de soleil et par temps de pluie, les graines du yayisme dans le milieu évangélique à travers le pays. C’étaient eux, les compagnons dont il ne voulait jamais se séparer pendant que les premières résistances apparaissaient comme en 2003, lorsque Joseph Sourou Attin, alors ministre des travaux publics et des transports du Général Mathieu Kérékou, refusa de nous donner accès à la salle de conférence où nous avions prévu organiser une conférence-débat sur le thème » La place du chrétien dans la vie économique de sa nation » et dont le seul orateur était opportunément Yayi Boni. Le ministre Attin était pourtant un fonctionnaire de la Boad en détachement. Il était pourtant chrétien évangélique actif. C’est dire les montagnes que durent déplacer quelques fois ces noms qui resteront dans l’oubli pendant les dix années de règne du « frère Yayi ». Je les ai cités ici exprès pour motif personnel de justice, sachant qu’ils ne vous diront rien, ceux qui l’affublaient des épithètes les plus abjectes étant devenus les principaux animateurs de la dévotion évangélique quotidienne à son domicile.
L’énergie de la conviction en politique a donc, comme je le disais plus haut, ses limites si le nerf de la guerre faisait durablement défaut. Et le premier à mettre les pieds dans les plats face au discours ascétique de Yayi, fut Rachidi Gbadamassi. Un des premiers soutiens politiques ouvertement affichés de Yayi, Rachidi Gbadamassi qui venait d’infliger une historique humiliation électorale à Ousmane Batoko dans la course à la mairie de Parakou en 2003, comprit très vite toute la caution morale et technique que pouvait représenter pour lui ce grand-frère, président de la Boad, et dont les ambitions présidentielles se murmuraient déjà. Cela tombait d’ailleurs très bien puisque l’institution sous-régionale venait de valider le financement d’un vaste projet de rénovation de la voirie de Parakou. Gbadamassi, en ces moments-là, fit tant de zèle à chaque descente de Yayi dans la cité des koborou pour un lancement de pavage de tronçon ou une énième visite de chantiers, que personne ne comprit son brusque renoncement au yayisme après seulement un an de lune de miel avec l’homme de Tchaourou qu’il avait pourtant présenté à tous ses lieutenants du quartier Bâ-Ouèra de Parakou, comme son choix pour 2006, au cas où le général Mathieu Kerekou déciderait de quitter le pouvoir. Il se faisait que l’homme politique Rachidi Gbadamassi comprenait mieux que son » grand frère » Yayi, le langage politique que parlaient ses électeurs de Parakou. Son exposition aux côtés du président de la Boad lui avait coupé de nombreux robinets financiers chez tous les autres dinosaures de la classe politique nationale. Le plus cocasse dans l’affaire, c’est que le maire de Parakou repartait toujours de chez Yayi, la tête pleine de promesses et de théories, les poches désespérément vides. Intolérable ! Il finit par s’en ouvrir à Yayi, comme cela sied à un vrai connaisseur des moeurs politiques du pays. » Président, nous avons besoin d’argent pour entretenir le terrain. Je sais que vous n’en avez pas. Alors voici ma proposition : autorisez-moi à aller solliciter quelqu’un que je connais très bien et qui peut beaucoup nous aider. C’est Patrice Talon « . Le maire de Parakou se serait-il, malgré la réponse évasive de Yayi, rapproché de Patrice Talon ? Toujours est-il que le refroidissement puis la rupture inattendue de son soutien au président de la Boad, tenaient en partie des écarts d’approche que les deux hommes avaient du rôle de l’argent dans la gestion d’une carrière politique. Mais a posteriori, on peut dire que Rachidi Gbadamassi, en évoquant la solution Patrice Talon déjà en 2004, avait eu tort d’avoir trop tôt raison. Une fois hors de l’orbite Yayi, il roula tour à tour dans la farine Bruno Amoussou à qui il promit l’électorat de Parakou, Séverin Adjovi à qui il poussa l’humour cynique jusqu’à remettre les clefs de la ville, puis enfin Adrien Houngbedji à qui il offrit un meeting avec bain de foule mémorable au stade municipal de la cité des kobourou.
Il ne vécut l’élection présidentielle de 2006 que depuis l’enceinte pénitentiaire de Natitingou où l’envoya la scabreuse affaire de l’assassinat du juge Coovi. Mais on peut l’aimer ou pas, il avait vu avant tout le monde, la thérapie au problème qui rongeait le yayisme et qui se révèlera avec une extrême acuité à l’occasion de l’installation du bureau et des points focaux départementaux du bureau central intérimaire, BCI, dont Moïse Mensanh était le président, Benoît Degla le trésorier et Edgar Soukpon le secrétaire général.
Nous étions en 2005, à un an des échéances électorales de 2006. L’urgence de fédérer les énergies jusque-là dispersées, se faisait plus que jamais sentir. Il était question de regrouper toutes les forces politiques yayistes opérant sur le terrain dans une grande structure faîtière qui sera le soubassement politique de la campagne électorale du candidat Yayi. Les travaux eurent lieu au quartier JAK à Akpakpa, à la salle des fêtes » Les Hortensias » située dans le vaste domicile de Francis da Silva. C’était surtout un défi organisationnel car les délégués, venus des quatre coins du pays devaient être hébergés et nourris. Au plan strictement des activités, les assises posèrent d’emblée les bases de ce qui sera plus tard FCBE, Forces Cauris pour un Bénin Émergent. Entre autres points focaux départementaux désignés, il y avait Michel Sogbossi pour le Couffo, Bernard Degbe assisté de Jean-Pierre Ezin et Mathurin Nago pour le Mono, Patrice Lovesse et Judes Aïbatin pour le Zou, Codjo Atchode et André Dassoundo pour les Collines, Debourou Djibril, Théophile Babalolla pour le Borgou, appuyés par de jeunes virtuoses aux crocs déjà acérés comme Gildas Aïzannon. Il y avait Bani Samari pour l’Alibori, Emmanuel Tiando et Madame Dafia pour l’Atacora, Ahamed Akobi assisté de Wallis Zoumarou, Soumanou
Toleba et Garba Foulera pour la Donga, et Rogatien Akouakou assisté d’une escouade d’activistes dont Souleymane Naïmi, Oussou Christophe au surnom évocateur de « Babassa », Justin Adjovi, Macaire Johnson pour le Littoral, Alexandre Hountondji, le magistrat Honorat Adjovi et Da Matha Santana pour l’Atlantique, Anani Abimbola et Robert Tagnon pour le Plateau, Simplice Codjo et Dominique Takpodji assistés de Hélène Kêkê pour l’Oueme. A tous ces noms il faut ajouter les fortes individualités féminines comme mesdames Olga da Silva, Grâce Lawani, Claude Olory-Togbe, Madame Denise Houngninou, Madame Satchivi, Madame Zoumarou, Madame Bio Sawe. Puis vint le moment des comptes. Sur un budget prévisionnel d’une centaine de millions pour la désignation et l’installation de ces points focaux, nous en avions à peine mobilisé le cinquième. Les délégations veneus de loin étaient bloquées dans leurs hôtels dont nous n’avions pas les moyens d’honorer la note. Les espérances placées en un sursaut d’orgueil du candidat s’effondrèrent. L’angoisse et la crise des nerfs étaient palpables chez les organisateurs. Il fallait parer au plus pressé. La coque du navire craquait. Le naufrage était imminent. Pour la première fois, je vis Tunde hors de lui-même. Francis da Silva, d’ordinaire si maîtrisé, laissa éclater son exaspération en petit comité : » s’il ne peut pas boucler ce budget, alors ce type ne peut pas être président de la République. Nous avons perdu notre temps » avait-il lâché, au bord de l’infarctus. Mais ce n’était plus le moment des états d’âme. Il fallait trouver un recours, un mécène, n’importe quoi. Le fameux nom Patrice Talon réapparut…
A deux jours de cette cérémonie de déclaration de candidature, les choses paraissaient moins compliquées, côté financier. Rachidi Gbadamassi était en prison. Mais son flair avait eu raison de toutes les pudeurs. La cérémonie s’annonçait belle. Elle s’annonçait grande. Elle s’annonçait surtout historique.

Memoire du Chaudron 33
Supputons un peu. Les élections présidentielles de 2006 auraient-elles connu cette issue si Yayi et Talon avaient fait chemin deux ou trois ans plus tôt ? Mon avis est négatif. Car les deux hommes se seraient découverts et le duo se serait disloqué. Alors je retourne la question autrement : Yayi aurait-il triomphé dans cette compétition s’il avait eu plus tôt les moyens de son indépendance financière ? Là encore ma réponse est négative. Car il aurait vite montré les tares qu’il présenta plus tard dans la gestion du pouvoir et aurait suscité méfiance et rejet. Alors la conclusion qui sied à mon avis est celle qui veut que le pouvoir d’État soit d’appel divin. Et dans ce Bénin si mystérieux et si spirituel, pays aux milles rois mages, vous êtes vite repérés par l’une des nombreuses tours de contrôle spirituel lorsque vous êtes porteurs de cet appel. La première tour de contrôle qui capta avec précision le faisceau de lumière sur Yayi en fin 2002, fut le lobby libanais conduit en ce temps par le patriarche Feu Assad Chagoury. La soirée d’échanges et de partage à laquelle il convia Yayi, en compagnie de quelques uns de ses compatriotes, était plus pour lui dire « nous avons vu ton étoile ». Aussi, la mise en place spontanée autour de lui d’un comité de vieux sages aux yeux perforants dès la même année et constitué du président Émile Derlin Zinsou, de son frère René Zinsou, de Albert Tevoedjre et de Moïse Mensanh, avait, à mon avis, plus à voir avec l’irrationnel. Il en va ainsi du pouvoir d’État ici. Si vous en êtes porteurs, cela se sait dans certains cercles. L’expérience qui fut la mienne sur le chemin du pouvoir aux côtés de Yayi Boni, m’en a donné une conviction définitive, même si je reconnais que ce genre d’assertion ne doit pas avoir sa place dans l’espace public et le discours officiel comme commença malheureusement à le faire le président Yayi juste après sa prise de pouvoir. Car alors on se retrouve dans une vision de monarchie de droit divin alors qu’on a été régulièrement élu par des instruments démocratiques modernes. La responsabilité dans ce cas de l’entourage d’un chef d’État est déterminante. Il faut contre vents et marrées, l’aider à continuer par se sentir homme, citoyen et non démiurge, thaumaturge ou « messikoï ». Je sais cet exercice très risqué et périlleux dans des environnements du pouvoir marqués par les intrigues, les coups bas, la jalousie et la méchanceté toujours gratuite. Mais il faut des » malio » pour indiquer au Egoun goun enivré par le roulement endiablé du Talkingdrum, les limites à ne pas franchir et lui rappeler surtout qu’à la fin des festivités, il devra se déshabiller des oripeaux flamboyants et si craints du revenant et retrouver sa famille comme un homme ordinaire.
Ma marche aux côtés de Yayi n’était pas calculée. Avec les compagnons des temps d’espérance, nous avions entamé la chasse à un gibier sans trop savoir à quelle sauce sa chair se mangerait, sans savoir le type de vin qui l’accompagnerait le mieux, sans rien savoir du spiritueux qui ouvrirait ce genre d’agape. Avec lui sur les infinis chemins du Bénin, je ne m’étais jamais posé la question sur ce qui me reviendrait à l’arrivée. Et je vois encore aujourd’hui certains de ces compagnons continuer d’assurer péniblement leurs loyers et leurs différentes charges familiales à Godomey-Togoudo, tout comme s’ils n’avaient pas fait de bonnes études sur le campus universitaire d’Abomey-Calavi, tout comme si Yayi qui les appelait par leurs prénoms n’avait jamais été président de la république.
Dans cette Mercedes à immatriculation diplomatique dont le confort intérieur me suffisait comme récompense, nous avions sillonné les grandes et petites agglomérations du septentrion. J’ai souvent frémi de bonheur en contemplant ce paysage tantôt désolé et lunaire, tantôt accidenté et escarpé, au nord de Natitingou, lorsque nous rendions visite au vieux Colonel Adolphe Biaou dans son orphelinat où il se battait les mains nues pour redonner espoir à une trentaine d’enfants déshérités. J’ai aimé ce décor de savane arborescente lorsque nous debarquâmes dans la ferme de Malam Idi pour une « visite de courtoisie » sur la route de Bembereke. Parfois les voyages étaient calmes et studieux. Yayi se réfugiait dans ce cahier de cent pages dans lequel il recevait ses cours de baatonu à domicile. Il s’y était engagé avec rage depuis qu’une attaque malveillante circula dans le septentrion, l’accusant de ne rien comprendre à la langue. Il perçu mieux que nous tous le côté pernicieux de cette accusation à un moment où la disparition de Saka Saley et de Saka kina mettait cet électorat à sa portée. Soit près de la moitié de l’électorat totale du septentrion. Un peuple fier dont personne ne pouvait présager du comportement électoral après le départ du général Mathieu Kerekou. Un peuple dont la frustration après le long règne du vieux kameleon s’exprimaient déjà par les résultats audacieux qu’un candidat comme Saca Lafia obtint face à l’homme de kouarfa aux présidentielles de 2001 rien qu’en maniant le discours de la fierté identitaire face au « Patriarche somba » qu’il accusait lors de ses meetings de proximité d’avoir bloqué et par complexe d’infériorité, pendant près de trois décennies, l’émergence de tous les cadres baribas. Kerekou le lui rendit d’ailleurs bien en le traitant publiquement de » bouvier « . Un trait d’humour caustique que ne comprirent que ceux qui maîtrisaient la sociologie bariba. Traiter en effet un bariba de bouvier était la pire des injures qu’on pouvait lui faire. Les princes baribas ne faisant garder leurs troupeaux que par les peuhls qu’ils considéraient au mieux comme des tâcherons » gando » et au pire comme leurs esclaves. Mais voilà donc que le très fier prince bariba Saca Lafia était… vétérinaire, c’est à dire médecin-traitant des bœufs. Sacré Kerekou !
Yayi savait que rien n’était garanti du côté bariba et que les blagues séculaires entre nagots et baribas ne seraient pas suffisantes pour déclencher l’enthousiasme de ce peuple autour de sa candidature, lui un nagot. Il fallait donc prendre le taureau par les cornes. Il fallait audacieusement se revendiquer bariba. Et pour cela, l’argument était à portée de mains. Sa mère n’était-elle pas bariba ? Eh il fallait l’exploiter à fond. Mais comment s’y prendre alors que lui-même ne parlait pas baatonu ? Retour au cahier. Humblement. Avec comme enseignante, la petite « Dado », une de ses nièces baribas qu’il fit descendre sur Lomé et dont la jeune soeur « Zouberath » occupera plus tard l’actualité dans l’affaire de tentative d’empoisonnement. Nous y reviendrons sans doute. Mais certains baribas ne restèrent pas dupes sur la manœuvre de Yayi. Et s’ils adhérèrent de façon compacte à sa candidature, c’était plus par réalisme que par reconnaissance identitaire. Car pour les baribas, il y avait bariba dans bariba.
En remontant ce soir sur Calavi, je repensais à tout ce parcours qui était le mien, jeune trentenaire, plongé directement dans l’antichambre de la conquête du pouvoir d’État. Nous étions finalement à la veille de cette grande cérémonie de déclaration de candidature. Toute la journée, notre siège a fourmillé de monde et d’activités. Fatigué, je remontais doucement me reposer avant demain, le jour « J ». A la hauteur de Calavi, mon téléphone sonna. C’était Yayi. Je descendis de l’asphalte aux rebonds dentelés qui était faite à l’époque en une seule voie. » Tiburce, me dit-il d’une voix pleine de précaution mais aussi de déception. Le discours que tu me proposes-là, je n’y comprends rien. Je ne peux pas lire ça là demain ». « Discours ? Moi ? Quel discours ? » Fisje, totalement surpris. » J’ai demandé qu’on te dise de me faire une proposition de discours, mais ce que j’ai sous la main là, ce n’est pas à la hauteur. Je vais devoir réécrire. Ce n’est pas grave… »
Je n’avais jamais entendu parler de ce discours. Quelqu’un venait de me porter un coup décisif. Et les effets seront durables. Très durables.

Memoire du Chaudron 34
Je commence cet épisode de mes chroniques en disant ceci à mes frères et anciens confrères journalistes : il n’y a strictement aucun avenir pour vous auprès d’un homme au pouvoir si vous ne pouvez pas vous présenter autrement que « journaliste ». Dans ce métier certes noble, mais où l’indigence matérielle pouvait parfois induire la disette morale et éthique chez certains de nos confrères, votre ascension vous exposera très vite à l’aigreur et à la jalousie de ceux qui ne comprendront jamais pourquoi c’est vous et non eux. Et même s’ils sont minoritaires dans la corporation, l’enzyme de leur venin sera suffisamment puissant pour vous mettre sur le grille et transformer votre séjour dans l’antre du pouvoir en enfer. C’est aussi que le titre de journaliste, dans ce milieu, tel que je l’ai connu signifie à peu près » un truc en attendant mieux « . Dans ces conditions, un titre de conseiller à la communication du président de la République devient le maximum imaginable que l’on puisse vous donner. Il s’agit évidemment d’une vue totalement erronée, injuste et frustrante.
En raccrochant donc le téléphone ce soir-là avec Yayi, un sentiment d’indignation, puis d’humiliation m’envahit. Je savais que Yayi avait une mémoire émotionnelle assez rigide et que la première impression que vous lui laissez, restait durablement même si les causes étaient démantelées. C’était la première fois qu’il me sollicitait pour un genre d’exercice aussi sensible que la rédaction d’un discours. Mais puisqu’il n’avait déjà jugé utile de me le demander directement, un intermédiaire dont j’ignore à ce jour l’identité, ne me trouva pas à la hauteur de la tâche. Je n’étais après tout qu’un journaliste, c’est à dire » un truc en attendant mieux « . Les choses étaient désormais sérieuses et il fallait solliciter quelqu’un à la hauteur. Un ou deux coups de fil plus tard, j’appris que l’auteur de la proposition de discours était l’éminent professeur de lettres qu’on ne présentait plus, en l’occurrence Roger Gbegnonvi. Vérité ? Intox ? Toujours est-il qu’à ce moment précis, rien ne tenait face à mon amour propre blessé. Je n’étais certes qu’un journaliste, c’est à dire » un truc en attendant mieux « , mais je savais que je n’avais à rougir devant personne dans le maniement de la plume. Ceux de mes anciens camarades de classe au CEG1 de Parakou dont je sais qu’ils sont très nombreux à suivre mes chroniques, savent que comme eux, je suis passé par de bonnes mains. Je pensai à Blaise Djihouessi qui découvrit la flamme de la prose en moi et l’entretint avec passion et amour. Je pensai à Louis Tambamou qui m’insuffla la soif inextinguible de la littérature classique. Et que dire de Félix Dossou qui, en Première et en Terminale au lycée Houffon d’Abomey fit pendant longtemps de ma note en dissertation au baccalauréat session 1993, un sujet de fierté personnelle ? Mes camarades de classe savaient que si mes professeurs donnaient si souvent lecture publique de mes copies de composition en français et en philosophie, ce n’était pas tant parce que j’étais un génie. Mais j’avais appris à faire parler mon âme, sans enflure ni pédantisme. Je n’étais pas un technicien froid de la langue, je m’efforcais à en être un musicien, de sorte que la symphonie de ses cliquetis insonores me rendait plus heureux que la récitation de règles d’orthographe et de grammaire qui ne fut jamais ma passion, mais sur laquelle on me prenait rarement en faute. Plus tard, mes années universitaires furent passées dans l’insouciante compagnie de mes confrères de Radio Univers dont Hervé Djossou et Ahmed Paraïso pouvaient témoigner de notre passion commune pour le beau texte, les meilleures attaques et les plus belles chutes. Nous avions l’assistance débonnaire des aînés dans le journalisme comme Ange Hermann Gnanih et Georges Amlon. Cette génération d’étudiants passionnés que nous formions sous la houlette de Samuel Elidjah, Doucis Aïssi, Serge Prince Agbodjan et j’en oublie, étaient loin d’être les moins brillants dans nos différents amphithéâtres. Mon chemin rencontra ensuite un as du calembour, Édouard Loko, qui fut le seul patron que j’eus dans le journalisme, ce » truc en attendant mieux » dont l’image me collera à la peau tout au long de mon séjour à la présidence de la république. Je ne serai jamais en effet qu’un jeune journaliste. Surtout après le quiproquo de ce soir. Pourtant en ce début d’année 2006 et en cette veille de cérémonie solennelle de déclaration de candidature de Yayi, j’avais déjà un respectable BAC+ 5 depuis deux ans au Département de Géographie et Aménagement du territoire. Je parle du vrai BAC+ 5, à l’ancienne, obtenu en amphi, pas celui des nombreux Master commerciaux qui inondèrent plus tard les rues de Cotonou. Mais ça, peu de gens le sauront pendant le temps que je passai à la présidence de la république. Pour tout le monde là, je n’étais qu’un jeune journaliste qui devrait déjà s’estimer heureux de se faire hisser Conseiller technique par la mansuétude du président Yayi. Certains jours, je me sentais vide, inutile, parvenu. Je n’entamai le long chemin de ma propre guérison que maintenant, quand un concours de circonstance me fit reprendre la plume et que votre enthousiasme, chers lecteurs, me fit reprendre confiance en moi. Je compris que l’ancien Tiburce ADAGBE était toujours là. Je m’en sens chaque jour heureux, grisé, réhabilité. Le pouvoir l’avait pourtant brisé.
Le professeur Gbegnonvi n’était pourtant pas n’importe qui. Ce tresseur habile des cordes de la rhétorique était une icône, un baobab. Mais en s’essayant à la rédaction de ce discours, il s’était simplement laissé piéger. Yayi, en voulant me confiant cet exercice, ne me faisait pas un honneur. Il savait qu’il fallait être chargé de tout ce qu’ensemble nous avions vécu, pour l’écrire. Mais quelqu’un jugea qu’il fallait mieux que le journaliste trentenaire que j’étais et qui exerçait un » un truc de métier » en attendant mieux. Le vieux Gbegnonvi eût pu être certainement mon professeur si je me fus inscrit en linguistique ou en lettres modernes. Mais sur ce discours il n’était pas à sa place.
Après une nuit passable, je me précipitai tôt le lendemain matin au domicile de Yayi à Cadjèhoun. C’était le jour « J ». Ce fameux 15 janvier 2006 était enfin là. Il était matinal et cela se comprenait. Je le retrouvai dans le séjour en train d’échaffauder le plan de déroulement de la cérémonie. Il était seul et griffonnait sans arrêt sur du papier. Je compris qu’il avait bouclé l’affaire du discours et qu’il fallait passer à autre chose. Il avait un casse-tête à gérer avec ses lieutenants de la Donga. Le rôle de plus en plus visible que jouait Ahamed Akobi en étouffait déjà plus d’un parmi eux. Et pour calmer les esprits, il tenait à faire prendre la parole au cours de la cérémonie, à un autre : Soumanou Toleba. Il demanda mon avis et j’acquiescai mécaniquement, sans y réfléchir. Il demanda aussitôt qu’on l’appela. J’essayai de relancer l’affaire du discours, mais il changea plutôt de sujet avec » non non j’ai fini par comprendre « , et me demanda le point des préparatifs au niveau de la communication. Je ne savais pas ce qu’il avait compris, car durant les cinq années qui suivront, il ne m’associa à aucune activité à caractère intellectuel. Je portai ma camisole en bronze de journaliste, c’est-à-dire ce truc qu’on exerçait en attendant mieux. L’arrivée de Angelo Ahouanmagna au palais en notre sein en fin 2007 fut finalement une bouée pour moi. Il porta une partie de la croix » journaliste » avec moi jusqu’au Golgotha. C’était pourtant un homme particulièrement inspiré dans la création des concepts de communication. Mais lui aussi ne restera que journaliste. Didier Aplogan en parlera un jour… peut-être.

Memoire du Chaudron 35
Ma première rencontre avec Didier Aplogan remonte au début de l’année 2005. C’était à l’occasion de la première réunion de ce qui deviendra plus tart la cellule de stratégies et de contacts, CST. Charles Toko le convia à cette séance qui eu lieu un soir à la Cité Houeyiho, au siège du cabinet d’études du professeur John Igue. Quelqu’un nous négocia une petite salle de réunion dans cette villa au bord d’une petite ruelle sans issue, à quelques encablures de l’actuelle antenne cotonoise de la télévision privée TV-Carrefour. Ce personnage au physique enveloppé et au timbre vocal écrasé qu’il savait aggraver pour prendre de l’ascendance sur son auditoire, n’avait rien d’un grand timide, contrairement à la première impression qu’il me donna au début de cette séance qui regroupait Charles Toko, Chabi Sika Karimou, Adam Bagoudou, André Dassoundo, Didier Aplogan et moi. L’ordre du jour de la séance était vague tout comme l’était la présentation que fît Charles du nouveau venu. Nous savions globalement qu’il gérait une agence de communication et « qu’il pourrait nous apporter quelque chose ». Didier, heureusement, n’est pas un timide, et dans la présentation qu’il fit aussitôt après de luimême, nous sûmmes que l’agence qu’il dirigeait à Cotonou avait une dimension mondiale et qu’il était aussi représentant du magazine francophone pour adolescents » Planète Jeunes ». Ce qui le caractérisait surtout, c’était ce langage direct qui bien souvent ne portait pas de gants. Ce langage qui mettra plus tard et si souvent Yayi sur la sellette, lui coûtera de régulières mises en quarantaine. Didier planta donc le décor ce soir-là dans un style qui me prit totalement de cours. « Dans mon métier, déclara-t-il, j’ai appris à vendre des produits et non des hommes ». « Eh bien, voilà qui commence bien avec ce gros rond », pensai-je, agacé. Mais le développement que fit ensuite le nouveau venu ne manqua pas de pertinence, même si je comprenais mal le détachement qu’il affichait vis-à-vis de la dimension politique de notre séance. « Moi je ne fais pas de la politique, déclara-t-il. Et je suggère que votre homme soit vendu comme du Coca-Cola. Nous vendrons comme une marque, pas plus ». Je ne savais pas ce que pensait Charles de toute cette théorie étrange mais je me rassurais en me disant que s’il l’avait invité à une réunion aussi sensible, c’est qu’il devait avoir une certaine confiance en lui. L’idée de vendre désormais Yayi comme du Coca-Cola m’amusa et me rappela des rumeurs qui courraient alors sur cette boisson séculaire dont je ne n’appréciais pas le grand rôt que sa consommation me donnait. Yayi fera-t-il rôter les Béninois ? Je retins in-extremis cette vanne que je voulais faire pour détendre l’atmosphère. Des gens obséquieux comme Chabi Sika n’y auraient rien compris. Mais tout de même ! Ce Didier faisait fort. Il poursuivit en posant la question fatidique que Charles et moi redoutions souvent chaque fois que quelqu’un que nous démarchions, décidait de jouer strictement sur la piste de la technicité. » Notre homme a-t-il les moyens d’une vraie campagne de communication ? « , demanda-t-il à cette petite assistance pétrifiée. Ah cette question ! Je cru bien l’avoir déjà entendue quelque part dans le bureau de Charles. » Et c’est toujours lui qui envoie des gens qui posent ce type de question « , maugréai-je en silence. Heureusement, Didier, contrairement à Guidigbi, comprit le lourd silence que nous lui opposâmes et proposa des solutions intermédiaires, en attendant que « notre homme ne sorte les sous ». Puisqu’il n’y avait pas les moyens pour réaliser ce vaste sondage d’opinion qu’il proposait comme préalable à toute initiative, il fut décidé que chacun de nous se transforma en agent sondeur dès que le questionnaire que Didier se proposait de faire élaborer par ses collaborateurs serait prêt. Les résultats de ce sondage d’opinions que nous nous retrouvâmes quelques semaines plus tard pour analyser et commenter, était plutôt riche et digne d’intérêt. Nous avions une perception par les sondés des principaux candidats potentiels à cette présidentielle que confirmeront les urnes un peu plus d’un an plus tard. La première leçon heureuse issue des résultats de cette enquête d’opinions était que les Béninois ne perçoivent pas les élections présidentielles de 2006 comme une confrontation entre le nord et le sud du pays. La deuxième leçon heureuse pour nous, c’était que la classe politique ne leur inspirait plus aucune confiance. Prenant un à un les potentiels candidats, ils trouvaient Bruno Amoussou rusé et pas rassurant, Adrien Houngbedji instable et comptable de l’échec de Nicephore Soglo en 1996. Ils trouvaient Lehady Soglo sans envergure et fils à papa, Severin Adjovi apparut comme un homme d’affaires, or ils ne voulaient pas d’homme d’affaires au pouvoir. De façon surprenante, Idji Kolawole était crédité d’une bonne côte de confiance, mais trainait comme un boulet, son image d’acteur du pouvoir Kerekou. Cette bonne côte était sans doute liée au fait qu’il était président de l’Assemblée nationale au moment de l’administration du questionnaire. Si Yayi paru gagnant de cette enquête, la position des enquêtés sur sa personne reste assez mitigée. La majorité estimait ne pas bien le connaître, même si son profil de banquier du développement emportait leur adhésion. La grande conclusion du document, c’est que notre candidat était vendable. Mais quand Didier sortit sa stratégie, solidement chiffrée en CFA pour vendre son » Yayi-Coca-cola » et qu’il ne trouva personne pour casser la tirelire, il disparu. Je ne le retrouvai que plus tard au siège de Campagne de Bar Tito, quand Charles le fit revenir pour la séance de validation du logo de notre candidat que nous eûmes avec la présence active de Patrice Talon. Mais les résultats de cette enquête commanditée des mois plus tôt, nous imposait déjà le changement comme thématique incontournable de la présidentielle de 2006.
C’est donc ce même Didier qui se retrouva aux manettes de la conception des affiches géantes qui décoraient avec énergie et puissance l’auditorium du palais des sports en ce jour, 15 janvier 2006, jour « J », « D-Day » comme le disent les anglais. Quand de Cadjehoun, Yayi m’envoya faire un tour pour prendre le pouls de la situation, je trouvai avec émerveillement un hall déjà plein à craquer à 11 heures, pour une cérémonie de déclaration prévue pour 16 heures. J’y retrouvai Hubert Balley dégoulinant de sueur. C’est à lui que Didier qui ne se voit jamais dans les seconds rôles, confia la tâche de l’affichage. Et on pouvait dire que ce créneau allait mieux à Hubert Ballet qui, revenu échaudé du Gabon, s’essaya à plusieurs activités dont la location de véhicules, mais un succès éclatant. C’était un homme chaleureux, cet Hubert dont la compagnie m’était plutôt agréable. Le ball du palais des sports était plein à craquer et pour gérer le flux continu des militants qui venaient à pieds des quartiers les plus lointains de Cotonou et environ, il fallut bientôt faire installer des bâches avec écrans téléviseurs dehors sur l’esplanade jouxtant le hall. Les choses s’annonçaient très bien au stade, mais se compliquaient à Cadjehoun. Un candidat annoncé pour les présidentielles de 2006 et dont Yayi avait personnellement négocié le retrait de la candidature, se rebiffait. Edgar Alia qui était pourtant prévu parmi les orateurs de ce soir, menaçait à nouveau de se porter candidat si certaines nouvelles exigences qu’il venait de faire parvenir à Yayi n’était pas prises en compte. C’était désormais une question d’heure pour l’avoir ou le perdre. Deux à trois heures pour céder ou résister à un chantage politique odieux.

Memoire du Chaudron 36
Que tous les amis et frères qui, de bonne foi, ont pu se sentir mal à l’aise après la métaphore utilisée dans l’épisode 33 de mes chroniques et parlant des Egoun goun, reçoivent ici toutes mes excuses. L’intention n’était pas malsaine. Salut fraternel. On se tient et le récit se poursuit.
15 Janvier 2006. Le soleil, de ses rayons impitoyables, dardait la ville de Cotonou. Telles des fourmis ébouillantées dans leurs trous, hommes, femmes et jeunes déferlaient en un flot incessant sur le stade de l’amitié de Kouhounou, aujourd’hui stade Général Mathieu Kerekou. Le hall du palais des sports affichant complet depuis 11 heures, des bâches et de nouvelles chaises furent déployées dans l’urgence au dehors, sur l’esplanade. Des baffes gigantesques disposées sous les bâches, relayaient en boucle les chansons que nous avions compilées pour la campagne et dont les supports audio, tirés en plusieurs milliers d’exemplaires, devaient être mis en circulation à l’issue de la cérémonie de déclaration de candidature. Et pour maximiser l’effet et la portée de ces chansons, nous avions dressé méthodiquement une liste des tenanciers de bars et des électroniciens plus communément appelés « dépanneurs » qui seraient d’accord pour jouer à longueur de journées nos CD, contre intéressement. Et il faut dire que la moisson fut si grande que beaucoup d’entre eux, suppliaient juste pour avoir un CD.
L’idée d’impliquer les artistes si puissamment dans cette campagne électorale, vient de Charles Toko. Nous en discutâmes une première fois au début de l’année 2005. Il m’exposa son idée de façon si convaincante que je me demandai comment personne n’y avait pensé avant nous. Le premier développement qu’il me fit concernait le milieu bariba dont chaque village disposait d’un orchestre de musique moderne d’inspiration traditionnelle. Ces orchestres qui occupaient une place centrale dans la vie des communautés pouvaient en effet se transformer en de puissants instruments de communication dans ces milieux, surtout les vocalistes qui avaient développé au fil du temps une lyrique d’une grande finesse. Ils savaient parler aux leurs comme personne d’autre ne le pouvait. Et quand le frétillement de la guitare solo, si caractéristique de ces rythmes, envahissait l’espace et les esprits, quand le batteur donnait la cadence avec des appuis vigoureux et saccadés sur la grosse caisse accompagnée des roulements cristallins des cymbales ; tout bariba vivait inévitablement ce transport de l’esprit dans un univers où tout devenait oui et amen. Ces orchestres demeurent à ce jour de véritables phénomènes de sociétés propres à cette aire culturelle, donnant en héritage au patrimoine national, des paroliers de génie dont le plus célèbre est Orou Karim. Charles proposa qu’on intègre tous ces orchestres dans notre stratégie de communication. Et c’était une proposition de génie car, à quoi servait-il de dépenser toute son énergie dans l’occupation des unes des journaux à Cotonou dans un pays majoritairement analphabète alors qu’une seule chanson allégorique en vernaculaire suffirait pour vous faire accepter ou rejeter par une communauté entière ? C’est cette idée qui fut ensuite élargie à tout le pays et qui donna cette compilation d’une dizaine de titres qui allaient bientôt révolutionner la communication politique sous nos cieux.
Si au palais des sports l’ambiance était euphorique, il n’en était pas de même à Cadjehoun. Edgar Alia montait toujours les enchères. Si Yayi voulait l’avoir à ses côtés tout à l’heure et pour la campagne, il devait s’engager, sur papier, à lui donner en cas de victoire, un ministère régalien. Il devait en outre lui assurer une autonomie de fonctionnement durant toute la pré-campagne et la campagne. En d’autres termes, le président d’Humanité Bénin exigeait de fonctionner en dehors de toute la superstructure politique mise en place déjà. Il voulait faire valider son budget de campagne et exigeait subtilement qu’on lui confiât à lui seul toute la zone de Savalou et environs. Il était déjà quinze heures et Edgar Alia ne lâchait pas prise. Yayi le prenait longuement au téléphone puis raccrochait, impuissant, avant de demander qu’on relance son numéro. Cette situation inattendue irritait au plus haut point André Dassoundo et certains de ses amis de la cellule de stratégies et tactiques présents. Ils revenaient de la CENA où le dépôt définitif du dossier de candidature avait eu lieu et entendaient faire le cortège avec le candidat jusqu’au palais des sports. Mais voilà que Edgar Alia qui n’avait jamais été des leurs, prenait tout le monde en otage. Se passer de lui n’aurait rien changé à l’issue du scrutin, mais ce genre de réflexion est aisée, seulement à posteriori. Yayi ne voulait aucune faille des collines jusqu’au nord. Et dans ce contexte où un score serré n’était pas à exclure avec Adrien Houngbedji clairement identifié comme son principal challenger, il préférait ne prendre aucun risque. Il voulait Edgar Alia avec lui, même s’il fallait se plier à toutes ses exigences. Ce qu’il finit d’ailleurs par faire.
Autour de 16 heures, le cortège de Yayi finit par prendre départ. La Mercedes à immatriculation diplomatique de la Boad n’était plus au nombre des véhicules de son parking. Pour la circonstance le comité d’organisation avait loué sur place une Mercedes presque identique. Yayi occupait seul la banquette arrière. Devant, assis à côté du chauffeur Tankpinou, son garde du corps, à l’aide de son téléphone portable, maintenait le contact avec le stade de l’amitié. Le cortège de trois véhicules roula à vitesse moyenne, toutes les phares allumés. Mais alors qu’il finissait de négocier le rondpoint au niveau de Cica-Toyota, un morceau de pavé trainant sur cette chaussée défoncée du côté du mur de la Ceb, percuta si violemment le carter de la Mercedes, que toute l’huile à moteur gicla en une grosse traînée sur l’asphalte dégarni. Il n’était surtout pas question de s’arrêter. Le chauffeur maintint son allure malgré le bruit désormais métallique du moteur. Lorsque le cortège franchit le grand portail du stade, l’effervescence fut telle que Yayi, grisé, voulut faire le reste du trajet à pieds. Mais il se ravisa face à la résistance de son garde du corps. Le cortège se fraya péniblement un chemin jusqu’à l’entrée principale du hall où se trouvait un groupe dérisoire de sécurité, monté par le colonel de gendarmerie à la retraite, Tchousso, et au sein duquel je fus ahuri de découvrir le gigantesque gabarit de… Macaire Johnson ! Ils firent de façon impeccable une ceinture de sécurité autour du candidat qui s’avança vers la bouillotte qu’était devenu l’intérieur de l’auditorium. Le chauffeur Tankpinou pût juste déplacer la Mercedes sur quelques mètres avant de couper le moteur pour l’éternité. Plus tard, un porte-chars passera la récupérer. Tout comme la Mercedes de la Boad à Abomey, ce moteur aussi avait coulé et avait donc définitivement rendu l’âme. « La guerre des choses dans l’ombre », dirait le prosaïque Gaston Zossou. Je restai dans le sillage de Yayi jusque dans la salle où son apparition provoqua un tel déchaînement de passion que le pauvre DJ qui chauffait la salle déjà depuis plus de deux heures, y laissa pratiquement ses cordes vocales. Yayi, excité, entreprit un tour de salle. Quand il eut fini et qu’il se fut installé, quelqu’un entonna l’hymne national, repris en choeur par une foule ivre d’espérance. A la fin de l’exécution de « l’Aube nouvelle », je me glissai dehors où déjà quelques journalistes me réclamaient, pas pour une interview. Chacun d’eux avaient son petit prétexte pour me signaler sa présence. Quelqu’un parmi eux poussa même l’étourderie jusqu’à déjà me réclamer une copie du discours de Yayi. C’était mon univers et je le connaissais bien. Je savais que le discours était la dernière de ses préoccupations.
Cela faisait à peu près trois quarts d’heure que je me tenais là debout sur l’esplanade au dehors, du côté de l’aire de jeu dédié au handball lorsqu’un tumulte suffisamment fort, me parvint depuis le chaudron de la salle. J’y accourus aussitôt. Quand j’entrai dans le hall, la foule extasiée scandait » bisser ! », « bissé ! ». Puis une voix mélancolique, émouvante et fluette s’éleva, remplit la salle, pétrifiant les esprits. Il chantait en langue fongbe, sur un rythme reggae langoureux, une chanson que bientôt toute la foule déchaînée reprenait avec lui. L’instant était surréaliste, magique. La grâce avait touché la campagne de Yayi. Je reconnus sur le podium, le physique presqu’efféminé de ce jeune homme dont j’avais rejeté l’offre quelques semaines plus tôt à Bar Tito quand il refusa de faire comme tous les autres artistes en laissant une copie de son CD. Il s’appelait GG Lapino. Son tube intitulé » Yayi Boni » comptera pour plus de la moitié dans le succès de notre campagne dans les départements de l’Atlantique et du Littoral. L’histoire de sa présence inattendue sur ce podium, mérite d’être racontée, pour la postérité.

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Debout à l’entrée de ce hall surchauffé, je voyais cette foule extasiée, déchaînée, vibrer à l’unisson avec le jeune artiste GG Lapino. Et quand Yayi se mit debout, balançant les deux mains levées à gauche et à droite, ce fut le délire. J’essayai surtout de capter le message de la chanson. Un appel sans ambages à voter Yayi qui serait la troisième issue entre deux belligérants qu’on imaginait aisément être Bruno Amoussou et Adrien Houngbedji. « Yayi Boni mi na zé » ce qui signifie « c’est Yayi le choix à faire « . Le refrain a l’avantage d’être court, concis et agréablement mis en mélodie, tous les ingrédients d’une excellente arme de communication politique. Lorsqu’il finit sa deuxième prestation, le public, insatiable, en réclama une troisième malgré l’effort de l’animateur pour passer à autre chose. Yayi mit fin à ce tiraillement passionné en autorisant d’un signe de main une nouvelle reprise de la chanson et en se mettant debout. Puis ce fut à nouveau l’effervescence dans la salle. La mélodie finit par s’incruster définitivement dans mon esprit. Mais je voulais, avant tout, savoir comment ce jeune homme s’était retrouvé là. J’avais vu la liste de passage des artistes prévus pour animer la cérémonie et je savais qu’il ne s’y retrouvait pas. Je voulais désormais tout savoir. D’où sortait-il ? Quel était le parcours de cette chanson avant et après notre rencontre à Bar Tito ?
Théodore Gaspard Gougounon à l’État civil, ce jeune artiste au teint clair, au physique efféminé et aux cordes vocales mélancoliques, était un produit des quartiers chauds de Godomey. En ce début d’année 2006, il avait déjà troqué tondeuses, ciseaux et peignes qu’il manipulait pourtant avec art dans son atelier de coiffure, pour le micro depuis quelques mois. Il avait déjà quelques chansons sulfureuses qui se jouaient en boucle dans certaines discothèques de Godomey et de Calavi. J’avais souvent entendu ce fameux titre « Dawe fon » qui enthousiasmait si souvent jeunes gens fiers de leur virilité et femmes frustrées, mais je n’avais jamais cherché en savoir plus sur l’auteur. Il affinera plus tard son art dans l’exploitation des thématiques bien en bas de la ceinture. C’est donc ce jeune coiffeur des zones chaudes de Godomey, au début d’une prometteuse carrière musicale qui eut l’initiative en 2005, alors qu’il ne connaissait personne dans le dispositif Yayi, de la chanson » Yayi Boni ». La suite fut un chemin de combattant pour lui. Toutes ses tentatives pour approcher le président de la Boad dont le nom circulait déjà dans les milieux politiques furent vaines et se soldèrent par une grande frustration pour lui. Un de ses amis finit par lui parler d’un « gars de Yayi » résident à Togoudo et qu’on pouvait voir certains jours, traverser Godomey sur sa vieille moto Yamaha lourdement chargée de sacs de provendes pour ses élevages : Paulin Dossa. GG Lapino lui fit aussitôt écouter sa composition dont il laissa une copie. Paulin Dossa promit le faire écouter par Yayi, mais les contretemps s’enchaînèrent. Il sollicita le concours du gardien de Yayi à Cadjehoun, sans grand succès. Finalement, avec l’aide du garde du corps, il décida d’en parler au vieux chauffeur Tankpinou. Cette solution dans les milieux des réseaux de pouvoir rate rarement sa cible. Il est en effet plus avantageux d’avoir l’amitié et le soutien du chauffeur ou du domestique d’un Président de la République que de se tuer à rechercher le regard bienveillant de ses conseillers qui, malgré les titres, sont à certains moments aussi loin du « chef » que vous même. La proximité efficace et agissante avec un président de la république n’a souvent rien à voir avec un titre officiel. C’est que ce personnel est présent dans les grands moments de réceptivité du président. Je parle de ces moments où un homme, fut-il le plus puissant de la terre, fait attention au moindre avis, à la moindre réflexion qui se fait autour de lui. Ceux qui eurent cette sagesse des choses, battirent des carrières enviables. Une fois donc le CD de GG Lapino dans les mains de Tankpinou, le tour était joué. Pendant que Yayi regagnait Lomé après après un week-end à Cotonou, le chauffeur qui savait mieux que quiconque à quel moment du trajet son attention se portait sur le moindre détail autour de lui, lança le morceau dans le lecteur de CD de la voiture en diminuant paradoxalement le volume. On fait en effet plus attention à ce qui se chuchote qu’à ce qui se vocifère. Au bout d’un moment, Yayi demanda qu’on montât le volume. Ce que fit avec satisfaction le chauffeur. La mayonnaise venait de prendre. Il le fit rejouer deux à trois fois avant l’arrivée à destination puis demanda qui en était l’auteur. De fil en aiguille, le jeune artiste reçu la promesse ferme d’une rencontre avec le candidat potentiel à son passage suivant à Cotonou. Mais la tenue de cette promesse, à nouveau, se fit attendre en vain. Paulin Dossa décida alors d’envoyer GG Lapino à Bar Tito où, apprit-il, quelque chose se faisait pour les artistes. Je ne reviendrai pas sur cette rencontre que j’eus avec cet artiste au front ceint de banderole blanche et dont les contours des yeux me paraissaient soulignés à l’antimoine. Il me fit un effet antipathique et son refus de laisser une copie de son CD comme le faisait tout le monde n’arrangea rien. Il repartit comme il était venu, son CD en main. Je n’avais pas une idée glorieuse de tous ces jeunes artistes qui se transformaient parfois de façon outrancière le physique. L’art, selon moi, suffisait amplement pour plaider pour ou contre l’artiste. Et puis de toutes les façons, l’artiste que Yayi voulait voir dans son écurie de campagne, croyais-je, c’était Zenab Habib. Mais les quelques apparitions que fit son manager au physique de catcheur à Bar Tito, ne furent pas concluantes. Luc Dansou montait les enchères et les exigences tant et si haut, que nous décidâmes de le laisser à l’intérêt que, nous disait-il, l’état-major major de Adrien Houngbedji manisfestait pour son artiste. J’en fis d’ailleurs un compte rendu désespéré à Yayi qui, à ma grande surprise ne se démonta nullement. Il voulait avoir Zenab avec lui. « Je gère moi-même », m’avait-il dit finalement, plein d’assurance. Il ne l’aura finalement pas.
Quand vint donc ce 15 janvier, grand jour de sa déclaration de candidature, Yayi qui, malgré le caractère brouillon de ses initiatives intempestives, savait garder la suite dans les idées, fit passer par Paulin Dossa, le message d’intégrer GG Lapino dans la liste des artistes prévus pour chanter au cours de la cérémonie. Mais là encore le blocage fut total et hermétique. Le MC de cérémonie qui soupçonnait une manœuvre de l’artiste, refusa de le faire chanter. Il ne restait plus que deux options au jeune Théodore Gaspard Gougounon : rentrer définitivement chez lui avec son CD qui semblait être né avec la poisse, où attendre en spectateur. Ne sait-on jamais. Et c’est la seconde option qu’il fit. Lorsqu’après le tour de salle, l’hymne national et les slogans, Yayi se fut installé, il demanda aussitôt GG Lapino et exprima sa volonté de le voir chanter là, maintenant, immédiatement. Un peu contrarié, le maître de cérémonie réclama le fameux CD qu’il transmit au DJ. Puis le visage de notre communication bascula. Ce morceau irrésistible ensorcela les électeurs les plus indécis dans le Littoral et l’Atlantique. Ce morceau parla là où nous n’aurions jamais pu prendre la parole. Ce morceau installa durablement Yayi dans le coeur d’une couche d’électeurs souvent inaccessible : les jeunes mais surtout les rebuts de notre société. Lapino était des leurs, et puisqu’il orientait le choix vers Yayi, celui-ci devenait aussitôt un des leurs. Une nouvelle façon de percevoir et de concevoir la communication politique montait en puissance. Simplement par le fait d’une pierre rejetée, qui devenait la principale de l’angle, un coup de génie resté inégalé, un ange venu de l’enfer : GG Lapino… !

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Après donc une deuxième reprise de cette aude envoûtante du jeune GG Lapino, le maître de cérémonie décida d’emblée de passer à autre chose. Le temps passait en effet et une série d’intervenants étaient programmés. Un représentant des jeunes, un représentant des femmes, des personnalités triées sur le volet, les représentants des différents partis politiques engagés derrière cette candidature puis, pour finir, le discours de déclaration de candidature. Conformément à la volonté de Yayi, c’est le docteur Soumanou Toleba qui prit la parole au nom de tous les jeunes. Ce qui ne manqua pas de susciter quelques haut-le-coeur du côté de quelques responsables de mouvements de jeunes yayistes qui n’avaient pas grand souvenir de son activisme en leur sein.
Ce choix imposé par Yayi ne manquait pourtant pas de bon sens politique. Il n’était en effet pas question de commettre la moindre erreur dans la gestion du département de la Donga qui devint l’objet de toutes les attentions depuis que celui qui était pressenti pour en être naturellement le leader, préféra une poursuite de carrière au Fonds Monétaire International à Washington, abandonnant sa troupe sans consigne claire. Une monumentale erreur politique dont les conséquences se feront sentir encore très longtemps. C’est vrai que quelques jours seulement après le départ de Abdoulaye Bio Tchane pour Washington, les leaders politiques de la Donga, sous la houlette de Ahamed Akobi, avaient fait une sortie publique à la maison du peuple de Djougou, sortie au cours de laquelle ils déclarèrent leur soutien à la candidature de Yayi Boni. Mais deux prudences valent mieux qu’une, le candidat le savait très bien. C’est pourquoi, après avoir donné des rôles majeurs à Akobi dans l’organisation de son staff de pré-campagne, décida, par précaution, de calmer d’éventuelles frustrations chez Soumanou Toleba, cet ancien membre fondateur du Rassemblement pour l’Unité Nationale et le Développement, RUND de Idrissou Ibrahima. Et puis en terme image, ce serait une erreur tactique qu’aucun ressortissant de la Donga ne prenne la parole à un rendez-vous si fondateur. Il y avait certes Wallis Zoumarou qui ne marchandait pas son soutien à Yayi, mais sa carrière politique semblait sur le déclin après son long conflit avec le régime finissant de Kerekou qu’il n’eut de cesse d’affronter à travers son frère, l’ambassadeur Issa Kpara, mettant en permanence Sèmèrè sous tension. La Donga était enfin à surveiller de près à cause de son comportement électoral qui peut être très imprévisible. On n’oubliait pas en effet la mémorable raclée qu’infligea Nicephore Soglo au baobab Mathieu Kerekou à Djougou et environs lors des élections présidentielles de 1996. Un score électoral que certains analystes de l’époque s’empressèrent certes de mettre sur le compte de la présence aux côtés de Nicephore Soglo, de Paul Dossou, natif de Djougou, mais ce souvenir était à prendre en compte dans la pondération des hypothèses d’adhésion sur la seule base régionaliste à laquelle la Donga peuvait refaire la surprise de faire mentir. Et de façon générale, les dernières résistances qui s’observaient dans certains endroits du septentrion devaient recevoir un traitement chirurgical local et non une chimiothérapie générale et sans discernement qui pouvait provoquer des métastases. Nous savions par exemple que à Sinende, le colonel Soule Dankoro refusait obstinément de se mettre dans les rangs, dans l’Atacora. Nous devrions nous passer d’un jeune leader émergent comme Barthélémy Kassa, resté fidèle à l’aile du Fard-Alafia qui refusa de s’aligner derrière Yayi. La solution là par exemple fut de vider le Fard-alafia de sa substance. Dans l’Alibori, Issa Salifou et le maire de malanville, koumba Gadje entretenaient la rébellion électorale sur les bords du fleuve Niger, mais en plus des leaders d’opinion de ce département qui lui était acquis, Yayi savait qu’il pouvait compter sur une vague de sympathie à kandi et environs, les populations d’un certain âge gardant encore en mémoire, le souvenir de ce jeune professeur de mathématiques qui n’impressionnait pas seulement par sa moto Yamaha MB-100, mais surtout par sa capacité à donner ses cours sans fiches. Certains pousseraient la précision de la mémoire jusqu’à se souvenir de ce génie un peu brouillon qui trainait des traces de poudre de craie blanche sur les mains, les bras, les coudes et même parfois dans les cheveux qu’il gardait hauts et touffus. C’était en effet dans cette ville de Kandi que Yayi Boni exerça sa première mission d’enseignement. Et à l’heure de la mobilisation politique, des paramètres à priori anodins comme celui-là, peuvent jouer un rôle déterminant dans l’adhésion populaire. Ils suffisaient juste d’en faire une exploitation intelligente et appropriée. Nous fîmes d’ailleurs ce genre d’exploitation un à deux ans plus tôt au lycée Mathieu Bouké de Parakou, en réveillant et en entretenant un courant de sympathie et d’émotion autour d’une journée de retrouvailles des anciens de ce lycée, cérémonie qui fut fortuitement… ou presque, placée sous le parrainage de Yayi Boni qui, bien entendu y avait fait son cursus secondaire. La quête de l’électorat ne saurait être l’affaire exclusive des accords d’appareil avec le gotha politique. Il fallait attacher mille cordes à notre arc. Ce que nous avions fait amplement.
Les discours se suivaient dans ce hall du palais des sports qui avait désormais retrouvé une accalmie que rompait par intermittence le slogan » …avec Yayi Boni …ça peut changer, ça doit changer, ça va changer » suivi d’une salve d’applaudissements. Vint enfin le tour de Edgar Alia dont Yayi ne pu jamais correctement prononcer le nom plus tard. Dans sa bouche en effet, ce sera toujours Edgar AliaS avec un « s » prononcé à la fin. Il y avait de ces noms qu’il massacrera ainsi tout le temps, malgré les habiles rectifications que nous lui apportions. Ce fut par exemple le cas de « Zinzindohoue » dont on n’entendait de sa bouche qu’un galop de syllabes. L’exercice devenait carrément périlleux quand il devait prononcer » Ahouanvoebla ». C’était presqu’un petit aboiement que j’entendais alors et qui, plusieurs fois, faillit me faire pouffer de rire. Mais il ne le faisait pas exprès, bien entendu, même s’il ne faisait pas non plus d’efforts pour corriger cette tare. Revenons donc à notre Edgar Alia. Quand il vint au micro, il réclama des applaudissements que le public lui offrit de coeur joie. Dans un discours qu’il prononça avec beaucoup d’emphase, il fit longuement les éloges de Yayi sur un ton tantôt grave, tant léger et enjoué. Il expliqua que ce choix était le seul qui s’imposait à tout patriote béninois. Ce choix, dit-il, était à faire sans égoïsme et petits calculs politiciens. Puis, il conclut en annonçant le retrait de sa candidature au profit du » cheval gagnant » Yayi Boni. La salle se mit à nouveau en effervescence. Edgar Alia lança le slogan deux ou trois fois avant de descendre de la scène. Ce discours m’amusa particulièrement. C’était comme si je n’avais pas été témoin quelques heures plus tôt de tout ce chantage politique. Mais dans le mercato politique qui démarra juste au lendemain de cette déclaration de candidature, j’en verrai de bien plus incroyables, comme celle dont je fus un témoin abasourdi entre Séverin Adjovi, Houdou Ali et notre candidat. C’était au domicile de Séverin Adjovi, à quelques encablures de l’aéroport.

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Il y avait une façon de lire et de comprendre l’obsession de Yayi à avoir Edgar Alia avec lui. N’oublions pas qu’en cette veille de sortie de scène du Général Mathieu Kerekou, un champ large de possibilités s’offrait certes à notre candidat certes, mais le terrain était parsemé de mines antipersonnels qu’il fallait savoir identifier et désamorcer avec adresse.
Tout lui était possible, mais en même temps la moindre faille dans ce château de cartes pouvait entrainer l’écroulement de tout l’édifice. Le cas de la géopolitique des collines à la veille des présidentielles de 2006 mérite qu’on s’y attarde un peu. Deux groupes socio-culturels composent cette aire géographique. Il s’agit des nagots et assimilés parmi lesquels il faut mettre les idaatcha et les ifè, puis les mahis dont la répartition sur l’espace du département n’est pas homogène. Si Yayi pouvait compter sur une adhésion naturelle et spontanée des nagots pour qui le slogan était » enfin notre tour », les mahis étaient à conquérir, même s’ils exprimaient une certaine bienveillance à son égard. Il y avait déjà, bien entendu, l’engagement sans faille de Benoît Degla que Yayi utilisait déjà comme un signal dans le nord des collines pour transcender le vieux clivage politique qui opposait les populations de Ouesse-centre essentiellement mahi à celles des autres arrondissements nagots de la commune, depuis le choix par le gouvernement marxiste révolutionnaire, de Ouesse comme chef-lieu de district.
A l’avènement du renouveau démocratique, le comportement de l’électorat dans ce district rural devenu commune, a bien souvent épousé la démarcation ethnique entre ces deux populations. Une démarcation que seule la grande aura du général Kerekou réussissait à étouffer. Son départ en 2006 ouvrait donc une ère d’incertitude dans cette zone et l’hostilité très ouvertement affichée des leaders mahis comme Edmond Agoua et Jean Gounongbe à la candidature de Yayi était du plus mauvais augure. Il fallait par ailleurs intégrer le fait que les mahis, au nord du département des collines n’ont pas les mêmes réalités politiques que ceux de Savalou et environs. Il était en effet très malaisé de savoir si ces derniers se rangeaient dans la zone géopolitique Collines-Septentrion ou Fons et assimilés.
La consultation des résultats des élections présidentielles de 1991, de 1996 et 2001 qui opposait chaque fois Nicephore Soglo à Mathieu Kerekou, avec un clivage Nord-Sud très prononcé, avait montré un glissement progressif du vote des mahis de Savalou et environs vers le bloc géopolitique Colline-Septentrion. Un bon signal pour Yayi. Mais il fallait rester sur ses gardes, la proximité culturelle naturelle mahi-fon pouvant être réactivée à tout moment. Et c’est d’ailleurs ce que soupçonnait Yayi lorsque Edgar Alia commença son petit numéro chantage politique. Il soupçonnait une manœuvre de division orchestrée son challenger majeur Adrien
Houngbedji qui, disait-on, aurait salarié depuis deux ans plusieurs dizaines d’élus locaux dans les collines et le septentrion. Une candidature de Edgar Alia, ajoutée aux trous d’air que constituaient déjà Edmond Agoua et Jean Gounongbe aurait un effet psychologique négatif dans le milieu mahi. Et Yayi l’avait bien compris. Même s’il fit preuve de génie politique en plaçant l’épicentre identitaire de sa candidature dans la zone bariba plus au nord, il savait très bien que son vrai centre de gravité politique était dans les collines.
D’ailleurs en lisant ces lignes, il se souviendra sans doute de l’indifférence de ces nombreux cadres baribas à Nikki en 2003, lorsque nous nous y rendîmes pour sa première gaani politique. Je me demande même si certains parmi eux n’avaient pas rigolé discrètement en voyant apparaître parmi eux, cet intrus sans invitation spéciale, dans ce « taco », tenue traditionnelle bariba, trop propre pour être authentique. Mais lui Yayi y était allé en conquérant. Il savait ce qu’il voulait. Et en cette mi-janvier 2006, à quelques semaines du démarrage de la campagne électorale, le peuple baatombou était aligné derrière lui. Son influence personnelle, son flair très aiguisé, ses fausses humilités, son opiniâtreté mais aussi les réseaux que Patrice Talon mit en branle dans les bassins cotonniers du nord, le plaçaient comme favori de la compétition à venir. L’ancien professeur de mathématiques brouillon mais réputé du Ceg kandi, l’homme à la Honda MB-100 qui ne détestait pas les nanas, l’ancien pensionnaire du lycée Mathieu Bouké de Parakou, camarade de classe de Saca Lafia, de Noël Kousse et de bien d’autres, le modeste rejeton du quartier okéglété à Tchaourou, devenait le maître du nord. Et ce n’etait pas la résistance de Georges Saka, Barthélémy Kassa, Soule Dankoro, Amouda Razaki, Antoine Dayori, koumba Gadje, Rachidi Gbadamassi et Issa Salifou qui le bloquerait. D’ailleurs pour les cas Issa Salifou et Koumba Gadje, il y avait une solution toute trouvée sur les bords du fleuve Niger. Une solution qui s’était offerte d’elle même : Houdou Ali.
Ah ce Houdou Ali … ! Aussi fidèle que ma mémoire puisse me rester, le président du Parti Beniniste du Bénin offrit très spontanément et assez tôt son soutien à Yayi. Malgré le discours très peu saisissable de l’homme, mélangeant avec une verve irrationnelle Karl Marx à Jésus et à Mahomet, son utilité se révélait de plus en plus dans le nord de l’Alibori qu’Issa Salifou promettait à Amoussou. Mais ce que nous ignorions, c’est que nous n’étions pas seuls à l’avoir perçu. Deux jours après cette éclatante cérémonie de déclaration de candidature de Yayi, je me rendis chez lui pour une raison quelconque. L’ambiance y était incroyablement électrique. Yayi téléphonait sans cesse. Quelqu’un m’informa rapidement de la nouvelle incroyable du jour. Houdou Ali refusait de décrocher Yayi. Il aurait même confié à une tierce personne qu’il n’accepterait plus parler avec Yayi, qu’en présence de Séverin Adjovi. J’étais journaliste depuis un peu moins de dix ans déjà et je connaissais bien les moeurs politiques du pays. Mais c’était la toute première fois que je voyais ce cas de figure. Un homme politique qui se vassalisait au point de ne plus pouvoir parler qu’en présence de son nouveau « maître » ? c’était absolument inouï.
Après plus d’une heure de pressions et de médiations diverses, Houdou Ali finit par nous faire une concession. Il était d’accord pour reparler avec Yayi ; mais seulement au domicile de Séverin Adjovi où il se trouvait, et en sa présence du maître des lieux. Yayi me demanda de l’y accompagner. En une dizaine de minutes, nous étions dans la cour de cette vaste demeure qu’avait érigée Séverin Adjovi à un jet de pierre de l’aéroport. Le lieu me rappelait les « asciendas » brésiliens que nous voyions dans les telenovelas latino-américains où il était souvent question de maître, de sujets et d’esclaves. Cela tombait bien : nous y étions pour négocier ou renégocier un homme. Son nouveau maître nous y attendait sans doute. Avec ses nouvelles exigences.

Mémoire du Chaudron 40}

On ne peut gérer l’appareil d’État avec des principes moraux rigides. Et cela tient de la façon dont on accède au poste de Président de la République. Dans un système démocratique présidentiel avec l’élection du président de la République au suffrage universel, que promettez-vous par exemple aux « awé » et autres « wess » des ghettos sordides de Zogbohouè, Agla-Akplomè ou Godomey pour emporter leur adhésion à votre candidature ?
Vous ne serez assurément pas assez fou pour leur promettre une lutte implacable contre les petits larcins et la consommation du chanvre indien. Ou alors, quel langage tenez-vous à vos partenaires politiques dont vous négociez le ralliement avant ou après le premier tour du scrutin ? Vous leur dites que les centaines de millions qu’ils réclament pour venir à vous sont hors de vos capacités et que tout cela est par ailleurs hors de vos principes éthiques ?
Faites-le ! Vous finirez plus proche d’un monastère que de la présidence de la République. Inutile aussi de croire qu’il vous sera aisé de signer des accords et de prendre des engagements que vous ne tiendrez pas une fois au pouvoir. Votre séjour à la tête de l’État sera, dans ce cas, tout sauf, un long fleuve tranquille. D’où cette question lancinante qui se posera pendant longtemps sous nos cieux à tout président de la République issu du suffrage universel : comment appliquer votre thérapie généralement contraire aux intérêts de vos partenaires politiques et aux incontournables compromissions qui vous ont ouvert les portes du palais de la présidence de la République, tout en demeurant un homme de parole ?
Toujours est-il que ce qui nous a conduits en cette mi-journée dans la « Hascienda » de Séverin Adjovi, sera le début d’une longue série de chassé-croisé qui ne s’arrêtera qu’avec le vote du second tour de l’élection présidentielle de 2006. J’avais certes déjà vu passer au siège de campagne de Bar Tito, une partie non négligeable des hommes politiques du pays. Je savais qu’ils n’y venaient pas en ballade. Quelqu’un avait forcément pris langue avec eux ou alors leurs bases électorales les y avait encouragé ou contraint. Ceux qui s’y rendaient de façon désintéressée étaient aussi rares que des larmes d’un chien. Mais ils existent et nous en avons déjà largement parlé dans des épisodes précédents. Mais je me dois de rendre justice à l’un des premiers hommes politiques qui s’engagea avec abnégation derrière Yayi et que les limites de ma mémoire avaient si injustement maintenu dans l’oubli et l’anonymat. Il s’agit de Jean-Claude Hounkponou dont l’UPD-Gamesu porta avec constance le yayisme dans le département du Mono. Ses déboires politiques, plus tard, avec le président Yayi qui encouragea sa mise à l’écart par un de ses propres lieutenants, Mathurin Nago, me laissa un immense sentiment de regret. Mais la politique, c’est ça, me direz-vous. Le fils élimine le père sans état d’âme et sans scrupules. Que pouvez-vous alors espérer que la politique ainsi définie apporte à nos sociétés ?
J’ai souvent surpris des passes d’armes mémorables entre Mathurin Nago et Jean-Pierre Ezin dans le bureau du trésorier du BCI, autour de posters de Yayi ou de quelques autres broutilles sonnantes et trébuchantes. C’étaient pourtant deux grands professeurs d’université.
Là encore, c’est la politique, me rétorquerez-vous. Mais alors, Houdou Ali et son maître Séverin Adjovi, avaient raison de nous faire le numéro qu’ils nous firent ce jour-là.
Je n’eus pas accès au grand séjour où se tenaient les négociations. Je passai presque une heure que durèrent les discussions, dans le grand hall sur la façade arrière du majestueux bâtiment. Je trouvai cet espace défraîchi comme s’il se fut agi d’une construction vieille d’un demi-siècle. C’était, me semblait-il, le quartier des cuisiniers et des domestiques de maison. Quand Yayi ressortit enfin, je compris, à sa mine, que la séance ne fut pas concluante. « Bon Tiburce, nous allons devoir nous passer de ce vieux-là », me dit-il lorsque la voiture redémarra. « Leurs conditions sont injustes et inacceptables », ajouta-t-il. Les accords que Séverin Adjovi et Houdou Ali proposaient et qui n’avaient rien d’angélique, ne devaient, selon eux, porter que sur le second tour du scrutin. Mais comment accéder au second tour sans passer le premier ? Ce fut la question philosophique qui scella le désaccord entre les deux parties. C’était évident que dans le contexte d’un second tour, tout le septentrion se mettrait spontanément en bloc derrière le candidat qui lui paraîtrait le plus proche. Houdou Ali ne serait plus, dans ce cas, d’aucune utilité.
De toutes les façons, Patrice Talon tirait désormais les ficelles et tout me paraissait subitement plus facile. Il était venu avec Candide Azannaï dans ses bagages, ce qui avait considérablement renforcé le travail de nos différents mouvements de jeunes à Cotonou. On le disait très influent sur Sehoueto Lazare. Et même si celui-ci ne se saborda pas comme nous l’eussions souhaité, il ne fut pas un adversaire agressif sur le plateau d’Abomey.
Koty Lambert qui avait dans un premier temps repoussé de manière dédaigneuse les avances des yayistes, jouera, avec l’entrée en jeu de Patrice Talon que ses proches appelaient simplement par son prénom « Patrice », un rôle dans le fonctionnement du siège de campagne. Sans parler de toutes ces ficelles invisibles, même par moi, qu’il tirait et dont je pouvais néanmoins constater les effets.
Je garde en mémoire une démonstration d’entregent qu’il me fit un de ces jours de déclarations de soutien qui devenaient pratiquement quotidiennes et que nous médiatisions à outrance. C’était à propos de Valentin Aditi Houdé.
Ce samedi-là, j’étais parti très tôt à Ouidah, accompagné de Macaire Johnson. Un ralliement majeur était prévu ce jour-là dans la cité des kpassè. Venance Gnigla, figure politique montante de la localité à l’époque, faisait sa déclaration de soutien à Yayi.
L’homme s’était fait une réputation de philanthrope par diverses actions sociales qu’il finançait au profit des populations notamment, les microcrédits, dont l’effet sur les femmes en milieu périurbain est toujours imparable. La cérémonie venait à peine de démarrer lorsque je reçus un appel. Quelqu’un, à l’autre bout du fil, m’annonça d’une voix atterrée que Valentin Houdé s’apprêtait à faire sa déclaration de soutien au candidat Adrien Houngbédji dans une heure.
La nouvelle était trop invraisemblable pour être prise au sérieux. J’en parlai avec Macaire, puis nous décidâmes de l’ignorer.
Mais nous étions en politique et vous me direz, sans doute, tout y est possible.
Mais quelques minutes plus tard, mon téléphone sonna à nouveau. Un autre militant que je ne connaissais pas, me répéta la même alerte. J’essayai en vain le numéro de Charles Toko. Il avait un excellent contact avec Houdé et aurait, sans doute, été alerté avant moi si l’information était vraie.
Je perdis progressivement mon flegme. Ne pas avoir Houdé avec nous, rendrait la conquête de l’électorat aïzo très ardu. Près de 70 mille votants dans un contexte où 450 mille voix ouvraient la porte du second tour, ça méritait qu’on verifiât la rumeur. Mais ce samedi-là, personne n’était joignable dans notre état-major politique.
Yayi était reparti hors du pays quelques jours après sa déclaration de candidature. Alors, Macaire Johnson et moi décidâmes d’écourter notre séjour à Ouidah et de nous rabattre rapidement sur Cotonou. Pendant que nous roulions à vive allure sur cette chaussée en piteux état, un troisième coup de fil me parvint et se fit plus précis sur le montant de l’accord et le lieu de la déclaration de soutien : le Codiam. Une idée finit par s’imposer à moi. Il fallait que je parle à « Patrice ». Je n’avais pas une grande proximité avec lui malgré quelques contacts furtifs et cette séance de validation des visuels de Yayi que nous eûmes à Bar Tito et à laquelle il prit une part active. C’était le gars de Charles et je ne jugeais pas utile de me faire l’intéressant auprès de lui. En plus, son extrême discrétion n’arrangeait rien. Mais maintenant, il me fallait lui parler, lui passer les informations qui me parvenaient depuis près d’une heure.
J’appelai Didier Aplogan que j’informai de la situation. Je ne me souviens plus de ce qu’il en pensa. Toujours est-il qu’il me donna le numéro que je lançai aussitôt. Je reconnus quelques secondes plus tard ce timbre vocal si caractéristique à l’autre bout du fil. Je me présentai et fus surpris du ton très amical qu’il adopta à mon égard. « Alors Tiburce, quelles sont les nouvelles ? », demanda-t-il. Je l’informai de ces trois alertes que je venais de recevoir. Il parut très serein malgré les effets d’urgence et de gravité que j’essayai de donner à ma voix. « Houdé viendra avec nous », me répondit-il. Puis ma pression finissant par faire un début d’effet sur lui, il finit par me demander ma position géographique par rapport au lieu où était supposé se dérouler la déclaration. « Va jusque dans la salle. Et si c’est vérifié, monte sur le podium et passe-le-moi. Je vais régler » me dit-il.
Quelques minutes plus tard, Macaire et moi étions au Codiam. Le lieu, à notre grand étonnement, était vide et calme. Nous questionnâmes l’agent de sécurité à la guérite. Aucune activité politique n’était au programme. Étrange ! Et si tout cela n’était finalement qu’un canular ?

Mémoire du chaudron 41

En ressortant du Codiam, je relançai le numéro de "Patrice" pour lui faire le point du constat que je venais de faire. Il n’y avait pas trace de Houdé et aucune déclaration politique n’était programmée là. ’’C’est bien, on suit. J’apprécie ta vigilance", me répondit-il, d’un ton plein d’assurance et de sérénité.
Cette façon de réagir me surprit et me laissa un moment songeur. Sur quoi fondait-il cette assurance de pouvoir renverser la vapeur, même si Valentin Houdé était déjà sur le podium, face aux micros et caméras, prêt à annoncer son ralliement à Adrien Houngbédji ? Je retournai la question dans tous les sens, sans pour autant trouver une réponse satisfaisante. Car je ne voyais pas ce que nous aurions pu promettre au président du RPR et qui fût au-dessus de la capacité de notre principal challenger. Comptait-il sur un devoir de gratitude ? Un quelconque retour d’ascenseur ? Ou un devoir de loyauté de la part de Houdé ? Du haut de son expérience, me disais-je, il devrait bien savoir que ces vocables n’avaient pas de place dans le dictionnaire politique.
Je conclus finalement que cela devait être de sa nature de se tenir sur des certitudes. Quant à moi, je n’avais pour assurance, en ce moment précis, que quelques éléments d’analyse géopolitique dont je fis plusieurs fois la démonstration à Macaire Johnson, pendant qu’il s’agrippait au volant de cette infatigable Toyota Carina 3.
Le combat de gladiateurs que se livraient Barnabé Dassigli et Valentin Aditi Houdé pour le contrôle politique de l’enclave de Zè, était une donnée fondamentale à prendre en compte dans le pronostic des options politiques que ferait chacun d’eux dans le cadre de cette élection présidentielle. Car la plupart des leaders politiques ne faisaient pas leur choix indépendamment des calculs et des projections politiques sur les élections législatives qui devraient suivre un an après ; c’est-à-dire en 2007.
Les rumeurs ayant annoncé Barnabé Dassigli du côté de Adrien Houngbédji, je pariais qu’en toute logique, Houdé irait dans le sens opposé, pour non seulement apporter dans les urnes la preuve irréfutable de son hégémonie politique sur la zone, mais surtout pour envoyer un signal fort à son aîné Dassigli que l’heure de la retraite avait sonné.
Je savais bien que rien n’était sûr en politique, mais autant s’accrocher à quelque chose qu’à rien du tout. Et puis "Patrice" avait beau respirer l’assurance et la sérénité, je savais aussi qu’il eut ses moments de doute, d’hésitation, voire de fourvoiement, avant de stabiliser sa décision de soutenir le candidat Yayi pour cette échéance électorale. Car son choix initial et presque naturel n’était pas Yayi, mais Bio Tchané.
L’amitié entre Patrice Talon et Abdoulaye Bio Tchané remonte à la fin de la décennie 90. Il faut dire que la défaite électorale de Nicéphore Soglo et le retour aux affaires du Général Mathieu Kérékou en 1996 avaient marqué le début d’une longue traversée du désert pour les sociétés de l’homme d’affaires, considéré comme un produit du régime Soglo dont il finança la campagne électorale malheureuse de 1996.
Ainsi repéré et fiché, il entra dans le viseur du nouveau ministre du Développement rural, Saka Kina Abdel Aziz Guézéré. La période faste de Adamou Mama Ndiaye faisait donc place aux années de plomb pour le cotonnier. Écarté de tous les appels d’offres pour la fourniture des intrants, ses usines d’égrenage étaient également ostracisées. Dans la perspective de la présidentielle de 2001, il fallait faucher ce bras financier sur qui pourrait s’appuyer à nouveau le président Soglo pour donner le change à son tombeur de 1996, Mathieu Kérékou. Et la diète imposée aux sociétés de Patrice Talon fut si efficace que celui-ci finit, au hasard d’une rencontre fortuite sur un vol, à solliciter l’arbitrage du ministre de l’Economie et des Finances d’alors, Abdoulaye Bio Tchané.
Inutile de préciser que la période fut plus que glorieuse pour les autres acteurs de la filière coton dont Martin Rodriguez, Francis da Silva, François Tankpinou, sans oublier de jeunes loups qui nourrissaient également de l’appétit pour l’or blanc.
Bio Tchané concéda une étude générale de la situation dont il fit part au Général Kérékou et qui fit aussitôt l’objet d’une communication en conseil des ministres. Le vieux caméléon, qui exprima une vraie ou fausse surprise, fit alors convoquer au palais de la présidence de la République, une rencontre de tous les acteurs de la filière, sans exclusion, et leur intima l’ordre de lui proposer une formule équitable de contrôle et de gestion du coton béninois et qui puisse régler la position ambiguë de la Sonapra qui jouait, jusque-là, le rôle de concurrent pour les acteurs privés et d’arbitre de la filière.
De cette concertation naquit l’Association Interprofessionnelle du Coton, dont le président fut Martin Rodriguez. Une porte de sortie venait d’être trouvée et les activités de Patrice Talon dans le secteur furent relancées, après plus de trois années de coma.
L’amitié et le devoir de reconnaissance qui le lia dès lors à Bio Tchané fut durable. Et lorsqu’aux lendemains de l’élection présidentielle de 2001, Kérékou libéra son ministre des Finances pour un poste au Fonds monétaire international à Washington, "Patrice", comme d’ailleurs une partie des observateurs de la chose politique au Bénin, y lit un signe de dauphinat pour la présidentielle de 2006.
Mais Bio Tchané partit comme il était venu. Sans marquer le terrain politique. À son départ pour Washington, il n’avait mis en place, ne serait-ce que dans la Donga, aucune structure de réflexion politique qui pût être le foyer d’une agitation politique en sa faveur.
N’empêche que l’entrée au gouvernement du jeune Ahamed Akobi comme ministre des Travaux publics et des Transports, lui laissa encore pendant des années, une possibilité de se relancer à travers ce bras droit de premier choix. Une occasion qu’il laissa encore filer.
Pendant ce temps, Yayi, franchissant perpétuellement la frontière de Hillacondji, tissait sa toile à travers le Bénin. Les poses de premières pierres, le contrôle ou la réception des infrastructures socio-communautaires financées par la Boad, se multiplièrent avec un relais systématique et avantageux sur les écrans de la télévision nationale par son inamovible reporter Justin Roger Migan.
Un Justin Roger Migan dont on n’entendra plus jamais parler pendant les dix ans de règne de Yayi et dont la seule vraie doléance qu’il fit légitimement pour siéger à la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication (Haac) au titre des personnes désignées par le président de la république, ayant été rejetée au profit de Joseph Ogounchi. Là encore, vous me rappellerez sûrement le message de "Maman Gléssougbé". Et je vous le concèderai.
Le champ était libre et le Président de la Boad y avançait presque à découvert. Tous ceux qui croisèrent les bras en ricanant " laissez-le, Kérékou va le griller", constateront par eux-mêmes leur lourde erreur d’appréciation. Yayi avançait, avec au départ un seul ouvrier, Yacoubou Bio Sawé, qui parcourait le pays dans tous les sens, suscitant ou installant mouvements et comités de soutien, passant les amitiés de Yayi à rois sans royaumes, témoignant de sa compassion à imams éplorés.
Bio Tchané, pendant ce temps, faisait le mort à Washington. Peut-être ricanait-il aussi en disant " laissez-le, Kérékou va le griller" ? Toujours est-il que Yayi, chaque jour, tissait sa toile. De sorte que lorsque Ahamed Akobi finit par se décider à aller "faire quelque chose sur le terrain" pour ce lointain Abdoulaye Bio Tchané, l’avancée de Yayi était totale et irréversible. En prenant les ressources de cette opération de dernière chance chez "Patrice", il était sûrement loin de s’imaginer l’ampleur du phénomène Yayi dans le septentrion. Je me rappelle encore les discussions enflammées que j’avais souvent eues avec son chargé de communication, Souleymane Ashanti, au siège du journal " Le Progrès " à Sikècondji. Il était convaincu et essayait sans rire de partager sa conviction avec moi : "Votre Yayi n’ira nulle part".
Toujours est-il que cette ultime manœuvre de rattrapage entreprise par Ahamed Akobi à travers son mouvement politique "Ensemble c’est plus sûr" ayant échoué, il se plia au verdict de la réalité du terrain. "Patrice", informé par Saca Lafia des résultats de la descente de Ahamed Akobi dans le septentrion, tira sans doute sa propre conclusion : Tchané restera un ami. Mais pour la présidentielle de 2006, c’était grillé. Et s’il fallait miser sur un candidat ressortissant du septentrion, le seul choix qui s’imposait était cet étrange Yayi Boni.
Mais Ahamed Akobi et Bio Tchané avaient désormais un problème. Que faire ? Quoi exiger à Yayi dont la tactique de contournement venait de les prendre à l’envers ? Une rencontre fut initiée à Washington, entre Bio Tchané et Yayi, pour aborder les sujets qui fâchaient. C’était en présence de Ahamed Akobi. Un drôle de séance...
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 42
Sans jamais virer à la défiance ouverte et discourtoise, les relations entre Yayi et Tchané ne furent jamais particulièrement chaleureuses. Il s’agit de deux personnages aux parcours différents. L’un, Boni Yayi, est d’origine modeste. L’autre, Abdoulaye Bio Tchané, est issu d’une famille qui comptait déjà dans l’élite du pays, son père ayant été, avant lui, ministre des Finances. Yayi est né et a grandi au milieu de la populace à Tchaourou, dans des conditions matérielles pas très loin du dénuement. Tchané est fils du grand Tchané, ministre de la République. Il a passé son enfance et son adolescence à Porto-Novo. Ces détails peuvent n’avoir l’air de rien à priori, mais ils expliqueront largement les choix opérés plus tard par chacun d’eux quand se présenta la perspective de succéder au Général Mathieu Kérékou, d’abord en tant que leader politique du septentrion, puis comme président de la République.
Abdoulaye Bio Tchané, formaté pour être un homme de réseaux et d’appareils, ne put entrevoir l’accomplissement de son destin que par là. Ce trait de caractère le rapproche d’ailleurs assez bien de "Patrice".
Yayi par contre, puisant l’énergie de ses blessures personnelles et des complexes de toute une vie, procéda par le contact direct avec le bas-peuple, mendiant au besoin l’attention de la population, comptant à l’unité près le nombre de ses ouailles, alternant drague, ruse et mise en scène. Et on sait à qui l’histoire donna raison.
Alors vous me demanderez sans doute comment "Patrice" a pu emporter la mise en 2016, en étant tout le contraire de Yayi. Quelqu’un d’autre, mieux outillé que moi sur cette épopée, pourrait, s’il le désirait un jour, nous l’expliquer. Dans cinq ans ? Dans dix ans ? Un jour sans doute... Mais ma conviction, c’est que sur certains points précis, Yayi et Talon ne sont pas si contraires qu’ils en donnent l’air. Ce sont des hommes de pouvoir.
Pour revenir à Tchané, on ne peut mieux cerner l’évolution de ses rapports avec Yayi sans remonter à ce que fut leur ambiance de travail à Dakar, au siège de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest, dont ils étaient tous deux fonctionnaires. La décennie que Yayi passa au siège de la BCEAO à Dakar ne fut pas la plus glorieuse de son parcours professionnel.
Entre les rapports condescendants qu’entretenaient avec lui certains de ses compatriotes de la banque, dont Abdoulaye Bio Tchané, Pascal Irénée koupaki et bien d’autres, il devait gérer cette marginalisation constante dont il faisait l’objet de la part de sa hiérarchie. Il ne retrouvait du réconfort qu’en compagnie de la jeune génération de fonctionnaires de l’institution, comme Jonas Gbian ou Soulé Mana Lawani. Ses rares séjours à Cotonou se passaient incognito, au domicile de son vieil ami d’amphi, Fulbert Géro Amoussouga, sans aucun contact avec la famille.
C’est cette période difficile et sombre qui forgea en lui, je crois, la perception qu’il aura de toute l’élite. Les étoiles trop vives l’éblouissent et peuvent l’indisposer.
Mais avec Tchané, ce n’était pas une question d’étoile éblouissante. C’était une affaire de complexes douloureux et inguérissables. C’était une affaire de défis éternels. Puis un jour, le cadran tourna. L’effacé fonctionnaire fut convoqué dans le bureau du gouverneur Konan Banni. Pour une des rares fois où il foulait ce bureau, il reçut la nouvelle qui lancera le début de son irrésistible ascension. Son pays avait besoin de lui. Le président de la République, Nicéphore Soglo, l’appelait à ses côtés, à la présidence de la République, comme Conseiller technique à l’économie, sous la direction du patron de la cellule économique, Yacouba Fassassi. C’est sûrement avec un zeste d’incrédulité que ses anciens collègues de la BCEAO l’observeront voguer, tel un cerf-volant ivre, vers la cime du pouvoir d’État ; même si par la suite, quelqu’un comme Pascal Irénée Koupaki n’éprouvera aucune gêne à se mettre docilement à ses côtés après sa victoire électorale de 2006, après avoir pourtant activement travaillé à l’élaboration du projet de société de son challenger, Adrien Houngbedji.
La rencontre qu’eurent Ahamed Akobi, Abdoulaye Bio Tchané et Yayi en 2005 à Washington avait pour objectifs de faire prendre des engagements à Yayi, par rapport à la gestion des intérêts politiques des leaders de la Donga. Mais à y voir de plus près, c’était un immense marché de dupes, chacun des trois acteurs croyant manipuler les deux autres.
Commençons par le plus jeune, Ahamed Akobi. Il était entré dans le yayisme, contraint par les réalités du terrain, mais ne voulait pas en donner l’air. Toute femme conséquente sait que l’heure n’est plus à la drague, quand on se retrouve nue, au fond du lit d’un homme.
C’est pourtant l’exercice que tentera le jeune dernier ministre des TP de Kérékou. Il réglait par cette rencontre, un double problème : se donner bonne conscience devant le grand frère Tchané en l’utilisant comme caution, mais aussi contraindre Yayi à prendre des engagements.
Le second qui croyait tirer le drap vers lui, c’est bien Tchané. Il savait bien que les carottes étaient cuites et que Yayi se pût bien passer de lui pour s’imposer comme le nouveau leader politique du septentrion. Une rencontre comme celle-là lui donnait donc le sentiment de compter encore pour quelque chose dans l’issue des élections présidentielles de 2006. Et je crois que cette bouée de sauvetage ne lui déplaisait pas. Il se mettra dessus, en attendant de voir de quoi l’avenir sera fait.
Le troisième qui croyait rouler les deux autres, c’était Yayi. Il avait le vent en poupe dans le septentrion, mais préférait parer à toute éventualité. Rien n’était encore acquis et il se méfiait bien de Abdoulaye Bio Tchané dont il connaît les réseaux d’amis jusque chez lui à Tchaourou. Tchaourou qui infligea une raclée électorale mémorable à lui Yayi et à son aîné, le ministre Dramane Karim, lorsqu’ils appelèrent en 1996 à voter Soglo contre le kaméléon Kérékou. Il fallait donc être prudent. Et puis ce serait d’un très bon effet psychologique de montrer à la face du monde qu’il avait le soutien de Tchané. Prendre des engagements ne coûtait rien tant qu’on n’est pas tenu de les honorer. Yayi le savait mieux que quiconque. Des engagements, il en prendra à la tonne à cette rencontre.
Et même s’il donnera par la suite l’impression de beaucoup ménager ses "frères" de la Donga, c’était loin d’être par respect pour la parole donnée que pour des raisons pratiques de rapports de forces. La nomination plus tard de Tchané à la tête de la Boad faisait-elle partie de l’exécution d’un engagement pris à cette rencontre à trois à Washington ? J’en doute personnellement. Et nous verrons plus tard la similitude entre la démarche utilisée par Tchané pour obtenir ce poste, avec celle utilisée par Marcel de Souza pour prendre la tête de la commission de la CEDEAO. Dans ces deux cas, Yayi, dos au mur, avait préféré récupérer à son avantage des nominations qui, dans les faits, s’imposaient à lui.
Toujours est-il qu’à trois semaines de l’ouverture de la campagne officielle, les signaux étaient au vert dans les Collines et les départements du septentrion. La chasse aux grands électeurs et aux ralliements battait son plein dans les autres départements de la partie méridionale du pays. Dans l’Atlantique, il nous fallait absolument Valentin Houdé. Les rumeurs étaient affolantes, mais "Patrice" était là. Il recommandait la sérénité sur ce dossier. On verra bien ce qu’on verra.
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 43
À quelques semaines du lancement officiel de la campagne électorale pour les élections présidentielles de 2006, il nous apparaissait évident que notre principal challenger serait Adrien Houngbédji. Une trentaine de dossiers de candidature ont été reçus par la commission électorale. Sur les 26 validés, le tirage au sort plaçait notre candidat à la 26 ème place, c’est-à-dire dans l’angle droit, en bas. Ce n’était pas très mal. "L’homme aux lunettes avec le cauris, dans l’angle droit en bas du bulletin unique", facile à identifier.
Nous avions réussi à faire passer dans la conscience collective notre candidat comme le favori. Il nous restait à éviter le spectre de la confrontation nord-sud qui, même si elle passait inaperçue au premier tour, à cause de la pléthore de candidats, pourrait se présenter au second tour. Je redoutais personnellement ce schéma et donnerais de mon possible pour l’éviter. Car ma naissance et mon parcours de vie seraient totalement en porte-à-faux avec toute exploitation à des fins électoralistes de nos différences ethniques.
Même si j’assume sans complexe mes origines aboméennes, je n’en demeurais pas moins un natif de la ville de Parakou, à 500 kilomètres au nord de Cotonou. Septième d’une fratrie de huit enfants, j’y ai vu le jour et ai grandi dans un de ses quartiers les plus effervescents, le quartier Yéboubéri. Mon père s’y était installé au début des années 60, pour des raisons professionnelles. Je garde des dix-huit premières années passées dans ce quartier, le souvenir d’une enfance ordinaire mais heureuse. Dans cette cour commune que nous partagions avec la famille nombreuse de notre bailleur, je m’étais toujours senti chez moi dans chaque chambre et pouvais déjeuner là où la faim me prenait. J’étais chez moi et n’avais besoin de personne pour m’en convaincre.
Dans ce quartier à la sociologie complexe, il y avait, vivant en harmonie avec les populations majoritairement dendi, de grandes familles originaires de la partie méridionale du pays et aux patronymes très typés comme les Sonon, les Azon, les Agonglo - Sossa - Dêdê, les Anagonou, les Sêmassou, les Akpakoun, les Tonoukouin, les Soglo, les Gbèdo, les Amoussou, les Bovi, et bien entendu les Adagbè. Je revois encore mon père, certains soirs de pleine lune, étendre son long fauteuil transatlantique sur la vaste cour devant notre maison. C’était un homme austère et extrêmement discipliné. Nous savions reconnaitre à distance, le bruit caractéristique de sa mobylette AV 85. Alors, dans une bousculade générale, nous remettions tout le séjour dans un ordre impeccable avant son arrivée. Il n’était souvent pas dupe, en voyant tout dans l’ordre, de l’ambiance de foire qui y régnait l’instant d’avant. Je ne lui connaissais aucune distraction en dehors de ce poste radio aux antennes interminables sur lequel il ajustait en permance les fréquences en onde courte de la radio nationale émettant de Cotonou. Son émission phare qu’il écoutait jusqu’à tard était la chronique des faits divers en langue fongbe appelée "Xovi cléhoun". Une émission dont la particularité était ces histoires incroyables pourtant servies avec conviction. Des histoires qui se déroulaient presque toujours en Allemagne (djanma to) ou dans un village lointain des plaines du Caucase. J’avais une profonde admiration pour cet homme rigide et intègre.
Mais c’était autour de ma mère que nous nous retrouvions souvent, parce qu’elle donnait tout et ne nous refusait rien. Levée aux premiers rayons du soleil, cette femme infatigable et enthousiaste parcourait le marché Arzèkè dans tous les sens, changeant plusieurs activités avant la tombée de la nuit. Elle maniait avec autant d’aisance le baatonu avec la femme bariba vendeuse de moutarde traditionnelle " sonrou", que le dendi avec le boucher ou le vendeur de sel, le zarman avec le Nigérien vendeur de friperies ou le cordonnier, le fongbe avec les femmes fons vendeuses de pagnes, d’étoffes ou de farine de céréales. C’était ça le marché Arzèkè. Une école du vivre-ensemble. Un carrefour où les différences étaient une richesse. C’était le Bénin. Ma mère revenait parfois si fatiguée le soir que, pendant que nous la pressions de toutes nos doléances tels des renardeaux au retour de chasse de leur génitrice, nous pouvions la surprendre sommeillant, pendant que sa main était encore dans l’assiette du dîner. C’était sur elle que pesait l’essentiel des charges de fonctionnement de la maison ; et elle se battait avec furie et amour afin que nous ne manquions de rien. Par ces lignes, je rends un tendre hommage à toutes ces femmes battantes, ces amazones inconnues qui ont tout sacrifié pour leurs enfants, mais qui, comme ma mère, hélas, ne vécurent pas suffisamment vieilles pour se prélasser à l’ombre de l’arbre qu’elles ont planté et arrosé de leur sueur et de leurs larmes.
C’est naturellement à Parakou, dans ce Yéboubéri de ma naissance, que je fis mes premiers pas à l’école. J’ai commencé l’école par effraction. J’y suis allé seul, pieds nus et sans uniforme. J’y suis allé à l’insu de mes parents. J’avais décidé de me rendre à l’école parce que j’en avais marre de partager la moitié de tout ce qui me tombait dans le plat avec ma sœur aînée Marguerite, afin qu’elle acceptât de partager ses leçons de la journée avec moi. Je ne me souviens plus de mon âge à l’époque, mais on me trouvait trop jeune pour l’école. J’avais pourtant une soif de connaissance si brûlante qu’à force de compromissions diverses avec Marguerite, j’avais fini par en savoir autant qu’elle en lecture, en écriture, en chansons scolaires et en poésie. Alors un après-midi, je franchis le pas. Profitant du manque de vigilance à la maison, je me rendis seul jusqu’à l’école primaire publique centre, derrière le commissariat central de Parakou. Quand j’entrai dans la cour de l’école, l’ambiance bruyante qui y régnait me surprit. C’était le moment de la récréation de l’après-midi. Les écoliers, comme un troupeau libéré de son étable, s’égayaient dans tous les sens, jouant, sautant, gambadant. Je repérai mon cousin Barthélémy avec qui j’avais échafaudé le plan. Il était au CI et m’aida à me fondre dans la masse des écoliers qui retournaient, dans le désordre, en classe de CI groupe pédagogique B, aux coups de gong marquant la fin de la récréation.
C’était l’heure de la lecture. Tour à tour, les écoliers passaient au tableau et lisaient les lettres, les syllabes et les mots, en les montrant de ce long bâton qu’ils se passaient. Bientôt vint mon tour. Quand je me levai et avançai résolument de mes petits pas résolus vers le tableau, dans cette tenue bigarrée, "maîtresse Sakinatou" écarquilla les yeux de surprise, mais n’arrêta pas mon élan. Je saisis le bâton, et d’une voix limpide, prononçai tout ce qui était écrit sur le tableau noir. "Viens ici, mon garçon. Comment t’appelles-tu ?" me demanda-t-elle pendant que je retournais m’asseoir. Tétanisé, je ne savais quoi répondre. La maîtresse se fit plus douce : "Dis-moi, tu lis très bien. Qui t’a amené à l’école ? ". J’étais toujours paralysé par l’angoisse. Alors, toujours un peu plus intriguée, elle me demanda enfin si j’avais un frère ou une soeur dans l’école. Bien sûr que Marguerite y était, mais elle faisait le CP, au groupe pédagogique A. Mais il y avait plus qu’elle. Mon frère aîné Albert était au CM2, dans le groupe pédagogique B. Je murmurai d’une voix tremblante cette indication dans les oreilles de "maîtresse Sakinatou" qui s’était entre-temps abaissée pour m’écouter, dans ce silence de cathédrale qui s’était aussitôt abattu sur la salle. Elle envoya aussitôt chercher Albert qui fit de gros yeux ronds en me retrouvant là, pieds nus, dans cette tenue ridicule. Mais la maîtresse le rassura et insista pour qu’on me ramenât le lendemain.
La nouvelle fit grand bruit, le soir à la maison. Mon père, mis au courant, administra une mémorable raclée à tous ceux dont la responsabilité était engagée dans ce qui était arrivé. "Et s’il se perdait, Hein ?", fulminait-il. Mais les dés étaient jetés. La maîtresse voulait qu’on me ramenât le lendemain. Dans la nuit, ma mère rafistola grossièrement un ancien uniforme kaki de Albert. Le lendemain, on dut recourir à une ficelle pour retenir à ma taille cette culotte qui me descendait outrageusement jusqu’au milieu du tibia. Ainsi commença pour moi l’aventure scolaire dans ce Parakou où est enfoui mon cordon ombilical, dans ce Yéboubéri où un Ahanhanzo parlait aussi brillamment le dendi qu’un Moumouni.
Je savais vaguement que j’étais fon, originaire d’Abomey, mais cela comptait peu, jusqu’à un certain dimanche de 1991. C’était le jour du scrutin du second tour des élections présidentielles de 1991, opposant Mathieu Kérékou à son premier ministre issu de la conférence nationale, Nicéphore Soglo. J’étais en classe de Troisième et suivais d’une oreille distraite les débats politiques en cours. Je n’étais pas encore électeur, et donc ce dimanche matin, je me rendis tôt dans l’enceinte du Ceg1, aujourd’hui Collège Hubert Maga, pour achever dans ce calme qui me faisait si tant de bien, un livre qu’on m’avait prêté. Vers dix heures, je repris le chemin du retour en longeant la clôture en grille du centre départemental hospitalier du Borgou. Pendant que je m’engageais dans la cour de l’école primaire publique "Montagne" que nous traversions en diagonale à l’allée comme au retour du collège, j’aperçus un groupe de jeunes gens du quartier, l’air inhabituellement excité, les yeux rougis, armés de gourdins et de lanières en cuir torsadé localement appelées "sonkpaka". Je les connaissais tous, car nous vivions tous dans le même pâté de maisons. L’un d’entre eux, le plus âgé, m’interpella fraternellement mais bruyamment. " Jeune frère, me dit-il, rentre à la maison et que personne d’entre vous ne sorte avant le soir. Nous irons en finir avec ces chiens de Fons des quartiers "Alagar" et "Camp Adagbè". Vous, vous n’êtes pas des Fons. Rentre et informe tes parents de rester dans le quartier jusqu’au soir". Je croyais à peine ce que je voyais. Je hâtai le pas pour donner l’alerte à la maison, avant qu’il ne soit trop tard. Je savais que mon père avait un programme de sortie ce jour-là. En partant de la maison, j’avais vu sa mobylette positionnée dehors. Je croisai sur mon chemin, trois ou quatre groupes de jeunes armés, plus excités les uns que les autres. Ils me répétèrent tous les mêmes mises en garde. Mon père m’avait parlé de violences et de chasse aux Fons dans cette ville en 1963, à la chute du régime du président Hubert Maga et en 1970. Mais c’était la première fois que je méconnaissais mes amis d’enfance, mes camarades de jeu, mes frères du quartier.
Arrivé devant notre maison, je vis mon père, accroupi, en train de gratter avec un brin de câble à frein, la tête d’une bougie d’allumage. Cela faisait, me dit-il, une heure que la mobylette refusait de démarrer. Ce chauffeur qui avait échappé à tant d’accidents devait avoir "mis des choses dans le corps", pensai-je. Je le tins rapidement informé de la situation avant de foncer dans la chambre, alerter tous les autres. Mon père revint dans le séjour puis d’instinct, alluma " Radio Parakou". Ce fut son salut. Des témoignages radiophoniques en direct des quartiers ouest de la ville, essentiellement peuplés de ressortissants fons, donnaient froid dans le dos. Nous passâmes cette journée dans la maison, reclus et anxieux. Les démons de 1963 et de 1970 se réveillaient soudain sur cette ville pourtant si ouverte. Une fois encore, des hommes politiques médiocres et sans scrupules avaient engagé une partie de la jeunesse de la ville dans une aventure honteuse et ignoble. Cette ville, la mienne, était devenue méconnaissable. La haine et la violence avaient pris le contrôle. J’étais devenu étranger sur la terre de ma naissance. Pendant une dizaine de jours, des wagons entiers de trains convoyaient dans une ambiance d’Apocalypse, les ressortissants fons, vers la partie méridionale du pays.
J’étais blessé et furieux. On me volait ma ville. Un mois plus tard, mon père, déjà à la retraite, prit définitivement le chemin d’Abomey. Il ne revit plus Parakou jusqu’à sa mort, une vingtaine d’années plus tard.
Quant à moi, ma conviction était désormais faite. La xénophobie, le régionalisme et l’ethnocentrisme comme instruments de conquête et de conservation du pouvoir politique, c’est avant tout une caractéristique des leaders faibles et sans envergure. Si je devais faire un jour un vrai combat public, ce devrait forcément être pour le vivre-ensemble, l’acceptation des différences comme richesses et non comme instruments politiques. Et à quelques jours du lancement officiel de la campagne électorale pour les élections présidentielles de 2006, ces souvenirs me revenaient, effrayants et lancinants. Mais pour le moment, il n’y avait pas de quoi s’alarmer. Les ralliements politiques s’enchaînaient en faveur de notre candidat. Nous savions que le plus décisif dans l’Atlantique serait Houdé. Il venait d’ailleurs d’annoncer officiellement qu’il se prononcerait dans les prochains jours. Wait and see... !
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 44
Je ne sais plus exactement d’où nous revenions. Mais ce soir-là, nous étions rentrés assez tard à Tchaourou. Nous étions en 2003 et la bourgade n’était pas encore couverte par les réseaux GSM. 
Avant donc d’y entrer, il fallait passer la totalité de ses appels téléphoniques, au risque de devoir retourner le faire jusqu’à Parakou. Le réseau téléphonique filaire était inopérant à cause des nombreux vols de câble qui créaient de la discontinuité entre Parakou et Tchaourou. Je connaissais assez bien cette agglomération pour y avoir passé plusieurs séjours pendant mon enfance, lorsque mon père y fut affecté pendant deux ans comme chauffeur à la sous-préfecture. C’était de 1980 à 1982.
Je me souviens encore, comme si c’était hier, du Tchaourou de ces années-là. Mon père vivait à quelques encablures de l’ancienne maison de Poste. Il ne jugea pas nécessaire d’y emmener toute sa famille. Nous y passions les congés scolaires et certains week-ends. L’agglomération était sans électricité et je me souviens de cette lampe-tempête "Aladin" que le receveur des postes posait, allumée, sur la véranda du bâtiment chaque soir.
Je me souviens aussi des ballets incessants des porteurs d’eau fulani qui suspendaient sur leurs épaules une longue tige au bout de laquelle pendaient deux sceaux d’eau remplis à ras-bord, qu’ils vendaient de maison en maison. Car la petite ville ne disposait que d’un seul puits.
Je me souviens de ces majestueux irokos qu’on disait hantés et dont l’un d’eux, non loin de notre maison, dégageait au crépuscule, une étrange fumée blanchâtre, comme si quelqu’un y faisait le repas du soir. La nuée d’éperviers qui s’y abattait bruyamment confortait les suspicions et les superstitions.
Je me souviens enfin des énormes volutes de poussière que soulevaient sur la voie inter- États non encore bitumée, les voitures qui remontaient à vive allure vers le nord.
La seule distraction à l’époque était la gare Ocbn. Et mon père, les dimanches soir, nous y emmenait, quand il ne choisissait pas d’écouter tranquillement sa radio, étendu dans son fauteuil devant la maison. Mais je préférais être à la gare. L’entrée du train en gare de Tchaourou les soirs, était un spectacle dont je ne me lassais jamais. L’animation frénétique qui s’emparait du petit quai dès les premiers sifflements lourds de la locomotive venant des lointaines contrées du sud du pays déclenchait un charivari indescriptible. Les passagers en partance pour Parakou se débattaient dans une foule de vendeuses de tout et de rien. Ignames, fromage traditionnel à base de lait de vache, tête et pattes de boeuf, viande de gibier frite et assaisonnée, tous les produits restés invendus au passage des trains du matin en provenance de Parakou, réapparaissaient pour une ultime tentative de vente.
Puis la silhouette de l’interminable monstre de fer se détachait progressivement de la ligne d’horizon. Elle grandissait au fur et à mesure qu’elle s’approchait du quai, dans ce sifflement qui n’arrêtait plus. Pour moi, c’était comme une séance de magie qui se renouvelait, mais dont je n’étais jamais repu. Lorsqu’enfin le train s’immobilisait, les étroites portières étaient prises d’assaut par ceux qui voulaient y monter et qui, excités et impatients, ne voulaient pas laisser descendre d’abord ceux qui étaient déjà à destination.
Mais ce désordre indescriptible finissait par se calmer au bout d’un moment. Et parfois, comme pour prolonger mon bonheur, le train restait en gare plus longtemps que d’habitude, coupant même carrément son moteur diésel. Mon père nous expliquait qu’un croisement était prévu avec un autorail BB de transport de marchandises ou un train voyageur de nuit appelé "train-couchette" en provenance de Parakou. Nous retournions ensuite à la maison, légers et heureux, comme à la sortie d’une super production hollywoodienne. Mon père est conducteur de véhicules, moi je serai conducteur de train, me jurais-je intérieurement.
Quelques rares fois aussi, mon père remplaçait cette inestimable sortie vers la gare de Tchaourou par des récits de certains pans de son vécu de chauffeur. J’en raffolais également. Un de ces récits me marqua particulièrement et illustrait bien le rapport qu’il entretenait avec les signes et le monde invisible.
C’était, nous raconta-t-il, à la fin des années 50. Mon père conduisait alors un des derniers commandants de cercle des contrées du septentrion. C’était un français, amateur de chasses de nuit. Mon père le conduisait souvent dans le parc naturel de la Penjari d’où ils ressortaient au petit matin, lourdement chargés de trophées de chasse aux valeurs aujourd’hui inestimables.
Mais une nuit, il se passa quelque chose d’extraordinaire. Mon père, comme d’habitude, était resté seul dans la Land Rover, les phares allumés, attendant le retour de son patron, au fond de la nuit, au milieu de ce nulle part. Soudain, il entendit un chant de procession royale des cours d’Abomey.
Faible au début, le chant se faisait de plus en plus net en se rapprochant de la voiture. Pétrifié, il garda le phare allumé en fixant devant lui. Le ronronnement de son moteur fut bientôt étouffé par le bruit de la procession. Il aperçut alors dans son champ visuel, des cerfs, appelés en langue fongbe " agbanlin". Les mammifères se tenaient sur leurs pattes arrière et se suivaient en file indienne. Ils étaient drapés de pagne blanc, portant fièrement leurs cornes en forme de branches d’arbre. La procession passait, interminable, dans le halo de lumière qui trouait cette nuit si opaque de la Penjari.
Les quadrupèdes se suivaient, en statut debout, chantant en fongbe des chansons funèbres. À un moment, mon père vit passer l’objet de la procession. Un groupe de trois cerfs portait sur leur tête un long cercueil. Les chants de procession s’enchaînèrent jusqu’au passage du dernier cerf.
Mon père était tétanisé, atterré, dépassé. Était-ce un rêve ? Une vision ? Une hallucination ? Toujours est-il que l’écho lointain de la procession lui parvenait encore lorsque son patron, le commandant de cercle, réapparut. "La chasse a été bonne, dit-il à mon père, j’ai abattu un grand cerf".
Revenu en ville, mon père reçut l’explication de son incroyable expérience spirituelle : son père était mort dans la nuit à Abomey.
Chaque fois que, comme ce soir-là, je rentrais à Tchaourou en compagnie de Yayi, certains de ces souvenirs me revenaient à l’esprit. Il m’arrivait parfois d’essayer vainement de localiser l’emplacement de la maison de mon père. Mais tout avait si vite changé. La gare de chemin de fer n’était plus que l’ombre d’elle-même, la petite ville était désormais électrifiée, la voie inter-état était désormais bitumée. Ce n’était plus le Tchaourou de mon enfance. Quand je m’y retrouvais désormais avec Yayi, c’était pour parler conquête du pouvoir. C’était pour réfléchir stratégie.
Malgré l’heure tardive de notre retour ce soir-là, le dîner fut lourd mais succulent. L’invariable igname pilée à la sauce sésame était au menu. Nous devisâmes encore un moment avant de nous souhaiter bonne nuit.
J’occupais souvent une chambre à l’étage de cette bâtisse blanche au bord de la route, à l’entrée sud de la bourgade. J’étais sur le même palier que le maître de maison. Mon sommeil fut lourd, mais paisible. Et j’eusse sûrement fait la grasse matinée si ce discret toc-toc sur ma porte ne m’eût pas réveillé.
Je tirai la porte et me retrouvai nez à nez avec Yayi. Il avait un seau d’eau à la main. "Tiburce, j’ai de l’eau chaude pour toi" me dit-il en posant le seau en plastique sur le pas de ma porte. Ce geste d’une humilité et d’une humanité si pures, me marqua très longtemps dans les rapports qui furent les miens avec lui sur le chemin du pouvoir. Aujourd’hui, il ne s’en souvient peut-être plus, mais la question qui me revenait plusieurs fois à l’esprit quand plus tard le pouvoir le rendit ivre et fou, était celle-ci : combien de Yayi Boni se dissimulaient dans l’unique que je voyais ?
La réponse sera laissée à l’appréciation de tous lorsque ma chronique aura atteint cette étape.
Pour le moment, nous sommes à la conquête de Zè et de son leader Valentin Aditi Houdé. S’il vient avec nous, nous sommes sûrs de terminer premier au premier tour du scrutin. S’il nous rejette, nous aviserons. Surtout que certaines de ses exigences nous parvenaient déjà...
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 45

La pantalonnade que nous fit Houdou Ali au domicile de Séverin Adjovi était du plus mauvais goût. Et c’est le moins que l’on pouvait dire après la blague qu’il en fit publiquement : " Yayi me propose une culotte, Adjovi m’offre un pantalon ", avait-il déclaré, pour justifier sa décision de quitter notre barque. Nous savions bien qu’il ne pèserait pas le poids d’une plume dans la décision de l’électorat de Karimama et de Malanville.
Mais dans cette dernière ligne droite, les effets psychologiques comptaient énormément. Donner l’impression d’un mouvement centrifuge vers soi est en effet la meilleure façon d’attirer plus de soutiens encore. Personne, dans cette phase, ne s’aligne spontanément derrière un cheval donné perdant. Ceci expliquait sans doute la pression supplémentaire que la position de Valentin Houdé mettait sur nous.
Le maillage que nos mouvements politiques avaient fait de l’Atlantique était impressionnant, mais nous aurions fort à faire si, en plus des zones de Sô-Ava et de Allada qui étaient tenues par le candidat Adrien Houngbédji à travers les députés Aladja Gbadamassi et Tidjani Serpos, nous devrions affronter celui qui paraissait alors maître de l’électorat Aïzo.
Ancien membre de la Renaissance du Bénin, Houdé était l’un des rares hommes politiques à démissionner du parti politique des Soglo, sans subir une sanction électorale immédiate lors des consultations suivantes. Et c’est flairant le rôle déterminant qui pourrait être le sien lors de la présidentielle de 2006, que Macaire Johnson, Agapit Maforikan, Charles Toko et moi, si ma mémoire me reste fidèle, lui rendîmes une visite de courtoisie, courant 2005, à son bureau de ministre chargé des Relations avec les institutions. La rencontre fut chaleureuse et l’homme se montra particulièrement amical. En repartant de l’ancienne primature ce soir-là, aux environs de minuit, nous avions un message de Houdé pour "le grand frère", c’est-à-dire Yayi. " Dites au grand frère de ne pas s’éloigner de Kérékou ", nous avait-il répété à longueur de séance. Sans donc donner une position claire, il nous montra cependant que l’offre que nous lui faisions de venir avec nous ne le laissait pas totalement indifférent.
Les relations interpersonnelles peuvent servir de ferment dans les négociations politiques, à condition qu’elles soient établies et entretenues en temps de paix, loin de la furie du marchandage qui caractérise la veille des élections présidentielles. Car devoir discuter, négocier, démarcher un leader d’opinion que l’on a snobé tout le temps, peut devenir une contrainte périlleuse, à moins d’avoir le vent en poupe et la victoire clairement à portée de main. Dans ce cas, les rapports de forces jouent en votre faveur, et même si vos alliés ne venaient pas à vous de bon coeur, ils y seraient contraints par cette alchimie que crée votre marche triomphale vers la victoire. Houdé ne nous était pas hostile, même si nous savions, ce soir-là, qu’il espérait meilleur interlocuteur que nous pour lui parler clairement des offres du yayisme.
Dans le quadrillage de l’Atlantique, nous avions, en dehors des structures et des mouvements politiques regroupés au sein de l’Inter mouvement pour le changement IMC-Yanayi et de l’Union fraternelle pour la République, UFPR de Edgar Soukpon, l’appui d’une vingtaine de mouvements politiques et de personnalités isolées. Le seul parti politique allié à s’annoncer dans cette zone était l’UDNP du président Émile Derlin Zinsou, avec désormais aux commandes, le professeur Jean-Claude Codjia, ancien doyen de la Faculté des sciences agronomiques à l’Université d’Abomey-Calavi, épaulé par Claudine Prudencio.
Il est vrai, moins étincelante qu’aujourd’hui. Dans la région Tori, nous avions pour support, le docteur Alexandre Hountondji qui, depuis sa seule expérience électorale heureuse avec le RDL-Vivoten de Séverin Adjovi, lui a permis de siéger à l’Assemblée nationale, première législature, se cherchait désespérément une cure de jouvence. À Tori également, nous pouvions compter sur l’activisme des frères jumeaux Akouakou.
L’arrivée de l’étoile politique montante de l’époque à Ouidah, Venance Gnigla, servit d’élément catalyseur et fédérateur des petits mouvements épars dans la ville porte océane. Le bassin électoral de Godomey était tenu par un essaim d’initiatives politiques spontanées, liées à la sympathie naturelle qu’éprouvaient les populations fons pour le candidat Yayi, présenté comme la réincarnation politique du baobab Nicéphore Soglo qui, pour elles, restera sans doute un mythe éternel. Il est d’ailleurs intéressant de faire remarquer, ici, et en réexaminant les résultats des différentes élections présidentielles depuis la conférence nationale de février 1990, que cet électorat fon a toujours voté en bloc, fédérant ses énergies autour d’un unique candidat à travers une ligne géographique imaginaire qui part de la rive ouest du chenal de Cotonou, jusqu’à Dan, au nord de Bohicon.
Cette même tendance électorale se répétant au sein de toutes les communautés fons installées dans les autres contrées du pays, généralement autour des gares de chemins de fer. De sorte qu’au démarrage des dépouillements de votes, les premières tendances livrées par les urnes à Godomey se répètent fidèlement au quartier "Dépôt" de Parakou. C’est une donnée sociologique sur laquelle j’espère que des études scientifiques dépassionnées pourraient un jour faire la lumière, afin de nous permettre de prendre la mesure des profondes lignes de faille qui parcourent notre communauté nationale, et qui, pour le moment, servent bien les intérêts égoïstes des hommes politiques.
Une chose est sûre, l’ouverture de l’électorat fon vers Yayi en 2006 constituait une formidable opportunité de penser des siècles de blessure car le caractère trans-ethnique et la trans-culturalité du suffrage exprimé en sa faveur étaient le signe que des fractures se soudaient enfin. Mais si en 2016, après dix ans de règne Yayi, l’électorat fon retourna à ses fondamentaux en votant pour le fils de la maison, le " fils de notre fille ", Patrice Talon, c’est que des blessures que le peuple avait en 2006, décider de refermer, ont été maladroitement réouvertes par mégarde, par cynisme, par étroitesse d’esprit ou par populisme primaire. Et nous revoilà presqu’au même point de départ.
De Godomey à Calavi, des figures comme Luc da Matha Santana, Germain Cadja Dodo, Victoire Kpèdé, les frères Lantonkpodé, et j’en oublie. Mais toute cette énergie, encore diffuse, avait besoin d’être chapeautée. Houdé l’avait vite compris, et dans les exigences qu’il fit pour son ralliement, il demanda la coordination de la campagne de Yayi dans tout le département de l’Atlantique. Évidemment, nous sommes en politique et, exactement comme dans le monde des affaires, on ne vous achète jamais au-dessus de la valeur initiale que vous vous attribuez.
En faisant cette exigence, l’homme politique Houdé avait déjà la tête dans les législatives de 2007. Cette position lui servirait de tour de contrôle politique avec une vue imprenable sur toute la sixième circonscription électorale.
Et en plus, qui dit coordination départementale d’un candidat sérieux aux élections présidentielles, dit moyens financiers, sans compter les clauses sonnantes et trébuchantes de toute transaction politique en de pareilles circonstances. Houdé n’était pas dupe. Il savait que "Patrice" était au contrôle. Le discours soporifique du candidat Yayi n’intéressait plus personne. L’heure était venue de trousser les lèvres et de cracher au bassinet.
Demain n’est pas la veille du jour où les Béninois éliront un candidat fauché.
Mais la vérité, c’est que notre candidat était fauché. Les dernières promesses que lui firent miroiter Késsilé Tchalla et Issifou Kogui N’douro sur un hypothétique mécène à Luanda en Angola, se révélèrent un miroir aux alouettes. Dès lors, il fallait prendre ce "Patrice" très au sérieux, même si certaines indiscrétions persistantes soupçonnaient le mécène politique béninois de financer parallèlement le candidat Adrien Houngbédji... !
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 46

Dans un scrutin ouvert comme celui de 2006, le choix du siège de campagne des candidats est déterminant, en ceci qu’il constitue un message envoyé à l’électorat. Je peux dire, partant de l’expérience qui fut la mienne à Bar Tito en 2006, que c’est du siège de campagne que partent les influx et les impulsions, bons ou mauvais. Le choisir dans un quartier populaire ou même populeux si possible établit une sorte de proximité avec les populations qui, sans forcément s’y rendre toutes, se l’approprient d’un point de vue émotionnel, à force de le voir et de le côtoyer.
Pour un candidat comme le nôtre qui n’était pas le produit d’un parti politique, le siège de campagne représentait, pour certains militants, la seule matérialisation physique de l’objet de leur choix politique. S’y rencontrer et y rencontrer n’importe qui, leur donnait le sentiment d’appartenir à une vraie dynamique.
Notre siège de campagne était à Bar Tito, au coeur du septième arrondissement de Cotonou. Je connaissais assez bien le septième arrondissement, car le journal "Le Progrès", où je travaillais, y avait son siège, précisément à Sikècodji. J’y avais déjà également assisté nuitamment, en compagnie de Macaire Bovis, à une réunion d’un comité de soutien à la candidature de Yayi. Notamment chez la fratrie Bandeira à Maro Militaire.
Cette zone, initialement chasse gardée de la Renaissance du Bénin, avait montré des velléités d’émancipation aux élections législatives de 2003, en donnant ses meilleurs scores à un jeune loup de la mouvance Kérékou, élu député à l’Assemblée nationale, contre toute attente : Eustache Akpovi.
La première fois que j’ai mis pied au siège de campagne de Bar Tito, le bail venait à peine d’être conclu. Adam Bagoudou m’avait invité pour une visite des lieux. Arrivé là, j’ai eu aussitôt cette sensation irrationnelle que le lieu, au-delà des critères psycho-sociologiques énumérés plus haut, était "bon". C’est ce genre de sensation que vous captez et que vous ne réussissez à expliquer à personne.
Je savais très bien que dans ma culture, le choix de l’emplacement d’un endroit aussi important qu’un palais, un marché, un nouveau village, ne se faisait pas sans que le bokônon vînt d’abord questionner le sort. Dans certaines cultures occidentales, on étudierait les vibrations des lieux.
Chez nous les évangéliques, on se contente bien souvent de prier et de "prendre possession" des lieux. C’est pour dire l’omniprésence de la métaphysique dans la conquête du pouvoir. Soit, vous prenez le devant en faisant une réalité avec laquelle vous composez sans complexe, soit vous faites semblant de l’ignorer et le croiserez à chaque détour.
La question lancinante est de savoir si on gagne une élection présidentielle parce qu’on a su faire les bonnes jonctions entre le physique et la métaphysique ? Ou alors est-ce l’inverse, c’est-à-dire que le rationnel et l’irrationnel se mettent à votre service, transformant même vos erreurs en coups de génie, simplement parce que vous êtes celui qui doit l’être ?
Bref, en arrivant à l’endroit indiqué à Bar Tito, j’y retrouvai Charles Toko, Souleymane Naïmi, un activiste forcené des premières heures du yayisme, et bien entendu Adam Bagoudou. Nous fîmes ensemble le tour de cette agréable construction en R+1, bâtie avec simplicité et goût. A l’étage, nous identifiâmes une vaste pièce lumineuse qui devrait servir de bureau pour notre champion. Une autre pièce juste à côté devrait servir de bureau pour le chef de l’administration du siège. Deux autres appartements repérés serviraient bien de salles polyvalentes et accueilliront plus tard certaines réunions de portée capitale. Enfin, un dernier module vague servira par la suite comme bureau pour Vicencia Boco, la directrice de campagne.
Ah directrice de campagne, parlons-en ! Non, mais avant, finissons rapidement notre développement sur le siège de campagne.
Certains lecteurs peuvent ne pas saisir sur l’instant le message que j’essaie de passer et qui est au-dessus de la simple superstition, mais le premier jour où vous mettez pied dans ce genre de siège de campagne, vous savez, si vous laissez vos capteurs en alerte, si on y débouchait le champagne de la victoire ou si on y ferait ruisseler les larmes de la défaite. Pour moi, le lieu était "bon".
Cependant, c’était sans compter avec cet ingérable Tundé qui, une dizaine de jours plus tard, m’invita à visiter, à Akpakpa-Abattoir, ce qu’il avait décidé, seul, de louer comme siège national de campagne du candidat Yayi. Sur son insistance, je finis par me rendre dans ce bâtiment à étage qu’il avait déjà totalement équipé. Ça, c’était du Tundé tout craché. Il avait réfléchi à la place de tout le monde. Il avait décidé, seul, de la nature du mobilier, de la distribution des pièces, de la nature du matériel fongible. Disons que Tundé avait déjà fini la campagne dans son esprit.
Mon agacement devint très perceptible quand, à l’issue du tour du propriétaire que nous fîmes ensemble, il me demanda de mettre la pression nécessaire pour que les activités, qui démarraient à Bar Tito, soient transférées dans ce siège excentré de Akpakpa. " Yayi Boni lui-même est déjà passé voir, et il est content", me dit-il, pour me couper l’herbe sous le pied.
Je savais, depuis l’affaire du choix du cauris, que Tundé disait vrai quant à l’implication directe du candidat Yayi dans les initiatives souvent, passez-moi le mot, dingues, qu’il prenait. Donc je savais que Yayi était déjà dans une manœuvre pour réduire l’influence du siège de campagne de Bar Tito, le siège "Patrice". Et pour conduire ce genre d’opérations, il savait détecter dans notre groupe, celui qui opposerait le moins de résistance quand il sortirait ses idées souvent grosses comme une montagne. Je savais aussi que Yayi faisait déjà jouer la peur de " Patrice" dans l’esprit de quelqu’un comme Francis da Silva, dont le bâtiment à Ganhi, en face du restaurant "Le laurier", à quelques pas du premier siège du journal " Le Matin", servait jusque-là de locaux pour le Bureau Central Intérimaire, BCI.
Je repartis du siège de campagne de Tundé avec une cynique satisfaction. "Nous allons rigoler bientôt", me disais-je en pensant à la vivace inimitié entre Tundé et Jean Djossou, patron de l’imprimerie Nouvelle presse, qui exécrait jusqu’à la prononciation du nom de son concurrent dans les affaires et désormais concurrent dans le Yayisme, Razaki Olofindji Babatundé.
Grâce à Jean Djossou, nous avions pu nous libérer du monopole de l’imprimerie Tundé sur la mise à disponibilité des effigies de Yayi. Désormais, il nous sera utile pour battre en brèche l’idée d’un siège de campagne loué par Tundé. On apprend si vite à être cynique en politique. Depuis qu’il avait l’écoute de Chantal de Souza, je voyais en effet Jean Djossou monter en puissance dans le yayisme. Et je crois que le pauvre Tundé avait dû le remarquer aussi, meurtri et angoissé.
Mais si je déniais à Tundé toute légitimité à partir en guerre contre le siège de campagne de Bar Tito, je comprenais les appréhensions légitimes de Francis da Silva face à l’entrée fracassante de son pire cauchemar, Patrice Talon, dans la dernière ligne droite d’une conquête que lui Francis faisait depuis deux à trois ans. Ami personnel de Mathieu Kérékou dont il œuvra au retour aux affaires en 1996, Francis da Silva connut, comme certains autres opérateurs de la filière coton, des périodes fastes, jusqu’au retour de Patrice Talon dans la filière, au début des années 2000.
Ce concurrent impitoyable dans les affaires les poussera ensuite presque à la limite de la mendicité, par la rudesse de la compétition qu’il instaura de fait dans le secteur. Je savais que Francis da Silva était financièrement mal en point, malgré sa vaste et somptueuse demeure du quartier Jak. Je savais qu’il n’attendait plus que le départ de Kérékou et l’avènement de Yayi pour se relancer. Et voilà que réapparaissait la silhouette de Patrice...
Finalement, Francis da Silva et Tundé boudaient le siège de campagne de Bar Tito pour des raisons différentes. Pour d’autres raisons aussi, Jean Djossou et moi boudions le siège de campagne de Tundé et de... Yayi.
C’est pourtant à Bar Tito que s’installa Vicencia Boco, la directrice nationale de campagne. Le choix de Vicencia Boco, une gaffe qui devint un coup de génie. Vicencia Boco... et si on en parlait demain ?
(À demain ✋🏾)

Mémoire du chaudron 47
Dans une élection présidentielle, le chargé de communication d’un candidat n’est pas payé pour paraître agréable aux yeux des candidats rivaux. Il doit être capable de se muer, au besoin en fauve rugissant, et recourir sans complexe à des méthodes de voyous. Ce n’est pas une question d’éthique et de morale. C’est une question pratique, de recherche d’efficacité et de résultats. Il n’y a pas de guerre civilisée, il n’y a pas de guerre propre.
En tout cas, après le violent coup de l’image du cadavre ensanglanté de la fillette au bord de la piscine du domicile de Adrien Houngbédji, la communication de notre principal challenger, visiblement sonnée, était devenue aphone. Cela se voyait à la disparition progressive dans les feux tricolores des photos de Yayi, dormant, bouche ouverte et pendante, au cours d’une réunion. Les timides tentatives de démentir ou de situer l’opinion sur le drame de Adjina, ne faisaient qu’en augmenter la portée.
Aujourd’hui, on parlerait de "buzz négatif". Nous suivions donc avec rictus et amusement ces séries de compte-rendus ininterrompues que diffusait chaque soir Golfe Télévision sur l’actualité politique du candidat du PRD. Nous savions qu’à moins d’être déjà un militant acquis, aucun téléspectateur ne subirait volontiers ces longs calvaires télévisuels. La saturation est l’ennemi de l’information.
La réplique, ou disons une certaine réplique à cet uppercut ne tardera pourtant pas à arriver. Une semaine après la cérémonie de déclaration de candidature de Yayi au palais des sports du stade de l’amitié, nous nous étions retrouvés à Porto-Novo, pour une grandiose cérémonie de présentation de notre projet de société.
C’était une idée du professeur Albert Tévoédjrè, qui n’a jamais mieux mérité son surnom de " renard de Djrègbé". La cible de cette opération dans laquelle il s’investit personnellement était, bien entendu, Adrien Houngbédji. Sa montée en puissance comme leader politique incontestable de l’Ouémé-Plateau depuis les élections législatives de 1995, consacra le déclin irrémédiable du parti NCC qui finira d’ailleurs par être arraché à son créateur, Albert Tévoédjrè.
Il en nourrira une rancœur tenace et à chaque élection présidentielle qui suivra, mettra le meilleur de son expertise au candidat le mieux placé pour empêcher l’accomplissement du rêve présidentiel de Adrien Houngbédji.
Le lieu choisi pour la présentation de notre projet de société était la grande cour du domicile privé du président Sourou Migan Apithy, en bordure de la lagune de Porto-Novo, et nous n’ignorions pas que ce choix était un pied de nez au candidat Adrien Houngbédji, dont le domicile se trouvait à deux pas.
La cérémonie qui rassembla grand monde, battait son plein depuis bientôt une heure. Dans un grand numéro de sophisme dont il avait le secret et la réputation, le professeur Albert Tévoédjrè délivra un discours au bout duquel il déclara triomphalement : "Porto-Novo est une ville ouverte".
Nous n’avions pas besoin de dessin pour comprendre cette allusion acide. Un tonnerre d’applaudissements salua ce discours dans lequel je crus pourtant percevoir quelques phrases qui sonnaient déjà comme une mise en garde ferme au futur président de la République, Yayi Boni.
Je ne sais si j’étais le seul à entendre ces extraits où le tribun de Djrègbé mettait en garde son poulain contre " toute tentative de se prendre pour un démiurge ayant solution à tout, un omniscient étant l’égal de Dieu". Mais je sentais que Albert Tévoédjrè, qui n’usurpait pas de son surnom de "renard", avait le nez fin et le flair exercé.
Puis vint le clou de la manifestation. Et quand je dis clou de la manifestation, n’allez surtout pas penser à cette longue, très longue présentation que fit le candidat ce jour, de son projet de société qui, en général, n’intéressait pas grand monde.
Eh oui, croyez-le ou pas, le clou de la manifestation, c’était la prestation du jeune artiste Gaspard Théodore Gougounon alias GG Lapino. Les populations à la base ne perçoivent en effet nos périodes électorales que comme de providentiels moments de récréation. Et tant mieux, tant ce n’est pas des moments d’affrontements sanglants. GG Lapino était, depuis sa fracassante révélation au palais des sports, la mascotte de notre campagne dans toute la zone urbaine du Bénin méridional. Son hymne à l’élection de Yayi Boni était présent partout, fredonné par tous, de sept à soixante-dix-sept ans. C’était comme une vague de poussière inarrêtable qui s’infiltrait partout, s’engouffrant dans les moindres fissures, les moindres interstices, les moindres failles.
Dans la précipitation, nous avions inondé l’espace de ce CD hâtivement dupliqué au Nigeria. Cet hymne fédérateur, ensorcelant, changea radicalement notre perception du rôle des artistes dans une campagne électorale, même si je demeure persuadé que ces coups de génie ne peuvent pas être prévisibles.
Le jeune artiste monta sur scène avec deux danseurs du même acabit que lui. L’ambiance, faite d’ennui, céda aussitôt place à une euphorie contagieuse, une transcendance qui unifie une foule autour d’un air, d’un refrain, parfois de ce rien du tout qui vous cimente dans un élan irrésistible. " Yayi Boni mi na zé ", et tout le monde était debout, tenu par ce jeune homme qui, quelques jours plus tôt, aurait juste été pris comme un paria par beaucoup, mais qui était désormais la voix de l’espérance, l’énergie débridée qui conduisait ce flot de militants sur les sentiers de la victoire.
Soudain, quelqu’un que je ne connaissais pas vint me faire signe en me tapotant doucement dans le dos. " Il y a une situation au portail, on a besoin de vous", me dit-il. Je crus un moment à une manœuvre de mes confrères journalistes dont certains, m’ayant approché déjà à l’entame de la cérémonie avec le titre pompeux de "journalistes de Porto-Novo", surveillaient mes moindres mouvements depuis que je leur avais servi cette phrase pleine de saveur et de promesse : " on se voit à la fin".
Mais quand je me rendis dehors, je vis un petit attroupement. Une fourgonnette de police était stationnée là, le moteur en marche. Une jeune dame très énergique, encadrée par deux agents de police, vociférait au milieu du petit attroupement devant le portail, en pointant la scène où se produisait notre icône GG Lapino. "C’est lui, c’est bien lui, c’est lui qui m’a braquée, je le reconnais", répétait-elle sans cesse. Je m’approchai d’un des agents qui me signifia qu’ils étaient là pour procéder à l’arrestation de l’artiste sur plainte de cette victime. Quelle histoire ! Non, mais... quelle histoire !
Je retournai aussitôt dans l’enceinte de la maison où j’alertai aussitôt le docteur Jean-Alexandre Hountondji. Bientôt, des pourparlers de diversion s’installèrent au portail. Nous essayions de gagner le maximum de temps, afin de laisser l’artiste finir sa prestation. Nous comprenions d’où venait le coup. Quand on en donne, il fallait être en effet prêt à en recevoir.
Houngbédji, pensions-nous, veut enfin nous retourner la monnaie de notre pièce. Les nombreuses incohérences dans le discours de la plaignante se révélaient au fil de la discussion. Nous reussîmes finalement à obtenir de la police, qu’elle laissât une convocation pour GG Lapino, avec la promesse qu’il y répondrait aussitôt à la fin de la manifestation. Le coup, ce jour-là, avait foiré, et nous retournâmes à Cotonou avec notre artiste.
Au siège de campagne de Bar Tito, une rumeur se faisait persistante depuis ce matin. Yayi aurait enfin tranché par rapport à sa direction de campagne. Cette attente, qui devenait longue et insupportable, allait enfin prendre fin. Il ne s’agissait ni de Lambert Kotty, ni de Ahamed Akobi, encore moins de Jean Alexandre Hountondji, les trois noms qui circulaient. Comme dans un tour de magie, Yayi sortit un pigeon inconnu, et donc inattendu, de son mouchoir blanc. Il a nom Vicencia Boco. Yayi aurait flashé sur elle à la visite médicale...
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 48
Yayi Boni et Vicencia Boco sont les seuls capables, à mon avis, de dire dans les annales de l’histoire, les circonstances du recrutement de la directrice de campagne du candidat du Changement en cette matinée de fin janvier 2006. Ce que j’en sais ne va pas forcément au-delà de ce que beaucoup de Béninois ont déjà lu dans le livre "Yayi Boni : l’intrus qui connaissait la maison" de Édouard Loko. Au siège de campagne de Bar Tito ce jour-là, la rumeur, d’abord diffuse, devint persistante, pour se transformer en réalité quand, en début d’après-midi, je reçus confirmation de la part du garde du corps de notre candidat. La version schématique est donc celle-ci : comme la trentaine de prétendants au fauteuil présidentiel, Yayi se présente pour la visite médicale. Il y rencontre, dans le collège médical, une professeure agrégée en imagerie médicale. Il est illuminé. Elle se nomme Vicencia Boco. Taille moyenne, regard vif et intelligent, un tantinet coquin. Il la veut aussitôt... comme directrice de campagne, bien entendu.
Cette version romancée et presque chevaleresque continue de porter des zones d’ombre dans mon esprit. J’apprendrai, certes de la propre bouche de Yayi, cette même version plus tard, mais j’y soupçonnais toujours une tentative de manipulation. Je savais, il est vrai, que le candidat Yayi était dos au mur, qu’il avait du mal à trancher entre ceux qui se bousculaient pour occuper ce poste. Mais si le prétendant Ahmed Akobi partait ouvertement défavorisé par ses origines septentrionales, on ne saurait en dire de même de quelqu’un comme Lambert Koty qui, selon toutes logiques, partait grand favori. C’était en effet lui qui occupait la fonction d’organisateur principal de la vie du siège de campagne de Bar Tito depuis un peu plus de trois mois. Il avait donc déjà une vue périscopique sur les réalités qui seraient bientôt celles de la campagne électorale.
Car tout ce qui nécessitait une dépense d’argent passait sur son bureau. Et Dieu sait que le moindre projet, la moindre initiative, était dorénavant accompagné d’un budget qu’il fallait comprendre et arbitrer. Du coup, tous les acteurs de notre campagne étaient déjà connus de lui, pour être déjà passés au moins une fois dans son bureau à l’étage, ou parfois dans son bureau à l’Agetur, pour des contacts qui nécessitaient plus de discrétion.
Nous n’avions pas à nous plaindre des conditions matérielles du fonctionnement du siège de campagne, même si je trouvais parfois le mobilier de notre cellule de communication, acheté dans la précipitation sur le marché aux puces, désuet. Les roulettes des fauteuils-directeurs coinçaient, le climatiseur était bruyant et peu performant. Mais qu’importait ! Nous savions que nous étions dans un contrat de bail limité dans le temps, même si Charles Toko agitera, plus tard, sans succès, l’idée que nous puissions acquérir définitivement le bâtiment et empêcher ainsi qu’il ne serve plus tard de siège de campagne à des forces politiques hostiles à nous.
L’idée n’était pourtant pas saugrenue car, si plus tard ce siège de campagne avait servi de siège national aux Forces Cauris pour un Bénin Émergent (FCBE), au lieu de ce bâtiment anonyme et sans charge historique loué à Mènontin, l’alchimie eût été différente avec les militants. Mais une fois la victoire acquise, le siège de Bar Tito, qui n’avait jamais eu la sympathie de Yayi, sera vite abandonné. Un lieu pourtant chargé d’histoire...Par ailleurs, la vie au siège de Bar Tito, sans être inutilement opulente, était assez motivante pour y maintenir un flot humain du lever du jour, jusqu’à tard le soir. Je ne parle pas seulement de ce service-traiteur qui y assurait au quotidien le déjeuner, je parle de ce réseau de numéros téléphoniques mis en corporate, qui nous furent attribués et que la plupart d’entre nous continuons d’avoir comme numéro personnel, plus de douze ans plus tard. De sorte que, de mémoire, aujourd’hui encore, je peux composer le numéro de Lambert Koty qui, à tout seigneur tout honneur, finissait par le...01, de Armand Zinzindohoué qui finissait par le...07 juste après le mien, ...06, du garde du corps principal de Yayi qui finissait par le... 10, de Benoît Dègla qui finissait par le ...14, etc.
Et puis il y avait ce passage que nous faisions dans le bureau de Lambert Koty à la fin de chaque mois, comme de vrais salariés... C’était déjà là la méthode Patrice : rétribuer aussitôt et même grassement s’il le faut, toute prestation. Cela lui permet de conserver ses distances vis-à-vis du prestataire et d’échapper plus tard aux tintements ininterrompus du grelot du devoir de reconnaissance.
Lambert était celui qui maîtrisait le mieux l’appareil politique du candidat Yayi et qui, de l’avis général, méritait de jouer le rôle de directeur de campagne. Mais avec du recul, on comprend aisément que tout en exprimant de moins en moins de scrupules à recevoir la manne très sonnante de "Patrice", Yayi séparait déjà rageusement leurs deux territoires. Lambert était trop proche de Talon et Yayi n’en voulait pas comme directeur de campagne. Il ne le voudra pas non plus, plus tard, comme directeur de cabinet à la présidence de la République, après le décès prématuré et brutal de l’étoile politique montante de la Donga et premier directeur de cabinet du président de la République fraîchement élu, Boni Yayi. Bref, nous en parlerons plus tard.
Le jeu de Yayi était donc extrêmement brillant. Il n’avait pas choisi Vicencia Boco pour un quelconque souci d’approche genre dans sa campagne. Il l’avait choisie pour créer une discontinuité entre les structures organisationnelles de Bar Tito et lui-même. Vicencia Boco était en fait son fusible. La méthode Yayi se révélait progressivement. Mais même moi, qui ai passé tant de jours et de nuits dans son antichambre, n’en faisais pas encore la bonne lecture. Tous ceux qui peuvent justifier d’une quelconque légitimité à un poste de responsabilité deviennent rapidement des obstacles à l’épanouissement de son autorité.
Et au fil de la composition de ses équipes gouvernementales pendant les dix ans qui suivront, cette théorie sera très rarement démentie. Yayi avait enfin choisi Vicencia Boco parce qu’il voulait une direction de campagne faible. Bien entendu, nous alertâmes la presse sur le "coup de génie" que venait de réaliser notre champion par cette confiance faite à la gent féminine.
Un élément particulièrement soigné passa dans l’édition du soir du journal télévisé de Canal 3. La photo et le parcours professionnel cinq étoiles de notre directrice de campagne étaient à la une de toute la presse écrite le lendemain matin, pendant que Yayi devrait être en train de ricaner intérieurement. "Un fusible nommé Vicencia", aurait pu pourtant joliment titrer un chroniqueur bien inspiré.
Mais en ces moments, personne, dans la presse, n’avait plus le temps des bonnes analyses et des bons papiers, tout comme d’ailleurs personne, parmi nos rivaux, ne put mettre en lumière le problème éthique que posait la nomination de Vicencia comme directrice de campagne d’un candidat dont elle était censée avoir jugé, en toute indépendance, le dossier sanitaire.
Il faut dire que nos rivaux politiques étaient plutôt débordés par notre rouleau compresseur. Houngbédji était occupé par son histoire de cadavre au bord de sa piscine, l’hymne de GG Lapino se fredonnait par le personnel de maison de Bruno Amoussou, je ne retrouvai Léhady Soglo que plus tard, dans l’isoloir, sur le bulletin unique. Inutile de préciser que je ne tamponnai pas dessus.
Vicencia n’avait aucune intention de jouer les faire-valoir dans cette opportunité que le destin lui offrait. Elle en donnera le ton dès le lendemain de sa désignation. C’était au cours de la première réunion de la direction nationale de campagne qu’elle dirigea à Bar Tito, et à laquelle Charles m’envoya représenter la cellule de com.
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 49
Ce matin, se tient à notre siège de campagne de Bar Tito, la première réunion de la direction nationale de campagne. Il s’agissait surtout d’une réunion de prise de contact pour la directrice de campagne fraîchement désignée, Vicencia Boco. J’avais hâte de la voir, de la soupeser, de la jauger, de voir si ce choix spectaculaire valait vraiment le coup.
Une salle polyvalente à l’étage fut juste assez grande pour contenir la quinzaine de participants que nous étions. Vicencia Boco, assise au fond de la petite salle, parlait posément. Elle ne paraissait aucunement impressionnée par cette assemblée d’hommes dont la plupart se seraient bien préférés à sa place. Elle parlait avec assurance, comme si elle avait toujours été là, avec nous. L’assemblée, silencieuse, buvait le discours introductif de cette petite femme qui, finalement, ne manquait pas de tenue et de cran.
Après s’être présentée d’excellente manière, elle exposa sa vision de ce que devraient être la méthode de travail et les relations entre membres de la direction nationale de campagne. Je recherchai vainement dans la salle la silhouette sèche et tendue de Candide Azannaï. Je l’avais aperçu une ou deux fois au siège de campagne. Il faisait partie, m’avait-on dit, des hommes de Patrice.
Il était réputé pour sa maîtrise de certains ghettos de Cotonou. Le docteur Jean-Alexandre Hountondji, dans un costume strict, était porte-parole du candidat Yayi, un poste pour lequel certaines indiscrétions avaient annoncé Me Lionel Agbo. Les négociations avec ce dernier pour le retrait de sa candidature et son ralliement auraient achoppé sur le niveau jugé inacceptable de ses exigences.
Je ne pouvais surtout pas rater dans la salle les solides épaules courbées comme celles de Armand Zinzindohoué. C’était mon premier contact physique avec lui. J’avais souvent, entendu parler de lui et de François Noudégbessi, deux nouvelles recrues qui avaient fait leur entrée dans le yayisme par le biais du pasteur Michel Alokpo. Tout ce que je savais du "frère Armand", c’est qu’il était ingénieur des Travaux publics et s’investissait par ailleurs intensément dans la vie associative dans le milieu évangélique. Il était, je crois, président de l’Association des auditeurs de Radio Maranatha, la radio qui faisait autorité dans le milieu évangélique.
J’avais entendu dire que son domicile de Akossombo abritait, certains soirs, des réunions de jeunes frères évangélistes, pour le soutien à la candidature de Yayi. Mon groupe de départ, celui qui posa les premiers jalons du soutien à la candidature de Yayi dans le milieu évangélique, s’était distendu et quelque peu délayé, depuis un moment, dans un grand magma fait de comités de pasteurs, de comités de cadres chrétiens et que sais-je encore. Et c’était d’ailleurs cela le cours normal des choses.
Il fallait que les nouveaux croissent et que les anciens disparaissent. Je recevais donc des échos de plus en plus lointains de la mobilisation et aussi déjà des inévitables guerres de positionnement, des intrigues féroces et des coups bas au sein du bloc évangélique formé autour de la candidature de Yayi.
"Pourvu qu’ils votent vraiment Yayi", me disais-je, sans attendre quelque angélisme de qui que ce fût. Car j’étais déjà un chrétien averti, qui ne se faisait plus grande illusion sur certaines choses.
Mon rapport au christianisme ne fut jamais un rapport religieux. Je n’étais, à proprement parler, pas le type de fidèle dont rêverait un jeune pasteur sans expérience. Car il se fût trop vite senti choqué par mon grand détachement par rapport à la vie sociale de la communauté paroissiale.
Je n’allais pas rencontrer Dieu à l’église les dimanches. J’y allais avec ma part de Dieu. J’y allais pour raviver et entretenir cette flamme spirituelle et non religieuse qui brûlait en moi depuis ce mois de juin 1998 où, dans la solitude de ma chambre d’étudiant finissant, couché sur ce matelas posé à même le sol, je fis le point de ma vie, de mes angoisses, de mes questions demeurées sans réponses depuis mon enfance. Ce jour-là, j’eus la douce sensation d’avoir parlé avec quelqu’un.
C’était une sensation unique, une sensation apaisante. Je n’avais pas reçu de réponse à mes questions. Je ne voulais même plus de réponses. Quelque chose s’était passé et je m’étais relevé, gonflé à bloc et prêt à aller au-devant de n’importe quel défi. Je venais de faire mon chemin de Damas.
Mon rapport à la spiritualité fut précoce et dur. Mon père était un animiste et fier de l’être. Garçon unique de sa mère, il avait dû être extrêmement "préparé" à la survie par celle-ci. De sorte que rien ne l’ébranlait. Il comprit donc difficilement que cette scarification qu’il fit à tous ses enfants, comme il faisait d’ailleurs régulièrement quand j’étais encore tout petit, se transformât, chez moi, en une plaie qui échappa, pendant près de deux ans, à tout contrôle. J’avais peut-être deux ans et aucun soin médical ne venait à bout de cette profonde plaie qui s’installa dans mon dos, juste sur la colonne vertébrale et qui était si profonde que parfois on pouvait apercevoir un bout de ma structure osseuse.
J’imagine encore aujourd’hui ce qu’aurait été la culpabilité de mon père si cette plaie mystérieuse, créée dans mon dos par une scarification qu’il fit de sa propre main, avait conduit à l’irréparable. Ce ne fut toutefois que sa première alerte par rapport à moi, ce dernier garçon, ce septième enfant qui, âgé de deux ans à peine, posait des questions d’adulte.
La seconde alerte vint lorsque j’étais en classe de CE2. Un matin, je me réveillai, le visage profondément lacéré comme des balafres yoruba. Mais je ne sentais aucune brûlure, car les traces de lacération avaient cicatrisé, comme si je les portais depuis des années. Je ne me rappelle plus le nombre de poudres que mon père me fit aussitôt avaler, avec force paroles fortes. Il commençait sans doute par comprendre qu’une vigilance constante devrait désormais être de mise autour de moi. Et il le faisait. Pas seulement autour de moi. Mais autour de tous ses enfants, avec tout l’attirail en sa possession.
Je vis cependant la profondeur de sa douleur et de son désarroi ce lundi 17 juin 1985, lorsque ma grande sœur Jeanne, sa fille aînée, rendit l’âme sur la table d’accouchement, alors que jeune bachelière, elle était en mission d’enseignement au Lycée Mathieu Bouké de Parakou. Alors, je surpris, pour la première fois, les larmes de cet homme que je croyais inébranlable et qui, maintenant, pleurait silencieusement, retranché dans sa chambre à coucher, pendant que le salon grouillait de monde et bruissait de sanglots.
Il avait pourtant livré bataille lorsqu’il vit, deux jours plus tôt, un caméléon dans sa douche. Un mauvais signe absolu. Il fit le tour des hommes forts de la communauté fon à Parakou. Mais la mort frappa durement et emporta Jeanne. Déboussolé par la douleur et dorénavant rempli de doutes, mon père fit l’option de tout abandonner et vida sa chambre de tout ce qui faisait son assurance dans le domaine ésotérique.
Pendant quelques mois, il autorisa et encouragea même la tenue, dans notre salon, des réunions des groupes de prière catholiques du quartier. C’était alors un homme bouleversé, déstabilisé, qui se tenait debout parfois sur les premiers sièges, répétant, même s’il n’y comprenait pas grand-chose, les prières du Saint Sacrément.
Mais cette flamme, entretenue et accompagnée par nos voisins du quartier, notamment le couple Bovis, le couple Ayihonnou et la matriarche "maman Roma", ainsi surnommée pour son héroïque pèlerinage à Rome, cette flamme, disais-je, connut un nouveau vacillement quelques années plus tard.
Nous étions au début des années 90 et je reprenais la classe de Troisième pour raison d’année blanche. L’année scolaire tirait à sa fin et les examens se profilaient à l’horizon. Mes résultats étaient excellents et j’abordais avec sérénité cette dernière ligne droite vers le BEPC. Je lisais énormément et sur bien de sujets, je planais au-dessus du niveau de la classe. Mais un soir, quelque chose se produisit, qui ne trouva aucune explication jusqu’à ce jour.
Je venais de terminer mon dîner et, comme d’habitude, je me précipitai sur livres et cahiers. J’avais du retard sur la lecture de deux livres que je devais retourner le lendemain, à la bibliothèque départementale. Il s’agissait de "La valise en carton" de Lynda de Souza et du livre autobiographique "Au nom de tous les miens" du Juif polonais Martin Gray sur le terrible ghetto de Varsovie sous le troisième Reich allemand. Livre signé par l’académicien Max Gallo.
J’avais également un manuscrit de roman que je tenais à terminer, comme si un éditeur, quelque part, s’impatientait. Mais à peine m’étais-je mis à table que je ressentis une brûlure sur un point de ma lèvre supérieure, comme si une guêpe audacieuse venait de m’inoculer son venin. Je frottai nerveusement puis, face à la persistance de la brûlure, j’y passai du "zoro chinois". J’essayai ensuite, vainement, de me concentrer sur ma lecture. Finalement, je décidai d’aller me coucher. La brûlure, qui s’était calmée entre-temps, se transforma, à l’aube, en une douleur insupportable. Je sentais comme mille voire dix milles aiguilles pénétrer et se remuer dans toute ma gencive supérieure. Impossible de mouvoir la bouche. Impossible d’avaler quoi que ce fût. Je restai couché toute la journée, essayant cependant de rassurer la maisonnée du mieux que je pouvais.
Mais le lendemain, je ne pouvais plus ni parler, ni me mouvoir. Ma grande sœur Zéphyrine décida, face à l’indécision générale autour de mon état de santé, de prendre les devants. "Ça là, c’est plus affaire d’hôpital", dit-elle. Mon père traversait une douloureuse période de doute presque existentiel, depuis le décès surpris de Jeanne. Ma mère, démotivée et déstructurée par la douleur, fonctionnait comme un zombie et ne faisait plus que quelques sporadiques apparitions au marché Arzèkè.
Ma soeur Zéphyrine fit donc venir un taxi puis m’embarqua pour une destination que j’ignorais. Ce dont je me souviens, c’est cette odeur insupportable de fiente de pigeon qui nous accueillit dans cette maison vague, derrière la gare de chemin de fer de Parakou, et non loin de l’ancien aérodrome. De la cour de la maison, on pouvait d’ailleurs apercevoir l’épave de ce bimoteur des Transports aériens du Bénin, TAB qui, au milieu de la décennie 80, loupa son décollage et finit sa course dans la broussaille.
Le vieil homme qui nous accueillit dans la cour et qu’à ma grande surprise Zéphyrine appelait "papa", me toisa aussitôt du regard, avant de nous indiquer nonchalamment un petit banc sous un manguier au milieu de la cour. L’homme ne portait pour tout vêtement qu’un minuscule caleçon. C’était un Holli venu, quelques mois plus tôt, des confins du département du Plateau, dans le sud-est du Bénin. Le lieu me répugnait particulièrement et ces nombreuses tortues qui circulaient librement dans la cour m’intriguaient, tout comme m’intriguait la progressive diminution de la douleur, dès que je me fus assis sur le banc. Le vieil homme sembla nous abandonner là, pendant une éternité. Puis lorsqu’il se décida à parler à ma sœur, sa seule déclaration fut : "Je veux dire deux mots, droit dans les yeux de son père, avant toute intervention ".
Ma soeur, effrayée, essaya d’expliquer le caractère imprévisible de mon père. Il pouvait en effet refuser de venir, tellement sa déception était grande par rapport à cette vision de nos réalités qu’il croyait si tant maîtriser. Mais l’homme se fit inflexible. Alors, ma sœur repartit et revint, plus d’une heure plus tard, avec mon père et ma mère.
"A-t-on idée de laisser exposer à l’air libre ce type d’enfant ?" demanda le guérisseur qui fusillait du regard mon père. Celui-ci resta muet. Après un long silence, le vieil homme essaya de rompre à nouveau l’ambiance : "Cet enfant, tu peux me le donner s’il ne t’intéresse pas". Puis il enchaîna : " Tu n’es pourtant pas n’importe qui. On reparlera le soir, quand j’aurai délivré ton garçon du tchakatou et du gambada".
Il congédia ensuite mes parents, en leur demandant de revenir le soir, avec du savon noir appelé "kôtô" et une éponge en fibre naturelle. Quant à moi, je restai là, assis, en attendant le soir...L’étrange soir !
(À demain ✋🏾)
Tibo

Mémoire du chaudron 50
Contrairement à mes appréhensions, je n’eus pas le temps de m’ennuyer après le départ de mes parents et de Zéphyrine. Il eût été sans doute plus pratique pour moi d’avoir un livre à portée de main, pour passer l’après-midi dans ce lieu qui n’était pas le mien. Mais ce que je découvris là, ce jour-là, était au-delà de tout bouquin : un voyage dans le surnaturel.
Alors qu’il sonnait 14 heures et que j’étais perdu dans mes réflexions, une des portes de l’unique bâtiment de la maison s’ouvrit dans un puissant grincement. Un homme en sortit, courbé, titubant, le corps couvert de traces de coups de lanière. Il pestait et vint péniblement s’abandonner sur le banc, à côté de moi, en débitant un flot de jurons. Il était agent manutentionnaire au grand magasin du dépôt de la gare de chemins de fer de Parakou. Je ne mis pas longtemps à comprendre ce qui lui était arrivé.
Voisin du vieux guérisseur holli, Jacques (appelons-le ainsi pour protéger son anonymat) s’était lié d’amitié avec lui. Il passait le plus clair de ses heures de repos dans cette cour où il se mêlait de tout et de blagues, prenant par exemple pour une simple mystification, les voyages de l’âme dont parlait si souvent le vieux et qui lui permettaient, lorsque le cas d’un malade l’exigeait, d’aller rencontrer dans une assemblée de nuit, les personnes responsables de la maladie ou du mauvais sort, afin d’obtenir, au bout de longs pourparlers, la "libération" de son patient.
Ces histoires de sorties nocturnes dont nous avons sans doute tous entendu parler étaient une composante opératoire majeure du vieux guérisseur. Mais il y a que Jacques n’y croyait pas. "Je ne croirai à cette affaire-là que lorsque je l’aurai vue de mes propres yeux", avait-il souvent défié.
Alors, le guérisseur finit par accepter de l’y emmener, mais avec une mise en garde ferme : "Si tu fais l’idiot là-bas, je dirai que je ne t’ai jamais connu. Et ce serait alors à tes risques et périls ". Le jour convenu et à une heure précise de la nuit, les deux hommes se retrouvèrent en petit caleçon, à un point précis de la cour. Le vieux lui recommanda de toucher son corps, puis ils "décollèrent". L’instant d’après, selon les propres dires de Jacques, ils se retrouvèrent au cœur d’une immense fête foraine, dans l’une de nos villes côtières. L’ambiance, dit-il, était indescriptible. D’immenses festins se déroulaient à perte de vue.
Il déambulait silencieusement avec son guide, au milieu de cette foule compacte, insouciante et joyeuse, lorsque l’insupportable se produisit. Il aperçut, attablée à quelques pas de lui et dévorant forces gigots, une jeune dame. C’était précisément la vendeuse de bouillon de haricots qui passait au dépôt de la gare de chemins de fer chaque jour à midi.
C’était, pour être plus précis, celle à qui il faisait une cour assidue depuis quelques semaines. C’était la jolie jeune femme timide dont les courbes voluptueuses allumaient ses fantasmes. C’était enfin celle qui faisait chavirer son cœur et avec qui il s’imaginait vivre ensemble après une première vie de couple désastreuse d’où il eut son unique garçon laissé à la charge de sa mère à Bohicon.
Ah non ! Impossible de passer son chemin et faire comme si de rien n’était. Il interpella bruyamment la jeune femme : "Ainsi donc, toi-même tu viens ici ?". La suite fut un douloureux souvenir qu’il gardera sans doute pour le restant de sa vie. Son interpellation profane ameuta la foule, dix pieds à la ronde. Aussitôt saisi et ligoté, il subit un sévère passage à tabac. Son guide, dans un premier temps, prit la clé des champs, pour échapper à la furie de la foule de tous ceux qui craignaient que leur identité spirituelle soit dévoilée le lendemain par l’incurie de ce profane.
Mais il finit par revenir sur ses pas, se confondant en excuses et en supplications. Il obtint de repartir avec son hôte indélicat, mais qui, illico presto, fut contraint à l’initiation.
Le réveil fut donc naturellement pénible ce jour-là pour Jacques, qui ne put se mettre péniblement sur ses pieds qu’autour de 14 heures. Le vieux guérisseur, lui, était plutôt ricaneur et moqueur cet après-midi-là. " Tu as fini par trouver, à force de chercher", lançait-il de temps à autre, sur un ton narquois, en direction de l’infortuné nouvel initié.
C’était la première fois que j’entendais in vivo ce genre de témoignages, récit fait sur un ton naturel, par un témoin direct. Les traces de lanière étaient là et encore fraîches. Je n’avais aucun moyen de douter. Je passai le reste de l’après-midi à méditer ce que je venais de voir et d’entendre.
Je repensai à ce récit que nous fit mon père du jour où il fut réquisitionné pour conduire un groupe de vieillards édentés, arrêtés et reconnus coupables de pratiques d’obscurantisme et de sorcellerie à Abomey, vers une ferme de rééducation située sur les rives du fleuve Okpara, à l’est de Parakou. C’était dans la période de braise du Parti de la révolution populaire du Bénin et de la lutte patriotique contre l’obscurantisme.
Le voyage eut lieu de nuit. Les accusés furent parqués dans une semi-remorque que mon père reçut donc mission de conduire jusqu’à l’Okpara. Mais il fut bien avisé, avant d’aller tenir conciliabule avec ces passagers d’un genre si particulier et de requérir leur autorisation avant de mettre le moteur en marche. Et même si cela n’empêcha des démonstrations de puissance de ces derniers tout au long du trajet, il put néanmoins les conduire à destination.
Ils furent en effet capables de couper le moteur du camion quand ils estimaient inconfortables les secousses de la route, d’accélérer ou de ralentir, depuis la remorque, le régime du moteur, de rendre momentanément inopérationnel le système de freinage ou de déclencher le klaxon indépendamment des manœuvres du chauffeur.
Une histoire que j’aurais accueillie avec beaucoup de doute, si elle n’était pas dite par l’un de ses acteurs principaux, mon père. Et voilà que cet après-midi encore, je me retrouvais devant un témoignage frais, de la part de quelqu’un qui venait à peine de sortir d’une expérience surnaturelle au pays des festins nocturnes.
Afrique !...
Il est 20 heures et ma séance de désenvoûtement venait de démarrer. Dans la petite chambre faiblement éclairée par une lanterne, une bassine fut placée au centre, à côté d’un seau rempli d’eau, exactement comme si on voulait donner le bain à un nouveau-né.
À côté du seau, se trouvait un tabouret sur lequel étaient posés l’éponge en fibres naturelles et le savon noir à base de soude, communément appelé "kôtô". Le banc sur lequel je passai toute l’après-midi était maintenant disposé dans la chambre et était occupé par mon père, ma mère et ma sœur Zéphyrine. Le vieux guérisseur s’assit à l’autre bout de la chambre, le regard plongé dans un morceau de miroir serti de cauris, comme s’il se fut agi d’un écran de téléviseur.
Lorsqu’il sembla y avoir repéré ce qu’il cherchait, il me demanda de me mettre à quatre pattes, la tête au-dessus de la bassine. À son signal, un jeune homme, dont je n’avais pas remarqué la présence dans la maison depuis que j’y avais mis les pieds, commença délicatement, très délicatement, à frotter ma tête avec l’éponge qu’il avait fait mousser. De temps en temps, il versait un bol d’eau sur ma tête, puis changeait de sens de rotation à l’éponge sur ma tête, selon les indications que lui donnait le guérisseur, dans un fongbe approximatif.
Bientôt, je commençai à baver de façon incontrôlée, pendant que le jeune homme poursuivait le délicat mouvement de l’éponge sur mon cuir chevelu. À un moment, j’entendis un bruit caractéristique de chute d’objet métallique au fond de la bassine qui se remplissait progressivement. Un autre bruit plus velouté suivit, puis le vieux guérisseur, soulagé, demanda qu’on me rinçât abondamment la tête et qu’à l’aide d’un tamis, on filtre l’eau dehors. ’’Ramenez-moi ici tout ce que le tamis retiendra", ordonna-t-il.
Et le tamis avait effectivement retenu les objets responsables de ma douleur si insupportable : une aiguille et un fragment de bouton de chemise.
Je sentais désormais ma tête légère, comme si on y avait ôté une couronne d’épines. Ma convalescence fut ensuite longue. Je réappris progressivement à me tenir debout et à marcher. Je ne remis plus les pieds au collège et n’eus plus aucune occasion de toucher à mes cahiers avant la composition de l’examen du Brevet d’études du premier cycle (BEPC) que je composai dans des conditions surréalistes.
Je passais toute la nuit sous perfusion, puis le lendemain, mon père me conduisait jusque dans la cour du centre de composition du lycée Mathieu Bouké. Là, on me transportait dans la salle d’examen, sous les regards étonnés et compatissants de mes camarades de classe. J’écrivais le minimum que je pouvais sur la copie d’examen, et parfois le surveillant devait régulièrement me réveiller d’un profond sommeil. C’est pourtant un Tiburce totalement guéri et plein de vie qui rentra du centre de composition après la dernière épreuve de cet examen. Bien entendu, je n’avais aucune idée de ce que j’ai écrit sur mes copies d’examen. Je me surprenais même parfois à ne plus trop savoir si j’avais écrit mon nom sur lesdites copies.
Mais la conviction de mes soeurs aînées Zéphyrine et Marguerite était ferme : leur jeune frère n’échouera pas. Je trouvais leur foi folle, mais je ne faisais rien pour les ébranler. Et le jour de la proclamation des résultats, ce furent elles qui eurent raison. J’avais décroché le BEPC...
Ces épisodes de ma vie impactèrent fortement la nature des rapports qui seront les miennes plus tard avec Dieu, la foi et la religion. Tiburce est-il un chrétien évangélique soumis, fervent et modèle ? Beaucoup de mes "frères en Christ " qui ne craignent pas de me déplaire, vous répondront certainement avec des nuances. Je sais pourtant que c’est ainsi que Dieu me préfère, libre et même iconoclaste au besoin.
Et c’est avec ce même esprit de liberté intérieure que j’assistais, ce matin, à la première réunion de la direction de campagne du candidat Yayi. Une première prise de contact au cours de laquelle l’assurance, et la vivacité d’esprit de Vicencia Boco me marquèrent positivement. Mais elle connaitra bientôt le destin de la chauve-souris. Acceptée ni par les oiseaux, ni par les mammifères.
Tiburce ADAGBE

Memoire du chaudron 51
Cette première réunion de la direction nationale de campagne qui se tint à Bar Tito, révéla Vicencia Boco. Et même si je ne savais quoi retenir à la fin de la longue séance, la petite dame aura conduit les débats avec aisance malgré le regard froid et lourd de Alexandre Hountondji. Il n’était d’ailleurs pas le seul à bouder presque ouvertement ce parachutage que nous faisait Yayi. Car ça grognait discrètement de partout.
Le vieux Moïse Mensah par exemple, ne comprenait pas ce mépris dont il s’estimait victime, après avoir dirigé pendant près d’un an le Bureau Central Intérimaire (BCI), dont la direction nationale de campagne devrait être logiquement l’émanation. Je ne peux dire s’il convoitait le poste de directeur national de campagne. Mais il croyait légitimement avoir un droit de regard dans la mise en place de l’équipe qui remplacerait, aux pieds levés, la structure dont il avait eu, jusque-là, la charge.
Ahmed Akobi dont l’engagement et le zèle dans le yayisme étaient inversement proportionnels à sa connaissance du personnage Yayi, fit également quelques confidences sur sa déception de n’avoir pas été choisi en lieu et place de la dame qui suscitait désormais la curiosité des médias et des électeurs.
Mais comme on pouvait s’y attendre, les critiques et les commentaires les plus acerbes, venaient du rang des femmes, celles qui s’illustraient déjà sur le champ de bataille depuis plusieurs années.
C’est le discours que tenait notre candidat pour justifier le choix de Vicencia qui devint très rapidement sujet à polémique chez ces femmes. "Je veux, par ce choix, disait-il, envoyer un message positif à nos sœurs et à nos mamans". "Ah bon ! Et pourquoi ne vient-il pas choisir parmi nous ? ", entendait-on grommeller tant chez Olga da Silva, Claude Olory - Togbe que Denise Houngninou. La pillule avait du mal à passer.
Et pourtant, il nous fallait aller de l’avant, même si pour moi également, cet argument d’approche genre me paraissait un détail cosmétique sans impact réel sur l’électorat béninois. Et c’est de la bouche de Alexandre Hountondji que j’entendis la réplique la plus sèche et la plus furieuse, en petit comité. " Il est nagot et il sait très bien que ses parents Nagot se poseront des questions sur sa virilité s’il se présentait à eux, avec une femme tirant sa main".
Eh oui, cet Alexandre Hountondji dont j’admirais l’enthousiasme, n’avait souvent pas sa langue dans la poche quand il s’agissait de parler droit dans les yeux du candidat Yayi.
Je me souviens avoir participé à une ou deux réunions politiques dans son bureau de directeur départemental de la santé de l’Atlantique-Littoral, à Xwlacondji. Il savait avoir le verbe haut et chatoyant pour dire finalement des choses simples. On le disait de l’écurie "Aladja Zahia de Kpondehou" que je ne connaissais pas encore, mais dont le domicile deviendra pendant dix ans, le passage obligé de beaucoup de "CV" de postulants aux postes de directeur général du port et de la douane.
Mais Alexandre Hountondji ne me paraît pas tenir de cette seule couverture, sa capacité à dire les choses qui faisaient mal à Yayi. C’est qu’il avait déjà du parcours et une excellente connaissance de la savane politique béninoise. Yayi put compter sur lui, sur Théophile Nata et quelques autres, lorsque ses relations avec le général Mathieu Kerekou parurent entrer dans une phase critique.
Cela faisait en effet cinq demandes d’audience du président de la Boad qui restaient sans suite au niveau du cabinet civil du président Mathieu Kerekou. La situation devenait carrément angoissante pour le prétendant Yayi qui, pourtant, multipliait les déclarations publiques d’allégeance à son "papa" Kerekou dont le désir de s’éterniser au pouvoir obtiendrait, disait-il sans scrupule, son soutien ferme.
Mais il fallait désormais plus que de simples flatteries pour l’aider à rencontrer le général et, sait-on jamais, capter dans son regard, dans sa voix, ce salutaire signal d’encouragement. Le plus angoissant pour Yayi, c’est que l’informateur qu’il entretenait au domicile du général Kerekou, dans les filaos, ne remontait plus grand-chose comme information et devenait même de plus en plus fuyant. La situation devenait intenable et il fallait absolument percer l’abcès.
Alexandre Hountondji, Théophile Nata, Karimou Chabi-Sika et les autres membres de la Cellule de Stratégie et de Tactique (CST) élaborèrent alors une démarche qui permit, un vendredi soir, de faire souffler à Kerekou, cette demi-dizaine de demandes d’audience restées sans suite, du ’’jeune homme de la Boad", comme l’appelait le vieux kameleon.
La démarche fut plutôt heureuse. Kerekou, surpris et furax, demanda qu’on lui recherchât immédiatement les fameuses demandes d’audience restées sans réponse de sa part. Sur les cinq, trois furent retrouvées. La preuve fut établie que les fameuses demandes n’étaient jamais parvenues à destination.
Quelqu’un, dans l’entourage immédiat du président, avait décidé d’étouffer la voix de Yayi dans l’esprit de Kerekou. Cet "étouffeur anonyme " était-il en mission pour Bruno Amoussou avec qui Kérékou rompit les ponts depuis son éjection du gouvernement ? Pour Adrien Houngbedji dont le kameleon ne voulait plus entendre parler et dont la proximité avec le patron de ses renseignements, Patrice Houssou-Guèdè, coûta à ce dernier son limogeage ? Ou alors cet "étouffeur anonyme " travaillait-il pour le lobby révisionniste solidement incrusté dans l’environnement immédiat de Kérékou et dont le cerveau était une autre Chantal de Souza avec un certain Cosme Sehlin comme bras financier ?
Toujours est-il que Kérékou se disposa aussitôt à recevoir exceptionnellement le "jeune homme de la Boad", le lendemain samedi. Cette rencontre au cours de laquelle rien ne fut jamais appelé par son vrai nom, marqua le feu vert passif du Kameleon pour l’aventure présidentielle de ce dauphin sorti de nulle part, ce gladiateur sans passé, cet intrus qui surgissait au coeur de la maison. Le coup de fil presque hystérique que je reçus de Yayi, juste à sa sortie du palais de la présidence ce jour-là, me montra l’importance de ce qui venait de se passer.
Au dîner qu’il organisa le soir même de ce samedi, sur la terrasse en haut de sa résidence de Cadjèhoun, le ton était plus rassurant. Tous ceux qui comptaient alors dans son dispositif, furent invités. Je me rappelle encore de la déclaration émue que fit le vieux docteur Boni, promoteur de la clinique Boni et cousin de Yayi, cette nuit-là, d’une voix chevrotante : " la plus grande chose que Dieu pourra me faire est de me permettre de voir, avant ma mort, le passage de témoin entre Kerekou et mon jeune frère. Après ça, la mort peut me prendre. Je partirai heureux et le coeur léger ".
Ceux qui connaissaient l’histoire politique du Bénin, surent à quel épisode de sa vie faisait allusion cet ancien médecin-capitaine de l’armée béninoise, radié par le Gouvernement Militaire Révolutionnaire (GMR), pour complot contre la sûreté de l’État.
Ce samedi soir, le message fut clair. "Kérékou a dit feu vert ", se chuchotait-on avec excitation autour des tables. Et on pouvait bien comprendre l’indignation des gens comme Alexandre Hountondji, quelques mois plus tard, face à ce parachutage de Vicencia Boco au-dessus de toute cette machine de guerre montée à mains nues, pièces par pièces. Mais dans cette aventure électorale, il fallait aussi savoir suivre, aveuglément parfois, les intuitions du leader, même si elles paraissent erronées.
Une occasion de retenir cette leçon se présenta un jeudi soir. Il était dix-sept heures et Yayi revenait de son dernier voyage hors du territoire, avant le scrutin...
(✋🏾 À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 52

La première réunion de la direction nationale de campagne fut, je pense bien, la dernière digne du nom. La défiance silencieuse des politiques face à l’arrivée par le haut, de Vicencia Boco, offrit à Yayi un schéma confortable qu’il répétera pendant tout son règne : donner le pouvoir pour mieux ne pas le donner.
Beaucoup d’observateurs avaient d’ailleurs senti, face au peu d’empressement du candidat Yayi à mettre en place une vraie direction nationale de campagne, une réticence à fonctionner avec une structure officielle qui pourrait lui prendre, ne serait-ce que pour la durée de la campagne électorale, une partie de son pouvoir décisionnel. Les nombreux appels et relances pour que cette instance faîtière soit installée restèrent longtemps sans suite. Et en optant de façon cavalière pour le parachutage d’une inconnue à la tête du bataillon, il n’ignorait pas qu’il l’affaiblissait. Avec du recul, je crois d’ailleurs que cela a été bien prémédité. Ainsi, il se retrouva, dans la pratique, comme le recours, le vrai pôle de décision. Au moins, personne ne pouvait plus l’accuser de n’avoir pas une direction de campagne.
Mais Vicencia était teigneuse. Elle avait sans doute compris le jeu de Yayi. Elle avait sûrement fini par comprendre qu’elle ne dirigerait rien du tout. Cependant, elle s’accrocha. Une option d’une très grande clairvoyance. Une autre femme, au tempérament de feu comme Marie-Élise Gbèdo, que Yayi a voulu un moment dans ce rôle, aurait protesté et multiplié les menaces de démission. Mais Vicencia se pointait quotidiennement à Bar Tito.
Je la voyais quelques fois traverser le hall au rez-de-chaussée, monter les escaliers et rejoindre son bureau à l’étage. Là, elle s’enfermait, s’occupant à je ne sais quoi. Nos esprits, d’un naturel suspicieux, se mettaient en transe lorsqu’elle s’enfermait avec Serge Mariano, ce jeune homme que nous ne connaissions pas encore beaucoup, mais d’une finesse vestimentaire certaine. Car Vicencia avait du charme et était loin d’être finie physiquement. Trêve de suspicions, nous découvrîmes finalement le bébé que les deux nous fabriquaient derrière la porte de ce bureau : un mouvement politique ! La Coalition des Forces du Changement (CFC).
Je continue de penser que Vicencia a géré ce tournant délicat de son parcours avec intelligence et tact. Face à un dribbleur, elle avait trouvé la meilleure posture de jeu. Se maintenir debout. Patienter. Surtout ne pas le suivre dans ses mouvements. Car à force de valser et de multiplier les dribbles extravagants, il finit par s’embrouiller, se dribbler lui-même et vous remettre la balle entre les pieds, par inadvertance. Ce n’est pas facile, mais c’est la meilleure posture politique.
En vérité, aucune grande décision ne se prenait plus à Bar Tito, depuis que la directrice nationale de campagne y avait été installée. Il fallait aller à Cadjèhoun, parler directement avec Yayi. Et quand la décision avait une incidence financière, il fallait ensuite se retrouver entre les quatre murs du bureau de Lambert Koty, à l’Agetur. Telles des métastases d’un cancer en phase terminale, des centres informels de réunion et de prise de décisions se multiplièrent à travers la ville, mais avec un tandem inévitable : Yayi-Patrice. Le premier, revenu presque bredouille de son dernier voyage de mobilisation de ressources financières dans les pays d’Afrique centrale, s’en était remis poings et pieds liés au second qui avait déjà une idée assez claire des avantages que lui offrait cette position de pouvoir qui se muera rapidement, après la victoire, en une dangereuse, je dirai même mortelle position de dompteur de taureaux.
Car les dix années suivantes verront se produire un spectacle surréaliste d’un taureau fou et d’un torrero trop sûr de lui et imprudent.
Mais dans cette phase de la conquête du pouvoir, notre candidat fit parfois preuve d’un flair si juste et si puissant que je ne saurais me priver de vous en donner une illustration.
C’était un peu avant l’installation de la direction nationale de campagne. Yayi était parti pour une ultime recherche de soutiens financiers au Congo et au Gabon. Inutile de dire que les choses ne furent pas aussi simples avec le patriarche Omar Bongo qu’on disait soutien traditionnel de Adrien Houngbédji, mais qui, pour le scrutin présidentiel de 2006, exigea de tout candidat béninois parti lui tendre la sébile, une recommandation écrite du général Mathieu Kérékou. La moisson, si moisson il y eut, fut donc forcément maigre. Mais ce n’était pas ce qui chagrinait Yayi lorsque nous nous précipitâmes, ce jour-là, à Cadjéhoun, pour lui souhaiter la bienvenue.
Arrivé dans la petite cour de la résidence, je trouvai Chabi Sika et Ahmed Akobi un peu tendus. Il était environ dix-sept heures. Yayi était directement monté à l’étage pour se rafraîchir. Mais pas que ça. Il avait décidé de prendre la longue route du nord à cette heure de la journée. La décision paraissait insensée pour un candidat très en vue et qui n’avait pour toute sécurité que son seul cousin gendarme que Pierre Osho, alors ministre de la Défense, fit mettre à sa disposition, sur instruction du général Mathieu Kérékou. Il avait donc décidé de prendre la route et de faire un voyage de nuit, contre tout bon sens.
C’est que Yayi, malgré tous les comptes-rendus rassurants, soupçonnait une situation catastrophique dans la conduite des opérations d’inscription sur les listes électorales dans les départements du septentrion. La liste électorale, manuelle à l’époque, pouvait être l’instrument aléatoire de gestion d’une victoire ou d’un échec électoral. Dès que la Commission électorale nationale autonome, CENA, lançait le processus d’inscription des électeurs, tous les candidats sérieux à une élection présidentielle qui se fait au suffrage universel direct où chaque voix compte, jetaient toutes leurs forces dans la bataille pour faire inscrire le maximum d’électeurs dans son aire d’influence politique.
La machine électorale déjà rodée du kaméléon avait brillamment assuré le service jusque-là dans le septentrion, pour les élections présidentielles de 1991, 1996 et 2001. Mais le kaméléon n’étant plus candidat pour les présidentielles de 2006, le défi restait entier pour notre machine électorale.
Et puis, une autre préoccupation angoissante nous taraudait l’esprit : les bases de données électorales du septentrion étaient-elles les bonnes ? Obtiendrons-nous le même nombre d’inscrits sur les listes électorales dans cette partie du pays, maintenant que le général Mathieu Kérékou n’était plus en lice ? Et que faire si les "vrais chiffres", enfin sortaient et faisaient basculer nos calculs ? La sortie des nouveaux chiffres du septentrion serait un grand moment politique. J’en avais discuté quelques fois avec Yayi. Mais nous préférions ne pas penser au pire. Car au cas où Kérékou obtiendrait ses victoires sur la base de listes électorales "provendées" dans le nord, nous pourrions bien passer du rêve à la désillusion si nous n’avions pas le secret de cette provende. Les opérations d’inscription sur les listes électorales, qui se déroulaient partout dans le pays, avaient donc un sens particulier pour nous.
Mais de là à laisser Yayi faire ce voyage de nuit, surtout avec quelques rumeurs alarmantes qui nous parvenaient sur des risques qui planaient désormais sur sa sécurité, le pas ne me paraissait pas non plus raisonnable à faire. J’attendais donc debout, dans la cour, avec Ahmed Akobi et Karimou Chabi Sika, bien décidé à le dissuader. Il pouvait attendre le lendemain. Soudain, un bruit de moteur nous parvint du garage. Ibrahim le gardien, qui prêtait une oreille attentive à nos inquiétudes qu’il partageait sans doute, entra en coup de vent dans la cour, pour donner une alerte tardive. Yayi venait de prendre la route. Il était parti seul pour ce voyage de nuit. Il partait vérifier ses appréhensions.
(✋🏾 À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 53

Dans la précipitation et un brin d’agacement, la voiture de Ahmed Akobi fut lancée pour faire un convoi avec celle de Yayi qu’elle ne rattrapa qu’au niveau du stade de l’Amitié de Kouhounou, actuel stade Général Mathieu Kérékou. Personnellement, ce voyage de nuit ne me posait qu’un problème de sécurité. Pas une crainte d’accident de la route.
J’avais déjà vu s’exprimer le génie du vieux chauffeur Tankpinou dans tellement de situations que j’avais fini par me convaincre qu’avec lui au volant, on pouvait fermer les yeux à Cotonou et ne les rouvrir qu’à Tchaourou. Je savais aussi que parfois, il lui arrivait de céder à la pression de Yayi qui, quand il ne sommeillait pas, contrôlait régulièrement, depuis la banquette arrière, le cadran de vitesse de la voiture, exigeant toujours un peu plus de vitesse. Je retiens à ce sujet une scène mémorable dans laquelle nous aurions pu sans doute laisser nos vies si quelqu’un dans la voiture n’était pas appelé à être forcément président de la République.
Nous étions en partance pour Adja-Ouèrè, dans le département du Plateau, où Yayi allait régulièrement parler avec Séfou Fagbohoun, dans l’espoir d’un hypothétique soutien politique. Alors que je passais fortuitement à Cadjèhoun, il m’invita à monter dans la voiture et à l’accompagner à Adja-Ouèrè. C’était, si mes souvenirs sont bons, la dernière fois qu’il s’y rendait pour le compte de cette drague politique préélectorale.
Nous étions en fin 2005. Je savais, par le compte-rendu qu’il faisait de ses tentatives antérieures, que les deux passaient généralement le temps à tourner autour du pot. Il n’était sans doute pas raisonnable d’espérer un soutien du Madep au premier tour du scrutin, alors que Antoine Idji Kolawolé, président de l’Assemblée nationale et deuxième personnalité de l’État, rêvait intensément de la présidence de la République.
Mais n’empêche, Yayi se rendait quand-même, faire son exercice favori de courbettes, de génuflexions et de périphrases chez le leader politique holli qui avait mis un terme à l’hégémonie de Adrien Houngbédji dans le Plateau. Évidemment, Yayi en ressortait bredouille et frustré. Cela ne lui enlevait cependant pas la force de la persévérance.
Nous étions donc sur la route, roulant vers le département du Plateau. Le garde du corps, Yakoubou, pour une raison dont je n’ai plus souvenance, n’était pas du voyage. J’étais assis à côté de Yayi, sur la banquette arrière de cette Mercedes qui m’était si familière. De Cadjèhoun jusqu’à la sortie nord de Porto-Novo, nous roulâmes à petite vitesse, contraints à cela par l’état d’encombrement du trafic.
Mais après Ouando, la chaussée, bien que crevassée par endroits, s’étalait de plus en plus devant nous. Nous nous retrouvâmes bientôt derrière un camion-remorque qui, sur plusieurs kilomètres, nous imposait freinages et accélérations à son rythme.
À un moment, Yayi s’agaça et demanda à Tankpinou d’engager un dépassement. Le chauffeur balança alors le volant et tenta un déboitement. Mais il dut rapliquer aussitôt. Un camion venait en sens opposé.
Nous patientâmes alors derrière notre camion, ralentissant, zigzaguant, freinant brusquement devant un nid-de-poule que nous ne pouvions voir de loin. Tout cela dura un temps qui nous parut une éternité. Yayi, dans la voiture, multipliait les jurons. Le vieux chauffeur, certainement sous cette pression, tenta un nouveau déboitement en basculant le volant sur la gauche. Mais cette fois-ci, il ne rappliqua pas et lança résolument le processus de dépassement.
C’est alors que nous vîmes surgir au loin, droit en face de nous, un autre camion. Le chauffeur insista et sollicita, d’un coup de pied sec sur l’accélérateur, toute la puissance de la Mercedes. Le problème est que ce camion que nous essayions de dépasser et qui, jusque-là, semblait aller à une vitesse de tortue, retrouva soudain toute sa vigueur et, au lieu de ralentir conformément aux règles du code de la route, pour faciliter notre remboitement après le dépassement, essayait maintenant de nous défier.
En face de nous, le second camion qui paraissait si lointain, n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres de nous. La mort droite dans les yeux ! Tout se passa en une fraction de seconde. Tankpinou eut juste un trou d’aiguille pour opérer son insertion devant ce camion qui faisait son maximum pour nous rendre le dépassement impossible. Le violent effet de souffle du camion qui venait en face de nous, secoua si violemment notre voiture que, pour la première fois, j’eus une perception très imagée de l’expression "souffle de la mort".
"Tankpinou, tu n’avais pas vu le camion ?" se contenta juste de lancer mollement Yayi, avant de passer rapidement à un autre sujet. Nous avions bel et bien échappé à la mort. Une fois sur le parking de la résidence de Séfou Fagbohoun à Adja-Ouèrè, le chauffeur Tankpinou et moi reparlâmes longuement de ce que nous venions de vivre, pendant que Yayi et son hôte s’étaient retirés dans le grand bâtiment pour discuter.
Je compris, à travers nos échanges, que Tankpinou en avait vu d’autres. Des crevaisons de pneu alors qu’il roulait à 190 kilomètres à l’heure, des rétroviseurs violemment arrachés par des dépassements trop millimétrés et beaucoup d’autres faits d’arme qui donnaient la chair de poule.
Mais le "chrétien céleste" qu’était Tankpinou croyait sans doute à l’assistance d’une escouade d’anges, chaque fois qu’il prenait le volant, et il ne devait pas manquer de "visionnaire woli" quelque part, dans une des innombrables assemblées du christianisme céleste, pour lui "voir les choses ". De toute façon, il m’était souvent arrivé de penser que ce profil supplémentaire du chauffeur pesait lourdement en faveur de la fidélité et de la loyauté que Yayi lui témoignait.
Car, avec du recul, et s’il m’était demandé de dire l’église de cœur de celui qui présida aux destinées du Bénin pendant une décennie, je répondrai avec certitude, assurance et sans stigmatisation aucune : Yayi est du christianisme céleste. Cela n’a jamais été apparent.
Mais telle est ma conviction, qu’illustreront la facilité et l’audace avec lesquelles un réseau d’escrocs installa au vu et au su de l’État, la douloureuse affaire ICC-Service, dont beaucoup de Béninois portent encore les cicatrices. Mais nous n’y sommes pas encore...
C’est donc à la latitude de Kouhounou que la voiture "4fois4 Land Cruiser" de Yayi fut rattrapée et contrainte à un convoi, quoique minimal.
Dès le lendemain, les premiers échos de ce voyage nous parvinrent et nous mirent tous immédiatement d’accord. Yayi avait été bien inspiré de se dérober à tout l’appareillage politico-bureaucratique qui s’emparait déjà progressivement de lui, pour aller voir de ses propres yeux le déroulement des opérations d’inscription sur les listes électorales dans les départements du septentrion.
Et le moins que l’on puisse dire est qu’il faut parfois aveuglément suivre le flair et les intuitions du chef, simplement parce que vous n’opérez pas toujours dans la même dimension sur certains sujets.
La situation était catastrophique dans le nord. C’était à la limite du sabotage... !
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 54
La donne identitaire est le fondement du leadership politique au Bénin. Et cet axiome a encore de beaux siècles devant lui. Mais être né ou être originaire d’un espace géographique n’en fera pas de facto votre fief. Encore faudrait-il que vous ayez fait les investissements humains, physiques et affectionnés nécessaires. Et même là, vous n’auriez pas fait grand-chose si le timing dans lequel vous exposez votre prétention au leadership sur votre communauté et sur votre espace géographique n’était pas le bon.
Les concours de circonstances sont déterminants en la matière et un excellent timing fera d’un cancre un immense leader régional autant qu’une mauvaise orchestration fera d’un brillant prétendant, un piètre politique.
La géopolitique des Collines et du septentrion a toujours été caractérisée par le rassemblement systématique autour d’un grand leader régional qui, fort de cet appui, part toujours triomphalement à la conquête du fauteuil présidentiel, face à une myriade de concurrents tous concentrés dans le Bénin méridional où on peut parfois compter plusieurs prétendants dans une même famille.
Toujours est-il que, mis à part le cas exceptionnel de Nicéphore Soglo qui a été désigné directement dans une salle de conférence en 1991, il sera difficile voire impossible, dans notre modèle démocratique, d’être président de la République sans avoir un socle régional, sans avoir un fief.
Mon approche sur le rôle du fief dans la conquête du pouvoir d’Etat restera cependant ambivalente. Car un mauvais dosage de votre image par rapport à votre appartenance socio-ethnique et géographique pourrait vous exclure définitivement du fauteuil présidentiel. Il me semble que cela ait été le cas de Bruno Amoussou qui, depuis son apparition en gros pagne, large sourire "y a bon banania " et un slogan ethnico-centré très décomplexé "dadjè lo va", est définitivement passé dans la conscience collective comme le leader politique des Adja.
Même si cela lui a permis d’installer une hégémonie politique durable sur le sud-ouest du Bénin, ce fut pratiquement une condamnation définitive à demeurer l’homme d’une région, d’une partie des Béninois, donc sans envergure nationale. Il était pourtant, à un moment donné, l’homme le plus outillé techniquement et politiquement pour diriger le Bénin.
On a beau définir la politique comme l’espace de toutes les possibilités, il y a, en la matière, des sentences sans recours, des condamnations irréversibles.
Tout est donc, à mon avis, une question de dosage dans la manipulation de cette notion, véritable couteau à double tranchant, qu’est le fief. Vous n’irez nulle part sans lui, mais il peut devenir très rapidement un élément limitant pour vous si vous en faites un élément ostentatoire de communication.
Voilà pourquoi le génie politique de Yayi, dans sa phase de conquête du pouvoir en 2006, fut de savoir cloisonner fermement ses discours de sorte que les déclarations régionalistes moralement condamnables qui enthousiasment les foules à Kika par exemple, ne soient jamais entendues à Cadjèhoun. Et vice-versa. Il y a, pour ainsi dire, une exigence de duplicité de discours pour tout homme engagé dans la conquête du pouvoir d’Etat.
Les aspects moraux se gèrent plus tard après la victoire. Et même là... !
Pour le cas spécifique de Yayi en 2006, la notion de fief paraissait une donnée à la fois simple et complexe. Le long règne du général Mathieu Kérékou a eu un effet d’éteignoir, étouffant toutes autres ambitions dans cet immense fief qui partait des Collines au septentrion.
L’espace géopolitique dont héritait son successeur était aplani, dessouché et labouré. Puis le sort s’était occupé du reste. Saka Kina, figure emblématique du Fard-Alafia, qui aurait pu entretenir l’insoumission politique dans l’Alibori, était mort. Je me souviens de toute l’énergie que Yayi déployait pour obtenir son soutien qui, même quand il l’avait prononcé verbalement plusieurs fois à son domicile de Calavi, ne paraissait jamais sincère.
S’il avait survécu aux effets secondaires de cet accident de la route qui le brisa physiquement à la hauteur de Glazoué, il eût été une vraie équation à régler. L’autre Saka, Saka Salé en l’occurrence, n’aurait pu rien refuser à Bruno Amoussou dans le cadre de cette présidentielle si lui-même avait survécu à l’accident de la route qui eut raison de lui.
Une seconde équation qui eût été également difficile à gérer au sein du CAR-Duniya et dans l’espace socioculturel et linguistique bariba.
Le troisième Saka, Saca Lafia, qui essayait de donner du répondant au baobab Mathieu Kérékou, s’était humblement rangé derrière Yayi.
L’effervescent et insaisissable Rachidi Gbadamassi, qui finalement, ne jurait que par la perte de Yayi, après avoir été précurseur du Yayisme à Parakou, était écroué à la prison civile de Natitingou, pour enquête sur l’assassinat scabreux du magistrat Sévérin Coovi.
Le département de l’Atacora n’avait aucun leader en vue.
Pareil pour les Collines, malgré les efforts du vieil Amos Elègbè pour y introduire Idji Kolawolé, en lieu et place de Yayi Boni qu’il traitait en petit comité de "soulard".
Le seul qui pouvait brouiller la quiétude dans ce vaste territoire politique dont héritait Yayi, en transformant la Donga ou une partie de la Donga en un nid de résistance, c’était Bio Tchané qui, sans être un homme neuf en 2006, aurait pu rendre moins visible le profil de banquier technocrate qui allait si bien à notre candidat.
Mais sans crier gare, cette épine potentielle avait pris le premier vol pour Washington. Que pouvait-on espérer de mieux ?
Mais le contrôle et la gestion d’un territoire politique aussi vaste pendant qu’il ne détenait pas encore les leviers du pouvoir, se révélèrent bientôt éreintants pour le natif de Tchaourou, qui a dû comprendre que le soutien populaire à une candidature n’est rien sans une organisation structurelle opérationnelle.
La mousse pouvait vite s’affaisser si ceux chargés de secouer l’eau savonneuse cessaient leur manège. Et le très faible niveau d’enthousiasme des populations dans le septentrion pour aller s’inscrire sur les listes électorales était bien illustratif à propos.
En effet, Yayi fut ahuri de constater, au bout de ce voyage de nuit inattendu vers le septentrion, que tout était à faire.
À quelques jours de la clôture des inscriptions sur les listes électorales, les départements du nord affichaient des niveaux d’inscription globalement inférieurs à 20 pour cent par rapport aux taux d’inscription pour les élections législatives de 2003.
Dans le même temps, les départements du Bénin méridional affichaient des niveaux d’inscription avoisinant déjà les 70 pour cent. Il y avait assurément péril en la demeure. Ce ne sont ni la taille de votre fief électoral, ni la pléthore de soutiens politiques et de déclarations tonitruantes qui gagnent une élection présidentielle, mais le nombre de bulletins déposés dans l’urne en votre faveur.
Et dans le contexte de ces listes électorales manuelles, une élection présidentielle pouvait bêtement se perdre à ce niveau.
Mais plusieurs éléments immuables de notre sociologie politique expliquaient ce constat inquiétant fait sur le terrain. Nous en parlerons plus amplement demain, si vous le voulez bien.
(✋🏾 À demain)

Mémoire du chaudron 55
Les élections présidentielles, depuis la conférence nationale de février 1990, ne se perçoivent et ne se vivent pas de la même façon du sud au nord du Bénin.
L’héritage historique national, notamment le décalage entre les moments des premières expositions à l’instruction coloniale, a favorisé une évidente discrimination dans la répartition spatiale des élites à travers le territoire national.
À l’abondance du personnel politique au sud, s’oppose sa rareté au nord, avec une ligne de rupture abstraite à partir du département des Collines.
La première conséquence de cet état de fait est la multiplication des ambitions politiques dans le Bénin méridional, alors que se note un réflexe de regroupement dans la partie septentrionale.
Je demeure convaincu que la correction, avouons-le, très lente de ce déséquilibre, affectera notablement la cartographie politique du Bénin.
Car aujourd’hui, faire une thèse de doctorat en étant originaire de Ouidah par exemple, ne vous donne pas la même visibilité dans votre petite communauté que faire un Master en étant originaire de Ina.
À Ouidah, vous apparaitrez dans le ventre mou d’une liste séculaire foisonnante de docteurs en toutes choses, donc vous passerez forcément inaperçu, alors que pour moins que ça, vous apparaissez comme une étoile à Ségbana.
Voilà le genre de décalage qui a longtemps façonné les destins politiques chez nous et fera par exemple qu’un instituteur devienne le premier président du Dahomey indépendant, face à une élite plus étincelante.
Le général Mathieu Kérékou a-t-il entretenu sciemment cet état de choses pendant son premier long règne, de 1972 à 1990 ?
Toujours est-il qu’après les premières 18 années passées au sommet de l’État par l’homme de Kouarfa, la structure de la pyramide est restée intacte dans le nord et les Collines.
Une base très large composée par la population privée d’instruction, et un corps mince et étriqué composé d’une rare élite capable de rivaliser avec le chef.
Cette digression à l’entame de cette chronique me permet de vous expliquer pourquoi le banquier, docteur en économie, Yayi, fut présenté avec succès dans le septentrion comme une étoile intellectuelle, alors que dans le Bénin méridional, ce profil intellectuel n’eût pas même attiré l’attention des populations de Cadjèhoun.
Il y a donc, dans une certaine réalité, plusieurs Bénin et la fabrique du leader politique obéit à des mécanismes différents selon qu’on soit au sud ou au nord.
Mon souhait, c’est que les politiques publiques et les investissements, dans les prochaines décennies, nous aident à sortir de ce décalage qui, si rien n’est fait, nous conduira un jour dans l’impasse.
Je sais que le statut quo continue, pour le moment, de profiter à ceux qui, sans grand effort, veulent continuer de briller comme des étoiles dans un ciel noir plutôt que de favoriser l’apparition pour toute leur communauté, des rayons de soleil qui, certainement, les auraient rendus invisibles.
Notre candidat, en 2006, brillait seul dans le firmament de ce vaste fief politique dont il héritait. Et nous n’avions qu’à nous en réjouir.
Mais le fief dont il s’agissait avait une particularité. Il se gère très péniblement si vous ne détenez pas les manettes du pouvoir. Tous les agents recenseurs que déployait régulièrement la Cena à la veille des élections pour l’établissement des listes électorales, savent bien qu’il est plus facile de motiver le pêcheur de Ganvié à aller se faire inscrire, que de convaincre le bouvier peulh de Kalalé à abandonner son troupeau pour venir s’inscrire.
Et cela se comprend bien quand on sait par exemple que sur les 26 candidats en lice pour l’élection présidentielle de 2006, seulement deux étaient originaires de ce vaste septentrion. Yayi Boni et l’anecdotique Antoine Dayori.
Les 24 autres candidats étant concentrés dans le sud, le maillage politique y est plus fin et les électeurs sont plus intensément soumis à l’information électorale. Lorsque 24 candidats ont intérêt à gonfler une liste électorale, l’effet est toujours plus spectaculaire lorsqu’un seul candidat, disons-le ainsi pour être plus sérieux, doit motiver plus de la moitié de la superficie totale du pays à aller s’inscrire, alors qu’il ne gère pas encore l’appareil d’Etat.
Car il faut dire que Kérékou faisait preuve d’une telle indifférence qu’il était impossible de décrypter ses motivations réelles.
Mais j’ai pu vivre une illustration du très peu d’intérêt des populations des zones rurales du septentrion pour l’information électorale.
C’était en 2001. La campagne électorale battait son plein et j’étais, en tant que journaliste -reporter, commis pour suivre le candidat le plus en vue, le général Mathieu Kérékou, dans une longue tournée électorale qui nous conduisit dans la totalité des 77 communes du Bénin.
Je garde encore aujourd’hui, tel un trophée sur mon mur Facebook, une photo souvenir de ces moments qui marquèrent profondément ma lecture de certaines réalités du pays. Nous venions de finir un meeting à Nikki où le général Mathieu Kérékou, intervenant le dernier comme à son habitude, répétait comme unique promesse électorale, sa célèbre incantation "Ce qui est dit est dit, ce qui est écrit est écrit ". À cette phrase, les foules devenaient hystériques. Un grand mystère du discours électoral !
Les populations préféraient cette phrase qu’elles ne comprenaient pas, à la longue liste des doléances présentées par le sous-préfet de Nikki. J’imagine d’ici, la frustration de tous ces candidats qui investissent une fortune dans la conception et la rédaction d’un vrai projet de société. En majorité, les populations n’en ont cure.
Et il vaut même mieux parfois se taire que de se lancer dans de grandes promesses chiffrées qui, très rapidement, peuvent plomber votre campagne et même toute votre carrière politique, en vous faisant passer pour un démagogue.
Je suppose que l’histoire des 30 mille emplois du professeur Albert Tévoédjrè demeure encore vivace dans certains esprits.
Quand plus tard, en 2016, j’entendis un autre candidat, Abdoulaye Bio Tchané, entrer en campagne avec des promesses chiffrées, je me suis juste dit : "il va se griller".
J’ai eu la grâce donc, entre 2001 et 2006, de suivre de très près deux campagnes présidentielles victorieuses, et je peux dire ceci à tout prétendant : cessez de faire des promesses abstraites.
Personne ne vous prendra au sérieux.
Car l’électeur que plus d’un demi-siècle d’échecs des politiques publiques a laissé dans la pauvreté, l’analphabétisme et l’ignorance, ne réfléchit pas comme vous. Il veut juste savoir s’il y a un point commun entre lui et vous. Il est plus pratique que vous ne le croyez.
À peine donc le meeting de Nikki terminé, notre cortège mit le cap plus au nord. Au bout d’un parcours presque intergalactique sur cette piste poussiéreuse, nous débouchâmes sur quelque chose qui me parut être une clairière.
C’était la première fois que je mettais pied à Kalalé. La petite foule assemblée sous la rangée d’acacias dans la cour de l’école primaire publique, s’égaya aussitôt. Mais ce qui me laissa sans voix, c’est cette préoccupation d’un berger fulani qui voulait savoir la raison de la mobilisation.
Quelqu’un lui expliqua, avec force mouvements de mains, comme s’il s’adressait à un sourd, que l’objectif de la rencontre c’était pour faire élire le président Kérékou. Le malheureux Fulani n’en fut que plus bouleversé. Pour lui en effet, président avait toujours signifié Kérékou, et Kérékou avait toujours signifié président.
D’ailleurs, il y avait encore, bien peints sur les bâtiments de l’école, les portraits de Engels, la barbe interminable de Karl Marx, le drapeau jaune frappé d’une étoile rouge, drapeau du Parti de la révolution populaire du Bénin, PRPB, et, cerise sur le gâteau, un magnifique portrait du grand camarade de lutte, Mathieu Kérékou.
Nous étions pourtant en 2001 et un président nommé Nicéphore Soglo avait deja pourtant régné de 1991 à 1996. Ce Fulani en tunique bleu indigo, les bras en croix sur son bâton de berger, ne s’en revenait pas d’apprendre autant de choses qu’il ignorait.
Voilà donc quelques aspects de ce Bénin que vous regardiez peut-être de façon superficielle. Mais qui, en réalité, est multiple, complexe et contradictoire.
Réussir à le diriger et à bien le diriger, c’est réussir à être la sommation de toutes ses contradictions, c’est réussir à épouser ses faiblesses sans vouloir lui imposer des thérapies trop violentes.
Un chien sans muselière, surpris par une injection douloureuse, mordra par reflex le premier bras qui s’offre à sa mâchoire. Fut-il celui de son maître.
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 56

Armand Zinzindohoué ! Je me dois de faire un zoom sur ce personnage qui, à lui tout seul, représente une grille de lecture sur les rapports qu’eut le candidat puis le président Yayi, avec les milieux évangéliques.
Et comme je l’avais signalé dans un épisode précédent, mon premier contact physique avec lui eut lieu à Bar Tito, à l’occasion de cette première réunion de la direction nationale de campagne.
Mais j’entendais déjà beaucoup parler de lui. Je recevais, à travers mes amis du premier cercle d’évangéliques autour de Yayi, les échos de ces réunions de mobilisation qui se déroulaient au dernier niveau du domicile du "frère Armand ", derrière Akossombo.
Certains de ces comptes-rendus en disaient déjà long sur le tempérament de l’homme qui, parfois, n’hésitait pas à proposer une explication au corps-à-corps à certains de ses accusateurs. Je savais très bien que le milieu se détériorerait très vite lorsqu’on y introduisait l’argent et le pouvoir.
Armand Zinzindohoué fut introduit au yayisme en même temps que François Gbénoukpo Noudégbessi. Mais Armand Zinzindohoué était déjà assez bien connu dans la communauté évangélique, étant le président de l’association des amis de Radio Maranatha, le seul média fédérateur, à l’époque, des églises évangéliques. Et c’est à l’infatigable pasteur Michel Alokpo que Yayi doit ces deux prises.
Ingénieur des Tp, Armand Zinzindohoué était dans un lien hiérarchique administratif avec François Noudégbessi que nous appelions "DC", car il était directeur de cabinet de Luc Gnancadja au ministère de l’Environnement. Inutile de préciser que Noudégbessi fut une prise précieuse pour Yayi que challengeait ouvertement l’ancien ministre de l’Environnement de Kérékou, dans la sphère évangélique.
Je pouvais parfois voir passer le "DC" à Cadjèhoun. Il venait souvent y moucharder. Car, à l’instar de tout leader politique, Yayi adorait le mouchardage. Je crois d’ailleurs que vous ne mesurez réellement votre emprise sur votre troupe que par la multiplication de ces séances de colportage de ragots vers vous.
Le jour où vous commencerez à ne plus en recevoir, sachez que votre fin de séjour à la tête du groupe n’est plus loin.
Certaines personnes, dont le pasteur Michel Alokpo, le plus fin connaisseur du milieu évangélique béninois que je n’ai jamais vu, savaient d’ailleurs que la méthode la plus efficace pour obtenir un rendez-vous rapide et régulier avec Yayi était de le mettre en appétit avec quelques bribes de "kpakpatoya", comme on le dit ailleurs. Mais vous serez bien naïfs en émettant un jugement moral sur cette boulimie de petits colportages d’informations qu’avait Yayi. Créez un budget pour cela, s’il le faut. Car, dit-on, qui a l’information a le pouvoir.
Yayi avait donc au quotidien, une foule d’informations plus ou moins fiables sur presque tout. Rien ne lui échappait sur la vie quotidienne, les arrière-cours et même quelques fois les grincements de lit de ses principaux futurs challengers politiques.
Et il prenait très au sérieux la candidature de Luc Gnancadja qu’il accusait régulièrement le jeune et fringant pasteur Romain Zannou de soutenir et de promouvoir.
C’est vrai que Yayi n’avait pas que des amis dans le milieu des pasteurs. Et l’un des tous premiers à lui avoir tourné le dos, l’accusant de toutes sortes de fourberies, est le pasteur Josué Ahounou, qui tenait ses offices religieux dans l’enceinte de l’ancienne maison du peuple de Cotonou 2.
Josué Ahounou faisait partie des premiers pasteurs ici, à soupçonner les ambitions politiques de Yayi. Il savait donc très bien que ce n’était pas la qualité de ses prédications qui attirait régulièrement le président de la Boad dans son église, encore moins la splendeur de l’une de ses ouailles.
Il eût bien voulu faire le jeu jusqu’au bout en devenant le coach du prétendant à la fonction présidentielle. Mais un, deux, puis trois grains de sable se glissèrent dans leur relation. Yayi, une fois au pouvoir, ne manqua pas de retourner la monnaie de sa pièce à ce pasteur qui, lui, préféra en 2006, le candidat Adrien Houngbédji.
Une violente dissidence secoua l’église, et l’un des porte-flambeaux du bras de fer contre le pasteur Ahounou fut, comme par hasard, promu ministre de l’Intérieur et des Cultes, pendant que le conflit trainait encore au tribunal. Il s’agit du pasteur Supplice Codjo.
Le candidat Yayi ne voulait aucune concurrence dans le milieu évangélique. Il savait très bien que son appartenance à cette communauté ne lui apporterait pas que du suffrage.
Cette appartenance lui ouvrait grandes les portes que ses origines géographiques et socioculturelles lui auraient hermétiquement fermées au nez, et à double tour.
Il existe bien une grille ou, disons pour être plus précis, un barème hiérarchisé de tolérance entre les différentes croyances au Bénin vis-à-vis du profil des hommes politiques.
Les plus tolérants sont les religions endogènes polythéistes. Les adeptes sont très guidés dans leurs choix politiques par le profil religieux de l’homme politique qui se présente à eux. Ils éliraient, sans aucune difficulté, un chrétien catholique ou évangélique, un musulman, un animiste, un franc-maçon, un rosicrucien ou n’importe quoi.
Mais paradoxalement, un homme politique qui exhiberait ostensiblement ses croyances animistes rencontrera l’indifférence des musulmans, une silencieuse méfiance des catholiques, puis un rejet catégorique des évangéliques pentecôtistes, avec multiplication de prières de combat dans plusieurs assemblées, afin que "Dieu épargne le pays de ce président babylonnien".
Un candidat musulman passera facilement la grille des animistes, des catholiques, se fera observer sous toutes les coutures par les évangéliques non pentecôtistes, mais rencontrera le rejet des évangéliques pentecôtistes si malencontreusement un de ses rivaux y faisait circuler des informations sur un plan d’islamisation du pays dès l’élection de celui-ci.
Tout réside, pour lui, dans la façon de polir l’image qu’il envoie à cette communauté.
Par contre, un candidat évangélique, pentecôtiste ou non, passera plus facilement toutes les grilles des autres croyances. Personne, dans les autres milieux de croyances, n’a ainsi jamais fait procès au général Mathieu Kérékou de son pentecôtisme ostentatoire en 1996 et 2001.
Pareil pour Yayi en 2006 et 2011, même si on peut dire que lui, savait brillamment faire cohabiter eau douce et eau salée dans le vase, sans que jamais l’une ne soupçonne la présence de l’autre. Tout un art !
Si donc un homme politique veut faire de la religion un élément identitaire de mobilisation politique, qu’il s’assure de bien maîtriser cette psycho-sociologie de nos religions. Dans le doute, je lui conseillerais carrément de s’abstenir et de choisir une autre arme de combat. Car les étiquettes et les préjugés existent bel et bien dans ces milieux et peuvent avoir la peau très dure.
Et pour ce que j’ai personnellement vu dans les différentes mobilisations des milieux évangéliques autour du général Mathieu Kérékou en 1996 et 2001, ensuite autour de Yayi en 2006, je peux affirmer que leur impact sur une campagne n’est pas que numérique. Le zèle et le chauvinisme qui caractérisent leur engagement deviennent très rapidement contagieux et ils prennent leur engagement aux côtés d’un candidat comme un appel divin, capables qu’ils sont de prêcher le nom d’un candidat de porte en porte, comme ils prêcheraient Jésus.
Je souhaiterais cependant, avec le recul, que les dirigeants de ces milieux se consacrent exclusivement à leur principal appel, celui de prêcher l’Évangile. Et si l’envie prenait à un pasteur de s’engager auprès d’un homme politique, qu’il ait l’honnêteté de rendre le tablier, de changer ouvertement et publiquement de statut.
La manipulation des esprits à des fins politiciennes sonnera, un jour, si rien n’est fait, le glas de cette communauté, avec des répercussions négatives sur l’ensemble.
Nous avons vu et lu le rôle peu élogieux joué par certaines églises ivoiriennes dans le pourrissement de la crise qui entraîna la chute de Gbagbo. Des églises où, dit-on, des pasteurs sont parfois obligés de prêcher avec garde du corps, ou carrément un pistolet automatique dans la poche.
Quant à moi, mon évangélisme n’aura son vrai sens que quand il me rapprochera de l’homme au lieu de m’en éloigner. De mes origines et de ma naissance, je tiens cette obligation d’ouverture sur les autres cultures et les autres croyances religieuses.
Mon père n’était pas seulement Fon de nom. Il l’était aussi dans l’âme. Il avait, je ne sais trop comment, réussi à reconstituer dans le secret de notre demeure parakoise du quartier Yéboubéri et en miniature, tout le panthéon animiste de ma famille à Dokpa-Toïzanli, à Abomey.
Il y reproduisait toutes les cérémonies familiales en cours à Abomey et nous faisait respecter tous les rites y afférents. Ma mère, par contre, était moins ancrée dans ce polythéisme. Son père, Ibrahim, était en effet un nomade musulman, originaire de Doumè, même si elle-même portera plus profondément la culture mahi-idaatcha de sa mère, princesse omodjagoun. J’ai passé toute mon enfance et toute mon adolescence à deux pas d’une mosquée.
Et l’évangélique que je suis aujourd’hui n’oublie pas la grande effervescence qui agitait Yéboubéri, mon quartier, lors des grandes célébrations islamiques. Je conserve dans ma mémoire, le goût incomparable du beignet traditionnel dendi appelé "massa", et surtout de cette désaltérante boisson locale sucrée-épicée que Bougnon, une copine de ma mère, nous envoyait à profusion tous les soirs de ramadan, comme si nous observions aussi le jeûne musulman.
Mes camarades de classe à l’école primaire publique "Centre" de Parakou étaient essentiellement musulmans, même si je trouvais souvent disgracieuse cette marque noire qu’ils finissaient toujours par avoir au milieu du front, à force d’exécuter les cinq prières quotidiennes.
Je suis encore capable, aujourd’hui, de dire l’appel du muezzin du début jusqu’à la fin. Tout ceci enlève-t-il quelque chose à mon bien-être et à mon bien-vivre d’aujourd’hui ? Non, et absolument non !
L’affrontement électoral entre Luc Gnancadja et Boni Yayi connut des pics. Ces moments où tous les coups furent permis. Et un de ces moments particuliers mérite d’être désormais partagé avec vous.
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 57
L’histoire, la grande histoire, un jour, se chargera de dire les vrais ressorts de la candidature de Luc Gnancadja aux élections présidentielles de 2006.
Cela permettra aussi, je l’espère, de comprendre les motivations de tous ces minuscules candidats qui, à chaque élection présidentielle, trouvent le moyen de payer la caution, mais qui, par la suite, ne tiennent pas un seul meeting avant la fin de la campagne électorale.
Je peux encore trouver un sens à l’initiative de ces candidats dont le portrait, sur le bulletin unique, est souvent commandé et payé, dans le but de créer dans l’esprit de l’électeur d’une partie du pays, cette idée de pléthore, ce qui empêche de se concentrer sur le profil des prétendants sérieux.
Mais le schéma, en 2006, ne permettait pas de soupçonner Luc Gnancadja d’être dans une pareille manoeuvre ?
Mais il faudra qu’on comprenne, un jour, comment quelqu’un comme lui, crédité d’un bon sens élevé, a pu croire qu’il pouvait gagner une élection présidentielle, alors qu’il n’en remplissait aucun critère ? Où était son fief ? Qui donc avait jamais pu gagner, ici ou ailleurs, une élection présidentielle sans ce socle incontournable qu’est le fief ?
Une communauté religieuse peut servir de catalyseur à votre ascension électorale. Mais elle n’est pas un fief. Car le fief politique ne peut se concevoir sans la notion d’espace géographique.
Qu’est-ce qui pouvait donc motiver son engagement dans cette aventure d’où il sortit très logiquement avec un score invisible à l’oeil nu, un score, un nanoscore, comme on l’aurait dit en physique quantique ?
C’est vrai que j’avais déjà personnellement noté chez lui une méconnaissance de certaines réalités, ce soir-là où, sur les écrans de la télévision nationale, il alla imprudemment s’exposer aux fourches caudines du Fonac, dont les accusations contre le fameux cabinet d’architecture IMOTEPH, comme toujours, étaient portées par le frétillant Jean-Baptiste Élias.
Je suis certain que l’ancien ministre de l’Environnement du général Mathieu Kérékou sortit de cette confrontation télévisée, avec un sens plus clair de la modestie.
Mais en attendant que l’histoire ne nous éclaire sur les tenants de cette aventure électorale, il serait intéressant de faire un bref rappel historique.
Le retour aux affaires du général Mathieu Kérékou en 1996 marqua l’entrée sur la scène publique d’un nouveau type d’acteurs qui pouvaient se prévaloir, sans complexe, de leur évangélisme. C’était dans l’air du temps. Et le vieux général, qui ne se gênait pas pour transformer chacune de ses déclarations publiques en prédications, avait tôt fait d’attirer à lui, des dévots de tout accabit.
C’était surtout une période faste pour le jeune pasteur Romain Zannou, qui passait pour être le coach spirituel du "vieux".
Sa force de lobbying établit son influence sur les réseaux de cadres chrétiens évangéliques qui voyaient en lui le meilleur raccourci pour obtenir un morceau de pastèque.
Et ils n’avaient pas totalement tort.
Certains ministres et cadres chrétiens évangéliques nommés étaient, disait-on, des protégés du pasteur Romain Zannou. Luc Gnancadja n’échappait pas à cette étiquette.
Le prosélytisme à ciel ouvert de Kérékou attira bien vite les lobbys évangéliques du sud des États-Unis d’Amérique.
Une intense activité diplomatique plus ou moins laïque et républicaine aboutit à l’organisation, à Cotonou, du Festival Gospel et Racine, qui a vu débarquer au Bénin les sommités du lobby évangélique noir américain, qui servira de ferment, autant que de levier, à l’obtention du premier compact du Millennium Challenge Account (MCA) par notre pays.
Le directeur exécutif du festival Gospel et Racine était un certain Simon Pierre Adovèlandé, un homme de la galaxie du pasteur Romain Zannou et de Luc Gnancadja. Simon Pierre Adovèlandé, notez bien ce nom, car cela pourra vous aider à reconstituer certains puzzles et à mieux comprendre certains épisodes des élections présidentielles suivantes : 2011 et 2016.
C’est donc ce même Simon Pierre Adovèlandé que le lobby Zannou-Gnancadja paraina pour prendre la coordination du MCA au Bénin.
Quant au festival Gospel et Racine, son éclat s’éteignit progressivement au fil des années. D’ailleurs, le général Mathieu Kérékou devint moins expressif sur sa foi évangélique entre 2001 et 2006.
Mais pour le pasteur Romain Zannou, l’essentiel était fait et il avait obtenu, de façon exclusive et quasi définitive, la confiance des réseaux évangéliques américains. Et dans ces milieux, on ne parle pas que du Christ et du Saint-Esprit. On parle aussi et surtout argent et financement de toute initiative pouvant favoriser la propagation et la consolidation du message évangélique dans des pays démunis comme le Bénin.
Ceci passe évidemment parfois, sinon bien souvent, par le financement de tout et n’importe quoi.
Présenter un candidat chrétien évangélique à ces lobbyistes évangéliques américains pour succéder au général Mathieu Kérékou ne les laissera pas indifférents, vous vous en doutez bien.
Et c’est le pasteur Romain Zannou qui détenait le code secret de ce coffre-fort.
Yayi, dont le mandat à la tête de la Boad venait d’être renouvelé de façon spectaculaire en 1999, était loin d’être naïf sur le sujet et sur le formidable potentiel que pouvaient représenter les réseaux évangéliques américains du pasteur Romain Zannou.
D’ailleurs, la naissance de son ambition présidentielle pour 2006 ne date-elle pas, selon certaines confidences, de ce renouvellement inattendu de son mandat, renouvellement dans lequel il lut la main de Dieu et un clin d’oeil du destin ?
Comme je l’avais déjà dit dans un épisode de mes chroniques, le premier que le pasteur Zannou sonda pour la perspective électorale de 2006 fut Yayi.
Mais les choses ne se passèrent pas comme prévu entre les deux "frères en Christ ". Yayi, méfiant et soupçonneux, nia et jura devant le pasteur. "Je n’ai aucune ambition de devenir président de la République, Dieu m’a déjà beaucoup fait dans ma vie, et je ne rêve que d’aller cultiver la terre dans mon Tchaourou natal quand j’aurais pris ma retraite professionnelle", aurait-il dit.
Le bruit courut longtemps pendant la campagne électorale de 2006, qu’il fit cette déclaration en demandant à jurer sur la Bible. Cette accusation peut vous paraître banale aujourd’hui. Mais elle valait quelque chose en ces temps-là. Car, comment de simples mortels pourraient-ils croire à la parole de quelqu’un qui aurait menti, la main sur la Bible ?
Nous trouvâmes évidemment le moyen de mettre en doute cette accusation.
La candidature de Luc Gnancadja, que le pasteur Romain Zannou suscita, nous apparut donc comme une réaction, mais aussi et surtout une façon de capter cette manne des lobbyistes évangéliques américains. Yayi essayera plusieurs tentatives de réconciliation avec le pasteur Romain Zannou, dans le but d’obtenir le retrait de la candidature de Luc Gnancadja, et par ricochet, cet appui si précieux des réseaux évangéliques américains.
Mais toutes ses tentatives échouèrent. Au bord du désespoir, il entreprit de se tourner vers un pasteur évangélique français, un certain Franck Pecastaning, pour le conduire sur les terres de la ceinture évangélique américaine. Mais le résultat fut affligeant pour lui. Non seulement les lobbyistes américains leur annoncèrent, sans grand ménagement, leur option définitive de soutenir la candidature de Luc Gnancadja qu’on leur aurait présenté comme le grand favori de la présidentielle de 2006, mais ils signifièrent tout leur doute sur la chrétieneté de Yayi. La douche froide fut douloureuse.
En attendant que des sociologues et des historiens ne s’essayent à une explication scientifique de certaines candidatures de promenade lors de nos élections présidentielles, on peut déjà faire le constat qu’en 2006, le candidat malheureux Luc Gnancadja ne fut pas vraiment malheureux. Loin de là... !
Après son départ pour l’Onu en 2006 aux lendemains de l’élection présidentielle, quelqu’un comme Simon Pierre Adovèlandé, qui eut le temps de maîtriser le circuit, fera aussi régulièrement valoir ses ambitions présidentielles.
Qui est fou ?
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 58

Nous faisons ensemble ces constats : trois décennies après la conférence nationale des forces vives de février 1990, aucun président de parti politique n’est devenu président de la République. Personne, ayant pris part, victorieusement ou non, à une compétition électorale secondaire, n’est devenu président de la République. Pour être plus précis, aucun ancien maire, aucun ancien député, aucun ancien président de l’Assemblée nationale, n’est devenu président de la République.
À ces constats, j’ajouterai deux autres sur lesquels vous pourrez ne pas être d’accord si vous n’affinez pas vos observations : personne n’a encore gagné une élection présidentielle après en avoir perdu la précédente. Je vous vois en train de m’opposer le cas de Kérékou, vaincu en 1991, et qui remporte la présidentielle de 1996. Dans ce cas, je vous renvoie à l’épisode 55 de mes chroniques et à l’anecdote de ce Peulh de Kalalé qui, en 2001, n’avait jamais su qu’il y avait eu une interruption de 5 ans dans le long règne de Kérékou. Et surtout, n’oublions pas que tout au long de l’unique mandat présidentiel de Nicéphore Soglo, une frange importante de la population béninoise mettait silencieusement en doute la sincérité des résultats du scrutin présidentiel de 1991.
Enfin, je fais également le constat que personne n’a encore été président de la République après avoir servi sous un autre chef d’Etat. Là aussi, vous me parlerez de Nicéphore Soglo qui a compéti en 1991 en tant que premier ministre. Mais je vous opposerais ce détail fondamental : le premier ministre Nicéphore Soglo ne tenait pas la légitimité de son titre de son rival politique Mathieu Kérékou.
Ces constats sont-ils suffisants pour élaborer une théorie solide et fiable, applicable dans l’environnement politique béninois ? Je dirai d’abord...prudence, car nous sommes en sciences sociales, avec une matière ondoyante et fluctuante. Je dirai ensuite oui, parce qu’il y a, dans la répétition de ces constats en trente années de vie de notre modèle démocratique, un message. Et ce message, quels que soient les mots et les formules utilisés, se résume à ceci : un président de la République ne peut ou ne doit pas être un homme comme les autres.
Il ne peut et ne doit pas être un homme ordinaire. Il ne peut qu’être un homme providentiel. Alors, me direz-vous, à raison d’ailleurs, comment remplir le critère de fief électoral sans avoir jamais pris part à une compétition électorale ? Et là, je vous dirai ceci : ce n’est pas votre fief qui vous fait. Mais votre fief s’aligne derrière vous après avoir constaté, dans le physique et dans le spirituel, que c’est vous l’homme.
Bon, là, vous direz que j’introduis dans une démonstration scientifique, la notion du spirituel, qui est avant tout subjective. Mais je vous dis avec conviction que le mot "providentiel" vient de "providence", qui implique un ensemble de paramètres qu’aucune science cartésienne ne peut totalement appréhender. Sinon, comment expliquez-vous par exemple que le paysan de Djidja, après avoir longuement fixé le poster d’un candidat à l’élection présidentielle, déclare en fongbe "gan djè wé" ? Ce qui, en français, signifie à peu près "tu es fait pour être chef". N’allez surtout pas croire que l’esthétique de votre poster y est pour quelque chose.
Pour donc en revenir à notre digression sur le rapport avec le fief, je dirai que cela se passe dans les deux sens. Le fief ne vous fait pas. Le fief vous soutient après avoir constaté l’opportunité que vous représentez pour lui.
Prenons quelques illustrations : Nicéphore Soglo n’aurait jamais eu le fief qui a toujours été le sien s’il n’avait pas été désigné premier ministre de la transition dans une salle. Le fief s’est alligné ensuite derrière lui. Kérékou n’aurait jamais été ce leader incontesté du nord s’il n’avait pas été choisi par ses frères d’armes pour conduire la révolution du 26 octobre 1972. Le nord s’est ensuite aligné derrière lui et lui est resté fidèle, malgré le peu de traces que son règne laissera dans cette partie du pays.
Yayi, en 2006, apparaissait comme l’unique vraie opportunité des Collines et du septentrion. Ces départements se sont alignés derrière lui. Mais attention ! Mon raisonnement n’est valable que dans le cadre d’une élection présidentielle. Ici, vous êtes d’abord porteur de quelque chose. Dès que cela se révèle, votre fief s’aligne derrière vous. Car, a contrario, un fief peut forger un destin de maire. Un fief peut forger un destin de député.
Mais jusqu’ici, le fief s’est toujours aligné derrière un destin présidentiel. Le cas de Patrice Talon, en 2016, ne déroge pas à la règle. Le déclic qui transformera Abomey et les régions fon en son fief est parti de cette polémique providentielle autour du retrait de son acte de naissance à Abomey. Le soutien de Nicéphore Soglo durant la campagne électorale a été déterminant certes, mais c’est cette polémique amplifiée autour des difficultés du retrait de son acte de naissance à Abomey qui le révéla au peuple fon comme un "fils de la maison ".
Un savant tricotage fut ensuite fait autour du sang maternel Guêdêgbé qui coule dans ses veines. La mayonnaise ne pouvait que prendre. Mais je l’affirme, dans ce cas également, ce n’est pas le fief qui a fait Patrice Talon. Le fief n’aurait d’ailleurs pas pu le faire. Car il n’existe pas de Talon à Abomey. Une fois établie cette antériorité entre l’homme, ce qu’il porte en lui, et l’apparition du fief, je déduis que la notion d’homme providentiel déterminera l’issue de nos élections présidentielles, aussi longtemps que nous conserverons en l’état notre système partisan.
Car notre perception du chef, du "to xosú" en fongbe et du "kpara kpèi" en dendi, nous vient du plus profond de notre héritage culturel qui n’admet pas qu’un vrai chef soit élu. Un chef est chef. Et quand on le repère, on fait profil bas et on le soutient. Or nous n’avons pas fondamentalement changé en plusieurs siècles. Nous sommes entrés dans la modernité sans rupture violente. Les institutions politiques françaises, que nous copions à la lettre, sont issues d’une révolution brutale et sanglante qui, en transformant en 1791 la société française, aura métamorphosé le citoyen français, le mettant en phase avec les nouvelles institutions politiques qu’elle secréta.
Quand avons-nous fait notre révolution ?
Avons-nous vraiment eu une réelle rupture culturelle depuis la chute de Béhanzin en 1894, l’annexion des différents royaumes et chefferies du septentrion et la création de la colonie du Dahomey ? Je crois bien que non. Alors, pourquoi voulons-nous que l’électeur ait une autre conception de l’élection présidentielle alors que chez lui, le choix du chef de collectivité continue de se faire par consultation de l’oracle ? Comprenons donc que depuis la mise en place des institutions issues de la conférence nationale, l’électeur béninois, foncièrement conservateur, a toujours exprimé sa culture et son héritage historique à travers les différentes élections présidentielles. Pour lui, personne ne fait un chef. On le sent venir et on le soutient.
Ce raisonnement explique pourquoi la présentation d’un projet de société intéresse si peu l’électeur béninois pendant les élections présidentielles. Ce n’est pas une question d’analphabétisme, car des initiatives pour lui expliquer le projet dans sa langue maternelle rencontrent le même désintérêt. Il ne croit pas encore que ce soit lui qui, par son vote, choisit le chef. Lui-même est plutôt curieux de savoir qui est le choix de Dieu parmi tous les prétendants. Et quand il croit avoir eu sa réponse, le discours électoral, les affiches électorales sophistiquées n’y changent que peu de chose.
Apparaître comme le choix de la providence est donc capital. Et en 2006, certains événements imprévus et totalement irrationnels, que j’ai déjà rapportés dans les épisodes précédents, nous avaient placés dans cette posture très avantageuse. Même si nous connûmes nos grands moments de doute et de désespoir. Un de ces moments mérite particulièrement d’être rapporté...
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 59
Dans cette longue marche vers le pouvoir, il y a eu des moments d’enthousiasme et de grande espérance, auxquels ont souvent succédé des moments de doute, des passages dans un tunnel sombre, des moments de désorientation, de marquage de pas, de pédalage dans le vide.
Ces moments se vivent sans doute différemment, selon la distance qui vous sépare de l’épicentre de la conquête. Moi, j’en étais au coeur, vous vous en doutez bien.
Un de ces moments me marqua particulièrement. Il fut aussi bref qu’intense.
C’était un soir d’août 2005, à Tchaourou. Tous les signaux étaient au vert pour nous. Le rejet, par la cour constitutionnelle, de la loi sur la résidence, avait créé un formidable élan populaire autour de notre candidat. La digue avait sauté et plus rien ne tenait devant le cours de ce fleuve si remuant.
Finalement, cette histoire de critère de résidence grossièrement glissée dans la loi électorale pendant qu’un certain Ismaël Tidjani Serpos présidait la commission des lois à l’Assemblée nationale, fut tout bénéfique pour Yayi.
La machine de la victimisation tourna à plein régime et travailla si bien que dans chaque commune des Collines et du septentrion, personne ou presque n’ignorait plus le nom Yayi Boni. C’était vraiment du pain béni.
Les députés porte-flambeaux du yayisme étaient peu nombreux à l’assemblée nationale. Mais ils furent remarquablement stables et fidèles dans ce combat.
André Dassoundo, Saca Lafia, Karimou Chabi Sika et tous ces héros méconnus furent des guerriers dans un combat où il fallait tout donner, sans savoir de quoi serait fait le lendemain.
Il y avait eu, certes heureusement, "Patrice" pour attiser, de sa bourse, le feu de la mobilisation générale qui se traduisit en marches abondamment médiatisées contre l’exclusion qui secouèrent alors toutes les contrées du pays.
J’ouvre ici une parenthèse pour faire cette petite précision à ceux qui tiquent et se mettent en émoi chaque fois que j’évoque le nom "Patrice" dans mes chroniques et qui reniflent inutilement, cherchant derrière mon initiative, la présence d’une brosse à reluire en faveur de l’actuel locataire de la Marina.
Ce réflexe peu brillant vous fera passer à côté du courant du fleuve que constitue ce récit. Et au lieu d’y capturer les nombreux poissons qui y pullulent, vous remplissez vos paniers avec la vase des berges.
Car le présent ne change pas le passé. Concentrez-vous sur les faits tant qu’ils ne sont pas mis en doute de façon sérieuse. Oubliez mes commentaires s’ils vous indisposent. Ce sont les miens. Pas les vôtres.
Le rôle de l’historien n’est pas d’écrire ce que vous voulez lire. Car certains de ceux qui se pincent aujourd’hui le nez à l’évocation d’un certain prénom, savaient faire les génuflexions nécessaires en ces temps, pour se remplir la sébile. L’histoire devrait-elle occulter des épisodes, juste pour mettre à l’aise quelques-uns ? Je le répète : le présent ne change pas le passé.
Et l’actuel président de la République sait, je l’espère, que plus tard, quelqu’un d’autre écrira pareillement son histoire, avec ou sans son consentement. Celui-là n’est d’ailleurs pas souvent celui qu’on soupçonne le plus.
La protestation populaire contre la loi sur la résidence fut un rodage de notre machine électorale, un test grandeur nature de la réactivité du terrain. Et ce fut si concluant que finalement je crois, avec le recul, que nous fîmes deux campagnes électorales officielles pour une même élection présidentielle.
La liesse populaire à l’annonce de la décision de la cour constitutionnelle rejetant cette disposition de la loi électorale, n’a pas, à ce jour, son équivalent en matière d’instrument de mobilisation politique.
Comme d’habitude, le bas-peuple courut au secours de la victime. Je pense que ce fut le moment le plus décisif de notre marche vers la victoire.
Mais ce soir-là, le domicile de Yayi, la bâtisse blanche très visible au bord de la voie inter-Etat, était plus calme que d’habitude.
L’écho des sifflements sourds des pneus des véhicules filant à vive allure vers le haut nord, parvenait à la paillote circulaire où je me trouvais. J’avais, en effet, obtenu de Yayi, l’autorisation de prendre mon dîner hors de la table à manger officielle. Je préférais savourer ce plat d’igname pilée à la sauce sésame en compagnie du garde du corps et cousin de Yayi, Yakoubou, à qui une grande amitié me liait. Sur beaucoup de sujets, j’aimais cette élévation d’esprit dont il savait faire preuve.
Il aimait les discussions et les débats, et ça tombait bien. Nous passions ces moments à croiser nos informations et nos analyses. Je me faisais volontiers porteur de beaucoup de messages qu’il aurait de lui-même passés directement à son cousin Yayi s’il n’était pas par ailleurs son patron.
Nous vécûmes tous deux intensément, et au jour le jour, cette marche vers le pouvoir. C’était un homme sans excès. C’était un homme agréable. J’aimais, comme lui, l’igname pilée. Moi je tenais de la culture mahi-idaasha de ma mère, ce goût immodéré pour tout ce qui partait directement du mortier à la table. Je ressens toujours jusqu’à aujourd’hui une grande tendresse chaque fois que j’entends parler autour de moi le mahi ou le idaasha, bien que ne comprenant pas un traître mot de la seconde.
Mais les inflexions des notes de ces deux langues me donnent toujours le sentiment d’être en face d’un parent maternel. L’homme est décidément un résultat complexe.
Le dîner fut simple et agréable, comme d’habitude. Sous la paillote éclairée, nous parlions de tout et de rien. L’actualité politique était très fournie et nous ne chômions pas.
Quelques visiteurs venus de Parakou dînaient avec Yayi, dans la salle à manger jouxtant le modeste séjour. Bientôt, deux autres visiteurs se firent ouvrir le portail. De leur mine serrée, on comprenait qu’ils étaient porteurs d’un message. Ils s’annoncèrent et Yayi, qui sembla abréger son dîner pour les recevoir sur la véranda où quelques chaises blanches en plastique furent hâtivement installées. Ils échangèrent peut-être un quart d’heure, puis Yayi envoya m’appeler.
Lorsque je rejoignis la petite réunion, je trouvai Yayi anormalement abattu et défait. Il semblait subitement flotter dans ce "bomba" qu’il affectionnait chaque fois qu’il se trouvait à Tchaourou.
Lorsque je me fus assis, Yayi m’annonca, d’une voix basse et désespérée : "Tiburce, tout est à l’eau, hein, le vieux vient d’envoyer son projet de révision de la Constitution au parlement ".
L’information me glaça et je ne savais sur le coup quoi penser. Yayi et ses deux informateurs me regardaient, comme s’ils quémandaient de ma part, quelque réconfort. ’’Révision de la Constitution maintenant encore ?’’, me demandai-je silencieusement, sans savoir par quel bout prendre la chose.
Tous les signaux étaient au vert, et voilà que patatras, un grand rouge s’allumait.
Pendant une fraction de seconde, tout mon parcours sur ces sentiers de conquête du pouvoir d’Etat aux côtés de Yayi me retraversa l’esprit. C’était un film bref, condensé et vif.
Yayi expira bruyamment, maugréa quelque chose d’inaudible, puis baissa la tête. "Qui est l’informateur ? ", ai-je finalement demandé. "Ces deux frères-là viennent à l’instant de recevoir l’information. Ils viennent comme ça de Parakou ", répondit Yayi, totalement défait.
"Je crois que le plus simple serait de contacter nos députés à l’Assemblée nationale. André Dassoundo, Chabi Sika, Saca Lafia", ai-je proposé.
Je sentis une défiance mêlée d’agacement chez les deux informateurs. "Non, à l’étape actuelle, ils ne sont pas encore informés", me répondit l’un d’entre eux.
Téléphoner à Tchaourou en ces temps-là relevait d’un exploit. Pendant longtemps, la bourgade ne fut desservie que par un câble téléphonique venant de Parakou et que les voleurs repliaient régulièrement à coeur joie.
Le réseau GSM Télécel qui, le premier, s’y aventura autour de l’année 2004 si je ne me trompe, y offrait un service si exécrable que très peu de gens s’y essayaient.
Sinon, il m’eût juste fallu passer un coup de fil à mes collègues souvent très informés, comme Clément Adéchian, Gérard Agognon, ou même appeler directement Charles Toko, pour confirmer où démonter cette information.
Mais à l’impossible, nul n’est tenu, et je passai cette nuit, la rage au coeur, presque convaincu que j’avais couru pendant trois ans inutilement. Demain sera peut-être un nouveau jour.
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 60
La lueur du jour vint et nous ne parlâmes plus jamais de cette curieuse alerte qui perturba notre sommeil, comme s’il se fut agi d’un simple mauvais rêve.
La vie continua son cours.
Les deux informateurs de la veille, que la pénombre de la véranda ne me permit pas de dévisager, ne revinrent pas faire amende honorable de ce gros canular par rapport au supposé déclenchement du processus de révision de la Constitution et ne firent plus parler d’eux, du moins pas à ma connaissance.
J’avais passé une partie de la nuit à essayer de me réinstaller sur mes certitudes.
En effet, Kérékou n’avait plus, en ce moment précis, les moyens politiques d’une quelconque manipulation de notre loi fondamentale.
L’éjection de Bruno Amoussou du gouvernement, le dynamitage orchestré de la grosse machine politique qu’était l’Union pour le Bénin du Futur, UBF, la cacophonie des ambitions dans la mouvance présidentielle auraient, d’une manière ou d’une autre, fait capoter un pareil projet à l’Assemblée nationale.
Et puis il y avait la très forte mobilisation de l’opinion publique enclenchée par la campagne d’affichage "Touche pas ma Constitution", brillamment conduite par un groupe de jeunes réunis au sein d’une association nommée "Elan".
Yayi eut-il sa main derrière cette initiative ?
Je n’en sais vraiment pas grand-chose. Je puis juste dire avec certitude, que les contacts entre lui et la brillante jeune dame qui prit les devants de ce combat, Réckya Madougou en l’occurrence, date de bien longtemps avant son entrée à la Marina. Yayi n’a rien contre les femmes, et il le répétera d’ailleurs bien souvent et publiquement tout au long de son règne.
C’était une déclaration à prendre au premier degré, même si je considère que ce genre d’étiquette étoffe positivement plus qu’elle n’abîme l’image d’un vrai chef dans ce pays si phallocrate.
Sur l’initiative " Touche pas ma Constitution ", je ne sais donc pas grand-chose.
À moins de prendre au sérieux ces allusions empreintes de satisfaction que ne manquait pas de faire Tundé lors de nos réunions du lundi soir chez Francis da Silva, au quartier JAK. C’était facile de détecter, en l’écoutant, sa brûlante envie de dire "oui, c’est moi votre génial Tundé qui finance cette opération patriotique".
Mais quelle aurait été la valeur historique d’une pareille affirmation alors que les principaux acteurs de l’opération se refusent jusqu’à aujourd’hui à dire leur vérité sur ce chapitre de notre histoire électorale ?
Je pense qu’il est temps que Réckya Madougou prenne la plume et qu’elle nous dise sur ce sujet, la vérité qu’elle nous doit. On n’écrit pas l’histoire avec la loi de l’omerta.
Pour en revenir au cours normal de notre récit, Kérékou multiplia les signaux contradictoires à l’endroit de Yayi, jusqu’à son départ. Je ne pense pas que Kérékou ait aidé Yayi à prendre le pouvoir.
La vérité, selon moi, c’est qu’il l’a vu faire mais n’a rien fait pour l’en empêcher. Il ne s’agissait donc pas d’un coup de pouce actif. Mais d’une passivité finalement bienveillante par la force des choses.
Yayi avait vu juste en lançant sa machine sans attendre que le général lui prenne la main. On ne donne pas le pouvoir.
En cette fin du mois de janvier 2006, le siège de campagne de Bar Tito grouillait du monde des militants venus souvent chercher, qui des affiches, qui des posters.
Bientôt, une villa jouxtant le siège de campagne fut louée et complétait désormais le siège principal. Cette villa disposait d’un séjour suffisamment grand pour accueillir d’incessantes réunions des mouvements politiques corporatistes dédiés au soutien de notre candidat.
L’apport de ces mouvements dans la mobilisation politique pro Yayi pour les élections présidentielles de 2006 vaudrait bien une thèse doctorale en sciences politiques.
Car autant que la religion, ces mouvements corporatistes étaient également des passerelles qui permettaient aisément à l’image du candidat de transcender les barrières identitaires basiques que sont la région et l’ethnie.
Le Creuset National pour l’Education, CNE, que dirigeait mon frère aîné Albert, pouvait par exemple prêcher le yayisme avec la même facilité dans le Couffo, fief de Bruno Amoussou, qu’à Malanville.
C’est au sein de ces mouvements politiques corporatistes que s’exprime sans complexe l’engagement politique des leaders syndicaux les plus en vue du moment. Nous avions le soutien d’une flopée de ces mouvements.
Les plus actifs, à part le CNE, étaient, par exemple, le Mouvement des dockers pour la victoire de Yayi Boni, le Mouvement des zémidjans acquis à la candidature de Yayi Boni, le Mouvement des femmes des marchés du Bénin, présidé par l’épouse de Yakoubou Bio Sawé, le Mouvement des praticiens hospitaliers pour la victoire de Yayi Boni, et ma mémoire en oublie certainement de plus remuants.
Mais à l’opposé de l’intensification de la fréquentation du siège, aucune grande décision ne s’y prenait plus depuis la venue de Vicencia Boco et l’installation de la direction de campagne.
Les petites réunions sensibles se multiplièrent à travers la ville de Cotonou, à l’instar de celle à laquelle je pris part dans une salle du Conseil National des Chargeurs du Bénin, CNCB, et dont l’ordre du jour était la programmation des différents meetings électoraux de notre candidat et la définition de l’itinéraire de campagne.
Cette réunion m’intéressait au plus haut point. Je tenais de ce parcours électoral que je fis derrière le général Mathieu Kérékou en tant que journaliste - reporter en 2001 à travers les 77 communes du Bénin, une somme d’expériences que je tenais à mettre au service de l’organisation de la campagne électorale officielle de Yayi.
L’assistance, très peu nombreuse à cette séance de travail, facilita la prise en compte de certaines de mes idées. Nous n’étions, je crois, que 4 ou 5 participants. Mais ma mémoire ne retient aujourd’hui clairement que le visage et les larges lunettes claires de madame Claude Olory -Togbé.
Cette femme taciturne dont l’expression du regard me rappelait toujours avec amusement la "Castafiore" dans " Les aventures de Tintin", fut très présente dans la campagne.
Bref, j’exposai les idées que voici : parcourir les 77 communes du Bénin en deux semaines de campagne électorale est un parcours presque mystique au cours duquel on sent le pays.
C’est un circuit initiatique qui fusionne un candidat sérieux avec le pays qu’il entend diriger. Le plus simple est donc de prévoir schématiquement 77 meetings pour les 77 communes.
Pour l’organisation logistique, il faut, autant que possible, favoriser les prestataires locaux, cela se ressent toujours directement et agréablement dans les urnes. N’oubliez pas que beaucoup de vos militants opérant dans le secteur de la location de la sono, des bâches, des chaises et des podiums, n’ont pas que des convictions politiques.
Quant à l’itinéraire type de la campagne électorale, elle part des départements du sud vers ceux du nord, pour revenir finir à Cotonou. L’itinéraire a donc une forme de boucle.
Le candidat peut ainsi passer les cinq premiers jours de la campagne électorale à Cotonou d’où il s’élance chaque matin à l’assaut des communes avoisinantes. Le grand saut vers le septentrion se fait ensuite et le candidat ne réapparaît au sud que les deux derniers jours de campagne, pour boucler la boucle.
Mais la constante cartésienne et spirituelle est cette nécessité de mettre pied dans toutes les 77 communes.
Ces arguments firent grand effet cet après-midi-là. Il fut retenu de lancer notre campagne électorale dans le Mono - Couffo. Je repartis de cette réunion avec la conviction plus profonde que le hasard n’existe pas et que toutes les expériences, bonnes ou mauvaises, finissent toujours par servir.
J’entrevoyais donc la tournée électorale en vue, comme un remake de celle que je fis cinq ans plus tôt, dans ce minibus consacré à la presse, et qui, deux semaines durant, suivit le général Mathieu Kérékou.
C’était le plus grand moment de ma carrière de journaliste. J’allais donc refaire le tour, en espérant que celui que j’aurai suivi une fois encore, remportera la mise et sera le prochain président de la République.
(Merci d’avoir été là. À plus tard ✋🏾)
Tiburce ADAGBE

Mémoire du chaudron 61
À quelques jours du lancement officiel de la campagne électorale de 2006, le siège de campagne de Bar Tito qui fourmillait d’activités politiques, n’abritait plus aucune prise de décision sensible. J’y devins d’ailleurs de plus en plus rare. Je passais désormais le plus clair de mes journées à travers les nombreux meetings de soutien à la candidature de Yayi, qui se multipliaient à travers les départements de l’Atlantique et du Littoral.
À ces rencontres, je devenais, pour ceux qui avaient eu l’occasion de me voir au siège de campagne, une caution, l’oreille de Yayi, celui dont la présence montrait que leurs déclarations de soutien seraient entendues en haut lieu.
Les sollicitations devenaient de plus en plus nombreuses et, accompagné de Macaire Johnson ou de Albert, je passais de meeting en meeting. Cela m’occupait fort heureusement, car du côté de la communication, nous n’avions plus, à proprement parler, qu’un défi réel.
Notre challenger principal, Adrien Houngbedji, s’était retranché dans son périmètre géographique traditionnel, c’est-à-dire l’Est de Cotonou et le département de l’Ouémé. On ne percevait plus sa campagne qu’à travers le journal télévisé de la chaîne de télévision locale Golfe TV qui lui consacrait parfois la quasi totalité de ses éditions.
C’était souvent un alignement de meetings et de déclarations de soutiens qui, à mon avis, n’émouvaient plus que ceux qui étaient déjà acquis à la candidature du leader du PRD.
La saturation est le pire ennemi de la communication.
Quant aux autres candidats, ils me donnaient tous l’air de manquer subitement de motivation. Bruno Amoussou, Léhady Soglo, Idji Kolawolé étaient devenus presque aphones. Le paysage politique était sous hypnose.
C’est dans ces conditions que je décidai d’aller voir à l’intérieur du pays.
La voiture chargée d’affiches, de posters et de CD, je pris le volant pour Abomey.
À partir de Glo, je commençai par percevoir avec bonheur, les signes d’une adhésion populaire à la candidature de Yayi. Les grands panneaux d’affichage de 12 mètres carré, n’étaient pas encore habillés. Je crois d’ailleurs que ce n’étaient pas les meilleurs baromètres de lecture de l’emprise d’un candidat sur une région.
Les meilleurs indicateurs étaient en effet les petites affiches. Nous n’avions certes pas encore le droit de sortir officiellement nos affiches de campagne, mais les populations avaient trouvé le moyen de contourner ce blocage règlementaire. Elles ne s’embarrassaient pas de soucis de légalité pour transformer les anciens calendriers à l’effigie de notre candidat, en affiches de campagne qu’elles collaient, qui devant son portail, qui devant son atelier de vulcanisation, de couture et que sais-je encore.
Lorsque ces affiches sont posées modestement mais très visiblement devant une propriété et qu’elles ne portent aucune trace de vandalisme, c’est que le soutien au candidat, dans ce périmètre, est assumé. Et cela se ressent directement à l’heure du dépouillement des bulletins de vote.
L’étalage d’immenses panneaux d’affichage n’a donc pas grand chose à voir avec les résultats qui sortiront des urnes au soir du vote dans cette zone. Le plus émouvant, c’était ces camions gros porteurs que je croisais ou que je dépassais sur la route. Ils avaient de façon systématique un calendrier à l’effigie de Yayi collé, par l’intérieur, sur leur large pare-brise et parfois un autre calendrier collé sur un des battants de la remorque, pour les plus passionnés.
J’avais déjà vu ce type de support de communication politique en faveur du général Mathieu Kerekou lors de la campagne électorale de 2001. Mais pas dans ces proportions. Un de ces camions ainsi brandé, qui part de la zone portuaire de Cotonou, devient un puissant vecteur de communication politique, jusqu’à Gaya. Et quand on y intègre tous les points d’arrêt sur cet itinéraire, c’était absolument un moyen de communication d’une efficacité redoutable.
Imaginez donc quatre cents ou cinq cents, ces camions qui traversent le pays sur toute sa longueur, dans les deux sens et pendant des jours ! Aucun panneau d’affichage quelles que soient ses dimensions, ne peut tenir la comparaison.
J’en rencontrai très régulièrement jusqu’à Bohicon. Et là aussi, il s’agissait bien entendu, d’un affichage assumé. Le chauffeur est donc très fort probablement une voix électorale garantie. Et avec lui, ses nombreuses femmes, ses concubines tout au long du millier de kilomètres entre Cotonou et la frontière de Gaya.
Il y a ensuite tous ces usagers de la route qui, à force de croiser ces camions avec l’effigie du candidat, finiront sans doute par se dire … "oui pourquoi pas ? ".
Si j’avais donc un conseil à donner à une agence de communication ayant à charge la gestion de l’image d’un candidat dans cette compétition au suffrage universel, c’est de prioriser l’affichage assumé.
Ce type de réaction du public, précisons-le, ne peut-être que le résultat d’un maillage patient et méthodique de l’agglomération. Et c’est avant tout, le résultat d’un travail politique. Le communicateur ne fait ensuite, dans ce cas, qu’un travail d’accompagnement.
Il ne sert donc à rien, de passer une nuit blanche à coller, de façon sauvage, dix milles affiches sur des murs dans une agglomération où un travail politique assidu n’a pas été préalablement fait. L’effet est même souvent radicalement l’inverse de celui attendu, car vous ne réussissez souvent qu’à provoquer l’irritation chez ceux dont vous attendez la sympathie. Une petite affichette sur le portillon d’un domicile ou sur un des piliers de la paillote d’une gargoterie produira par contre un effet imparable dans les urnes tant que ce mini affichage est assumé par le maître.
Oui je pense qu’on peut faire une campagne électorale présidentielle, rien que par des affichettes. Il n’est pas exclu que des électeurs puissent se décider à voter pour vous rien qu’en voyant la blancheur de votre denture sur une affiche géante. Mais, je trouve que le baromètre le plus infaillible, c’est ce garagiste qui affiche ou laisse afficher une de vos affichettes sur le portail de son garage, c’est ce vulcanisateur qui, de ses propres mains, colle vos affichettes sur les pneus hors d’usage, signalétiques de sa présence au bord de la voie, c’est ce conducteur de taxi qui colle votre affichette sur le tableau de bord de sa voiture "Tercel" sans âge.
Sur ce chemin qui me conduisait à Abomey, j’eu le temps et l’occasion d’apprécier l’immense travail abattu sur le terrain par tous ces mouvements politiques qui avaient d’ailleurs totalement débordé les partis politiques supposément maîtres de ces zones.
À l’arrêt de Sèhouè où un marché s’animait de façon surréaliste en pleine chaussée, j’aperçois même avec stupéfaction une buvette qui, pour la période, s’était baptisée en " Chez Yayi Boni ". C’était plus puissant et plus efficace que milles panneaux géants.
Lorsque j’entrai à Bohicon au crépuscule tombant, c’était le comble. Cette ville où régnait sans partage la Renaissance du Bénin et qui, théoriquement, devrait donc s’aligner derrière le candidat Léhady Soglo, envoyait paradoxalement un autre message. Je pouvais en effet remarquer quelques affichages assumés sur des portes de magasins.
Arrivé au passage à niveau, non loin du carrefour Mokas, j’entendis au loin, la voix si caractéristique de l’artiste Somadjè Gbesso. Son morceau que nous lui avions fait enregistrer juste après avoir buté sur la résistance du virtuose Alèkpéhanhou, tonnait à plein volume. Que pouvais-je espérer de mieux ? Mon pari sur Gbesso portait ses fruits. J’accélérai, presque euphorique, contournai le grand marché, puis mis le cap plein ouest sur la cité royale.
J’attendais beaucoup de choses d’Abomey et j’ai encore tant à vous dire sur cette ville mystérieuse qui épouvantait tant Yayi.
(✋ À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 62
En roulant vers la capitale historique ce soir-là, je repensai à toute la batterie d’arguments qu’il m’a fallu pour décider Yayi à s’y rendre en tant que prétendant au fauteuil présidentiel. C’était en 2003. Beaucoup d’eau avait coulé sous le pont.
L’accueil mémorable qu’il reçut aux palais de "Gbingnido" et de "Djimè" le surprit et l’intrigua longtemps. Il s’était formaté un schéma de lecture de la vie politique qui, à mon avis, datait des années 60. Il y voyait l’Abomey du "hé tchoboé" sous le leadership brûlant de Justin Tomètin Ahomadégbé. Il était convaincu que cette ville ne verrait en lui que le " kaïkaï", le _"dendinou ma do tchocoto".
Je savais ses angoisses. Je savais surtout qu’il avait tort de rester si figé dans le temps. Je savais la grande bienveillance des Fons à son endroit. Il était pour eux le nouveau Nicéphore Soglo. Cette évolution psychologique du landerneau politique fon échappait encore à beaucoup d’analystes, et cette méprise fut tout bénefique pour Yayi.
Et pourtant, certaines lignes avaient sensiblement bougé. _"L’affaire Aïkpé’’, qui fut agitée à succès à Abomey pendant la présidentielle de 1991 pour réveiller et entretenir l’instinct grégaire des électeurs contre Kérékou, semblait relever du passé.
D’ailleurs, la promesse faite par le candidat Soglo en 1991 de faire enfin la lumière sur les circonstances de l’assassinat du charismatique capitaine natif de Saclo et de réhabiliter sa mémoire, ne fut jamais tenue.
Était-il si facile de tenir ce type de promesse, surtout que le résultat du coup d’Etat militaire conduit par le capitaine Aïkpé et son frère d’arme Janvier Assigné, fut d’écourter la présidence d’un leader fon, Justin Ahomadégbé en l’occurrence ? L’électeur moyen de 2006 n’en savait d’ailleurs rien.
Et les couches de mystère s’y entasseront chaque jour un peu plus, avec la disparition progressive des différents protagonistes de l’affaire. À moins qu’un jour, un certain Martin Dohou Azonhiho ne se décide à laisser sa part de vérité à la postérité.
Il y avait ensuite ce mémorable appel à voter pour Kérékou que lança Adrien Houngbédji, arrivé troisième à l’élection présidentielle de 1996, qui mit un terme à la présidence Soglo. Toute la géopolitique dans le Bénin méridional en sera affectée, et pour longtemps.
Les Fons, qui pleurèrent de rage ce jour-là, saisiront, par la suite, chaque élection pour faire payer à Adrien Houngbédji ce qu’ils considérèrent comme un coup de poignard dans le dos.
Une fois remonté au pouvoir en 1996, le général Mathieu Kérékou comprit la nécessité de raviver et d’entretenir une querelle séculaire qui divisait deux des lignées royales de la descendance Glèlè. Il s’agit de cette guéguerre en légitimation de la succession au trône royal qui mit si souvent Abomey sous tension. Pendant que le palais royal de "Gbingnido" marqua une profonde fidélité à Nicéphore Soglo, celui de "Djimè » montrait une plus grande ouverture vers le général Kérékou qui ne demandait pas mieux.
Ce conflit fut d’ailleurs pendant longtemps une ouverture providentielle pour l’animal politique Mathieu Kérékou qui, lors des présidentielles de 2001, réussit des scores plus qu’honorables à "Djimè" et dans les zones de réinstallation identifiées par l’administration coloniale pour disperser et mieux contrôler les descendants de la collectivité royale _"Béhanzin".
Des travaux d’historiens et de sociologues permettront un jour, je l’espère, de donner une piste de lecture scientifique aux options politiques régulièrement faites à "Djimè"_ et qui est souvent le contre-pied de celles généralement faites dans le reste de la ville. Ma réflexion sommaire sur le sujet est que ces options politiques puisent leurs racines dans le fort instinct de survie développé par la lignée royale "Béhanzin" qui fit longtemps face à la compréhensible persécution de l’administrateur colonial à la chute du roi, et à la méfiance d’une grande partie des autres branches de la dynastie "Houégbadja".
Mais, dès son entrée à Abomey, Yayi obtenait sur un plateau d’or ce que ni Soglo, ni Kérékou n’avait réussi à obtenir : la bienveillance des deux lignées royales. C’était là un moment clé de sa conquête du pouvoir.
Mais, de façon générale, Abomey percevait Yayi comme l’héritier de Soglo et non celui de Kérékou.
Après cette entrée mémorable dans la ville en 2003, Yayi n’y retourna pourtant plus avant la campagne électorale, même s’il entretint avec tact et honneur cette perche inespérée de l’amitié qui lui était tendue par la ville.
Abomey ! J’en suis originaire, sans y être né. De ma tendre enfance, je ne retiens que quelques rares vacances que j’y passai au milieu de mes cousins, à Dokpa Toïzanli, dans ce quartier excentré de l’arrondissement de Djègbé.
Je me rappelle cet effroi que me donna mon premier contact avec la statue de bronze du roi Béhanzin qui trône à la place Goho. J’avais peut-être 5 ou 6 ans et je mettais les pieds pour la première fois dans cette ville qu’à Parakou, nous appelions "xué" en fongbe, ce qui signifiait _"maison".
Cette assertion me fit plus tard réfléchir pendant ces moments que je consacrais souvent à des réflexions existentielles. Si Abomey est donc mon "xué", devrais-je donc considérer mon Parakou natal comme le "gbé", c’est-à-dire "extérieur "_ ? Quelle serait alors dans ce cas ma vraie identité ?
Devrais-je me considérer étranger sur la terre de ma naissance et chez moi dans une ville que je ne découvris qu’à 5 ou 6 ans et dont je ne garde de mon premier contact que cette terreur tétanisante que m’inspira la statue à Goho qui, dans mon frêle esprit d’enfant, semblait toucher le ciel ? Je me rappelle avoir tellement tiré sur le pagne de ma mère afin qu’elle me protégeât de cet immense monsieur menaçant.
Vous imaginez sans doute ma franche rigolade au moment où j’écris ces lignes. Car ce souverain devint, au fil de mes lectures, une de mes plus grandes passions. J’ai lu à ce jour la moindre phrase qui fut écrite à son sujet et dont j’ai eu connaissance. Ainsi fonctionne l’esprit.
Lorsque je revins à Abomey en 1991, c’était pour poursuivre mon cursus académique. Je garde de mon premier jour au lycée Houffon cette frustration qui m’anima lorsque je passai deux jours entiers devant le bureau du proviseur, à tenter en vain de lui expliquer que, bien que venant d’une classe de Seconde série "D", je me sentais les capacités à poursuivre mes études en Première série _"C".
En fait, j’étais en pleine assurance et me sentais capable de briller dans n’importe quelle série. La plupart de mes amis avec qui je fis la troisième avaient continué en série "C", qui me paraissait plus virile, mais dont les classes n’étaient disponibles qu’au lycée Mathieu Bouké, à plus de 40 minutes de marche de mon quartier Yebouberi.
Je sortais d’une éprouvante maladie et ne pouvais tenir de si tôt cette distance quotidienne. Je remis alors mon défi à plus tard. Je me rattraperai bien à partir de la première, me disais-je.
Mon frère aîné Albert, déjà étudiant en licence de Mathématiques, passa une matinée entière à expliquer au proviseur qu’il pouvait avoir une entière confiance à l’élève qui se trouvait devant lui et dont le bulletin de notes était plus que flatteur. Ce fut peine perdue. Et le pire vint lorsque, m’imposant d’aller rejoindre une des deux classes de la Première "D"_ fonctionnelles cette année-là dans le lycée, il me fit le plus sérieusement du monde cette mise en garde : _"J’ai bien vu tes notes là-bas, mais le niveau est nettement plus élevé ici. De toutes les manières, je te mets à la porte si tu ne tiens pas le rythme".
Là, j’étais blessé, vexé. Qu’il me juge incapable à poursuivre en Première "C" me paraissait excusable. Mais, qu’il mette en doute la valeur et les notes brillantes sur mon bulletin me paraissait inconcevable.
Habitué à évoluer dans l’élite de ma promotion, je me retrouvais, par cette remarque, au bas de l’escalier. J’étais frustré, déstabilisé. Je me sentais victime d’un complexe de supériorité intellectuel qui faisait du nord d’où venait mon bulletin, une savane.
Toute ma réputation était à refaire ici. Dans mon "xué" qui, comme la statue du roi à Goho, m’accueillait pour la seconde fois par un choc.
On verra ce qu’on verra.
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 63
Lorsque je reçus enfin le quitus d’aller rejoindre l’effectif d’une des deux classes de Première D, il était déjà 18 heures. La salle de classe qu’on m’indiqua était vide à cette heure-là. Les premières séances étant dédiées aux prises de contact entre enseignants et apprenants, la soirée ne fut donc pas longue pour le professeur de français dont j’ai vu le nom écrit en caractères cursifs sur le tableau noir.
Je vis aussi, écrits sur le tableau, quelques titres d’ouvrages à étudier au cours de l’année scolaire. "Un piège sans fin" d’Olympe Bhêly-Quenum et un autre titre de la littérature classique française. Ne pouvant choisir déjà un siège dans la salle pour l’année, je remis cet exercice au lendemain.
Avais-je encore vraiment le choix ? J’occuperai bien un siège dont personne n’aura voulu, me dis-je, en repensant avec agacement à tout ce temps précieux que j’ai perdu, assis sur un banc, devant les bureaux de l’administration.
En rentrant chez moi, je fis un peu plus attention à l’architecture du lycée. C’était exactement la même que celle de mon collège de provenance. Des bâtiments coloniaux massifs qui semblaient être construits pour durer une éternité. Et puis cette couleur jaune ocre qui, comme au CEG1 de Parakou, les rendait insensibles à la poussière.
Je ne risquais donc aucun dépaysement de ce côté-là. Par contre, pour la cinquantaine de minutes de marche qu’il me fallait désormais faire plusieurs fois par jour entre mon domicile de Dokpa-Toïzanli et ce lycée situé au quartier Adjahito, il me fallait muscler mon mental.
Mes cousins m’avaient montré un ensemble de raccourcis et de chemins détournés pour rendre mon trajet moins long. Mais pour moi, habitué à rallier jusque-là mon collège en quinze petites minutes de marche, tout semblait désormais un défi à relever. Dans certaines situations, on n’a qu’une seule option : avancer. Et j’étais résolument décidé à avancer, décidé à reconstruire ma réputation dans ce nouvel environnement académique.
Sur le chemin du retour, je pensai à ce roman inscrit au tableau par un professeur de français que je ne connaissais pas encore, mais qui, me disais-je avec conviction, n’aurait d’autre choix que de devenir mon ami. J’avais en effet croisé la couverture rouge de ce roman au programme, depuis ma classe de Quatrième. C’était dans les rayons de la bibliothèque départementale à Parakou où je passais tout mon temps libre. Nous étions un groupe d’amoureux de la lecture que monsieur Bawa, l’obséquieux bibliothécaire, venait trouver, les matins, sur la porte de la grande salle de lecture. Nous étions également et presque toujours les derniers qu’il réussissait à faire sortir de la salle après avoir répété plusieurs fois, de sa voix monocorde, ce Camarades lecteurs, il est l’heure.
Bien entendu, avant de nous résoudre à quitter la salle, nous dissimulions les livres dont l’agréable lecture venait d’être ainsi interrompue, dans des rayons où leur présence ne pouvait être soupçonnée. Cela nous permettait de les retrouver à la première heure le lendemain. Mais le bibliothécaire n’était pas dupe sur nos manœuvres espiègles et parfois, remettait tous les bouquins à l’endroit, après notre départ de la salle. Il se faisait ensuite le plaisir de nous voir chercher vainement le lendemain, un roman de Ferdinand Oyono ou de Chinua Achebe, dans le rayon Cuisine et déco.
J’avais donc lu Un piège sans fin, ce roman philosophique d’Olympe Bhêly-Quenum, pour la première fois en classe de Quatrième. Et depuis, j’avais dû lire un nombre incalculable de fois cette complainte sans fin du personnage Ahouna aux prises avec les absurdités du destin. Anatou, cette femme si fatale, Bossou, la malheureuse victime d’une séance de correction administrée par un groupe de singes, les mélopées mélancoliques dont Ahouna savait remplir cet univers pastoral fulani, le marché de nuit de Gamè, la longue errance qui conduira ce jeune homme heureux et innocent, vers le crime libérateur, la prison puis le néant.
J’avais souvent lu ce livre en me demandant si son auteur pouvait écrire mieux. J’avais été profondément et sans doute définitivement impacté par son savoir-faire dans le maniement du passé simple, dans cette façon presque impudique d’ouvrir l’antre du récit à son lecteur. J’avais lu ce roman peut-être une dizaine de fois, sans savoir que je le retrouverais un jour au programme. Maintenant que j’ai vu le titre écrit au tableau, je savais que je n’allais pas m’ennuyer tout au long de l’année. Et je ne m’ennuyai vraiment pas. Félix Dossou, mon professeur de français, Aïkpon, mon professeur de philosophie, et tous les autres enseignants que j’eus cette année-là, se mirent d’accord, par les différentes appréciations flatteuses qu’ils mirent dans mon bulletin de notes, sur une chose. J’étais un cran au-dessus de la classe.
J’écris ce genre de choses, qui peut sembler narcissique, pour les causes du récit. Je ne suis pas dupe sur les complexes et les frilosités de beaucoup d’entre nous chaque fois que quelqu’un doit parler de lui-même en bien. Je ne peux pas non plus, pour raison d’humilité, écrire que je fus, dans ma classe de Première "D" au lycée Houffon, un élève ordinaire, alors que j’en fus le major. Je n’aurais pas rendu service à mes professeurs dont certains sont restés jusqu’à ce jour, des amis personnels. Je n’aurais pas non plus rendu l’hommage qu’il faut à ces camarades de classe dont beaucoup sont aujourd’hui lecteurs assidus de ces chroniques.
Car ils surent saluer avec humilité et déférence, le talent de ce frère qui leur venait du nord, d’un nord si lointain, si mystérieux et dont ils voulaient désormais tout savoir. C’est vrai aussi que certains ne s’embarrassèrent pas de scrupules pour attribuer mes performances académiques à des potions et à des racines très répandues au nord. Mais c’était la partie marginale. Et j’ai pu bénéficier et continue d’ailleurs de bénéficier aujourd’hui de l’amitié et du soutien de ces camarades de classe que mon chemin rencontra au lycée Houffon.
Je garde de ces années, le souvenir impérissable de l’amitié, puis de la fraternité que m’offrit de façon altruiste, ce camarade de classe, Akabassi Jonas, qui me proposa le gîte et le couvert chez lui au quartier Lègo, à deux pas du lycée Houffon, quand il sut la distance que je parcourais chaque jour. Sa famille devint la mienne et l’instituteur qu’il devint, resta mon soutien et mon appui le plus sûr à Abomey, pendant toute ma marche aux côtés de Yayi.
C’est d’ailleurs lui qui me mit en contact avec l’artiste Somadjè Gbesso lorsque le refus de Alèkpéhanhou m’avait mis dos au mur. Je rends cet hommage appuyé à cette main secourable que me rendis Jonas à un moment où j’en avais vraiment besoin. Je lui rends cet hommage surtout parce que, pour des raisons plus ou moins vraies, nous Aboméens, n’avons pas la réputation de soutenir les destins qui paraissent plus visibles que le nôtre. Nous nous recroquevillons en espérant secrètement que la fleur trop chatoyante flétrisse, que l’étoile trop aveuglante s’assombrisse et qu’un coup de vent déracine par surprise l’arbre trop ombrageux.
Abomey fut mon plus grand livre d’histoire. Un livre grand ouvert, gratuit. Et pendant les deux années académiques que j’y passai, je ne me lassai pas d’y plonger mon regard, de faire voltiger mon esprit et mon imagination. Car chaque motte de terre, dans cette ville, renferme plus de quatre cents ans d’histoire plus ou moins glorieuse. Sur le chemin du lycée, je passais, en sortant immédiatement de notre concession, devant cet intrigant fétiche royal Aïzan qui donna le nom Toïzanli à mon quartier.
On disait que ce fétiche fut édifié sur sept captifs de guerre enterrés vivants, au début du règne du roi Glèlè. Le Aïzan était par excellence une divinité dédiée à la guerre, aux actes de violence et de bravoure. À la veille des grandes campagnes militaires, les principaux chefs de guerre et les prêtres du royaume passaient lui faire des promesses en cas de victoire.
Et ces promesses, kpli en fongbe, se déclinaient en sang et en sacrifices humains. Le matériel militaire royal y était exposé pendant des jours, afin de recevoir l’onction du Aïzan. Passer devant ce fétiche dans la pénombre de l’aurore me glaçait. Mon itinéraire traversait ensuite l’impressionnante fosse de fortification creusée autour de la ville primitive par le roi Agadja.
Les ronces qui la remplissent encore aujourd’hui doivent être d’époque et font partie intégrante des éléments de défense de la ville. C’est cette fosse qui donna le nom Dokpa au quartier, qui est donc ainsi appelé Dokpa – Toïzanli. Plus loin, mon chemin traversait une grande partie du domaine des palais royaux avec ses morceaux de murailles en ruine, ses monticules de terre, vestiges d’une vie de cour que mon imagination me disait trépidante.
Je repense souvent au roman historique Doguicimi de Paul Hazoumé, en traversant ce palais autrefois si vivant, mais aujourd’hui rempli de chiendents et de kinkéliba. Et puis, dans ce lycée Houffon érigé au coeur du palais royal, il y avait cet amas de pierres non loin de notre aire de sport et qui passerait inaperçu pour l’observateur non averti.
Ce tas de pierres à l’apparence anodine représente pourtant le fruit de la corvée imposée par le roi du Danxomè, à une agglomération mahi vaincue. Chaque captif de guerre devait rentrer dans Agbomè avec un morceau de pierre. Il y avait aussi et surtout l’arbre fétiche Houffon dans l’arrière-cour du lycée, non loin de la montagne de pierres. Cet arbre qui donna son appellation au lycée aurait la réputation de se remettre sur pied le jour d’après sa mise à mort. D’où ce nom Houffon, qui signifie "qui ressuscite de la mort".
Voilà l’Abomey que j’ai connue dans mon adolescence quand, à la suite de mon père en 1991, je vins m’y installer pour des raisons académiques.
Abomey, ville mystère. Abomey, ville nécropole où chaque chambre abrite un tombeau. Je passai ainsi mes deux années à Abomey, à dormir sur la tombe de ma grande sœur Jeanne, décédée à Parakou, dans la fleur de l’âge en 1985, sur une table d’accouchement pour son unique grossesse qu’elle avait pourtant portée jusqu’à terme, malgré les exigences des enseignements de sciences naturelles qu’elle donnait au lycée Mathieu Bouké de Parakou. J’ai dormi deux années sur cette tombe sans jamais faire le moindre cauchemar. Une autre dimension des rapports avec les morts, que j’appris à Abomey.
Abomey, ville qui se donna poings et pieds liés à un amant à qui elle n’exigea pas la moindre garantie. L’histoire dira si elle fit bien de croire à Yayi.
(✋🏾À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 64
Quatre forces politiques se disputaient Abomey en cette veille du démarrage de la campagne électorale pour le compte de la présidentielle de 2006. Il y avait très naturellement le candidat Léhady Soglo, soutenu très officiellement par le parti La Renaissance du Bénin, Yayi Boni soutenu par un courant diffus et parfois inavoué de sympathie à travers la ville, Adrien Houngbédji qui eut l’idée de faire conduire sa campagne dans la cité royale par un connaisseur du milieu, puis Lazare Sèhouéto qui espérait un juste retour d’ascenseur de la part des lieutenants originaires de la ville et qu’il a promu lors de son passage à la tête du ministère du Commerce puis du ministère de l’Agriculture.
Disons d’emblée que la ville était restée dans une large proportion, fidèle au choix du parti La Renaissance du Bénin pour le compte de cette élection présidentielle, même si, au fond, un certain délitement était déjà perceptible pour l’observateur. Pour la première fois en effet, celui qui était devenu le leader politique de l’aire culturelle fon depuis la conférence des forces vives de février 1990, n’était plus dans la course. Son fils Léhady, qui se présentait pour la première fois devant cet électorat dans le cadre d’un scrutin au suffrage universel direct, n’avait ni l’aura, ni le parcours du père.
Son image manquait encore de virilité et de pugnacité, et les effets des violentes attaques dont il fut victime de la part de certains anciens lieutenants rebelles de son père avec la fameuse boutade "sô mi, sô migo" lancée dans la furie par un certain Florentin Mito Baba, avait laissé plus que des zébrures sur son image. Léhady traînait donc comme un grelot, les conséquences des attaques dont fut victime son père aux lendemains de l’appel de Goho qui consacrait la création du parti que présida longtemps sa mère et dont son père était alors le président d’honneur.
Même si personne n’apporta jamais la preuve qu’il gifla le charismatique philosophe Paulin Hountondji pendant que celui-ci était ministre dans le gouvernement de son père, ce genre de rumeur accusatrice dont il ne réussit pas à trouver l’antidote joua longtemps et jouera peut-être encore longtemps sur sa carrière. Il y a en effet de ces clichés dont on se départit péniblement en politique. Il en est de même pour certaines boules puantes.
Ouvrons la parenthèse pour dire par exemple que le sigle BCB, fut une incantation maléfique qui virussa toutes les stratégies de communication politique élaborée par Bruno Amoussou durant les différentes consultations électorales auxquelles il prit part depuis la conférence nationale.
Les accusations farfelues qui expliquaient les divergences politiques entre Adrien Houngbédji et son frère Gatien par une histoire en dessous de la ceinture, fit pendant longtemps des ravages sur l’image du leader des tchoco tchoco dans certaines parties du pays où beaucoup de mythes et de superstitions restent attachées aux affaires de sexe.
La caractéristique première de ces boules puantes qui peuvent plomber en un éclair une carrière politique est qu’elles sont toujours orphelines, mais ont tellement de familles d’accueil. Autant personne ne prononça jamais officiellement l’accusation de gifleur de ministre contre Léhady Soglo, autant Bruno Amoussou demandera en vain une confrontation télévisée avec quiconque détiendrait quelque preuve de sa participation à la banqueroute de la BCB. Le pauvre Adrien Houngbédji ne verra non plus jamais le premier qui l’accusa d’avoir connu la femme de son frère Gatien ou vice versa.
Rejeter avec vigueur et même beaucoup de férocité certaines boules puantes dès leur apparition, serait donc à mon avis, une attitude clairvoyante pour quiconque envisage solliciter un jour le suffrage universel sous nos cieux. Ne jamais perdre de vue l’importance des codes sociaux dans l’élaboration de la perception chez l’électeur béninois. Tel a-t-il été maudit par son père ? A-t-il porté la main sur sa mère ? A-t-il arraché la femme de son propre fils ? A-t-il abandonné femme et enfants dans la disette pendant que lui-même flambe des billets de banque dans les palaces ? Des questions dont les réponses peuvent signer un aller simple vers le cimetière des ambitions politiques.
Léhady Soglo, disais-je, avait pour la bataille présidentielle de 2006, tout l’arsenal politique de la RB à sa disposition. Mais, il avait un profond problème d’image que l’engagement tardif de son père dans la campagne ne réussira pas vraiment à corriger.
Et le grand bénéficiaire de la situation dans toutes les zones d’influence de la RB fut le candidat Yayi. Son profil de banquier et son passage à la présidence de la république en tant que conseiller de Nicéphore Soglo, charmait et rassurait l’électorat houezèhouè. Nous ajoutions opportunément à cela, ses liens de famille avec les Soglo, par son cousin, le docteur Pierre Boni, fondateur de la clinique Boni à Akpakpa.
Dans le même temps, Yayi bénéficiait, dans cette même ville d’Abomey, du soutien de l’électorat que le général Mathieu Kérékou avait péniblement réussi à se construire.
Pour ces électeurs, voter pour Yayi en 2006 après l’avoir fait pour Kérékou en 2001, sous la houlette d’un certain Damien Modérant Zinsou Allahassa, paraissait tout naturel et d’ailleurs moins clivant.
Ensuite, venait le candidat Adrien Houngbédji. C’est un euphémisme de dire que sa situation politique dans la cité royale était des plus délicates depuis le report de voix en faveur de Kérékou en 1996. Un report de voix que l’électorat fon ne digérait toujours pas malgré la tentative de rachat de 2001 où Houngbédji se fit solidaire de Soglo en se désistant à son tour face à Kérékou.
Mais, la blessure était déjà purulente, et les éléments d’histoire sur la "traitrise de Toffa", pourtant élevé parmi les princes dans la cour royale de Guézo, puis de Glèlè, avant d’être installé sur le trône de Tê Agbanlin à Hogbonou par un régiment de l’armée royale du danxomè avait refleurit. Ce fut en vain que le vieux Maxime Houédjissin, fin connaisseur des mentalités aboméennes, essaya de rappeler le lien de sang qu’avait Adrien Houngbédji et la lignée royale Agonglo.
Les aboméens, suspectant un subterfuge, ne voulurent rien entendre. Les carottes étaient définitivement cuites.
Lazare Sèhouéto était le petit poucet de la classe. Même si son emprise sur la région de Zogbodomey était sensible, Abomey paraissait un défi au-dessus de son envergure. Entre la redoutable machine de guerre RB, la bienveillance manifeste d’une partie des aboméens pour Yayi, et les appels de pieds audacieux de Houngbédji, il restait peu de place pour lui. Je crois, par ailleurs, que le rôle central que jouait son ami "Patrice" dans la campagne de Yayi, édulcora quelque peu son agressivité contre ce candidat venu du nord et qui eu fait une bonne cible pour son imagination politique débordante.
Voilà, de façon schématique, le tableau que présentait la cité des Guédévis à la veille de l’ouverture de la campagne électorale en 2006.
Je revins à Cotonou avec la certitude que c’était plié. Ce Yayi ne pouvait pas ne pas remporter cette élection. Je revins à Cotonou, heureux et alerte. Mais, un coup de fil de Charles dès le lendemain de mon retour à Cotonou allait gâcher ma bonne humeur.
(✋À demain)
Tibo
Mémoire du chaudron 65
Le lendemain de mon retour d’Abomey, je me rendis au siège de campagne à Bar Tito. À neuf heures du matin, le lieu grouillait déjà de monde. L’excitation particulière de ce jeudi matin se comprenait bien.
Nous étions à 24 heures de l’ouverture officielle de la campagne électorale. Les différentes directions départementales de campagne étaient là pour récupérer les affiches et affichettes. Pour des raisons d’ordre pratique, les départements de l’intérieur du pays avaient été servis plus tôt. Ceux du sud du pays avaient dépêché des missions dont certaines avaient visiblement passé la nuit là, sur place.
Je montai à l’étage pour présenter mes civilités à la directrice nationale de campagne, Madame Vicencia Boco. Je la retrouvai à son bureau, au milieu d’un petit conciliabule. Je lui fis donc un discret petit signe de la main depuis l’entrée de son bureau qui était laissée ouverte, certainement à cause du nombre de personnes qui s’y étaient entassées. Je repartais quand elle se porta spontanément vers moi en créant un petit mouvement de chaises. "Tiburce, ça fait plaisir de te revoir, toi", me lança-t-elle. Elle avait le contact facile et avait vite appris, au milieu de l’hostilité ambiante, à créer les petits apartés qui lui permettaient de s’informer.
J’appréciais cette ténacité dont elle faisait preuve et qui n’était pas soupçonnable à première vue. "J’étais sur le terrain depuis une semaine, lui répondis-je. Je suis rentré d’Abomey hier dans la soirée". " C’est bien, reprit-elle, donc toi tu n’es pas de l’équipe du Novotel ? ". Un peu distrait, je répondis non, sans vraiment faire attention à la question.
Je redescendis les escaliers puis me retrouvai dans la première des deux pièces qui servaient de bureau pour l’équipe de communication. J’y trouvai un amoncellement de journaux. Cela faisait une dizaine de jours en effet que je n’y avais plus mis les pieds. Et apparemment, Charles Toko ne semblait pas non plus l’avoir fréquenté.
Je m’assis, puis jetai quelques regards sommaires sur la première page des journaux. Il n’y avait généralement pas grand-chose dans les journaux en période électorale. Vous y lisez ce que vous y avez mis. La vingtaine de journaux à parution régulière était, d’une manière ou d’une autre, sous le contrôle d’une ou de plusieurs chapelles politiques. C’était la période des vaches grasses et la Une de certaines parutions était truffée, sans le moindre scrupule, de titres contradictoires. On pouvait donc y retrouver côte-à-côte, "Godomey choisit Houngbédji" et " Séverin Adjovi bloque Godomey et jette la clé à la mer".
C’était de bonne guerre et les recommandations récurrentes de la Haute autorité de l’audiovisuel et de la communication en ces périodes électorales n’émoussaient pas grand-monde. En tout cas, pas un directeur de publication comme Aboubacar Takou dont le journal "Le Béninois libéré", créé quelques mois plus tôt, faisait partie, avec "Panorama" de Distel Amoussou et "L’indépendant" de John Akintola, des sources permanentes d’inquiétude.
Aboubakar Takou faisait pourtant partie des confrères de la presse écrite à qui me liait depuis la fin des années 90, une amitié stable. Nous sommes venus à la presse la même année. Moi au journal "Le Progrès" où, à l’ombre tutélaire de Édouard Loko, je tenais des chroniques satiriques, et lui, au journal "La Dépêche du soir". Ce que je retiens du Takou de ces débuts-là, c’était sa moto "Mate 80" qu’il astiquait de façon particulière et qu’il faisait pétarader avec un orgueil peu dissimulé. Takou aimait l’humour, la satire et le fou rire, et chaque fois que j’avais l’occasion de le rencontrer en compagnie de son confrère Belly Kpogodo avec qui il se présentait toujours en binôme sur les lieux de reportage, invités ou pas, il était capable de me réciter mon dernier trait d’humour dans la parution du jour de mon journal.
Tout au long de la pérégrination qui le fera passer de "La Dépêche du soir" au journal "Le Béninois libéré", en passant par le journal "Le Béninois", ce confrère rieur et épicurien, qui affichait déjà un goût prononcé pour les belles et la bonne chair, me garda une admiration et une grande amitié. Je me faisais le devoir de le lui rendre. Cet ami, court sur pieds, et qui entretint par la suite une barbichette de bouc après avoir teint un moment ses cheveux en une couleur beige injustifiable, avait le sens de la formule qui fâche et de la formule qui plaît. Il avait réussi à imposer son style, fait de harcèlements, de guérillas médiatiques, d’humour décapant et de formules décomplexées.
C’était une fourmi qu’il fallait ne pas avoir dans sa chaussette. Mais mon amitié avec Aboubakar Takou sera mise à rude épreuve aux lendemains de la parution du "Béninois libéré" qu’il obtint avec le soutien d’un lieutenant du candidat Adrien Houngbédji. La ligne du journal était donc frontalement opposée aux intérêts de mon candidat, Yayi Boni. Nous fîmes souvent pression pour éviter des incidents de tirs entre nous. Mais, je maintenais en permanence la main sur la gâchette chaque fois que me parvenait à Bar Tito, la parution du jour de son journal.
Je ne vous reparlerai plus de Distel. J’en ai déjà dit assez sur lui. La première fois que je l’aperçus remonte à l’année 1993. Très actif dans les nombreux mouvements de grève qui agitaient alors le campus universitaire d’Abomey-Calavi sous la conduite d’un certain Séraphin Agbahoungbata, nous étions réunis en assemblée générale dans la cour sablonneuse de la faculté des sciences de la santé à Cotonou. Le climat était très tendu entre nous et le ministre de l’Intérieur d’alors, Antoine Alabi Gbègan.
À ce meeting qui faisait suite au rejet d’une demande de manifestation devant le ministère de l’Enseignement supérieur, tenu à l’époque par Dramane Karim, Séraphin Agbahoungbata nous demanda d’applaudir avec vigueur un journaliste qu’il présenta comme un ami des étudiants et dont le journal serait persécuté par le régime du président Soglo.
Je ne réussis à apercevoir un bout du tee-shirt rouge de ce journaliste court et trapu que lorsqu’il se hissa sur un escabeau. Il se présenta avec beaucoup de gravité. Il s’appelle Distel Amoussou, directeur de publication du journal "Panorama des faits divers". Nos chemins se rencontrèrent cinq ans plus tard, au siège du journal "Le Progrès", où nous devînmes collègues. Au-delà des immenses bouffées de "Gauloise" dont il enfumait la rédaction, je garde de son passage dans ce journal, son goût immodéré du scoop et parfois du sensationnel.
Distel m’appréciait et le respect entre nous était mutuel. Mais je savais qu’avec lui, le point de basculement n’était jamais très loin et lorsque, parti du journal "Le Progrès", il redonna vie à son journal en hibernation, je le mis immédiatement dans mes préoccupations quotidiennes. Tant qu’il était à l’abri du besoin, tout le monde était en paix.
John Akintola, pour finir ! Mes relations avec lui ne furent jamais, à proprement parler, étanches. J’avais souvent côtoyé, dans l’ambiance surchauffée du restaurant universitaire, cet étudiant enrobé dont je m’étais souvent demandé pourquoi on l’appelait "John" et non simplement "Jean", et qui se donnait, parfois avec passion et fougue, pour le maintien de l’ordre et la lutte contre ceux que nous appelions "fraudeurs" parce qu’ils touchaient, en contournant la discipline des rangs, à la porte du restaurant. Il était étudiant en philosophie, mais quand je le retrouvai quelques années plus tard dans la presse, il était un chroniqueur sportif passionné, avec un goût prononcé pour les intrigues et les jeux de couloir si caractéristiques à l’univers sportif béninois. Tout son tempérament apparaîtra dans les gros titres qu’affichera "L’indépendant", le journal qu’il lança et dont il fut d’abord le directeur de publication, avant de devenir très rapidement le directeur général, sous la pression des innombrables procès en diffamation.
Je n’ai jamais compris la mine de compassion qu’il affichait souvent quand je faisais un détour dans son bureau à Vêdoko, en allant passer une commande dans le journal "L’informateur" de mon ami Clément Adéchian, avec qui il partageait le même bâtiment. John Akintola était très proche de Charles Toko à qui il mouchardait quelques intrigues que ne manquait pas de monter Malick Gomina dont il était également le confident.
Je fouillais donc les journaux avec, pour priorité, ces trois kamikazes, lorsque mon téléphone sonna. C’était Charles. Cela faisait un moment que je ne l’avais plus vu. Il me demanda ma position, puis me demanda de le rejoindre au Novotel dans l’après-midi à 16 heures.
Novotel... ! C’était la seconde fois que j’entendais le nom de l’hôtel ce matin-là. Qu’est-ce qu’il s’y passe ? Quel rapport entre un hôtel et une campagne électorale ? J’y verrai bien clair dans quelques heures.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 66
Il était déjà 16 heures lorsque j’arrivai dans l’enceinte du Novotel. Pendant que je manœuvrais pour bien me disposer sur le parking, j’aperçois Aboubakar Takou. Ça ne pouvait pas mieux commencer en termes d’indice.
Je l’interpellai aussitôt avec beaucoup d’emphase, comme c’était souvent le cas lorsque nous nous voyions. L’énergie et la joie de vivre qui le caractérisaient faisaient toujours leurs effets sur moi. En plus, il ne tarissait pas de confidence. "Abou, ta silhouette dans ces lieux doit être forcément révélateur de quelque chose, non ?" lui lançai-je, un brin taquin. "Ah, mon frère, j’ai mon gombo à venir chercher ici. Ce sont mes grands frères Didier Aplogan et Maurille Agbokou qui m’ont mis sur la liste. Mais j’étais curieux de ne jamais te voir parmi eux depuis une dizaine de jours que je viens ici", me dit-il en claquant un doigt sur la main que je lui tendais.
Je précise, en passant, que sans être l’auteur de l’expression gombo, Takou était celui qui lui avait donné tout un sens dans le milieu de la presse. Dans son registre lexical qu’il maniait sans complexe, l’expression gombo renvoyait à la notion de bonnes affaires, pour être moins précis. Et les expressions très imagées et parfois bien fleuries comme se faire prendre pour une brique de quinze, radin, tendre les nerfs, entrer dans les narines qui émaillaient ses textes, les rendraient reconnaissables même s’il ne les signait pas de son nom.
Je dissimulai ma surprise, en lui donnant le sentiment que j’aurais été de l’équipe, n’eût été mon déplacement à l’intérieur du pays. Il se dirigea d’un pas léger et alerte vers le bâtiment central.
Je vis aussi arriver Maurille Agbokou sur le parking, dans une petite voiture "Peugeot 307". La voiture attira ma curiosité parce que j’en avais déjà vue trois ou quatre, stationnées en épis non loin de moi.
En cette année 2006, Maurille Agbokou, qui savait déjà se vendre en tant qu’expert ou "consultant" de beaucoup de choses, avait déjà un certain parcours dans le milieu de la presse. J’avais vu ses signatures dans l’hebdomadaire "Le Forum de la semaine". Il lança ensuite, à Porto-Novo, son propre journal, "Adjinakou", en tenant parallèlement des émissions politiques sur l’une des radios privées de Cotonou, "Radio Planète".
Maurille Agbokou était un personnage de réseau qui savait épaissir son image par les ombres, les non-dits et les petites formules cérébrales. Il me salua avec l’enthousiasme contenu qui le caractérisait, puis je le laissai prendre le pas sur moi, en direction du hall d’accueil de l’hôtel où Takou avait disparu quelques minutes plus tôt. Je voulais marcher seul, y aller à mon rythme, capter le maximum d’informations possibles avant de rentrer dans le hall.
À l’accueil de l’hôtel, J’aperçus immédiatement Charles Toko. Mais il me parut livide, peu rassurant et ne dégageait plus cette énergie que je lui connaissais. Je me rapprochai de lui. Il venait sans doute de fumer et l’odeur du tabac, que je n’avais plus sentie pendant cette dizaine de jours que je passai loin de lui, m’accueillit à nouveau.
Debout, il ruminait quelque chose que je n’entendais pas très bien, puis soupirait bruyamment de temps en temps. "Charles, il y a une réunion ici ? ", demandai-je en lui serrant la main. "Mon frère, va là-bas dans la salle. Les grands communicateurs sont là, en réunion pour gérer la communication de Yayi", me répondit-il.
Un peu perplexe, j’essayai de prendre de nouvelles précisions. Mais il se fit coupant. "S’il te plaît, va voir dedans d’abord", me dit-il. J’empruntai alors un long couloir à droite, puis suivant les indications que Charles venait de me donner, j’arrivai devant une porte que je poussai très délicatement. Une réunion d’une douzaine de personnes s’y tenait. J’hésitai un peu, puis me fis un chemin vers un siège vide au fond, sur la largeur de la petite salle. Avec la disposition autour de la table, je compris que la séance était dirigée par Didier Aplogan, qui nous avait déjà suggéré de vendre Yayi comme du Coca-cola.
Dans la salle, je reconnus beaucoup de visages emblématiques de la télévision nationale. Mais je ne vis pas mon ami Takou que je venais de croiser sur le parking. Les choses étaient donc si bien compartimentées. Les prises de parole, qui s’enchaînaient dans la salle, étaient autant surréalistes que blessantes pour moi. "Il faut maintenant faire les choses de manière professionnelle", avait même déclaré un des participants.
Ah bon ! Ainsi, tout ce que nous avions fait jusque-là, avec l’énergie de nos tripes, n’était donc qu’un travail d’amateur ? Qu’à cela ne tienne, quelle stratégie de communication voulaient-ils bâtir autour de Yayi en cette veille du démarrage officiel de la campagne électorale ? Voulaient-ils lui faire un autre logo ?
C’est quoi la stratégie dont ils parlaient en faisant de si fines bouches ? J’avais compris, avec les indiscrétions de Takou sur le parking, qu’ils avaient signé des contrats avec les journaux. Qu’à cela ne tienne. N’avions-nous donc rien fait avec ces mêmes journaux pendant tous ces mois ?
Je me levai puis sortis doucement de la salle. Je crois que Charles me devait quelques explications. Qui a pu monter cette équipe composée de gens qui ne savaient rien de ce que nous avions fait jusque-là ? Lui, Charles, y avait-il été associé ? Et pourquoi ne m’en avait-il rien dit ? Dans le hall, Charles était toujours là, seul, accoudé à un bout de comptoir. Il déprimait à vue d’œil. "Charles, c’est toujours de Yayi qu’ils parlent dans la salle ? ", lui demandai-je, à brûle-pourpoint. Il répondit par un râle d’impuissance.
Je poussai plus loin le bouchon : "Charles, c’est ton ami Patrice qui a monté l’équipe ? ". Sur cette question, il se redressa comme un vieux ressort, puis me lança : "Tiburce, c’est le jour le plus triste de toute ma vie’’. Cette réponse dans laquelle il mit toute l’émotion comme d’habitude, me parut un subterfuge, un faux-fuyant.
Car il ne me paraissait pas rationnel qu’une pareille équipe soit mise sur pied dans le cadre somptueux de ce Novotel qu’on disait propriété de Patrice Talon, sans que lui-même n’y ait sa main. Mais dans ce cas, l’aurait-il fait sans tenir compte de Charles qui ne jurait que par leur amitié ? Quel était alors, dans ce cas, la vraie perception que "Patrice" avait de Charles ? Ou alors Charles me cachait-il quelque chose ? Par pudeur, j’évitai de m’appesantir sur cette dernière hypothèse. Car je n’avais pas à me plaindre des rapports que j’avais entretenus avec lui jusque-là.
J’avais vu son engagement, j’avais vu son investissement physique et matériel, j’avais vu sa créativité et ses coups d’éclat de génie en matière de communication politique. Je pouvais surtout attester de la très grande courtoisie qui caractérisa nos rapports de travail. Je voulais garder de nous ce souvenir. Je voulais garder le souvenir de ce jour de fin 2003 où, dans son bureau de Atinkanmey, il était à deux doigts de lancer en ma faveur et de sa propre poche, l’achat d’un billet d’avion "Air France", afin, disait-il, que j’assiste, en temps que reporter, à une cérémonie de remise de décoration en faveur de Yayi Boni, président de la Boad, par le président français Jacques Chirac.
Je crois, aujourd’hui, avec le recul, que par complaisance ou manque d’anticipation, Charles a laissé se construire là-bas, au Novotel, le socle de ce qui le poursuivra comme une poisse, tout au long des dix années de règne de Yayi. Si j’avais été présent ou s’il m’avait tenu informé en temps réel, j’aurais sans doute sonné l’alerte dans son esprit. Et peut-être notre histoire aurait-elle été différente.
Après avoir traîné un moment dans ce hall du Novotel, je repartis, frustré et avec la résolution de tourner pour de bon la page de la communication pour cette élection présidentielle. Quelque chose d’autre me passionnait désormais. Je voulais descendre sur le terrain avec le candidat, dès le lendemain.
(✋🏾À demain)
Mémoire du chaudron 67
Je répartis du Novotel sans savoir exactement s’il fallait plaindre Charles Toko, ou ricaner par rapport à ce qui lui arrivait et qui m’arrivait par ricochet. Car, nous nous retrouvions dans la surprenante situation de gens qui se retrouvaient locataires d’une bâtisse qu’ils avaient construite brique après brique, sur des semaines, sur des mois, sur des années. Non, me disais-je, cette équipe de travail du Novotel n’avait pas pu être mise en place sans son avis.
Et s’il ne fit rien pour en prendre le leadership, ce qui aurait été bien mérité, qu’espérait-il ? Que ceux qui venaient pour rendre "enfin" professionnelle la communication autour du candidat Yayi, lui donnent spontanément la première place qu’il méritait si bien ? Quel fut donc son schéma de réflexion, et pourquoi déprimait-il de la sorte ? À force de tourner le sujet dans mon esprit, je finis par en tirer une conclusion stable : Charles méritait bien ce qui lui arrivait. Et ce droit d’aînesse qu’il venait de remettre sans même exiger, comme Esaü le patriarche biblique, un plat de lentilles, lui échappait pour de bon.
L’histoire, hélas, ne me donna pas tort. Et, à moins qu’il change de façon de lire ou d’interpréter certains signaux dans ses rapports avec les autres, il pourrait revivre plusieurs fois, avant la fin de sa carrière publique, des incompréhensions comme celles du Novotel. L’énergie, l’engagement et la fougue sont parfois si peu de chose dans l’établissement de votre leadership sur un groupe humain. Le recul, la lucidité et la réflexion froide vous installent plus durablement aux manettes. Il en est de même tant dans les combats ordinaires de la vie, qu’en politique.
Il y avait mieux que des lentilles au Novotel. Les quelques témoignages que je reçus, en croisant certains directeurs de publication de journaux dans la cour de l’hôtel, m’en convainquirent. Non seulement les têtes de pont de cette équipe de communication avaient gracieusement des chambres dans cet hôtel qui, en 2006, était-ce qu’il y avait de plus huppé dans le pays, mais ils semblaient aussi avoir obtenu de la part de "Patrice", par le biais de son bras opérationnel Lambert Koty, un budget illimité pour développer tous leurs fantasmes communicationnels. Je dis bien ’’fantasmes’’, parce que, pour moi, tout avait été déjà fait.
Le logo, et surtout le cauris identificateur du candidat, avaient été déjà validés, souvenez-vous, au cours d’une séance à Bar Tito, à laquelle avaient pris activement part "Patrice" en personne, Saca Lafia, Charles Toko, Claude Olory-Togbé, Didier Aplogan et moi. Les supports musicaux de notre campagne avaient déjà été mis en circulation.
Quelle équipe de "professionnels" de la communication avait inspiré à GG Lapino son titre qui tua la campagne de nos challengers ? Bref, pour moi, tout était fait. Mais le Novotel était illustrateur d’une vérité essentielle dans les milieux d’influence. La façon dont on vous perçoit est plus importante que ce que vous êtes. Savoir faire des coudes, bander les muscles, se hérisser la crinière, montrer des crocs en rugissant, sourire alors que vous brûlez de rage, pleurer alors qu’au plus profond de votre esprit vous riez, sont des outils de survie. Paraître sans jamais être vous fera gravir les échelons et vous ouvrira plus rapidement les portes, que toute autre leçon d’éthique et de morale.
Je repartis du Novotel avec une résolution définitive. Je voulais tourner dos à ce monde de communicateurs plus ou moins légitimes. J’avais la satisfaction d’avoir déjà, en la matière, donné ce que je pouvais. Je voulais désormais me retrouver ailleurs. Je voulais désormais descendre sur le terrain, comme je le dis en 2001, derrière le général Mathieu Kérékou.
Parcourir à nouveau, pendant deux semaines, le Bénin dans ses différences, dans sa splendeur et dans sa profondeur. Si j’avais insisté, l’équipe du Novotel aurait sans doute fini par me concéder une place avec certainement des incidences financières. Mais ce n’était pas le but de mon engagement aux côtés du candidat Boni Yayi. Quel était d’ailleurs mon but dans cette aventure ? Je ne le savais même pas. Étrange ! Je me sentais heureux de faire ce combat, et cela m’était largement gratifiant. Je ressentais dans cette aventure un bien-être que l’argent n’aurait pas pu me donner.
Je connaissais la frivolité du bonheur. Je savais par exemple que le plaisir que me procurait dans mon enfance une boîte de sardines déjà vidée de son contenu et que je refusais de laisser aller à la poubelle en essayant d’y débusquer la moindre trace d’huile, la moindre pellicule de poisson, ce bonheur, disais-je, était parti avec le temps. Pareil pour cette exaltation des papilles que me procurait plus tard, dans ma vie d’étudiant, un bol de gari immergé, sans sucre ni autre accompagnant.
Des bonheurs que l’argent, aujourd’hui, ne saurait me procurer. J’ai donc appris à chercher mon bien-être parfois dans des choses simples et non convenues, dans des lieux non prévisibles. Je voulais donc fuir cette guéguerre du Novotel et repartir sur les chemins du Bénin, loin des paillettes et du pécule.
Un peu après 20 heures ce jeudi soir, je me pointai au domicile de Yayi à Cadjèhoun. Je voulais lui faire le point de la situation et lui dire mon option de descendre avec lui sur le terrain dès le lendemain, vendredi, jour d’ouverture de la campagne électorale officielle.
La maison était calme. Le maître des lieux était à l’étage. Il était occupé, m’avait-on dit. Après une attente qui me parut anormalement longue, je me résolus à rentrer chez moi. De toute façon, je n’avais pas besoin de permission particulière pour me glisser dans son convoi dès le lendemain. Mais alors que je franchissais le portillon de la maison, on m’annonça qu’il me demandait de monter le voir à l’étage. Je le trouvai seul. Je lui fis un compte-rendu de ma descente sur Abomey, et surtout des différents meetings électoraux auxquels j’avais assisté.
Je lui fis part de mon inconfort face à la situation que je venais de trouver au Novotel. Il ne parut pas s’en émouvoir. Je compris, très vite, que je ne lui apprenais rien. "Toi, tu vas me suivre sur le terrain", dit-il, comme s’il avait lu dans mon esprit.
Je le quittai, soulagé. Une autre ambiance commencera demain. Mais les Béninois ne se doutaient pas, cette nuit-là, que le processus électoral était gravement menacé. Le gouvernement du général Mathieu Kérékou n’avait toujours pas débloqué les fonds réclamés par la Commission électorale nationale autonome, CENA, pour l’organisation de l’élection présidentielle. Les voyants étaient au rouge.
Le magistrat Nouatin, président de la CENA, avait le dos au mur. Il décida de tenter le tout pour le tout pour sauver les meubles et éviter le chaos qu’espérait le lobby favorable à un maintien de Kérékou au pouvoir. Le président de la CENA avait besoin d’argent pour débloquer le processus électoral. Il demanda à rencontrer Patrice Talon ...en toute discrétion.
(✋À demain)
Mémoire du Chaudron 68
L’organisation matérielle de l’élection présidentielle de 2006 fut une longue épreuve pour la Commission électorale nationale autonome, CENA. Les résistances au départ du général Mathieu Kérékou s’organisèrent, de façon parfois si sournoise, qu’elles paraissaient imparables. Une nébuleuse formée autour du directeur du cabinet civil de Kérékou, monsieur Kamala, de Chantal de Souza (à ne pas confondre avec l’épouse de Yayi), avec pour bras financier le ministre des Finances Cosme Sèhlin, fera feu de tout bois pour pousser la CENA de Nouatin dans les cordes et obtenir le report de l’élection présidentielle.
Ce qui ouvrirait inévitablement la porte à une série d’imbroglios juridiques dont la conséquence la plus évidente sera la prolongation du séjour de Kérékou au pouvoir, au-delà du terme constitutionnel de son mandat qui arrivait à échéance le 6 avril 2006.
Cette Chantal de Souza acquit une telle puissance dans le dernier cercle du pouvoir du vieux Caméléon finissant, que des histoires plus ou moins crédibles circulaient chaque jour sur son compte et sur la nature réelle de ses rapports avec le président de la République. Quel était son profil, et comment s’était-elle retrouvée à ce niveau de puissance dans l’appareil d’État ?
Je ne peux répondre à ce genre de questions pourtant légitimes sans relayer les chuchotements de salon qui, en ces temps-là, attribuaient son entrée au palais de la présidence de la République au pasteur Romain, dont elle aurait ensuite veillé à obtenir la mise en quarantaine. Toujours est-il que le manque de renseignements et d’informations crédibles sur ce genre de personnages qui pourtant fut, à un moment si sensible de notre histoire politique nationale, d’une telle influence qu’elle aurait pu faire basculer le pays dans le néant, n’est pas flatteur pour nos historiens.
En 2006, au crépuscule du long règne de Mathieu Kérékou, les journalistes qui eurent le malheur de se montrer désobligeants vis-à-vis de Chantal de Souza eurent immédiatement l’appareil sécuritaire de l’État à leurs trousses. Charles Toko pourra un jour prendre la plume pour en témoigner. Pareil pour Distel Amoussou dont l’imprévisible journal Panorama publia une révélation qui déplut particulièrement au sommet de l’État.
Mais, le Béninois ordinaire ne savait pas grand-chose de ces coups de hache qui se donnaient contre l’arbre qu’est notre processus démocratique que nous voulions iroko, mais qui, à certains moments, paraît beaucoup plus papayer. Le Béninois ordinaire ne savait surtout pas que de gros nuages gris sombre planaient sur la tenue effective du scrutin présidentiel en cette année 2006.
L’ultime parade trouvée par le lobby favorable à un maintien de Kérékou au pouvoir était diaboliquement efficace. Cosme Sèhlin, ministre des Finances, informa sans scrupule l’équipe dirigeante de la CENA, de son incapacité à mettre à sa disposition les ressources financières nécessaires à son fonctionnement et à l’organisation matérielle du scrutin présidentiel.
Cette échéance pourtant constitutionnelle ne devrait pas être une surprise pour l’argentier national qu’il était alors. Les nombreuses séances de travail entre les responsables de la CENA et le ministre des Finances ne donnèrent rien. "Les caisses sont vides !", répondait Sèhlin. Les nombreuses relances de la CENA ne le firent pas fléchir.
Quelques journaux de la place, démarchés par le conseiller à la communication du général, Denis Babaèkpa, servaient de temps à autre de relais à cette thèse. Pas d’argent, donc pas d’élection. Pas d’élection, donc pas de passation de pouvoir. La logique du lobby pro maintien au pouvoir de Kérékou était aussi simple que cela. Qui d’autre qu’un ministre des Finances est fondé à dire l’état de santé du trésor public ?
Lentement, sûrement, et à l’insu de la grande majorité des acteurs politiques, le processus électoral rentrait dans l’impasse. C’est à ce moment que le président de la CENA, Sylvain Nouatin, prit une décision qui mérite d’être revisitée plus tard et étudiée dans nos facultés d’histoire et de sciences politiques. Il décida de rechercher les solutions du financement du processus électoral hors du circuit officiel. Sous le couvert d’une discrétion voulue absolue, il prit langue avec Lambert Koty qui était, en ces moments-là, l’un des derniers verrous qui donnaient accès à l’homme d’affaires et mécène politique Patrice Talon.
C’est cette discrétion, je crois, qui sauva le processus électoral. Car, si l’information sur cette rencontre avait été ébruitée, elle aurait sans doute été amplifiée par le lobby du palais, ce qui aurait créé une insupportable ambiance de suspicion parmi les candidats dont, il est vrai, certains des plus sérieux étaient passés prendre leur enveloppe de campagne chez le cotonnier.
La rencontre entre Sylvain Nouatin et Patrice Talon, qui s’est tenue dans le bureau de Lambert Koty à l’Agetur et dont des personnes plus introduites que moi parleront peut-être un jour pour la postérité, permit de débloquer définitivement le processus électoral.
La CENA manquait-elle d’urnes ? Hop, Patrice Talon avait une solution toute faite dans la sous-région. Son ami François Compaoré, maire de la ville de Ouagadougou et frère de qui on sait, en avait un stock. Par vol cargo, les urnes furent reçues à l’aéroport de Cadjèhoun. Le transport du matériel vers les zones d’exploitation fut assuré par le matériel roulant de l’armée béninoise et une partie des camions de l’homme d’affaires qui prit en compte une partie de la revendication des agents de la CENA qui, sur le terrain, faisaient grise mine, menaçant à leur tour de prendre en otage le processus électoral si primes et émoluments ne leur étaient pas payés.
Permettez que cet épisode si sensible ne soit pas plus longue. Puisse la chronique de ce jour nous faire réfléchir sur la fragilité de nos institutions démocratiques. Cela relève de l’irresponsabilité que nous continuions de nous emmurer dans des formules plates comme "Dieu aime le Bénin". Comprenons bien que rien ne sera jamais définitivement acquis et que la paix et la stabilité du Bénin resteront pour tout Béninois un engagement citoyen de tous les jours.
Les goulots d’étranglement au processus électoral furent donc levés en une séance informelle. La machine de l’alternance se remit en marche. Inexorablement. En cette veille de lancement de la campagne électorale officielle, je n’avais donc plus ma tête dans les histoires de communication. Pour moi, la communication était déjà faite. Elle était déjà terminée à Bar Tito. Rien ni personne ne pouvait m’enlever cette conviction. Il y avait peut-être juste que la tête de Charles ne revenait pas trop à Koty. En tout cas, pas autant que celle de Maurille Agbokou ou de Didier Aplogan. Je savais en effet que beaucoup, dans cet environnement, faisaient juste l’effort de le supporter. Mais, pour l’avoir pratiqué de si près, je le trouvais correct et loyal. Je n’ouvris jamais avec lui le débat sur la perception déformée que les gens avaient de lui. Peut-être aurais-je dû le faire. Une toute autre l’histoire... !
J’avais désormais ma tête ailleurs. Je voulais descendre dans l’arène survoltée des meetings électoraux. Dès demain !
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 69
Enfin la campagne électorale officielle ! La dernière ligne droite démarrait depuis ce matin de vendredi. J’étais déjà à Cadjèhoun, au domicile de Yayi, depuis 8 heures. Mais rien ne semblait tourner dans le bon sens. Une dizaine de véhicules devant constituer le cortège de campagne du candidat étaient déjà là, garés, moteurs éteints. Tout semblait inerte, figé. Le moteur de la fusée avait quelques ratés à l’allumage.
Je connaissais bien ce genre de situation de petits trous d’air au démarrage d’une campagne électorale, pour l’avoir déjà vécue en 2001, dans la cour du domicile du général Mathieu Kérékou. C’était la première fois que je mettais pied dans ce domicile des "filaos" qui me semblait si mythique. J’y repense encore comme si c’était hier. Nous étions dans cette cour, entassés dans deux ou trois véhicules, depuis l’aube. Pourtant, jusqu’à 11 heures, rien ne paraissait bouger dans la petite vieille bâtisse coloniale aux allures de bureau de poste, qui servait de bâtiment principal de résidence au président Mathieu Kérékou.
Nous étions dans ces véhicules, les pieds engourdis, incapables de descendre. Aucun de nous n’osait en effet prendre le risque de s’exposer aux mâchoires inamicales de la demi-douzaine de chiens qui imposaient la discipline dans la grande cour sablonneuse. D’ailleurs, un de ces canidés, au pelage noir luisant, à la gueule pendante et au gabarit particulièrement intimidant, rôdait constamment autour de notre véhicule, jappait en nous montrant ses crocs, s’attaquait de temps en temps aux pneus dont il réussissait à débiter quelques petits bouts de caoutchouc, avant de se faire rappeler négligemment par un des agents de la maison.
Le général Mathieu Kérékou était, en effet, un amoureux des chiens, j’en étais également un. La scène de ces chiens mettait pourtant particulièrement mal à l’aise mes compagnons avec qui j’étais dans la voiture, dans une attente qui ne prit fin qu’autour de midi, dans une excitation et un branle-bas général, lorsque la silhouette du général apparut dans la cour, coiffée d’une casquette verte, imprimée, au-dessus de la visière, d’une image de caméléon.
Il s’engouffra dans un véhicule "Patrol 4x4" de couleur sombre qui le conduira, pendant deux semaines, vers les quatre horizons du Bénin.
Ce souvenir me revint ce vendredi matin-là à Cadjèhoun. Les grandes campagnes électorales démarrent parfois comme un moteur diesel. Car, plus le candidat a de l’envergure, et plus l’organisation et la mise en chorégraphie des meetings sont complexes. Le moindre décalage sur un meeting se répercute sur le meeting suivant, et ainsi de suite, comme dans un jeu de domino.
En ce premier jour de campagne électorale officielle, Jean-Pierre Ezin et quelques stratèges politiques discutaient avec nervosité pour parer au plus pressé. Un imprévu apparu la veille au soir avait rendu caduc notre plan de campagne initial qui faisait de Dogbo, le lieu retenu pour notre premier meeting. Mais, la coordination de campagne du Couffo, empêtrée dans des conflits de leadership, déclara forfait. Et comme je le signalais, le moindre décalage dans un meeting, affectait de façon automatique le meeting suivant.
La règle dans la réorganisation des plannings est qu’il y a moins de risque à reporter un meeting politique qu’à le rapprocher. Le meeting de Dogbo fut donc reporté et, dans la précipitation, le campus universitaire fut retenu pour le lancement de la campagne.
Félix Houndonougbo, coordinateur politique du milieu estudiantin, reçut ainsi la périlleuse mission d’organiser, en moins de 24 heures, une mobilisation sur le campus universitaire d’Abomey-Calavi, une mobilisation digne de notre candidat qui s’imposait désormais dans les esprits comme un des chevaux gagnants.
L’organisation de ce meeting inaugural suscitait, bien entendu, la convoitise de Valentin Houdé qui, en tant que directeur de campagne dans le département de l’Atlantique, réclamait une légitimité territoriale sur le milieu universitaire. Même appétit chez Candide Azannaï qui jurait d’y compter un nombre indéfinissable de sympathisants. Il faut ajouter à ces deux prétendants, Fulbert Géro Amoussaga qui, disparu de tous nos écrans radar depuis près d’un an, faisait un retour d’apostasie, revendiquant également une certaine maîtrise des mœurs de ce milieu. Il avait d’ailleurs exigé et obtenu un détour de Yayi par son bureau au département des Sciences économiques, avant le démarrage du meeting au fond du campus, dans cet amphithéâtre appelé "Amphi 1000".
L’IPD de Théophile Nata aurait pu en faire autant, avec un de ses lieutenants, en l’occurrence Emmanuel Tiando, qui occupait alors le stratégique poste de secrétaire général de l’administration rectorale. Mais, dans notre structuration politique, le campus universitaire avait été érigé en entité électorale autonome. Une stratégie qui produisit des effets très positifs à l’heure du bilan. Et quand Yayi apparut dans l’amphithéâtre plein comme un œuf, dans cette chemise blanche aux manches retroussées, il ne put dissimuler son émotion.
Dans son sillage ce soir-là, Candide Azannaï, André Dassoundo, Eléonore Yayi Ladékan, Emmanuel Tiando, Jean-Pierre Ezin, Fulbert Géro Amoussouga firent des coudes pour pouvoir accéder à cette salle bondée. Une énergie indescriptible se dégageait de l’amphi et les étudiants multipliaient presqu’à l’infini, des slogans et des refrains improvisés. Quelqu’un entonna en "a cappella" le titre "Yayi Boni", l’assistance le reprit longuement en chavirant littéralement.
Il était déjà 17 heures lorsqu’après une longue liste d’orateurs, Yayi prit la parole. Dans un long développement insaisissable par endroits, il rappela son passage sur le même campus en tant qu’étudiant, alignant vœux pieux et promesses chiffrées. Le calme, progressivement, revint dans la salle et la foule commençait visiblement à s’ennuyer. Félix Houndonougbo, après concertation avec André Dassoundo et d’autres politiques, décidèrent de sauver la situation. L’enthousiasme du public avait disparu, mais lancé dans un long développement, le candidat ne s’en rendait pas compte.
André Dassoundo lui glissa discrètement alors un bout de papier sur lequel il était griffonné : "Nous sommes en campagne électorale. Formule choc, s’il vous plaît". Yayi marqua un arrêt pour lire le message griffonné sur le bout de papier. Il reprit son discours dans le même ton puis finit par lancer "Je suis Yayi Boni, votre candidat tchigan. Les autres sont des tchivi".
Comme brutalement tirée d’une longue léthargie, la foule exulta aussitôt. Les lanceurs de slogans reprirent aussitôt du service. La salle, une nouvelle fois, entonna la chanson "Yayi Boni" de G G Lapino. Yayi patienta longuement, vainement. Il ne lui fut plus possible de reprendre la parole. La foule semblait redouter un nouveau sommeil. L’hystérie était générale. Sur ce premier meeting, Yayi apprenait sa première leçon de discours politique. Nous rentrâmes heureux, gonflés d’optimisme et de certitudes. La leçon apprise aujourd’hui sera appliquée demain. Ailleurs... !
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du Chaudron 70
La leçon reçue dans l’Amphi 1000 du campus universitaire de Abomey-Calavi sur le discours politique en période électorale servira donc pour la suite de la campagne électorale dont nous venions de donner le ton : candidat tchigan et candidat tchivi.
Cela me rappelait cette déclaration du Général au lancement de sa campagne électorale dans le département de l’Ouémé, en 2001. "Je veux que cette campagne électorale soit une grande fête populaire", avait-il déclaré, avant d’ajouter, sarcastique, "Regardez-les tous. Je suis le maître et ils sont mes élèves. Je les ai évalués, et le résultat, c’est qu’ils doivent tous redoubler la classe pour cinq ans encore". Eh bien, nous eûmes tous tort de ne pas comprendre, en ce moment précis, le génie politique du président Mathieu Kérékou.
Il avait compris que la campagne électorale chez nous, contrairement à nos déclarations d’intellectuels souvent en total déphasage avec nos réalités socio-anthropologiques, n’est pas un moment de débats. Elle est perçue par une écrasante majorité des Béninois, comme un grand moment de défoulement et d’exaltation politique. Il faut donc trouver, en ce moment, la formule magique, la formule choc, celle qui fait chavirer les foules. Ainsi, par exemple en 2001, "Kékérékéééé", un cri d’oiseau à peine concevable dans les démocraties occidentales, tua le grand procès que le candidat Nicéphore Soglo essaya d’utiliser à la tribune de la campagne électorale, pour faire mal à son challenger Mathieu Kérékou, sur le sulfureux dossier de rachat de la Sonacop par l’homme d’affaires Séfou Fagbohoun, au faîte de sa gloire.
Ainsi, le pauvre Nicéphore avait beau passer des heures entières à expliquer dans certaines régions du pays comment "l’argent de la Sonacop avait servi à racheter la Sonacop". Un seul hurlement "Kékérékééé", poussé de façon provocante dans la foule, annulait tous ses efforts.
Kérékou, après une première campagne électorale sans relief en 1991, avait pourtant donné le signe en 1996 de sa grande connaissance de la mentalité de l’électeur moyen.
Jeune étudiant plein d’énergie, j’étais présent dans ce grand auditorium du mythique PLM-Alédjo en 1996, lorsque le général Mathieu Kérékou, avec son élocution si caractéristique, lança sa reconquête du pouvoir avec sa célèbre phrase : "Nous étions en haut. Entre-temps nous étions descendus en bas. Maintenant, nous remontons en haut". Je me rappelle l’hystérie qui s’empara alors de cet auditorium plein à craquer, et où nous nous étions entassés tels des sardines, dans une chaleur étouffante.
Le président Nicéphore Soglo, candidat à sa propre succession, fit campagne avec un discours rationnel et élitiste basé sur son bilan économique et infrastructurel, pendant que son principal rival, Mathieu Kérékou, progressait avec de petites formules simples, accessibles, mais diaboliquement corrosives du genre de celle qu’il sortit à Bopa : "Ils sont en train de tout vendre. Ils ont vendu toutes nos entreprises d’Etat. Ils ont vendu l’eau. Et bientôt ils vont vendre l’air que nous respirons". Cette vacuité apparente du discours électoral du "caméléon" devrait, je l’imagine, avoir fait rigoler les stratèges politiques du président Soglo. Mais, nous connaissons tous la suite de cette histoire. Kérékou, qui apparaissait plus proche des électeurs, remporta la mise.
Deux choses à retenir là, selon moi : dans la construction d’une image politique, il faut veiller à mettre en exergue les éléments qui vous rapprochent de vos électeurs cibles. Il faut être, soit l’incarnation décomplexée et assumée de leurs vices et de leurs faiblesses, soit la projection de leurs rêves de réussite et de puissance. Mais, il faut absolument passer pour un des leurs. Pendant que Nicéphore Soglo introduisait et entretenait dans l’espace public, l’image moderne du monogame, fidèle mari d’une femme moderne, Kérékou passait, lors de cette compétition de 1996, pour le vieux polygame virile et débonnaire qui avait eu des femmes dans les quatre horizons du pays et dont le profil pouvait se retrouver dans n’importe quel village où quartier de ville. Personne ne lui en tiendra rigueur, bien au contraire. Les vices, dans un contexte électoral, sont plus fédérateurs que les signes de vertu.
La deuxième leçon, c’est qu’il faut, dans l’élaboration d’une image politique durable, tenir compte de la très grande susceptibilité de nos populations qui, culturellement, préfèrent la compagnie de l’enfant faible mais humble, à l’enfant fort, utile à la famille, mais suffisant et arrogant.
Les schémas de l’élection présidentielle de 1996 se reproduisirent presque à l’identique en 2001, au grand bonheur du général Mathieu Kérékou qui, malgré un bilan en demi-teinte, pour ne pas dire pire, inflige une nouvelle débâcle électorale à Nicéphore Soglo qui, finalement, était son challenger porte-bonheur.
Le bilan d’un mandat présidentiel compte et comptera encore très peu dans le renouvellement de celui-ci, à moins que ce bilan soit particulièrement marqué, au point de phagocyter la personnalité du chef de l’État. Ainsi, si un président de la République en arrive à n’être visible que par le prisme de son bilan, il court de biens gros risques.
Yayi apprend vite. Il apprend très vite et a une surprenante capacité d’assimilation des leçons de combat et de survie. En ce deuxième jour de campagne électorale que nous passâmes dans le département du Plateau, son discours électoral se bonifia sensiblement. C’était une zone nagot et ça tombait fort bien. Point n’est besoin de s’éterniser dans un chapelet de promesses. Cet exercice est désormais laissé au coordonnateur local de campagne. Ce que la foule attendait de lui, Yayi, c’était cette étincelle qui allume le brasier irrésistiblement dévastateur. Et ici, en territoire nagot, cet exercice fut plutôt facile. Le candidat se passa, avec la légitimité que lui offrait la connivence linguistique et culturelle, pour le frère, le gendre, le fils, l’oncle, le cousin, le neveu. Le candidat Idji n’était pas son rival, mais son frère. Fagbohoun était son père. Et ça marche ! L’étranger, dans le département du Plateau, doit être dorénavant et absolument Adrien Houngbédji, le Goun. À moins qu’il vienne aussi s’y essayer en nagot.
Nous redescendîmes à Cotonou un peu tard dans la soirée. Demain dimanche, nous ferons plein cap sur les départements des Collines et du septentrion. Pour le grand chelem... !
(✋🏾 À plus tard)
Tolidji ADAGBE

Mémoire du chaudron 71
À Dassa, dans les Collines, nous étions en terrain conquis. En ce dimanche, troisième jour de la campagne électorale officielle, notre machine semblait avoir définitivement décollé. La longue procession de voitures et de motocyclistes qui nous accompagna dans la cité des "omodjagoun" en témoignait.
Le comité d’accueil nous attendait là, au passage à niveau, depuis l’aube, nous informèrent les organisateurs. Sous les hourras et les vivats des populations, notre cortège se fraya péniblement un chemin jusqu’à la place "Egbakoku" déjà noire de monde en cette mi-journée.
Dassa avait fait une union sacrée autour du candidat Yayi, malgré la voix dissonante de son maire d’alors qui battait pavillon pour Houngbédji. Nicaise Fagnon, Joseph Suru Attin, Pierre Olodo, André Dassoundo, pour ne citer que ceux-là, avaient mis la main à la pâte.
Les relations entre Yayi Boni et Joseph Suru Attin avaient pourtant connu leurs hauts et leurs bas. Cadre de la Boad, Joseph Suru Attin avait été appelé au gouvernement par le général Mathieu Kérékou, au prestigieux et très envié poste de ministre des Travaux publics et des Transports. Joseph Attin, qui suspectait déjà sans doute avant beaucoup de gens, les ambitions politiques de son patron Yayi, se retrouvait entre le marteau de la présence médiatique de plus en plus envahissante de celui-ci au Bénin, et l’enclume des exigences de continuité politique du régime auquel il appartenait.
Certains coups d’éclat du président de la Boad, en visite sur les chantiers routiers Cotonou - Porto Novo et Savalou - Djougou, et qui contribuèrent à bâtir une image d’homme d’État de Yayi, le furent au détriment de son administré Attin qui, sans jamais se montrer ouvertement hostile, savait glisser des grains de sable dans certaines visites de chantiers très théâtrales du président de la Boad. Et puis, il y avait de plus en plus ces rumeurs d’enrichissement qui alimentaient les fantasmes de beaucoup de Béninois à l’époque, chaque fois qu’était évoqué le nom de Joseph Attin.
Ces informations que Yayi ne prenait pas à la légère augmentaient sa susceptibilité vis-à-vis de celui qui paraissait comme l’homme le plus en vue dans les Collines. La petite bretelle de bitume qu’il obtint vers son village Kèrè, à quelques kilomètres au nord de la ville de Dassa, renforça sa notoriété dans la zone, et par là-même, la méfiance de Yayi qui ne prenait pas ces paramètres à la légère. Car, si malgré ses airs d’éternel innocent, Attin devrait avoir des ambitions politiques, il avait de quoi, à défaut de se faire remarquer au plan national, être une vraie équation dans les Collines, et surtout dans le milieu évangélique, deux terrains qu’il partagerait alors avec Yayi.
Mais, Attin n’exprima finalement aucune prétention politique, et son départ du gouvernement fut sans doute un grand soulagement pour Yayi, même si l’identité de son successeur à ce poste, Ahmed Akobi, relança un nouveau type de supputations et même de paranoïa.
Dassa se mobilisa donc dans une sorte d’union sacrée. On reconnaissait aux cadres de cette ville un certain éveil et une appétence face à la chose politique depuis la génération des idéologues Ogouma Ifèdé Simon, Gédéon Dassoundo et Adjo Boco Ignace dont beaucoup de cadres de Dassa revendiqueront l’héritage politique. Et le plus vibrionnant de ces revendicateurs de l’héritage de Adjo Boco est sans doute un de ses neveux, ou qui s’en réclame fièrement tel, en l’occurrence Fagnon Nicaise.
Ah oui, Fagnon Nicaise ! C’était pratiquement impossible de ne pas remarquer l’activisme un peu débridé de ce yayiste des premières heures qui m’agaça furieusement un après-midi au siège de campagne de Bar Tito, en tapant avec nervosité la porte de notre bureau, au rez-de-chaussée. Nous étions, il est vrai, habitués à ce genre de supplices, recevant à notre corps défendant, tout visiteur qui, souvent par étourderie, venait toquer à notre porte.
Mais, ce jour-là, l’assurance et l’excitation de celui qui se présentait devant moi et qui interrompait ma discussion avec un directeur de publication, me firent le plus mauvais effet. En plus, il avait l’air pressé. Il venait, disait-il s’approvisionner en posters et calendriers à l’effigie de Yayi, afin de poursuivre sa route sur Dassa. Il venait, disait-il pêle-mêle, de la part de l’imprimeur Jean Djossou, et de Yayi Boni. Plus il avait du mal à obtenir satisfaction, plus il détaillait avec une pointe de suffisance sa présentation.
Il s’appelait donc Nicaise Fagnon, il travaillait à la Boad à Lomé et il abattait un travail immense en faveur de Yayi dans tout le département des Collines et même au-delà. Ces précisions ne changeaient pas l’effet qu’il me faisait. "Tu peux aller au diable avec ta Boad", pensai-je silencieusement. Et puis, c’était anormal dans mon esprit que l’imprimeur Jean Djossou l’envoyât chercher des posters et des calendriers à Bar Tito alors qu’il en était, jusqu’à ce moment, un des principaux producteurs, n’acceptant exceptionnellement de faire ses livraisons qu’au domicile de Yayi à Cadjèhoun. Autrement, il fallait se rendre dans ses ateliers à Akpakpa pour s’approvisionner.
Je ne me rappelle plus comment prit fin ce premier contact plutôt tiède entre Nicaise Fagnon et moi. Ce qui est sûr, je le revis plusieurs fois sur son terrain de prédilection, le sud et le sud-ouest du département des Collines, où il se battait avec beaucoup de vaillance. Il n’y avait évidemment pas de vraies résistances dans la zone, à moins de considérer la fureur anti-yayiste de Gaston Dossouhoui à Kpanhouignan comme une.
Gaston Dossouhoui était en effet un des lieutenants politiques du candidat Lazare Sèhouéto qu’il essayait, avec une certaine audace, de faire adopter par ses frères mahi de Kpanhouignan. Et, il n’y allait pas de main morte, présentant avec gouaille Yayi comme un alcoolique de renom. Les attaques étaient plutôt féroces, même si à l’arrivée, elles ne produisirent que peu d’effet. D’ailleurs, Gaston Dossouhoui rejoignit la troupe au second tour de l’élection présidentielle. Mais, quand un an plus tard, ce ministre de l’Agriculture au teint noir très assumé et aux yeux injectés de sang, se fit sèchement débarquer du premier gouvernement de l’ère du Changement, je compris qu’il y avait certes les fameux "hélicoverpa" qui avaient sans doute rongé son fauteuil ministériel, mais aussi et surtout les réminiscence du traitement qu’il réserva au candidat Yayi et sur lequel quelqu’un eut l’idée de rafraîchir la mémoire au tout-puissant président de la République nouvellement élu, Boni Yayi.
Notre entrée triomphale à Dassa en ce dimanche, troisième jour de campagne électorale, réveilla en moi une foule de souvenirs de mon enfance. Car, Dassa, c’était chez ma mère. J’ai fait des séjours réguliers chez mes tantes et oncles maternels, dans les villages de "Kpingni" et de "Vèdji" où un mélange culturel mahi et idaasha impacta mon esprit.
J’aimais particulièrement cette affection dont j’étais entouré, même si je trouvais certaines plaisanteries séculaires très peu à mon goût. Ma grand-mère maternelle qui avait un art inimitable de faire de l’humour sans vraiment en donner l’air, savait très bien que l’appellation satirique "akpo gna guidi" par laquelle les Mahis, pendant des siècles, savaient ironiser sur les Fons, capables, disaient-ils, de prétendre prendre une douche sans que la moindre trace d’eau n’en atteste, ni sur leur torse, ni au sol, n’était pas ce que j’aimais le plus entendre quand elle me passait avec beaucoup de tendresse, la main dans les cheveux.
Je ne me lassais jamais de contempler la beauté de Dassa, cette ville dont mille cartes postales ne pourraient rendre compte de toute la poésie. Je ne ratais pas l’occasion du pèlerinage marial annuel pour m’y rendre. Le diocèse de Parakou mettait alors à la disposition des fidèles catholiques de la ville, des camions de toutes sortes dans lesquels nous nous embarquions, tel du bétail, en direction de Dassa, pour la célébration de "Notre-Dame d’Arigbo". Mais, pour dire vrai, je n’en avais cure d’elle. J’y allais plutôt célébrer ce paysage majestueux, ces collines fumantes au lever du jour, cette cité au magnétisme indéfinissable. Le voyage était souvent éprouvant, mais j’étais heureux de retrouver mes cousins maternels à "Vèdji", à deux cents mètres en face de la grotte sacrée ou de circuler toute une nuit dans cette ville qui, à cette occasion, ne s’endormait pas jusqu’au petit matin.
Un de mes oncles maternels y tenait l’échoppe la plus réputée, c’était le très connu "Petit bazar". Son hospitalité à l’occasion du pèlerinage marial était légendaire à tel point que ses appartements privés se transformaient en dortoirs publics.
Cette célébration religieuse annuelle était mon rendez-vous privilégié avec mes parents maternels dont la ferveur catholique était à toute épreuve. Mais moi, contrairement à tous mes frères et à toutes mes sœurs, je ne réussis jamais à faire mon catéchisme jusqu’au baptême, au grand désespoir de "dada Claire", la maîtresse catéchiste qui, à Yéboubéri, se donnait un mal immense à me maintenir à ses cours des samedis soir, quand un match de football était annoncé quelque part à la ronde. On réussissait quelques fois à m’attirer dans la grande cathédrale "Saint Pierre et Saint Paul" de Parakou. Mais, pour m’éviter la frustration que me donnait la vue de tous ces enfants de mon âge, mieux habillés que moi, et surtout de ceux qui avaient l’insigne privilège d’être "Enfants de choeur", je concentrais mon attention sur l’immense orgue dont les vibrations me retournaient désagréablement les intestins.
Ce meeting électoral à Dassa qui était sur le point de démarrer avait donc pour moi une toute autre dimension. Je renouais avec une partie de la poésie de mon enfance. J’étais chez ma mère.
(✋ À demain)
Mémoire du chaudron 72
Le meeting géant de Dassa ne dérogea pas au principe observé depuis notre entrée en campagne. Les électeurs ne font pas leur choix à ce genre de kermesse. Ils y expriment plutôt leur adhésion. Le processus multiple et divers qui conduit au choix d’un candidat par un électeur, est généralement bouclé avant le début de la campagne électorale officielle. Et cela justifie sans doute largement que les populations perçoivent la période électorale, non pas comme une période de débats politiques comme nous le disons avec une grandiloquence intellectuelle, mais comme une grande fête. Les messages télévisés sont souvent des éléments du décor dans une ambiance où l’électeur, parfois, peut changer mécaniquement de chaîne, ou s’occuper d’autres choses, le temps que finisse le temps d’antenne d’un candidat qui n’a pas sa faveur.
Ceci n’est assurément pas pour banaliser la part des indécis dans l’analyse structurelle de l’électorat dans une consultation comme celle-là. Mais, je pense que les grandes tendances électorales se sont toujours, jusqu’ici, largement dessinées et le duo ou le trio de tête a été connu avant le démarrage de la campagne électorale officielle. Il s’agit là d’ailleurs d’un élément déterminant de la stabilité dans laquelle se sont souvent déroulés nos scrutins électoraux présidentiels.
La grande mobilisation et l’euphorie à Dassa n’ont pas pu cacher chez l’observateur averti, le futur conflit de leadership qui s’annonçait entre André Dassoundo et Nicaise Fagnon dont l’hyperactivité à l’occasion de cette campagne électorale ne pouvait pas être mise sur le seul engagement de voir élu le candidat Yayi. Et cela s’est d’ailleurs toujours passé ainsi.
Quand elles se déroulent dans un intervalle de temps relativement court, les différentes élections servent de structurant les unes pour les autres.
Lorsque, par exemple, une élection présidentielle précède d’un an une élection législative, le niveau de renouvellement du parlement se sent à travers les appétits politiques notés au sein des soutiens du candidat favori. Dans le cas inverse où une élection législative précède une élection présidentielle, on note une certaine indolence des acteurs politiques, soit parce qu’ils viennent d’être fraîchement élus députés et pensent donc avoir déjà fait l’essentiel pour leur visibilité des trois ou quatre années suivantes, soit parce que n’étant pas députés, ils trouvent le prochain challenge législatif trop éloigné et ne prennent donc l’élection présidentielle que pour ce qu’elle est : une élection pour élire quelqu’un d’autre.
Voilà pourquoi, à mon avis, les élections présidentielles qui précèdent de quelques mois les élections législatives entraineront, dans notre contexte actuel, une plus grande effervescence au sein de la classe politique. Mon analyse n’intègre pas les élections municipales, communales et locales qui sont d’une toute autre réalité en ce qui concerne le leadership politique et le rapport du candidat à l’électeur.
En tout cas, le candidat du Changement, Yayi Boni, régnait ici en maître absolu, et cela paraissait le plus important pour le moment. Ce dimanche-là, Dassa était en joyeuse ébullition et je me demandais ce qu’en aurait bien pu penser la grande "Atchèrèdé", ma grand-mère maternelle, si elle était encore vivante. Je connaissais son humour grinçant et décapant. Et je savais que sans faire le déplacement de la place "Egbakoku", elle aurait fait de cette immense mobilisation, et en peu de mots, le genre de commentaires imagés et corrosifs qu’on garde pour longtemps.
Car, "Atchèrèdé" avait une forte personnalité. Si forte que son image dans mon esprit repoussât au second plan celle de son mari, Ibrahim, mon grand-père maternel, qui vécut le plus clair de sa vie et de sa vieillesse à Doumè, son village natal. La personnalité de "Atchèrèdé" était si forte qu’elle transmettra de façon exclusive sa culture mahi - idaatcha à sa progéniture.
C’était une femme émancipée avant l’heure. Et son statut social était fortement renforcé par le fait qu’au nombre de la dizaine d’enfants qu’elle eut, elle fit quatre jumeaux en deux couches successives, Joseph et Jean, puis Jacqueline et Jeanne. La ressemblance entre mes tantes Jacqueline et Jeanne est si forte qu’il m’a toujours été impossible de les distinguer. Je ne réussis à savoir avec laquelle des deux je me trouve qu’après un certain temps.
Jacqueline avait un tempérament de feu et un maniement de l’humour caustique qui la distinguait de Jeanne, calme, douce et timide. On raconte que cette étrange ressemblance physique entre ces deux sœurs jumelles de ma mère, jouait bien des tours aux nombreux prétendants que leur éclatante beauté ne manquait pas d’attirer pendant leur adolescence. Tel entamait une drague assidue à Jacqueline, et tentait par mégarde le lendemain, de poursuivre son entreprise avec Jeanne qui, bien entendu, l’envoyait balader. Cela, disait-on, amusait beaucoup "Atchèrèdé" qui en fit courir également bon nombre dans sa jeunesse, par la puissance de son charme.
Ce qui me rapprochait surtout de ma grand-mère, c’était cet amour profond pour les animaux et plus particulièrement le chien. Je crois d’ailleurs avoir hérité d’elle ce réflexe à nourrir mes chiens, quitte à dormir à jeun. C’est que, ces canins ont un tel sens de la loyauté et de la gratitude qu’on résiste difficilement à l’envie de leur en faire plus.
Je me rappelle encore la relation étroite et émouvante qui se développa entre ma grand-mère et une de ses chiennes nommée "Alougba" comme s’il se fut agi d’une personne. La relation fut si forte que les usagers du marché de Dassa pouvaient voir cette chienne accompagner sa maîtresse jusqu’à son lieu d’étalage, attendre sagement qu’elle eût fini l’exposition de ses marchandises, avant de reprendre, seule et au petit trot, le chemin de Kpingni.
Le soir, "Alougba" revient au marché, à l’heure du remballage des marchandises et va jusqu’à sa maîtresse en poussant de petits couinements auxquels ma grand-mère répondait en mahi, comme si elle s’adressait à un homme. Puis, elles faisaient ensuite le sentier ensemble jusqu’au village. Le plus surprenant, c’était quand "Atchèrèdé" devait se rendre par taxi au marché "Houndjro" à Abomey, comme elle le faisait chaque cinq jours. "Alougba" l’accompagnait alors jusqu’à la gare routière de Dassa où ce tandem était très bien connu. Puis, elle reprenait seule le chemin de Kpingni après le démarrage du taxi et après que ma grand-mère lui eût fait une série de recommandations verbales qui amusaient les autres passagers du taxi.
Mais "Alougba", comme par télépathie, ne se repointait à la gare routière qu’au jour et à l’heure exacts de retour de sa maîtresse.
Puis un jour, "Alougba" ne fut pas au rendez-vous de l’accueil de "Atchèrède" à la gare routière. L’émoi fut grand. "Alougba" était morte dans la journée. Une piroplasmose foudroyante avait eu raison d’elle. Ma grand-mère en pleura toutes les larmes de son corps. Elle fit à sa chienne un enterrement digne. Elle disparut du marché de Dassa pendant une dizaine de jours pour faire le deuil de "Alougba", cette amie qu’elle n’oubliera plus jusqu’à sa propre mort.
Qu’aurait donc pensé "Atchèrède" de toute cette effervescence politique qui embrasait Dassa en ce troisième jour de campagne électorale ? Elle aurait été sans doute un peu intriguée, mais tendrement fière de voir son petit "akpo gnan guidi" au coeur de cet emballement.
Mais, elle n’est plus là. Et pour le moment, le temps presse. Notre journée sera longue. Déjà, notre impressionnant cortège s’ébranle vers l’ouest, vers Savalou, la cité des "Soha".
(✋ À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 73

Notre impressionnant cortège s’ébranla en direction de Savalou. Un peu après Logozohè, un comité d’accueil très enthousiaste, composé de véhicules de diverses gammes et de taxis-motos, se mit en éclaireur devant nous. Dans la disposition des véhicules dans notre cortège, je remarquai, comme chez le Général Mathieu Kérékou pendant la campagne électorale de 2001, une propension de Yayi à prendre la tête de la procession. Ce qui se révélait très rapidement dangereux pour le candidat, d’un point de vue purement sécuritaire.
Chez le Général Mathieu Kérékou, cela s’expliquait par une grande allergie à la poussière. Et selon les confidences échappées de sa garde rapprochée, la vue des volutes de poussière sur la voie l’enrhumait, même si l’habitacle de son véhicule était hermétiquement isolé.
Deux solutions étaient alors souvent adoptées. Soit son véhicule prenait de l’avance sur le reste du cortège, soit un écart de temps et de distance était observé entre son véhicule et le véhicule qui le précédait. Cela laissait le temps à la poussière soulevée de tomber avant le passage de son véhicule.
Bien lui en a pris une nuit de cette campagne électorale de 2001, de ne pas prendre la tête du convoi, malgré l’état très poussiéreux de la voie.
Il était presque minuit ce jour-là, et nous venions de finir le dernier meeting de la journée à Bonou. Le Général Mathieu Kérékou mettait un point d’honneur à respecter scrupuleusement la prescription légale d’arrêt de tout meeting à zéro heure au plus tard. Nous revenions donc très fatigués de ce bout du monde qu’était Bonou en cette année-là. La voie qui y menait était en chantier et était hérissée de petits travaux d’ouvrage d’art. J’étais coincé dans une voiture qui suivait juste la voiture éclaireuse remplie des éléments de la garde présidentielle. La voie, très poussiéreuse, était parsemée de petites plaques signalétiques annonçant, parfois par surprise, des déviations.
L’obscurité était si épaisse, et les nuages de poussière si denses, que j’avais l’impression que notre chauffeur qui était un expérimenté conducteur de voitures "venues de France", conduisait à la jugeote. Soudain, il donna un violent coup de volant et freina en basculant notre véhicule sur le côté de la voie.
Revenus de notre émoi, nous constatâmes au milieu de la poussière devant nous, les feux de détresse de la voiture éclaireuse. Elle venait de buter violemment sur l’énorme masse de béton d’un ponceau en cours de construction. La voiture du Général, qui venait après nous, reçut des signaux, par un mouvement de torche de la part d’un élément de la garde pourtant blessé, de poursuivre son chemin sans s’arrêter.
La voiture suivante, qui était également remplie des éléments de la garde présidentielle, passa aussi à vive allure, accélérant pour se mettre en éclaireur à la voiture du Général. Une ou deux voitures furent ensuite réquisitionnées dans la suite du cortège pour le transbordement des soldats blessés, tous en tenue "Blue Jeans", ainsi que celui du matériel militaire de poing dont nous ne soupçonnions pas l’existence dans notre cortège.
Quand le reste du cortège redémarra un quart d’heure plus tard, il lui fut impossible de rattraper le véhicule du Général malgré la mise sous pression de nos différents moteurs. Nous ne retrouvâmes cette "Patrol 4 fois 4" du "vieux" qu’à son domicile dans "les filaos" que nous ne ralliâmes qu’autour d’une heure et demie du matin. Le Général était déjà monté dans sa chambre.
Ce souvenir de Bonou me revint cinq ans plus tard ce dimanche matin, lorsqu’au départ de Cadjèhoun, je remarquai, comme ce fut d’ailleurs le cas la veille dans notre périple dans le département du Plateau, cette propension de Yayi à défier les règles de sécurité, en faisant positionner sa voiture en tête de convoi. Si cette nuit-là, de retour de Bonou, le Général Kérékou s’était entêté à prendre la tête du cortège, il aurait sans doute fini aux urgences, puisque c’est fort probablement sa voiture qui aurait buté contre ce chantier de ponceau mal signalé dans l’obscurité.
Nous rentrâmes à Savalou, dans une ambiance triomphale faite de coups de klaxon et de vivats de la population massée sur les abords de la route, jusqu’au stade municipal, noir de monde. Ici aussi, l’union sacrée était totale autour du candidat Yayi, malgré la voix discordante du maire Vissoh qui, comme son alter ego de Dassa, battait pavillon Houngbédji.
L’élite politique de Savalou avait trouvé un bon prétexte pour se mettre ensemble. Autour du projet d’élection de Yayi, la ligne de démarcation séculaire entre les arrondissements mahis de l’est de Savalou, Logozohè, Lahotan, Monkpa, Ouessè, Gobada, Lama et les arrondissements de l’ouest essentiellement nagots et Ifè, Doumè, Tchetti, Ottola, Atakè, Agbado, Djaloukou, Kpataba, pour ne citer que ceux-là.
Mais, pour comprendre la géopolitique de Savalou en 2006, il faut remonter au décès, quelques années plus tôt, d’un certain Paul Dossou, mythique ministre des Finances des années post-conférence nationale et dont le regard mobile et habile, et sa maîtrise de la prononciation des chiffres en milliard, marqua durablement le paysage médiatique béninois sous le règne du président Nicéphore Soglo.
Car, c’est lui qui se positionnait pour être le leader politique incontestable de la cité des "Soha". Mais, sa disparition prématurée ouvrit le champ des ambitions politiques à des leaders moins consensuels comme Edgard Alia dont les dissensions répétées avec la chefferie traditionnelle incarnée par le roi Gbaguidi Tossoh et certains jeunes leaders de la cité, ont réduit les chances d’apparaître comme un élément fédérateur.
Mais, Edgard Alia, sans être un homme politique de renom, faisait déjà preuve d’une certaine habileté politique et d’une capacité à manier sans scrupule, l’arme de la ruse politique et des intrigues. Ce qui lui permit d’ailleurs, souvenez-vous, de réussir devant un candidat Yayi très frileux, son historique marchandage politique, à quelques heures de la cérémonie de déclaration de candidature le 15 janvier 2006, au palais des sports du stade de l’amitié de Kouhounou.
Il avait certes avec lui, quelques cadres de Savalou dont Norbert Awanou, mais il était apparu très rapidement qu’il avait vendu à Yayi, un titre de propriété qu’il n’avait pas. Lazare Séhouéto, candidat de Force Clé à ces élections, comptait dans cette ville, un fidèle lieutenant, en l’occurrence le docteur Capo-Chichi, tout comme le candidat Idji Kolawolé pouvait aussi y revendiquer une certaine présence, surtout dans les arrondissements de l’ouest. Mais, aucun de ces prétendants ne se faisait beaucoup d’illusions. Savalou manquait certes d’un leader politique unificateur en son sein, mais Savalou savait déjà autour de quoi et de qui s’unir pour les présidentielles de 2006.
Et c’est ici qu’il faut souligner le rôle catalyseur de quelqu’un comme Désiré Adadja dans la mise en place du ferment fédérateur des cadres de Savalou autour de la candidature de Yayi. Ce petit homme simple et discret avait la réputation d’une intelligence flamboyante que justifie son parcours académique. Ceux de sa génération rapportent d’ailleurs souvent les exploits académiques de ce jeune Savalois qu’ils rencontrèrent au Lycée Béhanzin et qui ne fut jamais deuxième de sa promotion durant tout son parcours scolaire et universitaire.
J’eus aussi souvent l’occasion d’apprécier son exceptionnelle capacité de synthèse et de structuration, quand plus tard, j’écoutais ses prises de parole lors des conseils de cabinet civil que nous tenions tous les lundis matin au palais de la présidence et qui voyaient défiler tous les grands dossiers de la République, à l’exception notoire de ceux liés au secret d’Etat.
À ces séances, deux esprits me marquaient souvent par leur capacité à rendre très digeste, en une seule prise de parole, un dossier a priori rébarbatif : il s’agit de Désiré Adadja qui était conseiller technique aux technologies de l’information et de la communication du président de la République et de Issa Démolé Moko qui était conseiller technique à la gouvernance locale. Mais ces deux pouvaient, avec la même aisance, opiner sur tous les dossiers, de quelque ministère qu’ils viennent.
Ceci était une parenthèse pour dire aux plus jeunes qui liront cette chronique, que la réputation qu’ils bâtiront aujourd’hui sur les bancs de collège ou d’université ne se corrigera plus. Avoir un parcours d’élève fainéant, magouilleur et tricheur, leur fera faire peut-être une bonne carrière de politicien dans le Bénin de ces vingt dernières années. Mais ils couriront en vain derrière la respectabilité.
En tout cas, Désiré Adadja était très respecté et écouté par ses congénères et cela facilita sa prise de parole au sein de l’élite savaloise lorsqu’en 2004, de retour d’Abidjan où il dirigeait depuis une décennie le très technique projet RASCOM, organisation régionale africaine de communication par satellite , cet ancien directeur général de l’Office des Postes et Télécommunications mit la main à la pâte pour la mobilisation derrière Yayi Boni, ce monsieur qu’il rencontra physiquement pour la première fois en 1998 sur un vol Paris-Washington. Une histoire qui mérite d’être racontée, comme mérite d’être raconté ce coup de massue que Yayi abattit sur la tête de Armand Zinzindohoué, en marge de ce meeting au stade municipal de Savalou.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 74
Savalou transcenda donc sa partition culturelle et ethnique est-ouest pour faire chorus derrière le candidat Yayi. La volonté d’un choix unique était si perceptible au sein de la commune que les représentants des autres candidats à cette élection présidentielle étaient obligés, pour la plupart, d’établir derrière le rideau des divergences politiques, de discrètes passerelles avec ceux qui faisaient figures de lieutenants du cheval gagnant qu’était devenu Yayi.
Mais, dans ce Savalou qui n’en finissait pas de panser la blessure liée au décès de Paul Dossou, il y avait une sorte d’insolence ou, disons pour être plus précis, une sorte de fatalisme politique, lorsque j’y accompagnai Yayi pour la première fois. C’était en 2003. Un fils de Savalou, expatrié au Canada depuis les années de braise du régime révolutionnaire, nous y avait convié à une petite réjouissance familiale, mais avec, bien entendu, beaucoup d’arrière-pensées politiques. Son nom, Gilbert Gbègo Tossa, ne vous dira rien. Mais, je tiens ici à lui faire justice en le passant à la postérité. Car, son histoire avec Yayi fut l’une des plus parfaites illustrations de la mise en garde que me fit "Maman Glessougbè" et sur laquelle il n’est point besoin de s’étaler ici pour les lecteurs assidus de ces chroniques.
Quand Yayi me parla pour la première fois de Gilbert Tossa en 2003, c’était avec beaucoup de soulagement. Car, ce Béninois discret et idéaliste qu’il venait de rencontrer à Montréal s’était engagé à accompagner matériellement son aventure électorale dans laquelle il mit une grande foi. Je me souviens de ces courts, mais réguliers séjours que Gilbert Tossa faisait alors au Bénin, spécialement pour suivre à nos côtés, l’évolution de la situation sur le terrain. Son extrême timidité ne facilita pas ses contacts avec le premier cercle de fidèles que nous formions autour de Yayi. Il réussit néanmoins à établir une grande complicité avec Paulin Dossa, qui me permit de m’informer régulièrement sur les motivations réelles de ce compatriote un peu taiseux.
Mais, ce dimanche, troisième jour de campagne électorale, il n’y avait pas de Gilbert Tossa dans l’effervescence du stade municipal de Savalou où se pressait une foule immense et euphorique. Qu’était donc devenu ce précurseur qui, le premier, nous ouvrit la porte de son Savalou natal ? Je m’accrochais, pour toute explication de l’absence de Gilbert Tossa dans l’entourage visible de Yayi dans les derniers mois de 2005, par quelques confidences qu’il fit à Paulin Dossa, sur sa grande frustration de ne plus se faire décrocher au téléphone que sporadiquement par celui dont il fut pourtant si proche pendant de si nombreux mois. Je finis, non sans pincement, par me faire une explication plus claire du dépit amoureux que vivait le pauvre Gilbert Tossa.
Yayi avait tourné sa page ou, du moins, lui avait changé de casier. Le financement industriel qu’exigeait la campagne électorale était au-dessus de son gabarit et l’entrée en jeu du mécène "Patrice" avait sonné la fin de la récréation pour des "petites poches" comme lui, le truculent Tundé et Francis da Silva que Yayi fut prudent de ménager jusqu’à la proclamation définitive des résultats de l’élection présidentielle, à cause de la grande proximité qu’avait ce dernier avec la présidente de la cour constitutionnelle d’alors.
Yayi n’était pas fou !
Je fus souvent peiné, les premiers mois après ma nomination comme conseiller à la communication du président de la République, de voir Gilbert Gbègo Tossa traîner sur l’esplanade de l’ancien bâtiment du palais de la présidence, à la quête d’une rencontre avec Yayi. Il reprenait son vol, bredouille. Il fit ainsi cette navette infructueuse pendant quelques mois, puis je ne le revis plus jamais. Ni moi, ni Yakoubou Aboumon, encore moins Paulin Dossa qui connaissions l’engagement de Gilbert Tossa, ne pûmes hélas rien pour l’aider. Le chemin le plus évident pour voir un président de la République passe rarement par les collaborateurs qu’il a officiellement nommés. La sentence de "Maman Glessougbè" avait fait sa première victime.
L’histoire de Désiré Adadja fut plus heureuse. Lorsqu’il rencontra Yayi en 1998, sa réputation managériale était déjà largement établie. Il dirigeait en Côte d’Ivoire une organisation régionale africaine chargée de la communication par satellite, appelée RASCOM, après avoir marqué son passage à la tête de l’Office des postes et télécommunications, OPT.
Même si Yayi ne lui parla pas très tôt de ses ambitions présidentielles, Adadja eut l’intelligence assez alerte pour comprendre que les conférences thématiques périodiques à Cotonou que lui suggérait son interlocuteur ne devraient pas être innocentes. Les choses devinrent de plus en plus claires quand Yayi, avec des déclarations du genre "on ne peut pas laisser le pays dans cet état", finit par le mettre en contact avec un petit noyau de Béninois vivant à Paris et pompeusement baptisé "Groupe de Paris".
Ce groupe, qui eut une influence notoire sur le candidat Yayi, était composé entre autres, de Issifou Kogui N’douro, Max Awêkê, Antony Zinsou, neveu du président Émile Derlin Zinsou et cousin de Lionel Zinsou, Patrick Bénon, un jeune surdoué en mathématiques qui faisait parler de lui chez l’opérateur de téléphonie "Orange", Kessilé Tchalla qu’on ne présente plus. Une suite réservée en permanence dans l’hôtel "Le Méridien Montparnasse" servait de cadre de rencontres périodiques à ce groupe dont Yayi me parlait si souvent et dont la mission me paraissait si floue.
D’ailleurs, Charles Toko et moi ne rations pas l’occasion de railler en petit comité, les descentes régulières à Cotonou de Kogui N’douro, surtout avec les agacements de plus en plus audibles de Benoît Dègla, trésorier du Bureau Central Intérimaire, BCI, qui devrait saigner les caisses pour la prise en charge financière de ses séjours à Cotonou, y compris les frais de billet d’avion. Désiré Adadja prit très au sérieux le projet politique de Yayi en se lançant dans la mobilisation de la diaspora béninoise à Abidjan, son lieu de travail. Cette mobilisation se révélera vaine par la suite, la CENA n’ayant pas eu les moyens matériels de prendre en compte ces compatriotes dans le processus électoral.
Lorsqu’il rentra au Bénin en 2004, après onze années passées à la tête de RASCOM, Désiré Adadja, qui n’était connu dans aucun sérail politique, jouissait alors de la neutralité nécessaire pour servir de liant à la plupart des cadres politiques de Savalou qui se retrouvaient en dehors de la galaxie Edgard Alia qui, pour eux, n’était rien moins qu’une imposture. Dès lors, Nestor Ezin, ancien et unique député du parti de Damien Zinsou Alahassa, Benoît Maffon, Isidore Maffon, le Docteur Laurent Assogba, Daniel N’Kpété, Léopold Fagnizoun, Dominique Kakè, et la liste est très loin d’être exhaustive, purent trouver un point d’ancrage dans le yayisme.
Il faut noter cependant le travail précurseur de Nicaise Fagnon et de André Dassoundo qui débordaient de leur lit Dassa, et dont l’impact fut surtout perceptible à l’ouest de Savalou, dans les arrondissements à dominance culturelle nagot et Ifè.
La mobilisation constatée ce dimanche-là fut donc le produit de toute une série de conjonctions. Le discours politique et la mise en scène de Yayi qui donna l’impression d’écraser une larme en décrétant une minute de silence à la mémoire de "son grand frère" Paul Dossou, furent un coup de maître. Le public savalois frémit à l’évocation de ce nom, exactement comme le fit le public de Dassa un peu plus tôt dans la matinée, à l’évocation de la mémoire du "grand frère" Adjo Boco Ignace.
Yayi, je l’avais dit, apprend vite. Il apprend très vite. Il avait désormais la clé du langage électoral, le langage qui fait frémir, tressaillir, pleurer ou exulter les foules, comme par exemple lorsqu’il prononça quelques salutations en langue mahi, à l’issue de la minute de silence.
Le meeting prit fin un peu tard dans la soirée. Mais, un débat inattendu apparut aussitôt. Où devrions-nous passer la nuit ? Dans notre programme initial, nous devrions continuer sur Bantè où Grégoire Laourou nous proposait le gîte. Mais, les Savalois ne l’entendaient pas de cette oreille et les rivalités mahi-nagot refirent immédiatement surface.
"Ce serait une insulte pour nous, Mahis, que vous continuiez jusqu’à Bantè, rien que pour le gîte". Le ressentiment ainsi exprimé par les Savalois sonna comme une profonde mise en garde que Yayi fit bien de prendre au sérieux. Au terme de longues minutes d’atermoiements, il finit par céder. Notre cortège s’ébranla donc vers l’hôtel "Musso" dont le propriétaire, Dominique Kakè, était également un grand yayiste.
Une journée bien remplie. Nous allons pouvoir enfin nous reposer. Demain lundi s’annonce très chargé. Nous devons faire Bantè, attaquer la Donga par Bassila et, si possible, dormir à Djougou. Mais, en attendant, Yayi avait une autre préoccupation. Aussitôt dans la cour de l’hôtel, il fit appeler Armand Zinzindohoué qui était également dans le cortège. Il voulait voir clair dans cette accusation qu’il venait de recevoir contre lui, de la part des pasteurs. La séance s’annonce houleuse.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 75
Pour des raisons que j’ai déjà longuement évoquées, Yayi avait fait de la mobilisation du milieu évangélique en sa faveur une priorité absolue. Il savait en effet le chauvinisme dont pouvaient faire preuve les électeurs de cette obédience religieuse, depuis que ceux-ci firent du départ du pouvoir du président Nicéphore Soglo en 1996, une mission divine, après l’instauration du 10 janvier comme fête nationale des religions endogènes.
Le candidat Mathieu Kérékou surfa avec bonheur sur la profonde indignation créée par cette décision, dans le monde évangélique. Lui, le nouveau converti, l’enfant prodigue, n’eut pas besoin de beaucoup de versets bibliques pour entretenir pendant la rude campagne électorale présidentielle de 1996, le faux espoir qu’il reviendrait sur cette décision de son challenger, une fois qu’il serait élu. Je continue d’ailleurs de croire que le président Nicéphore Soglo n’espérait aucun retour d’ascenseur politique en offrant aux adeptes des religions traditionnelles une journée nationale de célébration de leurs cultes. Car, si tel était le cas, il aurait fait preuve, comme dans beaucoup d’autres domaines, d’une profonde méconnaissance de l’électorat béninois.
Pour une première fois alors, les églises évangéliques s’engagèrent ostensiblement dans la campagne électorale de 1996 en faveur du candidat Kérékou qui, comprenant l’extrême susceptibilité, mais aussi la grande force de mobilisation de cet électorat, lui offrit, en bonus, cette omission feinte du groupe de mots "mânes de nos ancêtres" dans sa prestation de serment du 04 avril 1996, qui fut reprise, sur exigence de la cour constitutionnelle, deux jours plus tard, le 06 avril 1996.
Les historiens établiront un jour les arrière-pensées et les petits calculs derrière cet incident voulu par l’ancien marxiste devenu si ouvertement bondieusard. Mais, ce qui est sûr, il installa durablement Mathieu Kérékou dans l’affection des chrétiens évangéliques, sans en faire la bête à abattre des adeptes des religions traditionnelles dont il n’honora de sa présence, aucun des rendez-vous annuels du 10 janvier.
C’est généralement moins dramatique qu’un fils d’adepte de religions traditionnelles adopte une religion sémitique que de voir un rejeton de parents chrétiens ou musulmans embrasser une carrière de prêtre de nos religions endogènes. Cette observation empirique que je fais mérite sans doute d’être affinée, mais elle établit toute la problématique de la psychologie électorale des religions chez nous.
Yayi tira d’utiles leçons de ce rapport de forces complexe entre les religions, rapport de forces révélé par les élections présidentielles de 1996, et se plaça ouvertement comme successeur du Général Mathieu Kérékou dans le milieu évangélique qui, en cette veille des élections présidentielles de 2006, avait un rapport très décomplexé avec la politique. Le rôle très actif qu’il entendait faire jouer aux premiers cadres évangéliques de son entourage dans la mobilisation politique permit une ascension rapide de quelqu’un comme Armand Zinzindohoué qui, avec le parrainage du pasteur Clovis Kpadé, à l’époque directeur général de la puissante radio évangélique, "Radio Maranatha", devint un personnage clé autour du candidat.
Ceci justifiait d’ailleurs sa présence au sein de la direction nationale de campagne. Cette montée en puissance du "frère Armand", président de l’association des auditeurs de "Radio Maranatha", ne fut pas du goût de tout le monde et lui valait déjà bien des commentaires peu amènes dans le milieu. La méfiance se renforça davantage lorsque Yayi commença à faire transiter par lui des commissions sonnantes et trébuchantes en direction de tel pasteur ou de telle entité du milieu évangélique. Car, ici aussi, les règles qui régissent la guerre de leadership, faites de petits ou grands coups bas, de mouchardage, de délation et de jalousie sous couvert de fausses fraternités, sont immuables et d’une subtile férocité. Armand Zinzindohoué qui n’était pas identifiable par sa grande finesse d’esprit, devint une cible permanente d’attaques et de dénonciations diverses dont la plupart remontaient directement jusqu’à Yayi.
Être l’homme de main d’un candidat favori ne vous réserve pas que des bonheurs. Vous recevez pour lui l’essentiel des coups. Encore faudrait-il que celui-ci le perçoive ainsi et ne finisse pas par vous livrer aux vautours, par cynisme populiste ou par simple lâcheté. En tout cas, le "frère Armand" n’hésita pas à exhiber quelques fois le coup de poing menaçant, face aux récurrentes accusations de détournement ou de "dédouanement" de commissions financières qui pesaient sur ses larges épaules incurvées. Mais, ce soir-là à Savalou, la plainte parvenue par téléphone à Yayi et émanant d’un groupe de pasteurs déclarant n’avoir jamais reçu une commission financière envoyée par Yayi, lui valut une demande d’explication plutôt sèche de la part de celui-ci. Les explications un peu embrouillées de l’accusé ne convainquirent pas Yayi qui clôt nerveusement le débat par un "retournez à Cotonou régler ça". Là, prit fin pour Armand Zinzindohoué la tournée électorale nationale.
L’information, amplifiée avec jubilation, prit des proportions inattendues. Le montant dérisoire de la somme querellée ne crédibilisait pourtant pas les accusations qui, quelques jours plus tard, se degonflèrent et n’eurent d’ailleurs finalement plus d’auteurs. Mais, la réaction de Yayi, pour excessive qu’elle parut en ce moment, exprimait déjà une certaine réalité du pouvoir. Si un chef éprouve des scrupules à vous engueuler ou essuyer ses crampons sur vous de temps en temps, il ne vous gardera pas éternellement à côté de lui. Armand Zinzindohoué, en encaissant stoïquement ce coup d’humeur de Yayi, marqua un point supplémentaire qui pèsera quelques mois plus tard dans son irrésistible ascension dans la vie publique auprès du nouveau président de la République.
Lundi matin ! Bien que nous soyons déjà sur pied très tôt, notre cortège mit de longues heures à se mettre en branle. Dans cette chambre de l’hôtel "Musso" hâtivement aménagée en suite, Yayi enchaînait les audiences, donnait des gages supplémentaires, apaisait tant bien que mal telle ou telle susceptibilité. Quand finalement, nous reprîmes le chemin de Bantè, un phénomène que j’avais vu cinq ans plus tôt, au cours de la tournée électorale du général Mathieu Kérékou réapparut avec une plus grande ampleur dès l’approche de Gouka, le premier village nagot-Ifè que nous devrions traverser. Des troncs d’arbres disposés sur la chaussée nous imposèrent l’arrêt. Impossible de passer !
Amassées au milieu de la voie, brandissant des pancartes et des effigies de notre candidat, les populations exigèrent que Yayi descende et qu’il leur dise un mot avant d’obtenir le quitus de poursuivre la route. Et l’ambiance devint euphorique dès que la portière de sa voiture s’ouvrit et que son visage apparut. Une salutation en langue nagot mit la foule en ébullition. Quelques jeunes gens coururent retirer les troncs d’arbres du milieu de la chaussée puis, par de grands mouvements de main, nous encouragèrent à poursuivre notre chemin. Quelques-uns enfourchèrent rapidement leurs motocyclettes, puis sifflet à la bouche, se mirent en éclaireurs devant notre cortège. La journée s’annonçait décidément longue. Très longue.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 76
Sur le chemin de Bantè, en ce lundi, quatorzième jour de la campagne électorale, je repense à cette complexité sociologique que présentait la commune de Savalou. Il fallait savoir ménager la chèvre et le chou. Il fallait pouvoir créer le même enthousiasme chez les Mahis de l’est et les Ifès, assimilés nagots à l’ouest. Et il faut dire ou redire que le grand activisme de Nicaise Fagnon et de André Dassoundo qui, depuis Dassa, lancèrent très tôt leurs tentacules sur la région Ifè, y a beaucoup aidé. Ajoutons à cela la grande maîtrise de ce terrain par l’ancien député Nestor Ezin qui y jouissait d’une image plutôt favorable. Car, même si Yayi pouvait naturellement se sentir maître du terrain à Ottola, Tchetti, Doumé, Djaloukou, Agoua et Léma, il faut noter que les choses n’étaient pas aussi acquises qu’elles pouvaient en donner l’air.
Car, Yayi n’était pas le seul Nagot dans cette compétition. Et l’autre nagot, Idji Kolawolé, sembla d’ailleurs, à un moment donné, y avoir une sérieuse avance sur lui, avec des lieutenants politiques comme Rigobert Koutonin. Adrien Houngbédji s’y rendait également en chasse, avec quelques espérances électorales.
Mais, les Ifès nourrissaient de grandes frustrations dont Yayi sut très vite tirer profit. Ils ne décoléraient pas de n’avoir jamais vu un des leurs à un poste politique de grande visibilité. Ni député ni ministre. Et pour conjurer ce mauvais sort, ils n’avaient qu’un seul choix : accompagner à nouveau un cheval, comme ils le firent régulièrement en votant en bloc compact pour le Général Mathieu Kérékou, même s’ils n’en tirèrent jamais les retombées espérées.
Yayi ne leur fut donc pas prioritairement présenté comme un frère nagot, mais plutôt comme le cheval gagnant recherché. Dès lors, la mobilisation des cadres aux appétits politiques légitimes de cette communauté socioculturelle fut une réalité. Adam Affo Dendé et Grégoire Odah à Ottola, Dominique Dokou à Doumé, Joseph Tébé à Tchetti, Pierre Ohoundjago et Akim Iroukoura à Djaloukou furent quelques-uns des porte-étendards du yayisme dans la communauté ifè. Et dès lors, tout fut bon pour y vendre le candidat Yayi.
Le souvenir d’une visite impromptue de Yayi Boni à sa cousine Batchabi Zoubérath (à ne pas confondre avec sa célèbre nièce Kora Zoubérath) alors que, président de la Banque ouest-africaine de développement, Boad, il était à Doumé pour ses récurrentes visites de chantiers, ce souvenir a priori anodine, fut pourtant utilisée comme une preuve palpable de proximité du candidat avec la zone ifè. Dans une élection présidentielle au suffrage universel direct, ce n’est pas une faiblesse d’être de partout, d’avoir des cousines, des tantes, des oncles, des neveux, des grands parents, des femmes, d’anciennes maîtresses de partout. À l’heure de la mobilisation et de la levée de troupe, chacun de ces détails peut faire la différence.
Le tableau dans la commune de Banté était sensiblement différent. Il fallait certes tenir compte, ici aussi, des lignes de démarcation sociolinguistiques entre les Itcha qui occupent l’arrondissement de Banté, Agoua, Pira, Ilougba, et les Ilozi qui se sont établis dans les arrondissements comme Gouka et Attokolibé. Mais, contrairement à Savalou, les relations entre ces deux sous-groupes socioculturels ne sont pas clivantes.
On ne peut parler du yayisme à Banté en 2006 et un peu avant, sans évoquer le nom de Simplice Atchodé Codjo. Député à l’Assemblée nationale durant la troisième législature, c’est lui qui, à la tête de son parti, le Mouvement pour le développement par la culture, MDC, lança dans la commune, l’appel à suivre le candidat Yayi dont on dit que la grand-mère maternelle serait originaire de Akpassi, dans la commune de Banté. Ce ne fut donc pas difficile de le présenter comme un fils du terroir. Opportunément, on rappellera également que la mère d’un de ses proches lieutenants, Issifou Kogui Ndouro, est de Pira, toujours dans la même commune de Banté.
L’affaire était bien roulée et bien emballée. Simplice Atchodé Codjo fut au cœur de toutes les tractations politiques autour du candidat Yayi dès la seconde moitié de l’année 2005. Je me rappelle l’avoir régulièrement croisé dans les réunions tant formelles qu’informelles qui se tenaient un peu partout dans la ville de Cotonou, un peu comme pour casser l’hégémonie du siège de campagne de Bar Tito.
Je me rappelle surtout ses lunettes qu’il laissait descendre jusque sur le bout de son nez et qui lui donnaient l’air de douter de tout. Son parti politique, le MDC, revendiquait en ces temps-là une zone d’influence qui débordait largement du seul cadre de son ethnie, itcha, qu’il partage avec quelqu’un comme Grégoire Laourou, pour mobiliser dans le territoire des Ilozis et des Ifès. C’était l’homme clé à avoir dans la commune car, malgré la grande aura qui entourait son nom, Grégoire Laourou, puissant ministre des Finances du Général Mathieu Kérékou, ne montrait pas un grand appétit pour la chose politique et faisait même preuve de beaucoup de timidité. Il fut pourtant d’une grande utilité pour les cadres de sa localité pendant son passage au gouvernement où il entraîna dans son sillage son jeune neveu Komi Koutché, à peine sorti de l’université.
Il faut dire que Komi Koutché, originaire de Attokolibé et du sous-groupe linguistique ilozi, fut materné par cet oncle dont il fut l’assistant au ministère de l’Economie et des Finances et qui le mit sur un projet de microcrédit financé par la Banque Africaine de Développement, BAD. Mais, Komi ne pesait pas encore grand-chose dans le Banté d’alors et personne ne se souvient l’avoir vu dans le grand tourbillon yayiste qui embrasait la commune. Et pourtant, Komi avait tenté quelques activismes en faveur de l’avènement de Yayi. Oui, il a participé à des activités de mobilisation sous le mentoring de Nicaise Fanon. Mais, dans ce milieu gérontocrate, le jeune homme avait contre lui son extrême fraîcheur et son manque d’étoffe.
Les voix dissonantes ne manquaient cependant pas dans Banté, littéralement sous l’emprise de la fièvre yayiste. Ce fut le cas de Alexis Babalawo qui, jouant sur la crédibilité que lui offrit sa longue proximité avec le Général Mathieu Kérékou, annonça à qui voulut l’entendre que le vieux lui avait fait la confidence sur le choix de son dauphin qui, selon lui, n’était personne d’autre que Adrien Houngbédji. Son filet attrapa quelques crédules comme Francis Amoussou et d’autres. Mais, l’effet fut totalement marginal sur une population qui sortit en masse pour notre meeting de ce lundi.
À force de multiplier des arrêts imprévus sur la route et sous la pression des populations, notre cortège n’entra dans l’arrondissement de Banté qu’en début d’après-midi. Et pourtant, notre chemin est encore long. Nous avons prévu de passer la nuit à Djougou.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 77
Le meeting de Bantè fut intense. En ce lundi, quatrième jour de campagne électorale officielle pour l’élection présidentielle de 2006, la liste des intervenants qui précédèrent la prise de parole du candidat me sembla interminable. Une vue de mon esprit que justifiait, sans doute, le long chemin qui nous restait à parcourir. Quand, finalement, le candidat prit la parole et qu’à ses premiers mots, une immense clameur s’éleva de la foule compacte et bigarrée, je me glissai doucement jusqu’à la voiture que j’occupais.
On finit vite par adopter ce type de réflexe après avoir suivi pendant deux ou trois jours, un candidat dans une tournée électorale de cette envergure. Car, on finit, à force d’écouter les mêmes éléments de langage, par éprouver de la lassitude. J’avais donc déjà la tête ailleurs. Je pensais déjà au meeting suivant, celui de Bassila.
Mais, à la fin du meeting, nous nous dirigeâmes vers une demeure qui, vue son envergure, devrait appartenir à une notabilité du coin. Je sus très vite que nous étions chez Grégoire Laourou. Yayi tenait certainement à l’honorer de cette visite ostentatoire, après le faux bond de la veille où il était prévu que nous passions la nuit à Bantè. Yayi connaissait la vertu de ces gestes dont la vraie cible est bien souvent moins le bénéficiaire visible que le public témoin.
Grégoire Laourou n’était pas le leader politique en vue dans la région de Bantè. Mais, si Yayi jugea utile de le ménager et même de le caresser autant dans le sens du poil, c’est bien parce que son passage au gouvernement du général Mathieu Kérékou en tant que ministre des finances, l’avait recouvert d’un prestige certain au milieu des siens. Mais, aussi et surtout parce qu’il fut bien souvent le financier des descentes régulières que Nicaise Fagnon et d’autres personnes effectuaient dans les collines, pendant qu’il était encore en poste.
Son jeune neveu à peine trentenaire, Komi Koutché, dont il fit son "attaché de cabinet" servait de courroie de transmission de ces "enveloppes politiques" à Nicaise Fagnon et consorts. C’est là d’ailleurs l’origine de la relation entre Nicaise Fagnon et Komi Koutché qui était un passage obligé pour voir Grégoire Laourou. Car, il exerçait déjà beaucoup de pouvoir pour un modeste statut "d’attaché de cabinet".
Et cela allait de soi. Le ministre était son oncle maternel, et au cabinet du ministre, ce népotisme assumé faisait un grand effet.
C’est sous le modeste prisme de cette relation avec Nicaise Fagnon qui faisait déjà de l’activisme politique dans les collines qu’il convient de voir la participation du jeune ressortissant ilozi de Atokolibe, non loin de Gouka, à la mobilisation politique qui porta au pouvoir en 2006, Yayi Boni, cet "intrus qui connaissait la maison". Vouloir en faire une participation héroïque alors que l’essentiel des acteurs de cette page de notre histoire politique est encore vivant, relève d’une audacieuse tentative de réécriture stalinienne de l’histoire.
Juste avant son départ du ministère des finances, Grégoire Laourou redéploya son jeune neveu dans un projet de micro finance, conduit par la Banque Africaine de Développement, BAD. Quant à l’avenir immédiat de Grégoire Laourou, il était sans doute fait d’incertitude, malgré la promesse que lui faisait le candidat Yayi de le proposer à la nomination au poste de président de la BOAD si lui-même gagnait son pari d’être élu président de la République. À son avènement, le tout nouveau président érigea le secteur des micro crédits en un ministère délégué dont il confia le portefeuille à Sakinath Sidi Alpha Orou.
Ce fut donc dans ce ministère que se retrouva naturellement le jeune ancien attaché de cabinet de Grégoire Laourou qui, en ce moment là, faisait un passage à vide. Toujours sous les ailes de Nicaise Fagnon qui devint rapidement très puissant Directeur Général de la Sonapra, Komi Koutché acquis de l’influence dans le ministère et des relations de méfiance s’installèrent entre lui et son ministre qui le soupçonnait de vouloir l’évincer pour occuper son poste. C’est qu’à l’époque, un fameux "Creuset des jeunes cadres nagots", monté par Nicaise Fagnon, exerçait une grande influence sur Yayi et la pauvre Sakinath Sidi Alpha Orou n’avait pas le sommeil tranquille avec son jeune collaborateur Komi Koutché dont elle savait l’allégeance à ce creuset aux élans suprématistes nagots.
On savait par les relations très étroites entre le président dudit creuset, Nicaise Fagnon, avec Désiré Kotchoni, l’influent neveu et majordome du président Yayi et qui savait, entre versets bibliques et observations douteuses, brider ou aiguillonner son présidentiel oncle. Tous les éléments de pression étaient réunis et le DG/Sonapra parraina l’ascension de beaucoup de jeunes des collines et du septentrion sous le régime naissant du changement.
Sakinath Sidi Alpha Orou finit par faire place nette. Mais, son poste ne revint pas à Komi Koutché, comme elle le subodorait. Elle fut plutôt remplacée par Reckya Madougou qui, bien qu’étant originaire de Parakou comme sa prédécesseure à ce poste, était surtout la nièce de Nicaise Fagnon.
Entre-temps, à la création du Fonds national de micro finance, FNM, Komi Koutché y fut redéployé, avec une grande partie du personnel de la Direction de la promotion des microcrédits qu’il occupait. C’est d’ailleurs là, dans un bureau presque nu, que je fis ma première rencontre avec ce jeune, habillé avec goût, avec une présence plus affirmée que son directeur général, le jeune Aboubakari que nous appelions affectueusement "Abou" qui était un ami d’enfance à moi dans le chaudron de Parakou. Komi Koutché me fut présenté ce jour-là par mon collègue Angelo Ahouanmagna.
Angelo semblait garder de lui quelques bons souvenirs du temps où il se faisait faciliter l’accès au ministre des finances, Grégoire Laourou, pour solliciter quelques insertions publicitaires dans son magazine. En repartant de là ce jour-là, je confiai à mon collègue la vague intuition que j’avais, que mon ami, le DG Aboubakari ne dirigera pas longtemps le monsieur tiré à quatre épingles qu’il venait de me présenter. La suite des événements me donna bien raison.
Les législatives de 2007 et la confection d’une liste unique pour les Forces Cauris pour un Bénin Émergent dans la neuvième circonscription électorale regroupant les communes de Dassa, Savalou et Bantè fut une grande épreuve. La guerre de leadership entre André Dassoundo et Nicaise Fagnon fut portée à son paroxysme par les enjeux politiques d’influence de la zone. Contre l’avis du lobby de Fagnon, Yayi imposa André Dassoundo comme tête de liste. Grégoire Laourou qui vivait déjà un dépit amoureux avec le nouveau régime, se porta candidat à ces mêmes élections, mais comme tête de liste l’alliance Force Clé. Il fallut une batterie d’arguments dissuasifs pour qu’il consente revenir sur la liste FCBE, mais en deuxième position après André Dassoundo. Il était suivi de Edgard Alia qui, après avoir obtenu le poste clé de ministre de l’intérieur, réussissait par un nouveau tour de chantage politique, à se retrouver sur la puissante liste, comme représentant de l’ère culturelle mahi.
À la demande de son jeune neveu Komi Koutché d’être son suppléant, le refus de Grégoire Laourou fut formel et catégorique. Toutes sortes d’interventions furent vaines. L’oncle ne voulait plus de son neveu sur ses talons. Komi finit par se plier à ce refus, avec quelques promesses dont la matérialisation la plus visible à l’époque, fut son ascension à la tête du FNM. 
Bref, remontons dans notre passé un peu plus lointain. Le meeting de Bantè venait de prendre fin et notre cortège s’impatiente devant le domicile de Grégoire Laourou. Nous gardâmes pour la plupart, nos positions dans nos véhicules, en attendant que le candidat ne redescende. Le soleil déclinait inexorablement à l’horizon. Yayi finit par descendre. Dans un remue-ménage et une bruyante symphonie de bruits de moteur, notre cortège repartit.
À moins que certaines exigences de détail nous obligent encore à parler de Bantè, j’espère qu’une fois pour de bon, nous levons l’ancre pour le territoire des lokpas, des yoms et des gourmantchés. L’équipe de Ahmed Akobi nous attend dans la Donga.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 78
Nous finîmes par atteindre Bassila au crépuscule tombant. Sur le chemin, nous dûmes, comme à Gouka, marquer un arrêt imprévu à Pira où les populations, amassées au milieu de la chaussée, nous obligèrent à improviser un meeting sommaire.
Notre entrée dans Bassila sembla ressusciter de façon soudaine, une foule qui, lassée de nous attendre depuis 11 heures, s’était assoupie et démobilisée. Ahmed Akobi, Soumanou Toléba et Wallis Zoumarou étaient à l’accueil.
Depuis le départ de Abdoulaye Bio Tchané pour Washington, la Donga était tombée comme un fruit trop mûr. Ce département fut pourtant longtemps un sujet d’anxiété pour Yayi. Il n’était certes pas un immense réservoir électoral comme le Borgou qui faisait plus de 400 mille électeurs. Mais, une candidature de taille dans cette zone aurait brisé l’homogénéité politique dans les Collines et le septentrion. Être le candidat unique de toute cette région nous garantissait d’office une présence au second tour.
Et d’ailleurs, une constante presque scientifique.
Un candidat unique dégagé par la région des Collines et du septentrion partira toujours favori pour les élections présidentielles chez nous, dans l’état actuel de la balkanisation des influences politiques dans le Bénin méridional. Le défi majeur donc pour Yayi, était d’apparaître comme le candidat unique de toute cette partie du pays. Le départ de Abdoulaye Bio Tchané du territoire national fut un signe du destin.
On peut trouver toutes les explications rationnelles au départ pour Washington, du très respecté ministre des Finances du Général Mathieu Kérékou, il demeurera toujours dans l’esprit de l’observateur de l’ascension de Yayi Boni vers le fauteuil présidentiel, cette évidence : une main invisible avait arraché méthodiquement et par tous les moyens utiles, tous les obstacles qui pouvaient se dresser sur son itinéraire.
On ne peut ensuite ignorer la grande soif de victoire qui animait le président de la Banque ouest-africaine de développement à cette élection, on ne peut ignorer les coups d’éclair de génie qu’il eut à certains moments dans la conduite de sa conquête du pouvoir. Il faut reconnaître cependant qu’aucune intelligence humaine ne pouvait prévoir, quelques années plus tôt, qu’un département comme la Donga, se mobilise en bloc compact derrière sa candidature. D’ailleurs, le départ de Abdoulaye Bio Tchané pour Washington laissa groggy et pendant longtemps, certains de ses lieutenants les plus fidèles dans le département. Et ceux parmi eux qui poussèrent le scrupule jusqu’à éviter de s’afficher avec le candidat Yayi furent avisés de ne pas le combattre.
Il faut dire que du point de vue de l’effet que donnaient les images des deux grands banquiers du septentrion, Yayi Boni semblait avoir quelques avantages sur Abdoulaye Bio Tchané. Dans l’expression corporelle, Yayi, bien malingre et courbé comme un porteur d’eau fulani, donnait l’impression, par la longueur de ses bras, d’être capable d’embrasser, de couvrir et de protéger durablement son interlocuteur. Il a l’élocution difficile, liée à une lourdeur de sa langue et son phrasé n’est pas châtié. Ce qui l’oblige à un effort permanent à se faire comprendre de son interlocuteur par l’usage de mots simples. Ce qui est un grand atout quand on s’adresse à un public de niveau bas ou moyen. Je sais que vous faites déjà le parallèle avec l’homme politique Mathieu Kérékou qui, lui, maniait l’arme de l’humour et de la dérision et qui ne parlait jamais en public une langue vernaculaire.
Abdoulaye Bio Tchané, d’un point de vue de l’expression corporelle, a souvent la tête enfoncée dans le cou et le décalage permanent observé entre sa tête et l’axe du col de son costume donne l’impression d’une certaine introversion. Il parle très bas et on s’imagine qu’il faut tendre l’oreille pour l’écouter. Mais son langage est châtié et très technique quand il le veut. Ce qui ne crée pas forcément un point de convergence avec un public majoritairement complexé par l’analphabétisme. Mais, face à un public instruit, Abdoulaye Bio Tchané paraît plus crédible et moins théâtral que Yayi Boni.
Ceci peut paraître une digression. Mais, cette capacité d’analyse que je n’avais pas en 2006 et que j’ai acquise plus tard, de façon empirique et au fil du parcours, vous expliquera peut-être pourquoi en regardant juste un candidat sur un poster, en le voyant marcher ou en l’écoutant, vous l’adoptez ou le rejetez. J’ai d’ailleurs remarqué une très grande évolution dans la présentation physique de l’image du candidat Abdoulaye Bio Tchané lors des présidentielles de 2011 et de 2016, avec ce sourire charmeur qui, quoique excessif, corrigeait un tant soit peu l’effet de froideur qu’il dégage de façon naturelle.
Abdoulaye Bio Tchané est pourtant loin d’être le grand timide dont il donne l’air et peut se muer en un redoutable harangueur de foule. La scène est rare, mais j’en fus un des témoins en 2001. La campagne électorale battait son plein et Sèmèrè, sa localité, faisait partie des zones sensibles que le Général Mathieu Kérékou devrait éviter de parcourir la nuit. La zone était régulièrement plongée dans un cycle de violence qui opposait régulièrement les partisans de Wallis Zoumarou à ceux de son jeune frère Issa Kpara.
Au cœur du conflit, une guerre de leadership et un difficile passage de témoin entre le vieux Wallis et la jeune génération. La localité devint donc un foyer de tension permanente et le point d’orgue fut l’incendie de la villa du président de l’Union nationale pour la solidarité et le progrès, UNSP. Wallis Zoumarou, qui était un soutien engagé du candidat Nicéphore Soglo, tenait, en 2001, à infliger à Sèmèrè, une déculottée électorale au Général Mathieu Kérékou qu’il accusait d’avoir pris fait et cause pour Issa Kpara.
Disons, pour compléter ce tableau, que beaucoup de jeunes gens de Sèmèrè étaient en prison à l’issue de ces violences et le président de l’UNSP voyait là encore la main persécutrice du régime Kérékou. Ce fut pourtant après 22 heures que, contre tout bon sens sécuritaire, le cortège du Général Mathieu Kérékou fit son entrée dans Sèmèrè. Epuisés par une journée harassante que nous venions de passer sur les pistes poussiéreuses, nous étions un certain nombre de journalistes à préférer rester paresseusement dans le minibus réservé à la presse. Soudain, un de nos confrères vint, excité, nous alerter : Bio Tchané veut parler !
La structuration de l’équipe de campagne du Général Mathieu Kérékou en 2001 était simple, mais d’une extrême efficacité. Chaque ministre dirigeait la campagne électorale dans sa zone d’origine. Et, qui disait ministre au temps de Kérékou, disait homme fort et puissant. La campagne dans la Donga était donc coordonnée par son ministre des Finances, Abdoulaye Bio Tchané. Le simple fait d’entendre qu’il prenait le micro au cours de ce meeting justifia que nous nous précipitâmes hors du minibus, pleins d’excitation et de curiosité.
Nous ne connaissions alors du personnage Bio Tchané que l’image que donnait de lui notre consœur Annick Balley de la télévision nationale, qui était son attachée de presse. On le voyait souvent dans le journal télévisé, en ouverture ou en clôture de séminaires ou de symposiums élitistes. On le voyait à travers cette expression corporelle froide et fuyante, la tête toujours hors de l’axe verticale du cou, et donc excentrée par rapport au col de ses costumes. On le voyait toujours lire ses discours à voix très basse comme s’il se parlait à lui-même ou s’il économisait ses cordes vocales. On ne l’avait jamais vu donnant des accolades chaleureuses ou riant franchement.
Mais, ce soir-là à Sèmèrè, ce fut un tout autre Abdoulaye Bio Tchané que nous découvrîmes. Il se révéla tribun dans sa langue maternelle et bon scénariste. Il sut créer en quelques slogans, l’interaction entre lui et ce public sorti nombreux. Il poussa même la chansonnette. Ce n’était plus le grand timide et l’austère financier que nous pensions.
L’absence de ce Bio Tchané de la ligne de départ en 2006 fut un des éléments capitaux d’analyse de la facilité avec laquelle Yayi s’adjugea le fauteuil présidentiel. Abdoulaye Bio Tchané n’aurait sans doute pas gagné la présidentielle. Mais, il aurait été, en faisant mieux que les 5 pour 100 qu’il fit en 2011, une douloureuse épine dans le talon du sprinter Yayi.
Tchané n’était pas candidat et la Donga faisait bloc derrière Yayi. La stratégie de Adrien Houngbédji dans la zone qui consistait à salarier les conseillers communaux, ne produisit aucun effet. Cette Donga qui, sous l’activisme du président de la Commission électorale départementale, CED, Allassane Zoumarou, passa le nombre de ses électeurs de moins de cent mille en 2001, à plus de 150 mille en 2006, jouait une partition décisive dans l’avènement au pouvoir du chantre du Changement.
Après le meeting de Bassila qui ne dérogea pas à la règle de l’enthousiasme observé depuis la veille, notre cortège fit un détour dans l’arrondissement nagot de Manigri, avant de mettre le cap plus au nord vers Djougou que nous atteignîmes au-delà de minuit. Notre cortège se dirigea vers une grande demeure bâtie avec soin et finesse, avec une vaste cour pavée. C’était là notre gîte temporaire. Il fut gracieusement mis à notre disposition par Garba Fouléra. Yayi logea en haut dans une grande chambre confortable. Le reste de l’équipe s’installa dans les chambres en bas. Il y avait suffisamment de place pour tout le monde. Nous allions pouvoir nous offrir un sommeil réparateur, en attendant le lendemain. Le grand meeting de Djougou était en effet programmé pour l’après-midi du lendemain, mardi.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 79
Notre nuit fut brève. Yayi qui avait certainement passé la moitié de ce précieux moment de récupération, au téléphone, s’était réveillé d’humeur maussade. Il était sur pieds avant tout le monde et me fit bientôt chercher dans la vaste demeure dont nous maitrisions à peine le plan de circulation. Me tirer du sommeil n’est pas la meilleure chose à faire quand on veut obtenir un résultat de moi. Qu’à cela ne tienne ! Quand je le retrouvai à l’étage, dans cette chambre spacieuse, je le trouvai dans tous ses états. Il râlait et pestait parce qu’aucune de ses images n’était encore passée sur la télévision nationale après quatre jours de folle campagne électorale.
En vérité, son indignation me laissait bien froid. Je ne le suivais ni comme journaliste, ni comme représentant des "communicateurs du Novotel". J’avais aperçu de temps en temps un cadreur, en activité lors des meetings, mais je n’en savais pas plus. Et puis Yves Trougnin, le photographe qui nous suivait depuis le début de la campagne, n’avait pas passé la nuit avec nous.
Lui, je le connaissais déjà assez bien parce qu’il était un homme de main de Charles Toko. C’était un gaillard jovial qui avait toujours une confidence à me faire. Originaire de la commune de Zè, j’ai pu mesurer la profondeur de son engagement politique tout au long de cette longue période d’incertitude qui précéda le choix libérateur de Valentin Houdé de soutenir la candidature de Yayi Boni. Le seul souvenir de ce coup de fil hystérique qu’il me passa depuis Zè ce jour-là, alors qu’au domicile du président Apithy à Porto Novo, nous étions en pleine cérémonie de présentation du projet de société de Yayi, me rapprochait résolument de lui.
Je finis par expliquer à Yayi que je n’avais gardé aucun contact avec les gens du Novotel. Je promis cependant faire de mon mieux pour comprendre ce qui se passait. En apercevant le blanc de son œil, je comprenais bien qu’il enrageait de ne pas me voir m’affoler, courir dans tous les sens, régler séance tenante son problème. Mais, je n’avais, hélas, aucune solution immédiate et je n’entendais aucunement me stresser pour un travail qui était clairement inscrit au cahier de charges d’autres personnes et pour lequel ils avaient quotidiennement le gîte, le couvert et le fric.
Yayi finit par changer de sujet, non pas sans avoir dit sa certitude qu’un complot était forcément ourdi contre sa personne à la télévision nationale.
Ah oui la télévision nationale ! C’était absolument l’endroit où il fallait avoir les "bons amis" si on voulait faire carrière en politique. Tous les ministres, à peine nommés, s’y précipitaient pour choisir attachés de presse et chargés de communication. Celui qui était le plus attaché à la personne de Yayi là-bas, c’était Justin Roger Migan dont le jeune frère Gérard Migan fut attaché de presse du président Nicéphore Soglo et dont Yayi était alors l’un des conseillers techniques.
Quand Yayi devint président de la Banque ouest africaine de développement, Boad, c’était Justin Migan qui était en position de reportage-télé sur toutes les activités que son institution menait à Cotonou. Puis, progressivement, pour des raisons sans doute internes à la télévision nationale et qui ne doivent pas être loin de notre habituelle béninoiserie, je ne vis plus Justin Roger Migan derrière lui.
Je me rappelle alors d’un petit clash que j’eus avec un des reporters que l’administration de la télévision nationale envoyait désormais sur les reportages de Yayi dont les ambitions politiques ne faisaient plus l’objet d’aucun doute. C’était en début d’année 2005 et Yayi trouva, comme à son habitude, un prétexte pour faire une tournée complète de la région de l’Atacora, avec pour motif officiel, la visite des travaux financés par la Boad. En lieu et place de l’habituel Justin Migan, ce fut Edouard Dédègbé qui accompagna le président de la Boad. Après la seule journée règlementaire pour la durée de la tournée, Edouard Dédègbé demanda à rejoindre Cotonou. Le problème était que Yayi, à force d’intercaler les activités officielles par des visites officieuses tantôt au vieil Adolphe Biaou, tantôt à l’imam central de Natitingou qui était le président de la communauté islamique du Bénin, avait fini par accuser du retard sur son planning et devrait poursuivre sa tournée officielle pendant une demi-journée encore.
Mais, ce matin là, sur le parking de l’hôtel "Tata Somba", je négociai en vain avec Édouard Dédègbé pour qu’il retarde son départ sur Cotonou de quelques petites heures. Paulin Dossa qui m’était venu en renfort n’y put rien. "Ne me mêlez pas à vos histoires politiques", avait répondu Édouard dont la subite inflexibilité contrastait avec la douceur de tempérament dont il avait fait preuve durant toute la première journée. Impuissant, je retournai faire le point de la situation à Yayi dans sa chambre. Il me demanda de le lui appeler. Mais, quand je revins sur le parking, Edouard et toute son équipe de reportage n’y était plus. Ils étaient partis. Sans un mot de courtoisie pour le président de la Banque ouest africaine de développement.
C’était à peu près cela les rapports entre Yayi et la télévision nationale en ce temps-là. J’y connaissais d’ailleurs quelqu’un qui exprimait ouvertement de l’allergie à l’évocation de son nom. C’était Philippe N’Seck dont j’avais fini par détester, en retour, le cuir chevelu en fibres de kapok et qui rendait impossible l’estimation visuelle de son âge.
Quand plus tard, nommé conseiller technique à la communication du Président de la République, on proposa à ma validation Édouard Dédègbé comme reporter permanent du
Président de la République, je donnai mon quitus en le fixant droit dans les yeux. Quelques mois seulement passés à la présidence de la République m’avaient déjà enseigné une précieuse leçon : réduire autant que faire se peut le nombre de ses combats. J’eus d’ailleurs, par la suite, d’excellentes relations de fraternité et de travail avec lui et je n’évoquai plus jamais l’épisode gênant de Natitingou. J’en reparle enfin dans cette chronique et je vous vois balancer la tête en pensant au sort frustrant du pauvre Justin Roger Migan. "Ah ! cette sacrée Maman Glessougbé", soupireront même mes lecteurs les plus assidus.
Je redescendis de la chambre de Yayi, la tête dans les souvenirs et le cœur inondé de ressentiments. Le jour, dehors, s’était levé et les premiers rayons du soleil s’invitaient dans le grand séjour en bas. Je sortis dans la cour admirablement pavée. Les chauffeurs, lève-tôt comme d’habitude, lavaient les voitures. Je m’avançai vers un petit hangar en béton, au fond, en face du bâtiment principal. Quelques visiteurs y attendaient le réveil du candidat. Je saluai Soumanou Toléba qui a des gestes de politesse spontanés, même à l’endroit de ses interlocuteurs les plus jeunes. C’était lui le coordonnateur de la campagne électorale de notre candidat dans la Donga. Bras droit de Ahamed Akobi, il avait décroché ce poste grâce à l’appui de ce dernier, face à Daouda Takpara que proposait Wallis Zoumarou. Soumanou Toléba est "lokpa", l’ethnie majoritaire dans la Donga. Et ce n’est pas un détail inutile.
La quasi totalité du personnel politique de la Donga était mobilisée derrière le candidat Yayi. Nassam Dominique, Garba Fouléra dont nous occupions la maison, Nouhoum Assouma, Alaza Lamatou qui migra du Madep, Affo Safiou, Zachari Yao, Nouhoum Bida à l’époque président de l’association des étudiants de la Donga. Les voix discordantes étaient rares. Il s’agissait essentiellement du maire de Djougou et d’une partie de son conseil communal, de Soumanou Djemba qui militait pour le candidat Bruno Amoussou, Assan Seibou qui battait pavillon Idji Kolawolé, et j’en oublie de moins importants.
La journée s’annonce une fois encore chargée. Nous sommes attendus au palais du roi "Kpetoni". Nous avons ensuite des meetings dans la commune de Ouaké. Le meeting est prévu le début de l’après-midi midi. Le soir, nous passerons la nuit à Natitingou.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 80
Mardi, cinquième jour de campagne électorale. Djougou, la cité des "Diarra", se réveille sous un soleil agréable. L’histoire de cette ville commerciale et passionnée est celle des vagues migratoires successives créées par la décadence de l’ancien empire "Sonrhaï" au Mali. Les commerçants "gourmantché", en quête de nouveaux pôles d’exercice de leurs activités, descendent, à partir de la fin du quatorzième siècle, vers le sud-est et s’installent dans cette cité qu’ils baptisèrent par effet de nostalgie, "Zougou", ce qui est une déformation de "Ségou", leur lieu de provenance. Ils trouvèrent à Djougou un royaume déjà établi et dirigé par les "Yowa" ou "Yom". C’était le royaume de kilir.
L’histoire prendra une toute autre dimension lorsque, dit-on, un guérisseur "gourmantché", donc en principe étranger dans le royaume, réussit à guérir la fille du roi, frappée d’une plaie incurable. Par gratitude, le roi lui fit épouser la princesse et fit de la lignée issue de cette union la lignée régnante. Dès lors, la succession au trône se fait entre les "kpètoni", les "Gnonra", les "Atacora" et les "Baparapé".
J’ai pris le risque de cette piqûre d’histoire parce que la tradition à Djougou a encore une grande importance et la voix du roi "Kpètoni 2" vers qui notre cortège se dirigeait ce matin-là, comptait beaucoup dans le débat politique local. Je ne peux toujours en donner toutes les raisons, mais l’engagement du palais royal de Djougou derrière la candidature du président de la Banque ouest-africaine de développement, Boad, fut précoce.
Le roi n’attendit pas la décision finale de Abdoulaye Bio Tchané avant de montrer clairement sa sympathie pour le projet politique de l’homme de Tchaourou. Ce qui fut source d’un malaise discret mais réel avec les lieutenants politiques de l’ancien ministre des Finances du Général Mathieu Kérékou. Car, bien qu’étant originaire de l’enclave linguistique de Sèmèrè, Abdoulaye Bio Tchané avait pied au palais, par sa mère qui, elle, est originaire de Djougou. Tout rentra finalement dans l’ordre quand il abandonna toute ambition présidentielle pour 2006 et s’envola pour Washington.
La voie de la Donga se libéra alors pour Yayi dont on ne pouvait plus alors s’empêcher de penser qu’une immense main invisible écrivait au jour le jour le destin présidentiel. On a beau être rationnel, certaines observations vous font tirer la conclusion que tout ne s’explique pas.
Je me rappelle le géant meeting de suscitation de la candidature de Yayi qui eut lieu au stade municipal de Djougou juste au lendemain du départ de Bio Tchané pour le Fonds monétaire international, FMI. Charles Toko, acteur culturel et organisateur de concerts à ses heures de journalisme perdues, fit descendre à Djougou quelques bonnes pontes de la musique ivoirienne. Ce qui ne fut pas pour déplaire à cette jeunesse de Djougou dont le tempérament de feu me rappelle toujours l’ambiance dans les quartiers "dendi" rivaux de Parakou, Yéboubéri et Yarakinnin.
Ce meeting qui eut lieu en 2005 donna définitivement une dimension présidentielle à l’image de Yayi. Mais, il faut préciser que déjà, en décembre 2004, l’Union nationale pour la solidarité et le progrès, UNSP de Wallis Zoumarou avait, dans une démarche solitaire, appelé, par une conférence de presse, le président de la Boad à se porter candidat aux élections présidentielles de 2006, en l’assurant de son total soutien. L’entrée en jeu de Ahmed Akobi déclenchera une lutte d’influence et de leadership entre lui et Wallis Zoumarou. Une lutte qui, quoique feutrée, sera abondamment évoquée, quand quelques semaines seulement après sa nomination comme directeur du cabinet civil du président de la République fraîchement élu, Boni Yayi, il trouva la mort, un samedi matin, dans un violent accident de circulation, à la hauteur de Kpèlèkètè, sur l’axe Savalou-Djougou.
Bref, nous n’en sommes pas encore là. Akobi est encore vivant. Nous sommes devant le palais du roi Kpétoni 2, d’où Yayi vient d’ailleurs de ressortir. Les véhicules du cortège relancent leur moteur dans une ambiance d’embouteillage et nous prenons le chemin de Ouaké, à l’ouest. Dans la zone de Barei, nous sommes contraints à un arrêt. Les populations, posters de Yayi en main, réclament un meeting, leur meeting. Ceci nous prend près d’une heure. La concision ne compte pas parmi les qualités de Yayi quand il prend la parole. Et il est toujours heureux de prendre la parole, sans savoir le sujet qui fait l’objet de la préoccupation de son interlocuteur. Je le connaissais déjà un peu sur cette appétence.
À Ouaké, l’accueil est chaleureux et le meeting, très fusionnel. Et cela se comprend. Je revois notre ami Kessilé Tchalla avec qui nous eûmes dans ce même Ouaké, la rencontre de ceux que Edouard Loko appellera plus tard dans son livre "L’intrus qui connaissait la maison", les "douze premiers apôtres du yayisme".
Tiens ! Tchalla semble avoir disparu ces dernières semaines. Est-ce lié aux initiatives infructueuses de mobilisation de ressources financières dans un pays de l’Afrique centrale et sur laquelle il fit rêver vainement Yayi ? Ou est-ce l’effet d’une réplique sismique liée à cette voiture blindée promise à Yayi pour sa tournée électorale et qui ne vint jamais, et pour laquelle Tchalla et Kogui semblent s’être fait rouler par un escroc vivant aux États-Unis ? Tout cela ne semble pas important pour l’heure. Yayi n’est pas un suicidaire. Il ne règle ses comptes que lorsqu’il se retrouve en position de force.
Nous revenons à Djougou dans les cours de 16 heures. Entre le rond-point central et le stade municipal, notre cortège a du mal à avancer. Une foule compacte de jeunes, de femmes et de vieux occupe la voie et forme un fleuve humain. Nous avançons à grand-peine. C’était chaud, c’était fou. Nous finissons par atteindre le portail du stade où des cavaliers, disposés en haie d’accueil, nous attendent. Les chevaux, bavant et la langue rougie par le cola, balancent de temps en temps la tête du haut vers le bas, comme pour nous souhaiter la bienvenue. Une fois dans l’enceinte du stade, la voiture de Yayi se désolidarise du cortège et poursuit seule sa pénible progression dans cet océan impétueux. Djougou a sorti le grand jeu. Je n’en avais pas vu autant avec le grand Mathieu Kérékou.
Le meeting dura près de deux heures. Le stade vibra lorsqu’à l’entame de son discours, Yayi rendit un hommage solennel à "son frère" Abdoulaye Bio Tchané. "Nous avons toujours été ensemble et nous resterons toujours ensemble, mon frère Abdoulaye et moi", lança -t-il au milieu d’un tonnerre d’applaudissements.
Le crépuscule tombait lorsque nous reprîmes la route pour le nord. Direction : Natitingou.
Nous atteignîmes la belle cité de "Nanto" au milieu de la nuit, après des arrêts à Copargo pour défier Alassan Seibou et son Idji Kolawolé, Perma et Birni. Je m’étais déjà rendu un nombre incomparable de fois à Natitingou. Mais, je ne me lassais jamais de la beauté de cette ville au flanc de la chaîne montagneuse Atacora. Tel un poème sans mot, une symphonie silencieuse, Natitingou me paraissait toujours attendre son poète et son maître de chœur. Je me dis parfois, en pensant à toute la beauté des paysages du Bénin, que les Béninois ne savent pas ce qu’ils ratent en vivant reclus dans les grandes villes où le stress et la sédentarisation finit par les exposer à diverses affections cardio-vasculaires. Le Bénin est beau et sa beauté est à portée de main !
Nous prîmes nos quartiers à l’hôtel "Tata Somba". Ce soir-là, la ville me parut encore plus belle. Peut-être à cause du souvenir très marquant que me laissa cinq ans plus tôt ma rencontre avec le Général Mathieu Kérékou. C’était en 2001 et, pour la première fois, je lui serrais la main. Oui, c’était ici, dans son domicile à Natitingou. Une histoire à raconter.
(✋ À plus tard)
Tiburce Tolidji ADAGBE

Mémoire du chaudron 81

Natitingou la belle ! Je ne sais plus à quand remonte mon premier séjour dans cette ville aux charmes irrésistibles. Mais, j’y ai vécu mes aubes les plus merveilleuses. La magie de ce décor montagneux apparaît dans toute sa grandeur, au petit matin, à l’heure où, témoin de la naissance du jour, vous vous sentez co-auteur de ce tableau de peintre paysagiste qui apparaît progressivement sous vos yeux. Et lorsqu’on est poète dans l’âme, c’est une expérience exceptionnelle qui vous donne des ailes d’ivresse, cet indescriptible sentiment d’être complice de toute la création.
Je ne sais plus, disais-je, à quand remonte mon premier séjour dans cette ville. Mais, j’y ai gardé le souvenir le plus marquant de mes jeunes années de journalisme : ma rencontre avec le général Mathieu Kérékou. C’était en 2001. J’étais dans l’équipe de presse qui suivait son long périple électoral à travers le Bénin. Notre journée, la veille, avait été particulièrement chargée.
Les meetings électoraux s’étaient enchainés jusqu’à tard dans la nuit. Je me souviens encore de notre entrée dans Kouandé. Ce devrait être la première fois que je découvrais cette ville très présente dans mes cours d’histoire du Bénin aux cours primaires. À quoi comparerai-je Kouandé ? À une ville hors du temps, emmitouflée dans une cuvette montagneuse. Le soir tombait lorsque nous entrâmes dans cette fière citée baatombu dont j’ai déjà vu les habitants afficher des complexes à se faire désigner comme "bariba de l’Atacora".
Une subtile spécificité sociologique du département de l’Atacora.
Cette ville princière me sembla compter autant de chevaux que d’hommes. Notre périple ce soir-là derrière le général Mathieu Kérékou, sembla particulièrement long et éprouvante. Kouandé, Kérou, Péhounco, puis une partie des communes de l’ouest de l’Atacora. Le général était sur ses terres et cela n’était pas à démontrer. C’était la zone où il faisait ses scores électoraux les plus staliniens. Et je ne crois pas que ce fut du fait d’une quelconque fraude électorale. J’ai vu dans ces contrées, des signes d’allégeance au candidat Mathieu Kérékou, qu’aucun mot ne pourrait transcrire fidèlement. J’ai vu des chiens apparemment heureux de servir de supports aux affichettes du général, j’ai vu le moindre arbre au bord de la voie, transformé en panneau d’affichage. Et pourtant, le département de l’Atacora est la région la plus balkanisée du Bénin, d’un point de vue linguistique. Ce dense cloisonnement ethnique explique, à mon avis, le facile rapport qu’ont les populations de l’Atacora avec la langue française qui devient une passerelle utile et obligatoire dans les rapports quotidiens avec le voisin du hameau ou du village d’à côté.
Ce qui n’est pas le cas dans les zones du pays qui présentent une grande continuité linguistique. Le cas par exemple des baribas et des fons qui, dans leurs sphères géographiques naturelles, peuvent se passer d’une langue d’emprunt dans leurs activités quotidiennes. Sur tout le plateau d’Abomey, vous pouvez parler le fongbe sans discontinuer, et vous faire comprendre par n’importe qui. Ce qui n’est pas le cas pour le waaba de Kouarfa qui a besoin du français pour communiquer avec le biali de Matéri ou le somba de Boukoumbé. Car, contrairement aux clichés et aux idées reçues, tous les ressortissants de l’Atacora - ouest ne sont pas somba.
Le général Mathieu Kérékou était waaba ou waama et pouvait ne pas comprendre un traître mot du tamaribe de Théophile Nata. Et la cicatrice raciale nattée du vieux caméléon présente des nuances avec d’autres cicatrices raciales nattées de la même région. Pas simple ! Je vous vois vous embrouiller. Revenons donc à notre récit. Les sociologues et les linguistes s’occuperont du reste.
Notre périple de la veille avec le général Kérékou avait finit très tard, au-delà, je crois, d’une heure du matin. La dizaine de journalistes que nous étions, passâmes dans un dortoir inoccupé de l’École normale intégrée, ENI. La bonne nouvelle qui nous fit réveiller très tôt le lendemain matin, c’est que le général voulait nous rencontrer.
Notre excitation était grande lorsque notre minibus s’engagea dans cette ruelle calme et pavée. Il stationna devant une modeste maison à étage. Malik Gomina qui, en ce moment, exerçait déjà des talents d’homme de réseau, avec un certain penchant pour les milieux du pouvoir, nous fit attendre dans le véhicule et descendit seul. Il s’introduit facilement dans le domicile d’où il ressortit une dizaine de minute plus tard. Entre-temps, Christophe Hodonou, un de nos confrères, nous raconta l’histoire de ce domicile de Kérékou qui lui aurait été construit de force par un de ses admirateurs. Un peu décalé, en face de la modeste résidence, se trouve le domicile d’un autre acteur de l’histoire contemporaine du Bénin : Maurice Iropa Kouandété. Malik Gomina nous invita à descendre et à le suivre. Nous rentrâmes en file indienne dans la petite cour de la résidence sous le regard austère de deux ou trois gardes du corps habillés en blue-jeans. Après quelques atermoiements sur la véranda, on nous fit entrer dans le séjour. Je trouvai le mobilier étrangement sommaire et sobre. Il n’y a pas suffisamment de sièges pour tout le monde. Pas grave. Nous nous coinçâmes de manière à laisser un fauteuil vide pour le maître des lieux.
Puis, ce fut un silence plat. Kérékou ne venait que très rarement ici, mais ce n’était pas une raison pour que le lieu manque autant de goût, pensais-je. L’image de ce petit bâtiment colonial jaune-pâle, aux allures de bureau de poste qui lui servait de résidence principale au carrefour des trois banques à Cotonou, me revint à l’esprit. Quel homme quand-même, ce Kérékou, me disais-je silencieusement.
Soudain, des bruits de pas se firent entendre dans le couloir. Un garde qui était debout, à côté du siège laissé libre, nous fit signe de nous mettre debout. Kérékou apparut dans un costume gris sur une chemise bleu boutonnée jusqu’à la gorge. Il promena un regard sombre puis sembla se parler à lui-même. Il entreprit de nous serrer individuellement la main. Lorsque je serrai à mon tour cette poignée, je photographiai dans ma mémoire et pour toute ma vie, le dos de sa paume où saillaient quelques poils duveteux et grisonnants. Il y a dans toute vie, des instants qui ne s’oublient pas. Je venais enfin de serrer la main à l’homme du 26 octobre 1972.
Chacun de nous déclinait son identité quand le général lui tendait la main. Quand fut venu le tour de notre confrère Christophe Hodonou, Kérékou marqua une surprise. "Monsieur Hodonou, vous êtes aussi là ?", dit-il. Le premier à être pris au dépourvu par la réaction du vieux caméléon, fut Christophe Hodonou lui-même. On le voyait à cette grimace indescriptible qu’il fit en guise de réponse. Le général finit le tour et alla s’asseoir. Il promena encore ce regard sombre dans la salle, puis lança : "alors ça va ? J’espère qu’ils vous donnent à manger", puis il enchaîna aussitôt : "on ne m’avait pas dit que les journalistes étaient avec nous. C’est seulement hier nuit qu’on m’a informé. Alors, j’ai décidé de vous rencontrer. Je viens d’ailleurs de voir que "Tam-tam Express" aussi est parmi vous". Un murmure se fit dans le petit séjour.
Malik Gomina demanda la parole, puis précisa : "monsieur le président, celui qui est parmi nous, c’est Christophe Hodonou et non Denis Hodonou". "merci beaucoup, reprit le général. Je sais que vous êtes des adultes. Et ce n’est pas tout ce qu’un adulte entend qu’il rapporte. Vous avez vu vous-même le niveau de conscience de nos populations. Quand je sors mon livre où est écrit mon projet de société, ils commencent par quitter les lieux de meeting. Donc je suis obligé de leur tenir leur langage. Mais on est en campagne électorale et je veux vous dire que vous êtes des adultes responsables. Ce que je dis dans mes meetings, c’est pour ici. N’écrivez pas ça à Cotonou. Sinon vous allez casser le pays".
Le général fut bref et à la fin, l’un d’entre nous émit le vœu d’une photo souvenir. L’idée enthousiasma le général. Le petit séjour étant mal éclairé, le photographe proposa que la photo - souvenir se fasse dehors, sur la petite véranda. Nous sortîmes sur la véranda où le photographe nous dispose. Lorsqu’il fut satisfait de notre disposition, l’un des gardes alla avertir le général qui sortit à son tour. Il fit aussitôt une blague en nous montrant un petit arbre à côté de la véranda. "Vous avez vu mon colatier stérile ?", lança -t-il. Nous éclatâmes de rire. Je ne sais si tout le monde avait compris le calembour. Le général faisait allusion au figuier biblique qui fut frappé de stérilité, sur parole christique. Tout le monde rit. Et c’était l’essentiel.
La photo prise est encore affichée sur mon mur Facebook. Un grand moment !
2006. Cinq années plus tard, me revoilà à Natitingou. Cette fois-ci avec un autre candidat : Yayi Boni. La nuit est avancée et nous sommes fatigués. Demain, nous ferons le périple de l’Atacora. Et je pourrai faire mes comparaisons.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 82
Dans le cadre d’une élection présidentielle, il est judicieux de traiter le département de l’Atacora comme deux entités géopolitiques distinctes. Il y a l’Atacora-Est composée des communes de Kouandé, Ouassa et Péhunco. Cette zone, essentiellement bariba, répond à des codes et des symboles propres à toute la région bariba du septentrion. En face, il y a l’Atacora-Ouest rassemblant les communes montagneuses de Natitingou, Toukountouna, Tanguiéta, Matéri et Boukoumbé.
Malgré la très grande balkanisation ethno-linguistique qui caractérise cette région, les populations ici sont globalement considérées comme "les gens de Kérékou". Ce type d’étiquetage, bien que facile, n’a jamais été mis en difficulté pendant toute la longue carrière politique du général Mathieu Kérékou.
Les rapports sociaux entre ces deux Atacora est loin d’être simple malgré les apparences ; Ceux de l’Est, pour des raisons liées à l’histoire, nourrissant un complexe de supériorité vis-à-vis de ceux de l’ouest appelées indistinctement "somba". Et dans cette perception, le mot "somba", ne désignant plus spécifiquement le locuteur "ditamari", prend une consonance profondément péjorative. Si le long règne du général Mathieu Kérékou a rendu illisible cette ligne de césure, la perspective de son départ en 2006 posait un défi pour son successeur. Il s’agissait en effet de pouvoir flatter l’orgueil des bariba de l’Atacora - ouest qui prirent pendant longtemps pour un paradoxe, le fait de se faire diriger par le "somba" Kérékou. Mais, il s’agit aussi dans le même temps de rassurer l’Atacora-ouest.
Un exercice que réussit Yayi qui, plaçant très ouvertement l’épicentre de sa candidature en milieu bariba, savait trouver les éléments de pénétration dans les autres groupes ethniques du septentrion. Et c’est dans l’Atacora-ouest que le rôle des églises évangéliques dans la conquête du pouvoir par Yayi se fera le plus visible.
Car, à l’origine de la mobilisation politique en faveur du président de la Banque ouest africaine de développement, dans l’Atacora, étaient les frères David et Michel Nahouan. L’aîné, David, était cadre des postes et le jeune frère, Michel, pendant cette épopée, était installé à Natitingou où il dirigeait l’agence pour le tourisme dans l’Atacora, après avoir longtemps servi comme journaliste à la station régionale de l’office de radiodiffusion et télévision du Bénin, à Parakou.
Ils avaient une parfaite connaissance du milieu évangélique, leur père ayant été très longuement le président national de l’église évangélique des Assemblées de Dieu du Bénin. Il faut préciser ici que l’Atacora-ouest fut la première porte d’entrée de cette communauté évangélique sur le territoire béninois, après avoir essaimé le Burkina - Faso. C’est donc une congrégation solidement installée dans cette partie du Bénin. Michel devint très vite l’éclaireur de Yayi dans la zone, alertant régulièrement sur les fêtes d’église à ne pas rater, les pasteurs à saluer, les leaders locaux de la communauté à entourer de soins et de prévenance.
Ainsi, Paulin Dossa, Albert mon frère aîné, Macaire Johnson et moi étions régulièrement sur les chemins escarpés de l’Atacora, sous la conduite de Michel Nahouan. Lorsque son programme le lui permettait, Yayi était physiquement présent. Je me rappelle encore ce voyage éprouvant que nous fîmes jusqu’à Boukoumbé, à l’occasion d’une fête de l’église locale des Assemblées de Dieu. Ce jour-là, nous faillîmes finir au fond d’un dangereux ravin où étaient perceptibles nombre d’épaves de voitures et même de camion. La route, en ce temps n’était pas bitumée et les pneus usés de la vieille "Opel Vectra" de Paulin Dossa dans laquelle nous étions entassés, commença à patiner, en dérivant vers le vertigineux ravin. Ce fut un mémorable moment de frayeur dont nous reparlâmes longtemps après.
Yayi voulut profiter de son séjour à Boukoumbé ce jour-là pour faire une visite surprise à Cyr Kouagou alors directeur général de la communauté électrique du Bénin à Lomé et dont le nom circulait dans la région comme prétendant au fauteuil présidentiel. Ce fut en vain que nous tambourinâmes sur le lourd portail métallique de sa grosse résidence. Il n’était pas rentré pour le week-end, contrairement à ses habitudes. Yayi avait raté ce coup qu’il maîtrisait pourtant très bien.
L’église était la seule porte par laquelle nous pouvions rentrer dans cette partie du département de l’Atacora où tout semblait respirer Kérékou. Certes, le parti IPD de Théophile Nata s’alignait déjà tacitement derrière Yayi, à travers l’activisme de Francis da Silva. Adolphe Biaou, président de l’UNSD, nous témoignait beaucoup de sympathie chaque fois qu’il nous recevait dans son orphelinat, au nord de Natitingou, mais aucune structure politique n’osait encore ouvertement s’afficher derrière Yayi dans cette région du pays.
Les choses, bien entendu, évoluèrent plus tard avec le calendrier électoral et les clarifications se firent au sein du personnel politique du département qui pencha très largement en faveur de Yayi. Les points de résistance furent, à Kouandé, le magistrat Amouda Razaki, à Cobly, Domitien N’ouémou, à Boukoumbé, Cyr Kouagou, à Matéri, Barthélémy kassa qui était directeur de campagne de Daniel Tawéma, et toujours à Matéri, le ministre de l’artisanat et du tourisme Antoine Dayori qui se porta également candidat.
En face, les têtes de pont les plus visibles du yayisme furent, à Kouandé, l’ancien directeur général de la Sonapra, Abdoulaye Toko, à Péhunco, le maire Victor Dangnon, à Leroy, le maire, madame Dafia et à l’ouest du département, la fratrie Nahouan, Emmanuel Tiando, le général de police Nda, l’ancien directeur général de la caisse autonome d’amortissement, Pedro Ibrahim, Théophile Nata, Adolphe Biaou, Éric Ndah à Boukoumbé et j’en oublie.
En ce mercredi, sixième jour de campagne électorale, l’Atacora-ouest vibra comme s’il recevait à nouveau le fils du terroir, le général Mathieu Kérékou. Ce fut une célébration hystérique et presque mystique du yayisme naissant. Malgré le retard considérable que nous accusions parfois, les populations attendaient, sous le soleil, ventre vide. Ce fut par exemple le cas à Toukountouna où les populations attendirent jusqu’au crépuscule pour un meeting prévu pour 9h du matin et malgré les manœuvres de démobilisation entreprises par certains élus locaux.
Je me rappelle également du long atermoiement que nous eûmes avant le meeting de Matéri. Des informations très rassurantes faisaient état de risque d’agression sur notre candidat. C’était en effet chez deux candidats rivaux, Antoine Dayori et Daniel Tawéma coaché par le député Fard - Alafia, Barthélémy Kassa. Pendant un moment, l’annulation du meeting fut envisagé. Mais finalement, un dispositif sécuritaire fut mis en place de toutes pièces par le général Nda pour l’entrée dans Matéri. À notre grande surprise, la mobilisation était maximale malgré les messages contradictoires que recevait la foule.
Quand nous retournâmes au stade municipal de Natitingou pour le grand meeting, il faisait déjà nuit. Mais, les populations rassemblées depuis 14h attendaient avec abnégation. Le meeting hélas sera écourté. Des bruits de présence des huissiers commis pour constater la violation de l’heure règlementaire de campagne obligea Yayi à tout arrêter à quelques minutes de minuit. Le cortège repartit aussitôt de Natitingou. Il passera la nuit dans la zone bariba où il enchaînera une série de meeting demain jeudi.
Quant à moi, je passai la nuit à Natitingou avec Macaire Johnson. Nous n’avions pas d’autres solutions. Demain, nous devons faire un aller-retour sur Cotonou avec les supports vidéos et les photos de 4 jours de campagne. Nous avons prévu partir de Natitingou au petit matin, de manière à pouvoir reprendre aussitôt le chemin du nord, une fois que nous aurons déposer les supports au Novotel.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 83

Jeudi, septième jour de campagne. Le cortège officiel du candidat devrait se trouver quelque part dans la zone bariba de l’Atacora. Macaire Johnson et moi avions dû passer la nuit de la veille à Natitingou, pour pouvoir rejoindre Cotonou avec les images de la campagne. Ce fut bien entendu très désagréable pour moi de devoir faire cette navette. Mais, aucune autre alternative ne se présentait. Et je me sentais de moins en moins à l’aise de ne pas participer à la recherche de solution. J’ai longuement échangé avec Didier Aplogan au téléphone.
C’était le désarroi au Novotel, dans la mesure où les acteurs de la campagne du candidat, au sud du pays, cachaient de plus en plus mal leur frustration de ne pas savoir ce qui se passait autour du candidat sur le terrain, au nord. Ceux qui n’ont jamais travaillé que pour la réélection d’un chef d’Etat candidat à sa propre succession ne comprendront sans doute jamais cette angoisse qu’on vit avec un candidat qui se lance dans la bataille pour la première fois. Ses chances ont beau être grandes, sa victoire a beau être évidente, il n’y a que le terrain pour vous donner tort ou raison. La pression, je l’imaginais bien, devrait être de plus en plus forte sur l’équipe de communication du Novotel.
Si les images du nord sont bonnes, théorisait-on, cela remotivera davantage l’électorat du sud. Et ce n’était pas faux. Dans cette compétition, il n’y avait ni confrontation d’idéologies ni confrontation de projets de société. L’électorat indécis, qui ne fait son choix qu’au dernier moment, attend juste de voter pour le cheval gagnant. Nos images du nord étaient excellentes, au-delà de mes attentes. Cela m’encourageait à reprendre la route du Novotel, malgré l’option ferme que j’avais prise de tourner la page de la communication.
Le soulagement de Didier fut grand lorsque je l’informai que je descendais sur Cotonou avec les premières images du nord. Il m’informa qu’il prenait de nouvelles dispositions afin d’envoyer quelqu’un attendre le cortège à Parakou afin, si possible, de ramener un second lot d’images. Aujourd’hui, ce récit peut paraître drôle, avec le prodigieux développement des Technologies de l’information et de la communication.
N’importe qui aujourd’hui n’aurait qu’à activer son écran Android, et un meeting politique se déroulant à peu près n’importe où, serait vécu en direct sur les réseaux sociaux. Mais, nous étions en 2006. Les réseaux sociaux étaient encore embryonnaires et l’Internet sur les téléphones portables relevait encore de la science fiction. Je me rappelle que lorsqu’un ministre partait en tournée d’une semaine à l’intérieur du pays, il fallait attendre toute la durée de la tournée, attendre ensuite que les reporters télé prennent trois à quatre jours pour traiter tout le stock d’images, avec prévision de premières diffusions, deux ou trois nouveaux jours plus tard.
Les réalités ont largement évolué et personne ne peut plus envisager une stratégie de conquête et de gestion en occultant la puissance des réseaux sociaux. Ces petits morceaux d’écran que nous avons tous en main toute la journée, et même parfois toute la nuit, redimensionnent dorénavant nos rapports sociaux, notre compréhension de la vie, et même nos réflexes qui n’ont plus grand-chose de naturel. C’est évident que cette dématérialisation des relations interpersonnelles ira crescendo. Nous regardons plus nos écrans Android que l’écran de nos postes téléviseurs.
Cette joyeuse explosion des communautés virtuelles, en démocratisant et en banalisant la prise de la parole, nous oblige à redéfinir la notion d’espace public. L’agora n’est plus dorénavant un lieu physique. Et un nouveau type de leaders d’opinion et d’influenceurs apparaît.
Dès que j’aurai bouclé la rédaction de cet épisode par exemple, il me suffira juste de cliquer sur cette petite fléchette pour qu’il se retrouve sur les cinq continents. Communiquer, c’est maîtriser. Comment maîtrise-t-on, ou alors que peut-on désormais maîtriser quand le développement exponentiel des Technologies de l’information et de la communication transforme tout le monde en influenceur potentiel ?
Laissons la question aux théoriciens et revenons à notre récit.
Nous partîmes de Natitingou très tôt le matin. Macaire Johnson était au volant et j’étais assis à côté de lui. La route était calme et nous ne recevions que l’écho du sifflement de nos pneus sur l’asphalte. Macaire était concentré. Il roulait vite, très vite. Mais, sans que je ne sache pourquoi, sa silhouette massive accrochée au petit volant de la voiture "Carina 3" me donnait une sensation de sécurité absolue. Bientôt, un segment du tronçon de voie à l’entrée de Djougou nous obligea à ralentir et à slalomer entre des nids-de-poule béants qui causaient en ce temps-là tellement de drames.
Djougou s’éveillait à peine. Quelques panneaux géants aux effigies de Yayi, Houngbédji et Amoussou rappelaient le fort intérêt que nourrissaient les différents candidats à cette élection présidentielle pour la cité des "Diarra". Je repensai à notre meeting qui, quelques jours plus tôt, avait mis la ville en effervescence. Je repensai surtout aux femmes leaders de cette région qui s’engagèrent tête et pieds avec nous : Garba Fouléra qui nous donna le gîte, Lamatou Alaza qui se détourna de Idji Kolawolé qui eût pu être son choix naturel, Amissétou Affo Djobo qui tenait un maquis à Parakou, mais qui s’illustrait déjà dans l’activisme politique.
Nous traversâmes Djougou en coup de vent et nous nous engageâmes sur un tronçon d’asphalte qui me parut interminable. Sur plus d’une cinquantaine de kilomètres, nous roulâmes seuls, croisant de temps en temps quelques paysans qui se rendaient aux champs, leur chien sur le réservoir de leur moto, les deux pattes avant posées entre les guidons, ou trottant docilement devant leur vélo.
Il était environ onze heures lorsque nous atteignîmes le rond-point du carrefour de Dassa. De là jusqu’à Cotonou, nous croisions par intervalles réguliers des camions en partance pour le nord et dont le pare-brise portait une affichette de notre candidat. Et puisque notre voiture était également couverte d’affichettes, nous échangions avec ces conducteurs de gros porteurs des signes d’encouragement et de complicité, tantôt en klaxonnant, tantôt en faisant un "V" de victoire en sortant le bras. C’était aussi surtout notre façon de conjurer le calvaire que représentait alors le tronçon de route Bohicon-Cotonou.
En milieu d’après-midi, j’étais au Novotel. Didier n’y était pas. Il était en ville. Il me demanda de laisser les supports auprès du secrétariat. L’ambiance me parut plus animée. Le siège de campagne semblait carrément s’être déporté sur le Novotel. J’aperçus la silhouette de Robert Dossou et d’autres visages que je ne connus que plus tard. Didier était le maître du Novotel. Je m’en étais rapidement rendu compte au secrétariat, par le nombre de personnes qui y passaient demander d’après lui pour tout et pour rien. Que devenait Charles Toko ? Ça faisait un moment que je n’avais plus de ses nouvelles. Mais, j’étais convaincu qu’il avait raté un train. Et l’avenir ne me démentira pas.
J’informai Didier que je retournais au nord le lendemain, mais que je n’étais plus disposé à refaire cette corvée. Il me rassura. Quelqu’un était déjà en route pour Parakou. En revenant sur le parking du Novotel, je recroisai Maurille Agbokou, presque au même endroit où je l’avais vu il y a quelques jours. Il prit des nouvelles du nord, puis d’un ton mesuré, exprima son optimisme. Il n’y avait décidément rien de militant en lui.
Alors que je ressortais du Novotel, Didier me rappela. "Quelque chose est prévu pour toi", me dit-il. Il me demanda de repasser plus tard dans la soirée, si c’était possible. "Je ne suis pas sûr de pouvoir repasser ici le soir", lui répondis-je, avant d’ajouter sur le ton de la blague, "je ne suis pas pressé, Didier. Une chose est certaine, le plat de légumes qui m’est destiné ne souffrira pas d’avarie". Il éclata de rire et fit une répartie dont je ne me souviens plus, mais qui me fit rire à gorge déployée. Le tout ne suffit pas de savoir se battre, il faut savoir prendre le pouvoir.
Charles savait se battre, Didier savait prendre le pouvoir. Ma conviction était définitivement établie.
Je rentrai directement à la maison. Je repars très tôt demain, chercher Macaire Johnson chez lui à Akpakpa. Nous remontons jusqu’à Sinendé, si tout va bien. Le cortège de Yayi est prévu pour s’y trouver dans l’après-midi. Sinendé, c’est une autre histoire...!
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 84
Vendredi, huitième jour de campagne. Le voile de l’obscurité couvrait encore Cotonou lorsque nous reprîmes le chemin du septentrion. Comme la veille, j’étais assis à côté de Macaire Johnson qui s’agrippait à nouveau au volant. Nous sommes attendus dans le cours de midi, à Parakou, par une colonne de véhicules en partance pour Sinendé. J’avais vu ce phénomène en 2001 avec le Général Mathieu Kérékou, candidat à sa propre succession. Le cortège du candidat favori s’allonge au fur et à mesure que passent les jours de campagne. La fraîcheur du matin décupla le rendement de notre moteur. Le voyage fut tranquille. J’eus le temps de remarquer, sur tout le long de l’itinéraire, le fort taux de dissémination de notre logo. Il y en avait de toutes les dimensions, depuis les plus grands, jusqu’aux plus petites affichettes. Les portes de boutiques, les murs d’ateliers, les baraques les plus anodines en étaient devenus des supports d’affichage.
Nous roulâmes vite et si bien que nous étions déjà au siège départemental de campagne de Yayi à Parakou avant midi. Le siège était situé au quartier "Guêma", au bord de la route inter-États, à la sortie nord de la ville. Un calme surprenant y régnait à cette heure de la journée, et surtout à cette étape de la campagne. J’y retrouvai mon beau-frère, Théophile Baballola, qui formait avec ma sœur aînée Marguerite, un couple d’activistes politiques bien connus dans la ville. Mes sœurs aînées Marguerite et Zéphyrine avaient hérité ce goût immodéré de l’activisme politique de ma mère. Celle-ci était en effet au cœur de toutes les activités de l’Organisation des femmes révolutionnaires du Bénin, Ofrb, dans la ville de Parakou, et nous nous pressions avec passion et fierté dans la foule pour la voir défiler à la place "Tabéra" au cours des innombrables défilés qui s’y tenaient.
Ce débordement d’énergie de ma mère agaçait furieusement mon père qui, lui, était plus cérébral et aimait les grands débats et les grandes théories politiques auxquels sa femme ne comprenait pas grand-chose. En plus, mon père, fidèle admirateur du président Justin Tomètin Ahomadégbé, ne porta jamais dans son cœur Kérékou à qui il reprochait d’avoir écourté le mandat présidentiel de "Aho" (c’est ainsi que les gens de sa génération appelaient Ahomadégbé), mais de l’avoir en plus fait interner longuement au camp "Séro Kpéra" de Parakou. Les épouses des militants de Justin Tomètin Ahomadégbé, généralement du sud, se relayèrent pendant toute la période de détention du prisonnier de luxe, pour lui apporter à manger. C’était la période de ma naissance. Mon père garda pour le président Ahomadégbé une fidélité qu’il reporta sur le président Nicéphore Soglo aux lendemains de la Conférence nationale. Ma mère, elle, prit un autre chemin et s’illustra si bien dans l’activisme au sein des structures de base de "l’Organisation des femmes révolutionnaires du Bénin", qu’elle fut remarquée par sa présidente Rafiatou Karimou, qui lui envoya, un jour, une invitation spéciale pour prendre part à une assise nationale de l’Ofrb à Cotonou. Et, cerise sur le gâteau, le voyage sur Cotonou devait se faire par avion, à travers les navettes périodiques des Transports aériens du Bénin, "TAB".
La tension fut vive à la maison. Mon père se sentait émasculé par ce voyage de sa femme qui ne manquerait pas d’attirer des allusions sur lui dans les milieux d’Aboméens féodaux et majoritairement hostiles au régime Kérékou, à Parakou. Il essaya, dans un premier temps, de s’opposer à ce voyage de ma mère, prétextant mille et un risques liés aux transports aériens, mais lâcha très vite prise face au tollé général venu d’Abomey, de la part de ses frères et cousins que ma mère savait alerter pour lui faire changer d’avis. Ma mère, pour l’unique fois, prit l’avion, et en parla jusqu’à sa mort, reconnaissante à l’infini, à sa bienfaitrice, Rafiatou Karimou.
Mes deux sœurs aînées prirent donc d’elle le virus de l’activisme politique dans la ville de Parakou et Zéphyrine se révéla une grande main mobilisatrice pour Rachidi Gbadamassi au cœur du marché Arzèkè où elle remplaça au pied levé ma mère dont elle hérita tous les réseaux d’amitié. Elle ne survécut hélas pas longtemps au décès de ma mère. Nous décidâmes, contre les protestations de la famille à Abomey, de l’inhumer dans la ville, selon ses propres désirs. Tout ne s’explique pas dans notre vie. Marguerite reprit donc le flambeau, avec une forte audience dans les milieux "fons" de la ville, notamment au quartier "Camp Adagbè". Cette influence nous fut très bénéfique pendant les multiples meetings de proximité que nous organisâmes régulièrement dans cette partie de la ville entre 2003 et 2005, pour y prêcher le yayisme. Je me rappelle les salves d’applaudissements que je soulevais au cours de ces meetings de proximité lorsque, debout, je déclinais mon identité, Tiburce "ADAGBE".
Bref, notre attente au siège de campagne "Guêma" ne fut pas longue. Au milieu d’un cortège de quatre ou cinq véhicules, nous prîmes le chemin de Sinendé. Pour m’y être déjà rendu une fois en 2001 dans le cortège électoral du Général Mathieu Kérékou, je savais que Sinendé n’était pas la porte d’à côté. C’était un voyage presque interminable sur cette piste rurale poussiéreuse, en cette fin de saison sèche. La piste s’enfonçait profondément au milieu d’une forêt dense entrecoupée de savanes herbacées. Elle serpentait, montait, descendait, s’élargissait, se rétrécissait, comme si elle nous jouait des tours.
Bientôt, nous commençâmes par dépasser beaucoup de monde qui allait dans la même direction que nous, tantôt à pied, tantôt à trois ou à quatre sur une moto brandée aux effigies de Yayi. Nous dépassâmes un minibus poussif bondé de monde et tellement couvert de nos affichettes qu’on avait du mal à en voir la couleur. En haut, sur le bus, un haut-parleur diffusait une chanson en langue baatonou que je venais d’entendre au siège de campagne à Parakou et à laquelle je n’avais pas fait attention. Elle passa pourtant en boucle avec celle de GG Lapino pendant que nous attendions. Je ne suis pas locuteur baatonu, je suis locuteur dendi. Mais, cette chanson débitée par un haut-parleur commença par me faire un effet.
C’était de la musique moderne, mais avec une cadence abrupte et nerveuse, un refrain simple et répétitif qui finissait par le nom "Yayi Boni".
Après le bus, nous dépassâmes des gens qui, sur leurs motos ou leurs vélos, avaient, attaché sur leur siège arrière, un poste magnétophone à cassette qui vociféraient la même chanson. "Aourama ...aourama... aourama...Yayi Boni" ! Je fus définitivement convaincu que nous étions face à un autre phénomène "GG Lapino" version bariba. L’artiste, m’a-t-on dit, se nommait "Bourousman" et sa chanson, tel un hymne sacré, fédérait tout le milieu bariba autour de Yayi qui avait réussi à se faire accepter comme un des leurs, même s’il n’apprit son baatonou que dans un cahier de cent pages. Nous avions des échos surréalistes de la journée de la veille, que le candidat passa dans la partie bariba de l’Atacora, Kérou, Kouandè, Péhunco. Nous avions eu des échos tout aussi excitants de Banikoara.
Le cortège, depuis ce matin, était monté à Malanville avec une marrée humaine indescriptible. Nous la rejoignons à Sinendé. Et nous y voilà d’ailleurs enfin. Le meeting était déjà en cours avant notre arrivée. La densité de la foule ne nous permit d’observer que de loin, sur l’estrade, la silhouette de Yayi dans un bazin rouge écarlate. Quelques personnes que je ne reconnaissais pas se tenaient debout, à ses côtés. Ah oui, j’en reconnus finalement un : Charles Toko. Il se tenait juste dans le dos du candidat. Il avait donc dû rejoindre le cortège pour le périple en pays bariba. Après le français, Yayi enchaîna son discours en baatonou, sous les ovations du public. Même si je n’en comprenais pas grand-chose, je savais que son accent n’était pas le bon.
Mais, cette prise de parole en baatonou suffisait au bonheur de la populace. Yayi finit en disant un mot apparemment sympathique à l’endroit du fils du terroir, Soulé Dankoro. Quelques applaudissements timides fusèrent. Yayi laissa enfin le micro, que quelqu’un saisit aussitôt en lançant, sans scrupule, une des chansons les plus férocement allusives et xénophobes en milieu bariba. Je ne sais plus si c’était Charles. Ma mémoire flanche à ce niveau. Mais, je me souviens de l’enthousiasme décomplexé de la foule qui reprit en chœur la chanson qui, traduite en français, pourrait signifier à peu près ceci : "Mon frère, pourquoi donner ton sorgho à la pintade sauvage dans la brousse, au lieu de l’utiliser pour nourrir ta poule qui est avec toi à la maison tous les jours ?... ".
C’était aussi cela la campagne électorale dans notre pays. Je me souviens de cette mise en garde que nous fit le Général Mathieu Kérékou, en 2001, à son domicile de Natitingou, en pleine campagne électorale. "Si vous rapportez à Cotonou tout ce que vous avez entendu ici, vous allez casser le pays", avait-il prévenu.
Le meeting prit fin dans un grand mouvement de foule. Informé de la présence de Soulé Dankoro à Sinendé, Yayi orienta son cortège vers son domicile. Mais, le vieux colonel s’enferma à double tour et refusa de nous recevoir. Nous insistâmes vainement en tambourinant sur le portail. Nous reprîmes finalement le chemin du haut. Le dernier meeting de la journée est prévu pour Kandi. Le maire, Allassane Séibou, un des fidèles du yayisme, nous y attend.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 85

On ne peut comprendre l’enjeu des élections présidentielles de 2006 en pays bariba qu’en prenant en considération les nombreux murmures de frustration qui s’y exprimaient de plus en plus vers la fin du long règne politique du Général Mathieu Kérékou. Les cadres politiques et autres intellectuels baribas étaient de plus en plus nombreux à non seulement penser, mais à exprimer, en petits comités, leur envie de tourner enfin la page Kérékou. Il suffit de consulter les résultats électoraux du candidat Saca Lafia aux présidentielles de 2001 face au mastodonte Kérékou, pour se rendre compte du fait qu’un vieux abcès commençait à suinter. C’est vrai qu’au plan national, l’homme de Pèrèrè ne fit guère qu’autour d’un pour cent des suffrages exprimés.
Mais, la meilleure façon de lire le résultat de Saca Lafia, qui battit campagne sur un discours très ethno-centré face à Kérékou, serait de le rapporter à l’électorat strictement bariba. Et là, une toute autre lecture apparaît. L’affrontement fut rude entre Saca Lafia et Kérékou, contrairement à la perception qu’on avait pu en avoir de Cotonou. Ce n’était d’ailleurs pas pour rien que le vieux caméléon finit par perdre son sang-froid en pleine campagne électorale, en servant à Saca Lafia cette amabilité restée célèbre : "le bouvier". Ce qui, je l’avais développé dans un précédent épisode, est loin d’être superficiel comme attaque.
Je n’ai pas fait spécifiquement les calculs, mais il apparaît que les suffrages de Saca Lafia obtenus essentiellement en milieu bariba exprimaient ouvertement, et pour la première fois, une défiance vis-à-vis de celui dont le règne sur l’électorat du septentrion était jusque-là sans partage. Y avait-il un désamour entre Kérékou et les Baribas ? Ils étaient en tout cas de plus en plus nombreux, cadres politiques et leaders d’opinion baribas, à l’affirmer en privé, même si publiquement ils continuaient, dans leur grande majorité, à faire bonne figure et à soutenir le fils de Kouarfa.
Beaucoup d’anecdotes plus ou moins vérifiables étaient souvent évoquées pour illustrer les rapports très complexés qu’aurait le Général avec les Baribas et qui n’étaient pas à isoler des rapports de condescendance historiques et culturelles qu’entretenaient les Baribas avec les peuples de l’Atacora, désignés sous le nom générique de "Somba", avec une grande connotation péjorative.
La perspective de son départ en 2006 libérait donc en milieu bariba, une énergie que Yayi capta assez facilement. Le terrain était prêt et n’attendait que la semence. Bien évidemment, tout le monde, en milieu bariba, ne prit pas au sérieux les apparitions répétées de Yayi, en tenue traditionnelle "tako", à Nikki, à Bembèrèkè, à Kouandé, à Banikoara, entre 2002 et 2005.
Mais, les leaders baribas finirent par faire preuve de realpolitik, en considérant que ce nagot qui se déguisait en bariba était encore la meilleure solution pour eux de retrouver leur splendeur et de soigner leurs longues années de frustration politique.
L’ambiance à Sinendé en ce huitième jour de campagne électorale était donc prévisible. Le couac que fut le refus de Soulé Dankoro de nous recevoir ne changea rien à la tendance générale.
Les relations entre le colonel Dankoro et Yayi étaient pourtant parties pour être des plus excellentes. Je me rappelle encore les visites que Yayi lui rendait à son domicile de Godomey, quand il revenait de Calavi, où Saka Kina, en fin psychologue, le tournait en rond. Dankoro, qui poursuivait sa traversée de désert après avoir affronté sans succès le Général Mathieu Kérékou à Sinendé en 2001, accueillit d’abord avec indifférence, puis avec une certaine bienveillance, les ambitions présidentielles du président de la Banque ouest-africaine de développement.
Puis, progressivement, les relations entre les deux hommes se refroidirent.
Nous repartîmes donc de Sinendé, remontâmes sur le goudron au niveau de Bérouboué, puis mîmes plein cap sur Kandi, en traversant péniblement les villages baribas sur notre itinéraire. La voie, systématiquement barrée par des troncs d’arbres, obligeait le candidat à marquer de courts arrêts pour des meetings improvisés où tonnait le sacré refrain que j’entendais depuis le matin et qui finissait de façon cadencée par "...Yayi Boni". Ce single de l’artiste Bourousman, inconnu à Cotonou, faisait en pays bariba l’effet d’une ode fusionnelle. Nous traversâmes Bembèrèkè où Yayi avait déjà tenu meeting dans la journée, puis atteignîmes Kandi dans la nuit.
Les populations qui y patientaient depuis midi, s’égayèrent subitement. À Kandi ici, Yayi se sentait comme à Tchaourou. Il y avait fait une partie de sa carrière d’enseignant et y entretenait un dense réseau d’amis. Ses rapports avec certaines familles à Kandi étaient profondément affectueux et je me rappelle que nous ne manquions pas de rendre visite à la famille Yérima chaque fois que nous nous y rendions. Je ne fus d’ailleurs pas surpris plus tard, de voir la promotion d’un des jeunes de la famille, Patrick, à un poste ministériel.
À Kandi, Yayi eût pu compter sur le soutien de Ramathou Baba-Moussa que nous démarchâmes assidûment par maintes visites de courtoisie à son domicile de Porto-Novo et qui fut un soutien des premières heures. Mais, elle ne fut finalement pas assez présente dans la phase active de cette effervescence électorale. À Kandi, Yayi eût put avoir Saka Kina comme une épine dans la plante des pieds. Mais, ce soir-là, le plus grand tribun politique du septentrion était six pieds sous terre. C’est pourtant en son nom que nous fîmes stade comble, malgré notre retard sur le programme.
Eh oui, Saka Kina était encore vraiment influent à Kandi. Il y avait surtout comme pilier du yayisme à Kandi, le maire Allassane Séidou. Une ou deux fois, nous passâmes déjeuner chez lui dans sa résidence de maire. C’était, je crois, en 2004. Son engagement politique derrière nous ne souffrait déjà d’aucun doute.
Le meeting fut long et épuisant pour moi. N’oubliez pas que j’étais sur pied depuis cinq heures du matin et que j’avais fait la veille le trajet Natitingou-Cotonou. Heureusement que Macaire Johnson, qui était au volant de la "Carina 3", méritait bien ce surnom de "bulldozer" par lequel Yayi le désignait. C’était une force de la nature. Il paraissait infatigable et transpirait quel que soit le niveau de la climatisation de la voiture.
À la fin du meeting, Yayi insista pour aller dîner chez Dèré, une de ses cousines. Une partie du cortège le suivit, dont nous. C’était enfin un moment de détente. Yayi m’aperçut dans la demi-obscurité, se leva, prit mon bras, puis m’entraîna hors de la concession. Quelques gardes, affolés, nous emboitèrent le pas, mais gardèrent une distance suffisante pour nous laisser parler à deux. "Tiburce, tu penses qu’on va gagner ?", me demanda-t-il. "Je crois que cette affaire est pliée", lui répondis-je. Je comprenais le sens de sa question. Il avait besoin de s’entendre dire ce qu’il pense par quelqu’un d’autre pour mieux s’assurer de son évidence. Il fit un soupir, puis, sans mot dire, me re-entraîna dans la concession.
Il sonnait près d’une heure du matin quand nous quittâmes Dèré. Le lieu retenu pour l’hébergement du cortège se révéla trop petit. Chacun pour soi, nous tournâmes longuement dans la nuit de Kandi où toutes les auberges affichaient complet. Nous finîmes, autour de deux heures du matin, à trouver enfin un sommeil réparateur.
À sept heures le lendemain, nous étions au lieu du rassemblement général. Le cortège me paraissait de mieux en mieux organisé. Il y avait de plus en plus d’hommes en armes avec nous. J’aperçus Charles Toko en forte discussion avec le noyau de soldats chargé de la sécurité. Bachirou Agani m’invita à rejoindre le débat. La sécurité se plaignait de la position occupée dans le cortège par le véhicule des pasteurs. Ceux-ci tenaient, en effet, à se mettre immédiatement derrière la voiture de Yayi, ce qui, selon les plaintes de la sécurité, rendrait impossible toute réaction en cas d’attaque sur la voiture de Yayi. "TiRbuce, parle à tes pasteurs, qu’ils aillent dans leurs églises", me lança Charles, railleur comme d’habitude, sur ce genre de thématique. "Dites-le-leur vous-même", répliquai-je, en me retirant du petit groupe.
Les véhicules, partis faire le plein de carburant en ville, revinrent. Je retournai m’asseoir dans la "Carina 3". Nous attendons tous que Yayi sorte. Il est en prière avec un groupe de pasteurs dirigés par le pasteur Michel Alokpo. Aujourd’hui samedi, neuvième jour de campagne électorale, notre chemin est prévu pour être particulièrement long et éprouvant. Nous partons à Ségbana, chez Bani Samari.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 86

Yayi sortit enfin et le cortège put s’ébranler en direction de Ségbana. Le soleil semblait s’être levé plus tôt que d’ordinaire et ses rayons argentés perçaient vaillamment l’épais cordon de poussière que devenait la piste carrossable avec notre passage. L’état de la voie était exécrable et nous sentions les complaintes des suspensions de notre véhicule. Nous avions veillé à n’être que deux dedans, malgré maintes plaidoiries pour que nous embarquions des intrus. Ils nous auraient rendu le trajet pénible, en nous empêchant de causer librement.
La conduite sur une piste pareille nécessitant beaucoup de concentration de la part du chauffeur, je ne causai pas beaucoup avec Macaire. Cela faisait bien neuf jours qu’il était au volant. Je profitai alors du calme dans la voiture pour me plonger dans une méditation à propos de ce peuple, les Baribas ou "Baatumbus", dont on situait les origines au Nigéria, et qui avait atteint un niveau d’organisation sociale aussi évolué que complexe.
Parmi les locuteurs de la même langue, il fallait en effet distinguer les princes, ceux de la classe dirigeante encore appelés les "wassangari", les Baribas ordinaires et les Baribas dits de souche inférieure, les "gandos", dont les aïeuls seraient des bouviers peulhs engagés pour l’entretien du cheptel bovin des princes et qui, au fil des siècles, auraient assimilé les us et coutumes de leurs maîtres.
Je repensai à la facilité avec laquelle Yayi s’était fait accepter et adopter par ce peuple pourtant si fier et si tatillon sur ses éléments identitaires. Je ne crois pas, contrairement à beaucoup d’analystes, que cette adoption facile soit liée aux plaisanteries de cour qui ont toujours lié les Baribas et les Nagots. Il se fait que "Yayi Boni" est composé de deux noms très familiers et très répandus dans les contrées baribas où "Boni" par exemple, désigne le quatrième fils.
Du nagot au baatonu, il n’y avait que l’accent qui varie dans le prononcé du nom "Yayi Boni" qui, finalement, passe très bien auprès du bas peuple bariba.
L’opération eût été nettement moins souple si notre candidat se nommait autrement. C’était là, à mon avis, une programmation qui ne pouvait relever que du destin.
Comme je le disais dans un épisode précédent, je ne suis pas locuteur baatonou. J’aurais pourtant pu parler couramment cette langue si, en plus des documents d’alphabétisation que je passais récupérer gratuitement au centre d’alphabétisation de Parakou, encore appelé "Baatonnou kéou", le chaudron de mon quartier _"Yéboubéri" m’avait offert un bain linguistique adéquat. Mais, la langue dominante dans mon quartier, c’était le dendi, même si l’essentiel des populations autochtones est de souche bariba. J’ai eu cependant d’excellents copains baribas tout au long de mon parcours académique, et le trait commun que je retrouve entre eux est la fierté, et surtout le courage.
L’un de ces amis que j’eus en classe de sixième et dont la personnalité ne démentait pas ces deux caractères s’appelait Damagui. C’était un passionné de cinéma. Et déjà à cet âge, profitant d’une surveillance plus relâchée de ses parents, il passait toutes ses soirées dans la salle de cinéma de la ville où se diffusaient en semaine des films karaté. Puis, le lendemain, Damagui mettait un point d’honneur à me faire vivre le film de la veille avec force onomatopées. Sa passion de ces comptes-rendus était telle qu’il montait rarement sur sa bicyclette "Peugeot" flambant neuve qui l’aurait naturellement isolé de son fidèle auditeur que j’étais sur le chemin du retour du collège. Il préférait donc traîner le vélo jusqu’à son domicile, de façon à pouvoir garder le contact avec son auditoire.
Puis, les onomatopées s’enchaînaient, les unes plus sèches et plus bruyantes que les autres. Damagui eût sans doute pu m’apprendre sa langue, le baatonnou, s’il ne passait pas tout son temps à me raconter le dernier exploit de Bruce Lee ou de Jacky Chan. Cette amitié, bien qu’éphémère, me marqua beaucoup. Je fis, quelques années plus tard, en classe de Troisième, plusieurs sorties vers des hameaux baribas de la périphérie de Parakou et je pus, à ces occasions, toucher du doigt la notion de l’hospitalité, mais aussi celle du code de l’honneur chez ce peuple qui a pour tradition de toujours garder une portion d’igname pilée au fond du mortier, pour un éventuel visiteur. Ce peuple pour qui une femme parturiente se couvre d’infamie en poussant des cris de douleur.
Il y a tant et tant de choses à savoir encore sur la culture baatumbu. Mais, pour le moment, c’était l’état de la route de Ségbana qui transformait le voyage en un véritable calvaire pour nos véhicules. Le sol, de plus en plus poudreux, ralentissait l’avancée du cortège. Un véhicule se mit à patiner, bloquant tous les véhicules qui le suivaient, coupant de fait, en deux, le cortège. Le véhicule de tête, alerté, finit par s’arrêter. Un chauffeur plus expérimenté se mit au volant de la voiture immobilisée par ce sol poudreux. Il fit une manœuvre si brusque que le véhicule, en s’élançant, souleva une poussière si épaisse que nous nous précipitâmes dans nos véhicules respectifs, pour protéger nos voies respiratoires.
Puis, le cortège se remit en route. Les hameaux étaient si rares sur le trajet que nous semblions parfois rouler sur une planète sans repère. Ségbana, c’était vraiment le Bénin. Nous finîmes par l’atteindre aux environs de onze heures. Ma surprise fut grande d’y trouver une école et des bâtiments administratifs. C’était la première fois que je m’y rendais. Dans le cortège électoral du Général Mathieu Kérékou en 2001, nous avions annulé cette étape, en nous arrêtant à Kalalé, en provenance de Nikki. Cette fois-ci, nous prenions le tronçon dans le sens opposé. Donc au lieu de Nikki-Kalalé-Ségbana-Kandi que le vieux caméléon avait arrêté à l’étape de Kalalé, le cortège du candidat Yayi roulait plutôt dans le sens inverse : Kandi-Ségbana-Kalalé-Nikki. Et ce sens me paraissait plus pratique.
Ségbana, rendue tristement célèbre par cette réputation de goulag tropical que lui donna le régime du Parti de la révolution populaire du Bénin, Prpb, dans sa forme répressive, n’en reflétait pourtant rien. L’agglomération avait beau avoir abrité le centre de détention politique le plus strict, lui donnant une connotation de prison géante dans mon esprit, cela ne se sentait aucunement. Le meeting fut sobre et bref. La population, essentiellement bariba et peulhe, semblait ne connaître qu’un seul candidat : le nôtre. Quelques-unes de nos affichettes sont perceptibles sur des murs et des arbres. Certains crurent utile de remettre au goût du jour des tee-shirts à l’effigie du Général Mathieu Kérékou. Ils ont peut-être raison.
Après tout, ils n’attendent pas grand-chose de ces alternances au sommet de l’État. Leur agglomération dépend presque exclusivement du Nigéria voisin dont ils ont d’ailleurs adopté la monnaie, pour toutes leurs transactions.
Ils voteront Yayi Boni, comme ils ont déjà plusieurs fois voté Kérékou, sans rien n’exiger ni rien espérer. Ils voteront surtout parce que c’est le choix de leur frère, Bani Samari.
Le cortège s’ébranla à nouveau. Direction sud-est. Destination Kalalé. Nous roulâmes presque infiniment sur cette piste défoncée qui serpentait à travers la savane arborescente et herbacée, soulevant une longue traînée de poussière rouge ocre. De temps en temps, nous rencontrions un paysan qui, prudemment, descendait de son vélo qu’il trainait dans la brousse en nous faisant de grands signes enthousiastes, avant de se dissoudre dans la grande nuée de poussière que nous laissions derrière nous. Le soleil était maintenant au zénith et la climatisation de notre voiture fut poussée à plein régime.
De temps en temps, la vitesse du cortège était perturbée par l’état de la voie. Le cortège ralentissait alors, trouvait le meilleur moyen de négocier la crevasse, puis se relançait aussitôt. Bientôt, des troncs d’arbres disposés perpendiculairement sur la piste annoncèrent Kalalé. Les populations, qui patientaient depuis la veille, avaient trouvé ce moyen pour s’assurer de notre arrêt. Le cortège s’arrêta, puis, suivant l’itinéraire que nous indiquait un groupe de jeunes gens surexcités et exhibant des affichettes à l’effigie de Yayi, nous nous retrouvâmes sur l’espace aménagé pour le meeting et qui grouillait de monde, malgré le soleil accablant.
Nous étions toujours dans l’espace géographique bariba-peulh, et les réflexes identitaires ne variaient pas. Une sonorisation hésitante crachait l’hymne fétiche composé en baatonnou par l’artiste Bourousman et qui tournait dans mon esprit chaque fois que je n’avais pas un sujet de méditation.
Je restai dans la voiture que nous laissâmes en marche, pour échapper à la chaleur cuisante qui sévissait dehors. Nous n’attendîmes pas longtemps, et le cortège reprit la route vers Nikki que nous atteignîmes un peu après treize heures. Adam Boni Tessi, le maire, vint nous accueillir à l’entrée de la ville. Il était accompagné de quelques notables de la ville. Il se mit devant notre cortège et nous conduisit dans une résidence calme, toujours à l’entrée de la ville.
Un déjeuner était prévu. Ouf, je sentais justement un creux dans l’estomac. Les véhicules garèrent pêle-mêle devant la résidence et nous nous installâmes tous dans le séjour, à l’exception des chauffeurs et des hommes en arme. Pendant que le service d’igname pilée et de riz au gras démarrait, je sortis pour humer un bol d’air, le temps que les serveuses ne soient à mon niveau.
Dehors, je retrouvai encore le groupe qui, le matin, se plaignait du positionnement du véhicule des pasteurs, en pleine ébullition. Ils discutaient vivement avec le pasteur Alokpo et le débat gagnait en nervosité. Charles Toko était furieux. Il menaça d’aller discuter de vive voix avec le candidat Yayi des difficultés que créaient les pasteurs au service de sécurité. Je savais qu’il n’allait pas le faire. Et il ne le fit pas. Quant à moi, je retournai à la table, en gardant pour moi mon opinion sur le sujet.
À la fin du repas, Adam Boni Tessi disparut du séjour avec Yayi, puis les deux revinrent quelques minutes plus tard, vêtus d’un même habit traditionnel bariba superbement brodé. La salle se répandit en compliments. Le top du départ pour le stade fut aussitôt donné. Dans un cafouillage devenu habituel, le cortège se redéploya. Nikki nous attendait depuis la veille, nous souffla-t-on.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 87
Nous voici donc à Nikki, épicentre de la culture baatumbou. Mon premier séjour dans cette ville remontait à dix ans en arrière, au milieu des années 90. C’était à l’occasion d’une fête de la Gaani. J’étais en faculté de géographie et avait profité de l’occasion qu’offrait le bureau du Front des élèves et étudiants pour le développement économique du nord, FREDEN, pour étancher ma soif de connaissance de la culture bariba. Il faut dire que je ne fus pas déçu.
Le groupe des étudiants que nous étions à cette édition de la célébration de la fête de la Gaani était particulièrement choyé. Nous avions accès à toutes les étapes de la cérémonie et bénéficiions des services d’un guide de luxe, le professeur Léon Bio Bigou, grand passionné de la culture bariba. Quand je vins à Nikki pour la seconde fois, c’était en 2003, en compagnie du président de la Banque-ouest africaine de développement, Yayi Boni, qui posait son premier jalon visible dans la conquête du milieu bariba.
La Gaani, cette célébration du triomphe de l’animisme bariba sur l’islamisation forcée que tentaient d’imposer par les armes des troupes venues du nord du Nigéria, rassemblait en effet, chaque année à Nikki, l’essentiel de tous ceux qui comptaient dans le milieu bariba. Mais, cette première exhibition de Yayi en tenue traditionnelle bariba lui laissa une profonde frustration. La froideur et même l’indifférence de la tribune officielle où étaient déjà assis les cadres et élites baribas lui montraient l’immensité du défi qu’il avait à relever pour effacer cette silencieuse accusation d’imposteur culturelle qu’il lut dans beaucoup de regards ce jour-là à Nikki. Nous en parlâmes longuement sur le chemin de retour.
S’installer comme leader politique unique du septentrion, sans l’aval des Baribas, est mathématiquement et culturellement impossible. Et si le destin national de Kérékou n’avait pas pris par l’armée, il n’aurait mérité, au mieux, qu’une bienveillante condescendance de l’élite bariba qui ne l’aurait pris autrement que comme un "Somba". Mais, le contrecoup à mon avis, est qu’il est très difficile pour un leader politique authentiquement et exclusivement bariba de faire accepter son leadership politique par les autres entités socio-ethniques du septentrion. Les susceptibilités ont la peau dure.
Ce qui paraissait évident, c’est qu’une des grandes clés de la stratégie de conquête du pouvoir par Yayi en 2006 se trouvait donc en pays bariba. Il en fut si conscient qu’il décida audacieusement de livrer bataille. Et on pouvait dire, vu la mobilisation au stade communal de Nikki ce samedi, neuvième jour de campagne électorale, qu’il avait gagné, sans fioritures, son challenge.
La foule, immense, trépigne à son apparition, accompagné du maire Adam Boni Tessi, tous deux habillés en princes wassangaris. Cette foule de Baatombous, de Peulhs et de Boos, s’identifiait désormais à lui. Ici aussi, tout se joua autour de la chanson de l’artiste Bourousman, "aourama...aourama... aourama...Yayi Boni". Je ne savais pas avec précision ce que disait la chanson, je ne sais même pas si je viens de bien en transcrire la phonétique. Mais, c’était facile à voir les postures de danse dans lesquelles la chanson mettait le public, qu’il devrait s’agir d’un message supplicatif. Hommes, femmes, jeunes, vieux et chevaux bénirent et adoubèrent notre candidat ce jour-là à Nikki.
Le cortège s’ébranla ensuite vers Pèrèrè, pour défoncer une porte déjà si largement ouverte. De là, il nous eût été plus pratique de rejoindre Parakou, en perçant par Guinangourou. Mais, une forte délégation venue de N’Dali obtint que le cortège retraversât Nikki pour rejoindre la voie bitumée au niveau de N’Dali où, dit-on, les populations nous attendaient depuis deux jours. Mais, ce qui m’excitait surtout, c’était la perspective du meeting de Parakou qui était prévu en milieu d’après-midi ce même samedi.
Une fois à N’Dali, Macaire Johnson et moi décidâmes d’abandonner le cortège et d’aller attendre à Parakou. Ce faisant, nous pûmes nous donner un peu de repos au siège de campagne de Parakou, situé au bord de la voie inter-Etats, à l’entrée nord de la ville, dans le quartier "Guêma". Souvenez-vous que ce fût de là que nous étions partis, il y avait seulement vingt-quatre heures.
Le siège, à cette heure, était quasiment vide. Et cela se comprenait. Toutes les énergies s’étaient déportées vers la grande place derrière la place "Bio Guerra", derrière le CEG1, actuellement CEG-Hubert Maga, où un podium géant était dressé pour le meeting.
Le cortège ne tarda pas à rentrer dans Parakou. Nous nous y insérâmes. Sous les vivats des populations riveraines, le cortège traversa lentement le quartier "Transa", fit le rond-point en face de l’ancienne "Alimentation générale du Bénin, AGB" puis, au lieu de foncer en ligne droite vers la place "Bio Guerra", bifurqua à droite, en face de la préfecture, pour rejoindre le petit rond-point entre la mairie et l’ancienne gare routière. De là, il tourna à gauche, en direction du centre départemental hospitalier.
L’itinéraire avait été pensé avec précision de manière à rameuter la population, en traversant des zones populeuses. Et l’effet ne rata pas. Je me souviens de ce fleuve humain qui se forma spontanément sur cet axe qui m’était si familier.
Notre cortège avançait avec beaucoup de peine. Je reconnus avec beaucoup d’émotion ce petit carrefour entre la petite mosquée du quartier "Laadji farani", le quartier "Cobè" connu dans mon enfance pour abriter les plus durs contrebandiers de l’essence frelatée que les Dendis appelaient "sensi fayaô", et mon quartier Yèbouberi.
L’effervescence de ce jour-là me rappela celle qui enflamma Parakou un jour du milieu des années 80, lors du retour triomphal des "Buffles du Borgou", après leur sacre national au stade de l’Amitié de Kouhounou, face à l’équipe de l’Université nationale du Bénin. Oui, le football était la première religion à Parakou et les joueurs de l’équipe des "Buffles du Borgou" étaient des stars.
Dans cette équipe, les noms de joueurs étaient généralement une combinaison entre Alassane, Abdoulaye, Mohamed. Il s’y trouvait par exemple deux ou trois Alassane Mohamed, deux ou trois Abdoulaye Mohamed dont les plus célèbres avaient pour pseudonymes "Petit Sory", certainement en référence à un Sory d’une équipe de football malienne ou guinéenne, et "Sifroid", parce qu’il travaillait dans l’unique société de fabrication de barres de glace de la ville, appelée "Sifroid". Il y avait bien entendu quelques noms allogènes dans l’équipe, comme le gardien de but Eusèbe Nougbognonhou et le latéral gauche Ferdinand Boyer.
Les "Buffles du Borgou", c’était notre "FC Barcelone", c’était notre "Real Madrid", c’était plus que tout ça à la fois. La passion du football à Yèboubèri était telle qu’aucun de mes mots ne peut ici en rendre compte très fidèlement. Et il n’y avait pas meilleur endroit pour faire le débriefing des matchs de foot du championnat national du Bénin, que le banc du coiffeur du quartier. Les débats y étaient parfois si enflammés qu’ils dégénéraient en échanges d’amabilités, surtout quand "Baa Sanni", le vieux hooligan, venait s’asseoir. Il y avait, à deux pas de mon pâté de maisons, un passionné de football qui se faisait appeler "Bolago Séverin", par allusion à son illustre idole de la radio nationale dont il était fan jusqu’à la déraison.
Yèboubèri, c’était aussi les "grands frères" à qui nous vouions respect et qui nous le rendaient si bien lorsqu’un jeune du quartier se trouvait impliqué dans une bagarre hors du territoire du quartier. Le plus charismatique de ces "grands frères", c’était Abiboulaye Baparapé, un solide gaillard. Je le revis plus tard, en 2007, à Gbégamey à Cotonou, où il accompagna un de ses camions. "Toi, me dit-il en dendi, n’oublie jamais que tu es un enfant de Yèboubèri.Tu es un des nôtres". Je pris la pleine mesure de sa déclaration en 2008, à l’enterrement de mon père à Abomey. Une partie de Yèboubèri convergea à Dokpa-Toïzanli à Abomey, par camions entiers, dans des conditions de voyage exécrables.
Je sens toujours l’esprit du "grand frère" éternel chez Mohamed, chaque fois que je me rends chez lui, dans les ateliers de couture "Grand Boubou", sur l’esplanade du stade de l’Amitié. C’était nos aînés au quartier.
Yèboubèri, c’était les célèbres "pains Baba-Moussa" qui sortaient chaque matin des fourneaux de la mère de Charles Toko et pour lesquels les enfants du quarter feraient n’importe quelle folie. Yèboubèri enfin, c’était les amourettes presque impossibles entre le "Quasimodo" Rachidi Gbadamassi et quelques "Esmeralda" rétives. Mes soeurs en parlaient avec passion.
En traversant le quartier "Cobè" ce samedi, je repense à un ami d’enfance que je n’avais plus jamais vu, Adambi Moutawkil, mais à qui me faisait toujours penser le faciès du jeune maire de la ville de Parakou, Samou Adambi, qui était d’ailleurs aux manettes pour ce meeting. J’avais fait la classe de CE1 avec Moutawkil et nous formions avec un autre ami, Ismaël Lawani, déjà féru de bandes dessinées, le trio de tête d’excellence de cette classe d’une centaine d’écoliers.
Le cortège progresse péniblement. Ce meeting est prévu pour être le plus géant dans le septentrion. Le pouvoir est désormais à portée de main.
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 88
Principal centre urbain du septentrion, la ville de Parakou offre un intéressant terrain d’étude des rapports complexes entre les différents groupes socioculturels composant le Bénin. L’occupation spatiale du territoire de la ville par ces différents groupes humains fait apparaître de subtiles lignes de failles, lisibles dans les urnes à chaque élection présidentielle. Mais, de façon schématique, quatre grandes zones d’installations humaines composent le damier anthropo-sociologique de la ville.
À l’entrée sud de la ville, on trouve essentiellement les populations tchabès dont la légitimité territoriale se fonde sur la présence du palais royal des Akpaki. Il s’agit du quartier "Sinanguru". Précisons ici que pour des raisons liées à l’histoire, les Tchaabè-Nagots se sentent autochtones dans cette cité fondée au 18è siècle et dont le premier roi fut un Nagot élevé et ennobli dans la cour royale de Nikki, au milieu des princes wassangaris. Cette passerelle historique entre les populations Tchaabè-Nagots et les Baribas reste très perceptible dans les plaisanteries séculaires entre ces deux peuples.
C’est tout le contraire des rapports de méfiance entre les populations fons d’Abomey et les Gouns de Porto-Novo, bien que le roi Toffa ait été élevé dans la cour royale d’Abomey et que son intronisation sur le trône royal de "Hôgbonou" ait été supervisée par un régiment de l’armée du roi Glèlè. Deux histoires similaires aux issues diamétralement opposées.
À Parakou donc, les Tchaabè-Nagots se sentent autant autochtones que les Baribas qui occupent le quartier historique de "Kpèbié" et toute la zone nord de la ville. Ce qui n’est évidemment pas le cas des Fons qui, persécutés depuis la chute du royaume guerrier d’Abomey, s’installent prudemment dans toutes les villes desservies par le chemin de fer, autour de la gare. C’était pour eux, en effet, la meilleure façon de s’assurer le premier train en cas d’explosion de folie xénophobe à leur encontre.
Ainsi, à Parakou, ils occupent tous les quartiers limitrophes de la gare ferroviaire. Quartiers "Dépôt", "Alagare", "Camp Adagbè". Le cœur de la ville est occupé par les Dendis, peuple commerçant et citadin venu du Burkina Faso et du Mali, et qui a pris ses quartiers essentiellement dans les grandes villes du nord du Bénin, comme Natitingou, Djougou, Parakou, Kandi et Nikki. Les Dendis occupent à Parakou les deux grands quartiers rivaux autour du marché "Arzèkè". Il s’agit des quartiers chauds et populeux de "Yèboubèri" qui, en dendi, signifie justement "grand marché", et de "Yarakinnin". Ces deux quartiers dendis, étalés de part et d’autre du marché Arzèkè, entretiennent, sur beaucoup de sujets, un rapport de susceptibilité et de rivalité que tous les acteurs politiques de la ville ont à rentabiliser sans scrupule.
Je me rappelle les matchs de football opposant ces deux quartiers et qui finissaient systématiquement dans la bagarre, quel que soit le score, l’arbitre finissant toujours sur une civière d’hôpital pour un penalty non accordé ou un tacle non sanctionné et que les spectateurs étaient toujours les seuls à voir. Je me rappelle aussi l’immense conflit qui opposa ces deux quartiers très musulmans lorsqu’il se fut agi de choisir lequel devait abriter la mosquée centrale de la ville. Yèboubèri remporta cette mise et la frustration fut vive à Yarakinnin qui érigea, peu de temps après, sa propre mosquée. Mais, s’il y avait une chose sur laquelle ces deux quartiers s’entendaient, c’était le rejet viscéral du christianisme. Et jusqu’à mon départ de la ville en 1991, aucune église ne put être érigée sur le territoire de Yarakinnin ou de Yèboubèri, où pratiquement chaque pâté de maisons disposait de son école coranique.
L’islam fut très présent dans mon quotidien. En dehors de la mosquée centrale de la ville, bâtie à quelques encablures de notre maison et dont les appels du muezzin rythmaient mes journées, une autre mosquée, secondaire, fut érigée à deux pas de notre bâtiment. Et en période de Ramadan, les prières quotidiennes de rupture de jeûne transformaient le quartier en zone assiégée. Mais, étant né dedans, je n’avais jamais perçu ces encombrements de voies publiques comme un problème. La chose m’aurait été sans doute plus inconfortable aujourd’hui, mais à l’époque, j’aimais bien le goût puissant de ce jus de citron épicé au gingembre, très prisé pour la rupture du jeûne.
J’aimais le goût aigre de cette bouillie de mil mi-cuite accompagnée d’un gâteau épicé appelé "massa". Sans jamais jeûner, j’avais droit à tous les bonheurs de la rupture de jeûne, parce que tous les soirs, toutes les mamans de notre cour commune faisaient converger vers notre chambre une partie de ce qu’elles ont préparé pour leur rupture de jeûne.
Cette pratique était plus visible encore lors des fêtes de Tabasski où nous recevions, pendant des jours, des gigots entiers de mouton. Mais, je crois que nous devions ces marques d’attention à la personnalité de ma mère qui prenait aussi part, de façon active, à la vie de la communauté. Car, cette générosité de nos voisins du quartier ne se limitait d’ailleurs pas seulement aux célébrations musulmanes. Les retours de chasse qui mobilisaient toute la jeunesse du quartier pendant l’unique saison sèche, se ressentaient toujours chez nous de façon agréable. Les acteurs de ces chasses communautaires appelées "damara" faisaient converger vers nous, les soirs, des morceaux de gibiers de toutes sortes.
Ma mère avait une grande capacité relationnelle et nous savions distinguer de loin l’écho de sa voix quand, de retour du marché, le soir, elle mettait un point d’honneur à distribuer des salutations à gauche et à droite, les légères génuflexions là où il fallait. Je me rappelle encore ces agacements furieux de mon père quand, revenant parfois de la ville avec ma mère, sur sa moto, il devait supporter les salutations que celle-ci lançait de façon interminable. "Djani-non (mère de Jeanne !), je finirai par te débarquer de la mobylette pour que tu t’occupes mieux de tes salutations", finissait-il par exploser.
Je vous l’avais déjà dit, mon père et ma mère étaient deux faces diamétralement opposées d’une médaille. Ma mère, d’un naturel enthousiaste, se faisait "belle-mère" de tout le monde, "coépouse" de tout le monde, "bru" de toute nourrice. Mon père, cérébral et introverti, était réglé comme une horloge dans toutes ses activités et avait le maniement de la lanière facile quand il fallait remettre sur le bon chemin l’un quelconque de ses enfants. Dernier de ses garçons, je n’eus pas à subir la force de sa rigueur autrement que cette sévère correction qu’il m’administra lorsque mon maître d’école du CM1 lui fit parvenir une lettre d’amour que j’avais gribouillée sur un morceau de papier, à l’intention de Mariama qui s’asseyait deux rangées plus loin. Je gardai longtemps une dent contre ce salaud de Bruno qui me dénonça. Mais, cette réaction de mon père, bien que sujet à caution aujourd’hui à la lumière de la dénonciation ambiante du châtiment corporel, me fit pourtant le plus grand bien et relança mes performances académiques qui s’étaient assoupies au cours des mois antérieurs.
Et ce n’est pas le très charismatique "maître Akpaki" que j’eus l’année suivante, au CM2, qui s’en plaindrait. J’étais imprenable sur ses dictées de 7 heures par lesquelles il nous faisait démarrer nos journées, avec sa formule effrayante, "une faute, un coup". Et ces coups qui devenaient particulièrement mémorables en période d’harmattan, m’avaient souvent contraint à faire une photographie mentale des textes de Bernard Dadié avec son sacré "Climbié", des textes d’Olympe Bêly-Quenum avec son "Bossou ligoté par quatre singes", et autres textes d’anthologie, compilés dans la collection "Pages africaines".
Mon goût pour la prose vient sans doute de là, de la rigueur de "maître Akpaki" dont les longues cicatrices ethniques sur chaque tempe paraissaient devenir autant de lanières quand il empoignait la chicotte. Cet enseignant eu sur la constitution de mon profil moral et intellectuel, un impact hors de l’imagination.
Les maillons les plus sensibles dans un système éducatif tourné vers la construction d’une nation, ce ne sont ni les professeurs agrégés, ni les titulaires de chaire. Les plus sensibles sont les instituteurs qui reçoivent la motte d’argile pendant qu’elle est encore fraîche, vulnérable et malléable. Lorsqu’ils s’y prennent mal, il est souvent trop tard.
La ville de Parakou, c’est aussi cette importante communauté de ressortissants de la Donga et de l’Atacora-ouest, installés à l’est, dans les zones périphériques derrière le quartier Banikani. Ces populations, courageux travailleurs de la terre, s’y sont installées à cause de la proximité de terres fertiles. Dans ce quartier limitrophe à l’est de la ville, se trouvent également quelques grands noms dynastiques mahis, tels que les "Gbaguidi" et les "Cakpo-Chichi".
L’architecture sociale de la ville en fait un microcosme idéal pour l’expérimentation et la culture du "vivre-ensemble". Yayi, mieux que Kérékou, mobilisa toutes ces composantes ethniques de la ville par des combinaisons qui étaient naturellement en sa faveur. Étant Nagot, il s’adjugeait logiquement l’électorat des quartiers sud, en même temps que celui des quartiers nord, baribas, pour des raisons spécifiques à l’histoire de la ville et dont j’ai parlé plus haut.
L’électorat dendi accompagna le choix des Baribas. Les Fons des quartiers ouest, traditionnellement acquis à Nicéphore Soglo, se portèrent majoritairement sur Yayi à cause de son passé de collaborateur du président Soglo, et en l’absence d’un grand leader fon dans la compétition. La diaspora de la Donga et de l’Atacora-Ouest, en l’absence de Mathieu Kérékou, opta pour celui qui faisait presque l’unanimité dans leurs régions d’origine. Voilà comment la conjoncture fit d’un débutant en politique, le champion d’une ville si complexe et fit de notre meeting électoral de ce samedi, neuvième jour de campagne, un sacre historique dans Parakou.
Nous quittâmes la ville au crépuscule et mîmes le cap sur Tchaourou, le berceau de Yayi. L’étape tant attendue de la campagne...

(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 89
Yayi Boni naît à Tchaourou au début des années 50. Quatrième garçon de son père, il ne doit pourtant son éducation qu’à son oncle Aboumon, cousin de celui-ci, dont l’autorité planait sur toute la famille. Cependant, les événements malheureux successifs qui surviennent sur la descendance directe de son père génétique impacteront, à mon avis, profondément la formation de sa personnalité et la perception de ses rapports personnels avec ses nombreux cousins paternels, et de façon plus générale, avec ses interlocuteurs. Je souhaite lui laisser l’autorité de la décision de parler de certains de ces événements quand il comprendra qu’il faut fermer la baraque politique et écrire ses mémoires pour la postérité.
Une chose est sûre, il n’était pas bien parti dans la vie. Et cela explique la combativité dont il fut capable plus tard face aux défis de son existence. Combativité, oui, mais complexes et susceptibilités surtout. C’est sous l’autorité de son oncle qu’il grandit, bien que son père soit là. Les circonstances de sa scolarisation, déjà relatées dans maints ouvrages, révélaient déjà une grande pulsion chez ce jeune garçon qui voyait ses cousins partir à l’école chaque matin, alors que lui devait se rendre au champ, avec son oncle. On peut dire certaines choses sans y mettre les mots. Et c’est ce que j’essaie de faire.
Le petit garçon eût bien voulu, comme les autres, se rendre à l’école. Mais, ce n’était ni lui, ni son père biologique qui en décidait. Et celui qui trouva que sa place serait plutôt au champ ne le fit guère par méchanceté. Dans les circonstances du moment, cela paraissait même plutôt logique et normal. Le petit Boni voyait les choses autrement. Et profitant d’une des absences de son oncle parti vendre son tabac dans les hameaux voisins, il se fit conduire à l’école communale par l’un de ses cousins.
L’ambiance, au retour de l’oncle, fut houleuse. Mais, le fait était déjà accompli. En plus, cet oncle n’avait pas un intérêt particulier à le garder au champ. Peut-être doutait-il simplement de ses aptitudes pour l’école. Il finira par laisser faire, voyant une si grande détermination chez l’enfant. Et naturellement, le petit garçon eut une scolarité facile, pas parce qu’il fut autrement brillant, mais parce que, contrairement à ses camarades de classe, lui avait décidé, de son propre chef, d’aller à l’école.
Je ne compris que plus tard les nombreux changements radicaux de sujet que faisait Yayi, quand quelques fois, au cours des interminables causeries qui meublaient nos voyages à travers le pays, j’entreprenais de lui raconter les circonstances dans lesquelles je commençai l’école. La similitude, même partielle, avec sa propre histoire, réveillait peut-être chez lui des blessures. Mais, tout finit si bien entre lui et son oncle qu’il le fit plus tard partir à la Mecque ; ce qui constitue le cadeau suprême que l’on peut faire à un musulman fervent. Et ce fut cet oncle qui, au soir de sa vie, laissa une déclaration prémonitoire qui s’accomplira des décennies plus tard. "Il se produira, dans cette famille si modeste, un événement de portée nationale. Mais, je ne serai plus là pour le voir", avait-il dit, avant de rendre l’âme.
Les rapports entre Yayi et ses cousins, dont la plupart se désolidarisèrent rapidement, furent-ils marqués par ce bégaiement de son destin aux portes de l’école ? Pas facile de le dire, surtout que André Aboumon, l’aîné de ses cousins, fils biologique du patriarche Aboumon, et qui, le premier, occupa un poste administratif, devint une sorte de tuteur et de soutien matériel pour le jeune Yayi. André était agent du développement rural et, à la suite de son père, était devenu, pour un moment, le pilier central de la famille.
Yayi, après son baccalauréat, partit pour l’université nationale du Bénin, après avoir raté de très peu de se retrouver dans un institut de formation aux métiers de l’assurance, à Yaoundé. Sur insistance de Abdoulaye Issa, jeune leader aux réflexes déjà futuristes, Yayi abandonna, la mort dans l’âme, ce billet d’avion conséquent à la bourse d’étude qu’il avait obtenue pour le Cameroun. Il s’inscrit à la faculté des sciences économiques. C’est à ce moment qu’il rencontra sa première épouse dont il eut sa première fille, Solange.
Les difficultés matérielles et financières s’amoncelèrent alors dans sa petite chambre d’étudiant à Gbégamey, non loin de la "Place Bulgarie", et c’est avec la carte de visite de ce même Abdoulaye Issa qu’il se présenta, un peu plus tard, dans le bureau du directeur général de la Banque commerciale du Bénin, BCB, qui n’était rien d’autre qu’un certain Bruno Amoussou.
"C’était un jeune homme travailleur, mais peu structuré", se souvient le renard de Djakotomey. Yayi garda un contact régulier et très suivi avec ses cousins restés à Tchaourou, jusqu’à ce qu’une violente attaque occulte, dont il se tira de justesse, l’éloigne de son Tchaourou natal. Il prit aussi radicalement ses distances avec la famille quand, quelque temps après, il partit pour la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest, BCEAO, à Dakar. Ce séjour dakarois fut, pour lui, un long tuyau noir, tant au plan professionnel que privé.
Au plan professionnel, son séjour dans les locaux de l’institution régionale fut une longue succession de frustrations et de prostrations. Il lui était, par exemple, impossible d’emprunter le même ascenseur que Pascal Irénée Koukpaki, qui faisait figure de nabab, vu ses excellentes relations avec le gouverneur ivoirien. Demander et obtenir une simple photocopie au pôle de secrétariat relevait pour lui d’un parcours du combattant. Il se sentait rejeté, mal aimé. Il eût bien voulu entretenir des relations de fraternité avec son frère du nord, Abdoulaye Bio Tchané. Mais, les deux hommes n’ont ni la même essence, ni le même tempérament. Et leurs relations furent de façade.
Dans le même temps, des inquiétudes se renforçaient au village, chez ses frères et cousins, qui soupçonnaient son éloignement d’avoir été provoqué par des voies occultes. Yayi venait bien à Cotonou quelques fois, mais évitait tout contact avec la famille. Grâce à l’entregent du docteur Pierre Boni, fondateur de la "Clinique Boni », beau-frère du président Nicéphore Soglo, Yayi fut rappelé au pays pour servir à la présidence de la République en tant que conseiller à l’économie du chef de l’État. Les appuis de ce même Pierre Boni seront décisifs pour l’aider à décrocher le prestigieux poste de président de la Banque ouest-africaine de développement, BOAD, à la place du ministre des Finances, Paul Dossou, et face aux appétits des prétendants comme Yacouba Fassassi et Guy Amédée Adjanonhoun.
Certaines sources situent à cette époque la naissance des ambitions présidentielles du petit neveu du patriarche Aboumon. Le calcul, fort simpliste, était celui-ci : le président Nicéphore Soglo rempile en 1996. Puis forclos en 2001, il libère le plancher. La première projection de Yayi se faisait donc sur l’horizon 2001. Mais, les choses ne se passèrent pas exactement comme prévues. Soglo perd les élections en 1996. Entre-temps, Yayi renoue avec son Tchaourou natal où il bat campagne pour Soglo, aux côtés de son aîné, le légendaire ministre de l’Education nationale, Dramane Karim, dont on se rappellera longtemps la silhouette émaciée et les épais verres correcteurs à grosse monture.
Yayi renoue donc avec Tchaourou, mais le scrutin présidentiel tourna à la correction pour lui et le ministre Karim. Plus tard, des informations parvenues au candidat malheureux Nicéphore Soglo dénonceront une certaine duplicité de sa part, l’accusant d’avoir battu campagne pour Kérékou. Cette accusation, bien que gratuite et fausse, se retournera en faveur du jeune président de la Banque ouest-africaine de développement dont la tête fut vainement réclamée par les princes du nouveau régime.
Il put se réconcilier plus tard avec Tchaourou, par le projet d’extension du réseau électrique qu’il fit financer par la BOAD et qui part de Parakou, pour chuter à l’hôpital de Papanè. L’électrification de Tchaourou fut un acte majeur qui le positionna de façon irréversible dans un Tchaourou où il ne faisait guère figure de grand leader.
C’est vers ce Tchaourou que se dirige, dans le crépuscule de ce samedi, neuvième jour de campagne, notre cortège électoral, après un meeting pharaonique dont l’un des objectifs était de donner la réponse au candidat Adrien Houngbédji qui y avait fait stade comble quelques jours plus tôt.
En route pour Tchaourou, là où Yayi faillit rater l’école... !
(✋À demain)
Tibo

Mémoire du chaudron 90
L’agglomération de Tchaourou est le coeur administratif de la commune du même nom, la plus étendue du Bénin. En dehors de cette agglomération centrale érigée en arrondissement, la commune rassemble les arrondissements de Tchatchou, Alafiarou, Kika, Bétérou, Sanson et Goro. C’est une commune majoritairement bariba et peulhe, mais dont le chef-lieu abrite un peuplement plus ou moins ancien de Yoroubas-Nagots venus des régions tchabès au sud, ou du Nigéria à l’est. Dans l’agglomération centrale, on note une présence de populations fons et adjas, installées autour de la gare de chemin de fer qui, après Savè, fut pendant un temps, l’arrêt final des trains de marchandises ou de passagers qui partaient de la gare de Cotonou. Ce n’est que plus tard que le chemin de fer fut prolongé jusqu’à Parakou. On note également, sur le territoire de la commune, un remarquable peuplement yom et ottamari, généralement métayer dans les fermes locales.
Yayi appartient à la communauté Nagot de Tchaourou, celle venue de Savè. Et c’est là que son profil devint intéressant pour l’aventure présidentielle de 2006. S’il avait juste été nagot de Savè, il n’aurait sans doute pas gagné les élections, car il lui aurait été impossible d’étendre si rapidement son influence jusqu’à l’épicentre de la civilisation bariba à Nikki. Il y a certes ces plaisanteries de cour qui font fraterniser, jusqu’à ce jour, Baribas et Nagots.
Mais la chose deviendrait plus complexe qu’elle n’en donne l’air lorsqu’il s’agirait de convaincre le Bariba de Nikki, de Bembèrèkè ou de Kouandé de faire allégeance à un Nagot venu de Savè. La nuance ici, c’est que l’élément de jonction historique entre Nagots et Baribas est l’histoire du royaume de Parakou, un territoire dont le royaume de Nikki concéda le pouvoir administratif et politique à un roi nagot élevé dans sa cour et ennobli plus tard.
Mais parallèlement, les Baribas gardèrent le titre de chefs de terre sur le royaume de Parakou, avec un palais bariba dans le quartier historique de Kpébié.
Ainsi, le roi Akpaki de Parakou, Nagot d’origine et Bariba d’éducation, pouvait, au même titre que les Wassangaris, monter sur un cheval à la croupe recouverte d’étoffe richement brodée, descendant jusqu’au bas de sa queue. En plus, le roi Akpaki de Parakou fut autorisé à chausser les étriers blancs, distinctifs de la noblesse bariba. Et la plaisanterie chez les Baribas, quand ils voyaient le Nagot dans ces apparats de roi wassangari, c’est de rappeler que tout cela fut de leur unique volonté.
Ces plaisanteries courent jusqu’aujourd’hui, où il est encore habituel d’entendre Nagots et Baribas se faire ce genre de plaisanterie amicale dans les bureaux de l’administration lorsqu’ils se croisent. "Alors, mon esclave ! ", lance le Bariba rigolard et plaisantin à un Nagot qui bredouille, dans un éclat de rire, une réplique quelconque. En fait, ici, le mot "esclave" n’est pas à prendre dans son sens premier. Il signifie "enfant adoptif" ou "vidomègon" quand la plaisanterie devient corrosive. Il y a cependant une nuance. Le Nagot qui fut éduqué et ennobli dans la cour royale de Nikki ne venait pas directement de Savè, mais plutôt des périmètres de Tchaourou. Voilà pourquoi je disais tantôt que Yayi aurait été de Savè que l’aventure de 2006 aurait peut-être tourné autrement.
Je me souviens d’ailleurs de ces nombreuses visites que nous rendions au roi Akpaki Dagbara au palais royal de Sinangourou, à Parakou. Pour des raisons que nous avions du mal à cerner, ce roi, justifiant pourtant d’une parenté directe avec Yayi, montrait beaucoup de froideur vis-à-vis de ses ambitions présidentielles. Il finit même, contre toute attente, par se faire ouvertement adepte d’une révision de la Constitution, pour le maintien au pouvoir du Général Mathieu Kérékou. Sa majesté Akpaki Dagbara mourut au seuil de la présidentielle de 2006... !
Je fais cette digression parce qu’il n’est pas possible de théoriser autour d’une élection présidentielle au Bénin sans une profonde connaissance de l’armature anthropologique et sociologique du pays. Il ne suffit donc, hélas pas, de montrer ses plus belles dents sur un poster géant comme si c’était d’une publicité de pâte dentifrice qu’il s’agissait. Il faut connaître le pays, sentir son âme, porter son souffle.
Tchaourou était donc la transition entre le Bénin méridional et le septentrion, et cette position faisait de Yayi, en 2006, le joker idéal après 15 ans d’affrontement politique entre Kérékou et Soglo.
Notre chemin jusqu’à Tchaourou dans le crépuscule de ce samedi-là ne fut pas de tout repos. À chaque petit village au bord de la route, nous étions contraints à un arrêt par des populations qui se servaient de toutes sortes d’objets pour bloquer notre passage. Alors, nous nous arrêtions. Yayi descendait et la populace, à sa vue, devenait hystérique. C’était une ambiance folle, surréaliste, mystique. Certains roulaient carrément par terre, dans cette obscurité, à ses pieds.
Je n’avais pas vu de tels déchaînements de passion en 2001, autour du baobab Mathieu Kérékou. Dans la nuit trouée par le halot lumineux de quelques lampes à néon, on percevait cet hymne qui planait sur tout le pays bariba. La voix de l’artiste Bourousman perçait les ténèbres et cette mélodie à la cadence abrupte, ce refrain court et facile qui finissait par "Yayi Boni", nous précédait autant qu’elle nous suivait.
Nous atteignîmes Tchaourou autour de 22 heures. Rien n’avait été prévu ici. Ça me rappelle les rapports électoraux que le Général Mathieu Kérékou entretint avec son village natal, Kouarfa, pendant les élections présidentielles de 2001. Nous allâmes dans toutes les contrées de l’Atacora-ouest, sauf à Kouarfa. En revenant de Toukountouna, le véhicule de tête s’était pourtant engagé sur cette bretelle, à gauche, qui menait dans ce mythique village de Kouarfa. Mais le Général, à notre grande déception, ordonna au véhicule de tête de faire demi-tour. Nous le comprîmes toutefois. Dans une campagne électorale où toutes les minutes comptaient, il n’était pas judicieux de consacrer un temps précieux à vouloir défoncer une porte déjà ouverte.
C’est ce que fit également Yayi cette nuit-là à Tchaourou. Nous nous dirigeâmes directement à son domicile au bord de la voie, à la sortie sud de l’agglomération. Quelques voitures du cortège suivirent celle du candidat jusqu’à l’intérieur du domicile bordé de filaos et d’eucalyptus. Le reste des véhicules se disposa dans un grand désordre sur la bande de terre devant la résidence, en contrebas de la route inter-États. Nous rejoignîmes tous la paillote circulaire dans la cour. Des bruits de pilons et de mortiers s’accélérèrent dans une cadence endiablée derrière le bâtiment massif aux allures coloniales. En attendant le service de l’igname pilée, nous devisions bruyamment.
Benoît Dègla, que je n’avais pas revu depuis quelques jours, était venu nous rejoindre là. Mais bientôt, une violente dispute éclata entre lui et le docteur Touré, vétérinaire ayant son cabinet en face de l’église "Saint Michel" à Cotonou. L’altercation monta très vite en puissance et des coups de poing se formèrent. Je ne compris l’objet de la bagarre que lorsqu’ils se furent calmés en se couvrant mutuellement d’injures à caractère ethnophobique.
Le docteur Touré, venu directement de Savè cette nuit-là, proposait que Yayi s’y rende directement après notre pause-dîner, contrairement au programme initial qui prévoyait l’enclave de Ouèssè comme étape suivante. Cet itinéraire initial fut maintenu et nous prîmes la piste de Ouèssè que nous atteignîmes vers une heure du matin. Les populations, mobilisées depuis neuf heures, nous firent un accueil triomphal.
Le meeting ne dura pas. Nous reprîmes la route inter-état et parcourûmes, avec la complicité de la nuit, tous les villages tchabès tout au long de l’axe bitumé. Les scènes de barrage de route se succédèrent jusqu’à Glazoué. Nous achevâmes la boucle vers six heures du matin, enfreignant, sans autre forme de scrupule, le code électoral. Le Général Mathieu Kérékou en fit autant en 2001, malgré toute la violence qu’il faisait sur lui-même pour se conformer à la loi. Le problème, pensai-je, c’est qu’il faut avoir l’expérience de certaines choses pour prétendre bien y légiférer.
Deux semaines pour une campagne électorale présidentielle, pour un candidat désirant parcourir toutes les communes du Bénin, dans l’état actuel de notre réseau routier, est une chose quasiment irréaliste si ce candidat doit se conformer scrupuleusement aux délais quotidiens légaux de campagne.
De Glazoué, nous fonçâmes directement sur Cotonou. Le cortège entra dans Cadjèhoun sous les éclats dorés d’un soleil de dix heures.
Nous étions dimanche, et la grande boucle des zones naturellement réceptives à Yayi venait d’être bouclée. Place maintenant aux départements du sud. Encore cinq jours de campagne...
(✋🏾À plus... !)
Tiburce Tolidji ADAGBE

Mémoire du chaudron 91
Je repense à cette sensation indescriptible que l’on éprouve lorsque l’on rentre dans Cotonou après avoir parcouru, en si peu de jours, tout ce que le Bénin profond a de divers et variés. On se rend compte alors, en voyant cette circulation de plus en plus dense, à l’entrée de Calavi, en voyant ensuite Cotonou dans son train-train habituel, dans cette indifférence involontaire qu’il semble afficher vis-à-vis de vous, comme si vous aviez toujours été là, on se rend compte de cette étrange magie que peuvent offrir les différents tableaux de vie au sein de ce même pays. Nous avions roulé sans arrêt depuis Glazoué. Notre meeting n’avait pris fin qu’autour de cinq heures ou six heures du matin. Je me demande encore aujourd’hui, comment mon allié, Macaire Johnson a pu faire preuve d’une pareille endurance sans être chauffeur de profession. Car, j’avais, au bout de ma résistance physique, dormi tout le long du trajet, jusqu’à Cadjèhoun. De sorte que je n’entendis parler que plus tard, de cet accident qu’eut une des voitures de notre cortège dans la zone de Glazoué et qui fut fatal à un usager de la route.
J’aurais pourtant bien aimé être en éveil et contempler le décor sublime du paysage dans les encablures de Gobè, de Mondji Gangan. J’avais eu une expérience formidable de ces milieux géographiques, lorsque pendant l’une de mes vacances scolaires que je passai dans ma famille maternelle entre Kpingni et Vèdji. Je fis le parcours de Dassa jusqu’au petit village de Atchakpa où travaillait un de mes oncles maternels pour la Société Sucrière de Savè. Je fis ce trajet, assis sur le siège arrière d’un vélo que pédalait avec opiniâtreté mon cousin Elie à qui j’en avais pourtant à revendre au plan physique.
Je repense encore à ces véhicules que nous croisions à vive allure et qui projetaient dans nos visages de fines particules d’eau, mais qui, sous l’effet de la vitesse, nous picotaient comme s’il se fut agi de minuscules bouts d’aiguilles. Mais, ma récompense à l’arrière de ce vélo était le grandiose tableau que m’offrait ce lent défilement de collines, avec parfois des rochers si curieusement disposés que je me demandais comment tout cela tenait en équilibre depuis si longtemps. Élie qui était déjà très habitué à faire ainsi l’itinéraire à vélo, se transformait alors en guide, répondant aux innombrables questions dont je l’assommais. Il le faisait sans doute avec beaucoup de bonheur, parlant et pédalant à la fois. Je ne sais plus combien de temps dura ce voyage. Mais, nous arrivâmes à destination au crépuscule. Les fesses rendues momentanément insensibles par le siège arrière du vélo, je fus heureux de pouvoir enfin me dégourdir les jambes.
Atchakpa était un petit village essentiellement habité par les ouvriers de la Société Sucrière de Savè dont les plantations de canne à sucre s’étendaient à perte de vue. J’y passai un mois, dans une ambiance paysanne et champêtre. Mon oncle, comme d’ailleurs la plupart des ouvriers de la société, entretenait un champ sur les abords du périmètre planté. Mon cousin Élie et moi nous y rendions tôt le matin, à vélo, en longeant la ligne de chemin de fer. Nous passions alors toute la journée dans ce champ de manioc où poussaient également arachides et haricots. À vrai dire, je n’y faisais pas grand chose. Non pas que je n’en eusse pas le désir, mais mon oncle ne me le permettait pas. Il était si attentionné que, parfois, cela finissait par me mettre mal à l’aise. Mais, je ne m’ennuyais pas pour autant. Je profitais de ses longues absences, quand il était occupé par ses activités à la société, pour prendre la houe et essayer la concurrence avec Élie, sur le désherbage des pieds de manioc. Inutile de dire que la compétition tournait toujours en ma défaveur.
Et le plus redoutable pour moi, c’était lorsque nous tombions sur l’une de ces nombreuses vipères qui se recroquevillaient sous les amas de feuilles sèches. La proximité des plantations de la société sucrière expliquait sans doute la prolifération dans les champs alentours de ces reptiles attirés par les petits rongeurs. J’avais la phobie des reptiles. Mais, j’en voyais tellement tous les jours dans le champ que je finis par guérir de ma phobie. Mon oncle me laissa des bottes que je chaussais. Eux n’en avaient visiblement pas besoin, car ils savaient apercevoir là où moi je ne voyais rien. Les moments que j’affectionnais dans cette vie champêtre, c’était lorsque, tôt le matin, nous faisions le tour de pièges que nous avions tendus la veille au soir.
La moisson était généralement bonne et j’aimais cette senteur de poils brûlés qui envahissait l’air lorsque nous nous mettions à griller sous un feu improvisé, lièvres et gros rats. Les journées à Atchakpa étaient rythmées par les nombreux passages de train. Je me souviens de la vibration qui parcourait toute notre petite chambre, lorsque le train de marchandises passait au milieu de la nuit. À ma grande surprise, j’étais le seul que ce passage fort indiscret de l’autorail tirait du sommeil. Certainement sous l’effet de l’accoutumance, les autres dormaient les poings fermés.
Je repense à cet épisode de ma vie quand il m’arrive de disserter, seul, sur des notions abstraites telles que le bonheur et l’épanouissement. Car, je crois bien avoir été très heureux dans cette ambiance de simplicité et même de dénuement. Les repas étaient sommaires, mais d’une saveur que je n’expérimente plus aujourd’hui. Il n’y avait ni poste téléviseur, ni Internet. J’étais allé à Atchakpa sans le moindre livre dans mes bagages. Je fis pourtant, là, une expérience presque mystique de l’épanouissement.
Les années sont passées et j’ai donc franchi ce pont qui enjambe le fleuve Ouémé. Au milieu de la nuit, j’ai parcouru d’un trait toute cette zone, sans plus ressentir la poésie de mes années d’insouciance. J’étais embarqué dans la course au pouvoir. Et je perdais progressivement certains de mes sens. Je perdais sans le savoir et sans le vouloir, mon aptitude au bonheur.
Ce dimanche matin à Cadjèhoun, dixième jour de campagne électorale, je prenais progressivement conscience de ce qui m’arrivait. L’homme avec qui j’avais passé tant de mois à discuter, analyser, deviser, cet homme avec qui j’avais partagé tant de confidences, deviendrait, dans quelques jours, Président de la République. Quel était le sens profond de mon implication dans cette aventure que je n’avais ni planifiée ni calculée ? Et que nous réserve d’ailleurs tout ce tourbillon ? De quoi sera fait demain, après ce sacre qui était désormais imparable ? Notre vie est comme un bateau ivre à bord duquel nous avons la satisfaction de tenir un gouvernail qui, en réalité, n’influe que très peu sur la direction et l’itinéraire.
Dimanche, dixième jour de campagne. Dans la rue, devant le domicile de Yayi à Cadjèhoun, notre cortège, à peine rentré du nord, se repositionne déjà pour l’étape du jour : le Mono et le Couffo.
Agglutinés sur la petite véranda, nous parlons bruyamment de tout et de rien. Yayi était monté à l’étage. Cela faisait bien 24 heures qu’il n’avait pas fermé l’œil. Sa voix s’éteignait peu à peu. Je me demande, pensif, comment il réussira à enchaîner les meetings de la journée. Surtout qu’il s’agira, entre autres, de mettre pieds dans le Couffo, zone fortifiée d’un certain Bruno Amoussou. Un leader politique qui inspirait crainte et terreur à Yayi. Un tout autre volet de notre campagne s’ouvre.
(✋À demain)

Mémoire du chaudron 92
Nous prîmes finalement la route du Mono vers 13 heures. Nous comptions, conformément au programme initial, faire les six communes du Mono à savoir Comé, Bopa, Grand-Popo, Athiémé, Houéyogbé et Lokossa, avant de remonter vers le Couffo. Sur papier, le maillage du département du Mono était excellent et pratiquement tout le personnel politique en vue s’était rangé en ordre de bataille derrière Yayi. Et cela pouvait se comprendre quand on sait que l’UPD-Gamexu de Jean-Claude Hounkponou fut l’un des partis politiques à l’avant-garde du yayisme, et que par ailleurs, l’IPD de Théophile Nata s’y sentait à domicile, avec des têtes de pont comme Moïse Mensah et Francis da Silva. Le landerneau politique du Mono était, il faut le remarquer, en pleine lutte d’affranchissement vis-à-vis de l’hégémonie du PSD de Bruno Amoussou. Ce délitement du PSD, derrière lequel beaucoup d’analystes politiques de l’époque voyaient la main du Général Mathieu Kérékou, n’avait pour autant pas encore donné à ce département un leader politique d’envergure capable de porter son étendard dans une bataille électorale présidentielle dont on connaît bien la rudesse.
N’empêche ! Le réflexe politique de l’électorat du Mono, qui vota massivement pour Kérékou en 2001, fut de remettre la table en 2006, pour un autre prétendant au fauteuil présidentiel, capable de les aider à consolider leur indépendance vis-à-vis de Bruno Amoussou dont le sobriquet politique, "Renard de Djakotomey", est loin d’être usurpé. Le PSD se rétracta donc progressivement sur ses séants, c’est-à-dire sur son noyau dur qu’est le département du Couffo. Le soutien aux ambitions politiques de Yayi vint d’abord du Mono, avant d’irradier le reste du pays. Je pourrais dire autrement, et à votre grande surprise peut-être, que le Mono fut le vrai berceau du Yayisme. Je ne connais pas de cadres politiques d’envergure, originaire du département du Mono, et qui se soit dressé contre le candidat Yayi. Ma mémoire flanche peut-être, mais je ne m’en souviens pas.
Et notre entrée dans le département en cet après-midi tint largement la promesse des fleurs. Nous fûmes agréablement surpris, dès l’entrée de Guézin, de retrouver cette même effervescence, pour ne pas dire plus, qui caractérisa notre tournée électorale dans le septentrion. Presque toutes les portes des habitations portaient une affichette à l’effigie de notre candidat. Je ne peux dire comment le travail fut organisé sur le terrain pour aboutir à ce résultat. Mais, les discussions auxquelles j’avais pu assister pendant la longue période de tractations politiques indiquaient clairement que le personnel politique du Mono ne votait pas plus pour Yayi que contre Amoussou.
Nos meetings s’enchaînèrent ce dimanche soir-là, plus euphoriques les uns que les autres. Jean-Claude Hounkponou, avec des lieutenants comme Mathurin Nago, un activiste émotif comme Expédit Houessou, des figures jouissant d’une respectabilité comme Aurélien Houessou, l’inusable Robert Dossou qui se signalait quelques fois dans le paysage politique avec son "Baobab" de parti politique, le vieux Moïse Mensah qui se fit souffler le poste de directeur national de campagne, et j’en oublie, mirent le Mono aux couleurs du yayisme.
Je me rappelle avec amusement le meeting de Grand-Popo, avec ce ballet de serviettes au cou. Certains la portaient très court autour du cou. D’autres, moins discrets, la laissaient pendre sur toute la longueur de leur bedaine. Le marché de serviettes devait faire des fortunés ici, pensais-je cyniquement.
Je m’étais souvent rendu à Grand-Popo au cours de ma carrière de journaliste. Et quand plus tard, j’ai eu la grâce de découvrir la ville de Cannes en France, cité balnéaire concentrant yachts extravagants et milliardaires excentriques, je m’étais laissé à penser que si Dieu avait doté un de ces pays européens d’un décor aussi somptueux que Grand-Popo, nous en aurions tellement entendu parler. Notre problème, c’est que nous sommes tellement enfermés dans des cycles de stress ou dans d’interminables conflits négatifs, que nous ne savons plus dire la poésie de nos vies, la beauté de nos plages, le charme de nos monts et vaux, la féerie de nos couchers de soleil. Nous sommes parfois si absorbés par la prochaine méchanceté à faire à un voisin que nous mourons sans vivre.
La transcendance est obligatoire pour être heureux et rendre les autres heureux. GG Vickey, par ses odes éternelles, ne nous a pas fait aimer le lac Ahémé parce qu’il avait moins de problèmes que nous. Pierre Dassabouté, notre Francis Cabrel d’ici, n’a pas mis la mélancolie de sa voix et les notes sèches de sa guitare au service du message silencieux de la chaîne montagneuse de l’Atacora parce qu’il est moins préoccupé que les autres, par ses trois repas quotidiens. Sortons de notre cycle de négativité. Nous nous rendrons alors utiles à notre communauté.
Lokossa était notre dernière étape ce jour, dans le département du Mono. Le stade municipal, retenu pour le meeting, avait fait le plein. La ferveur y était identique à celle réservée au Général Mathieu Kérékou en 2001. À la différence près que le meeting du Général sur ce même stade en 2001, eut lieu dans la nuit. Avec le candidat Yayi, nous démarrâmes le meeting autour de 18 heures. Et ce fut son exigence personnelle de boucler cette étape avant la tombée de la nuit. Lokossa, c’était déjà en effet la frontière du département du Couffo, et la paranoïa sécuritaire que suscitait Bruno Amoussou chez notre candidat ne permettait pas de se retrouver si proche du Couffo dans l’obscurité. Et c’était justement là un immense problème, parce que nos têtes de pont dans le Couffo espéraient dur comme fer que Yayi prendrait le chemin de Aplahoué après le meeting de Lokossa.
Bientôt, des coups de fil angoissés se multiplièrent entre Ahmed Akobi, Moïse Mensah et nos responsables départementaux de campagne du Couffo, notamment Daniel Fangbédji, Michel Sogbossi, Maouna Tchiwanou, Jean-Baptiste Dégbey, Barnabé Kpogbèzan. Les insistances, puis supplications des uns ne feront pas ployer les autres. Pour Ahmed Akobi, c’était clair, Yayi ne pouvait pas prendre le risque de s’aventurer sur le territoire de Bruno Amoussou sans toutes les cautions sécuritaires nécessaires. Et il n’avait pas tort. Certains signes d’hostilité flagrante avaient été captés par nos partisans du Couffo dans la matinée de ce dimanche, à Azovè où toutes nos affiches ont été publiquement vandalisées, devant des forces de l’ordre impuissantes.
Par ailleurs, après dix jours de campagne électorale officielle, aucun candidat sérieux n’avait encore pu mettre les pieds dans le Couffo en dehors de son leader, Bruno Amoussou qui avait encore tout son staff de lieutenants avec lui : Kowé Corentin, Bernard Lani Davo, Léandre Houaga, Essou Pascal, Adolphe Dindin, Valentin Agbo, David Gbahoungba, Emmanuel Golou.
Quoique triomphant, le cortège de Yayi s’imposa des limites ce soir-là. Il ne franchira pas les frontières du Couffo durant toute la campagne électorale.
Ah, Bruno Amoussou ! ...On en parle demain ?
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 93
Au commencement étaient les trois patriarches Hubert Maga, Suru Migan Apithy et Justin Tométin Ahomadégbé. La vie politique nationale, à l’orée des indépendances s’organisait autour de ces trois leaders politiques, au gré de combinaisons et de déconstructions diverses.
Hubert Maga, leader du bloc politique du nord comprenant les Collines et les départements du septentrion, arbitrait à son avantage la guéguerre entre Justin Tométin Ahomadégbé, leader des Fons, et Suru Migan Apithy qui dominait alors la zone sud-est du pays, caractérisée par un mélange complexe entre Gouns et Yoroubas.
Les aires d’influence de ces trois grands leaders politiques post-coloniaux ne doivent rien au hasard, et puisent leur explication dans les méandres de l’histoire du peuplement du Bénin et des rapports parfois difficiles qui ont existé entre ses différents groupes socioculturels. Ainsi, il n’est pas possible d’éviter le parallèle entre la défiance permanente qui caractérisa les rapports entre Ahomadégbé et Apithy, et la guéguerre entre les rois Béhanzin et Toffa. Guéguerre qui atteint son paroxysme pendant l’épopée militaire de la conquête du royaume du "Danxome" par le corps expéditionnaire du Général Dodds.
Une page d’histoire qui laissa des frustrations dans l’esprit des Fons qui n’ont de cesse de dénoncer le soutien ouvert de leurs cousins gouns aux troupes conquérantes françaises. On peut encore raffiner la lecture historique et dire que les inimitiés entre Béhanzin et son cousin "Dasi", devenu Toffa après avoir été élevé à la cour de son grand oncle Glèlè, tiennent aussi leur essence des rapports difficiles entre les frères "Dogbagli" et Tê-Agbanlin qui se séparèrent à "Houègbo", après un épisode de violence fratricide pour l’occupation du trône laissé vacant à Allada par leur père, le patriarche "Adjahouto".
Nous avons tous étudié cette histoire aux cours primaires. "Dogbagli", parti de "Houègbo", s’installa à une centaine de kilomètres plus au nord, sur le territoire des tribus primitives "Guédé" à Bohicon. Son fils cadet "Dako-Donou", à coups d’intrigues sanglantes, assujettit les chefferies yoroubas et fons de la région et fonda le royaume du "Danxome" dont il fut le premier roi sous le nom de "Houégbadja".
Il mit sa capitale à 10 kilomètres à l’ouest de Bohicon et la nomma "Agbomè". De son côté, "Tê-Agbanlin" traversa en diagonale tout le pays "Aïzo", s’installa au sud-est, et fonda avec des autochtones yorubas venus de "Oyo" et de "Abéokuta", le royaume de "Hogbonou". D’un côté donc, le royaume du "Danxome", et de l’autre, le royaume de "Hogbonou", tous deux fondés par deux frères divisés par une même soif de pouvoir.
Suivez donc mon développement, car nous ne pouvons pas comprendre grand-chose du présent, sans une bonne maîtrise du passé.
Le royaume du "Danxome", plus belliqueux et plus conquérant, eut un rayonnement plus grand que celui de "Hogbonou", et bien qu’il en eût les moyens, "Agbome" ne fit jamais la guerre à "Hogbonou", pour des raisons évidentes d’histoire dont j’ai parlé plus haut. Ils sont tous deux issus de l’ancêtre commun "Adjahouto". Sous le règne du roi Glèlè, une crise majeure secoua la famille régnante de "Hogbonou". Le roi "Sodji" projeta de passer outre le principe établi de la succession au trône qui voulait que son successeur fût son neveu, le prince "Sonyigbe".
Il décida plutôt de préparer son fils à lui succéder. Il s’en ouvrit alors à son cousin, le roi "Glèlè", qui accepta de recevoir dans sa cour le jeune prince "Dassi", fils de "Sodji" et héritier contre-nature du trône, la succession sur le siège de "Tê-Agbanlin" n’étant pas patrilinéaire comme dans le royaume du "Danxome". Le roi Glèlè aida donc "Sodji" à couvrir ce coup d’Etat et "Dassi" grandit donc dans la cour royale d’Abomey, recevant la même éducation princière que "Kondo" qui deviendra plus tard Béhanzin.
La succession de Glèlè fut féroce à Abomey, et "Dassi" qui sera intronisé d’abord dans la capitale du royaume du "Danxome" sous le nom de "Toffa" avant d’être accompagné jusqu’à "Hogbonou" par une escouade de plus de quatre cents soldats de l’armée de Glèlè, n’était pas inconnu de "Kondo". "Dassi" et "Kondo" ne s’appréciaient guère à la cour royale et chacun de ces deux prétendants au trône de leurs géniteurs respectifs manœuvrait contre le sacre de l’autre. Ainsi, "Kondo", devenu prince héritier de Glèlè après la mort de son frère "Ahanhanzo", montra ouvertement de la sympathie pour le prince "Sonyigbe" dont "Dassi" se préparait à usurper le trône.
La position de "Kondo" s’expliquait par les tendances déjà très francophiles du roi "Sodji", et donc forcément de son fils "Dassi" qui, de fait, s’aligna dans la difficile lutte de succession au trône qui faisait rage à Abomey, du côté des fils de Glèlè, hostiles à l’accession au pouvoir de "Kondo".
Une fois sur le trône de "Hogbonou", la première chose que fit "Dassi", devenu "Toffa", un nom de règne qui lui fut donné par Glèlè, fut de solliciter la protection de la France. Le royaume de "Hogbonou" ne disposait pas d’une armée régulière et la perspective de la montée au pouvoir de "Kondo" ne le rassurait guère. Ce protectorat signé avec la France et qui pourtant, n’était qu’un acte de sécurisation de son trône vi-à-vis de son fougueux neveu "Béhanzin", aura des conséquences durables sur les rapports politiques qu’ont encore aujourd’hui les Fons et les Gouns.
Une inimitié qui réapparaît à chaque élection présidentielle et qui s’exprima encore récemment en 2011, avec les scores valorisants que fit Yayi à Abomey, face à Houngbédji pourtant soutenu, du bout des lèvres, diront certains, par Nicéphore. Inutile de vous aventurer en politique si vous ne connaissez pas l’histoire. Car, l’histoire est souvent programmée pour se répéter.
À ces trois entités géopolitiques, le bloc nord, le bloc sud et le bloc sud-est, s’ajoutera, au lendemain de la conférence nationale des forces vives de février 1991, un quatrième : le bloc sud-ouest, avec un certain Bruno Amoussou. La constitution de ce bloc est un fait de notre histoire politique contemporaine qui mériterait l’intérêt de nos politologues. Le peu que je peux en dire est que l’histoire est têtue. Car, à mon avis, la naissance du bloc "adja et assimilés" est un effet lointain de l’épopée des ancêtres fondateurs des royaumes du "Danxome" et de "Hogbonou". Je m’explique.
Tout est parti de Tado, en pays adja. Nous connaissons tous la légende de la princesse "Aligbonou", fille du chef de Tado qui fut mise enceinte par une panthère. De cette union contre-nature serait né "Agassou", belliqueux et bagarreur de tempérament. Normal ! ...pourrait-on dire, si son géniteur est vraiment un félin. À la mort du chef de Tado, une violente lutte pour la succession déchira la cité et un des descendants de "Agassou" la panthere mythique, après un meurtre commis sur un autre prétendant, s’enfuit de Tado avec la dépouille et les statuettes rituelles de son aieul.
Avec sa famille et ses alliés, il vint s’installer en territoire "Aïzo", à Allada sous le nom de "Adjahouto", littéralement traduit, "le tueur du chef adja". Et c’est à partir de là que l’histoire offre un détail assez intéressant. "Adjahouto" enterra à nouveau les dépouilles de son père, donc à Allada. Ce qui, dans une communauté où le culte des morts est essentiel, signifie une rupture avec les origines Tado. Autrement, il aurait été obligé de retourner à Tado pour célébrer le culte de son père défunt. Cette tradition persiste encore chez les Fons, chez qui une personne aimée ne s’enterre jamais loin.
Allada devint alors, de fait, un substitut à Tado avec laquelle les descendants de "Adjahouto" qui sont les "agassouvi" n’auront plus aucun contact physique. Quand un roi mourait à Abomey, on disait par conséquent que son âme "est retournée à Allada". Pas à Tado. Les Fons tiendront donc pour fait historique leurs origines adjas, mais ils perpétueront les signes de rupture avec cette culture. Le royaume du "Danxome", au sommet de sa gloire militaire, fera preuve de beaucoup de scrupules vis-à-vis des chefferies adjas, mais alimentera un subtil complexe de supériorité vis-à-vis du peuple adja. Nous nous rappelons tous, ces déclarations de Nicéphore Soglo pendant les élections présidentielles de 1996 lorsque Bruno Amoussou lui tendait les nerfs avec le dossier du financement du chantier routier "ABOKI". "Un Adja peut-il être chef ici ?", avait-il lancé devant des foules à Abomey. Et la réponse, spontanément, fut un brûlant "Eééwoo", c’est-à-dire "Nooonn".
Il va donc sans dire que la constitution du bloc politique "adja et assimilés" autour de Bruno Amoussou répondait à un réel besoin d’affirmation de ce peuple, géniteur des deux principales dynasties royales du sud du Bénin, mais qui occupait une place mineure dans les annales de l’histoire. La discipline remarquable des cadres "adja" autour de Bruno Amoussou pendant plus d’une décennie, tient de ce besoin d’affirmation.
Bruno Amoussou est, croyez-moi, un des plus fins connaisseurs du Bénin. Et c’est très paradoxalement celui que les Béninois connaissent moins bien dans le quatuor qu’il formait avec Kérékou, Soglo et Houngbédji. Je n’ai d’ailleurs aussi découvert la vraie facette du personnage que depuis quelques années seulement, lorsque je lus avec délectation son ouvrage autobiographique "L’Afrique est mon combat" dont je recommande d’ailleurs la lecture à tous.
Vous y découvrirez un personnage à l’esprit vif et alerte, un humour à fleur de peau, une puissance narrative inattendue chez un agroéconomiste. En lisant par la suite, avec le même appétit, certains autres de ses textes autobiographiques, je n’ai pas pu m’empêcher de me poser ces questions : est-ce le même dont on dit qu’il a pillé la BCB ? Le même qu’on dit doté de toutes sortes de puissances maléfiques, envoyant ad patres tous ses opposants ? Le même qu’on dit utiliser sournoisement la violence pour museler toute remise en cause de son leadership dans le Couffo ? Le même qui inspirait peur et terreur à Yayi au point de nous faire rebrousser chemin à Lokossa ?
De deux choses, l’une. Soyons-nous ne connaissons rien du personnage, soit tout le contenu de ses textes biographiques est faux.
De toute façon, l’habile calculateur politique qu’il est ne se fatigua pas outre mesure à disperser son énergie pendant la campagne électorale présidentielle de 2006. Il avait certainement aperçu l’issue et avait fait du Couffo une place fortifiée...à négocier pour le second tour.
De Lokossa, nous rentrâmes à Cotonou en ruminant notre frustration de n’avoir pas pu défier le "renard de Djakotomey" dans sa tanière.
Demain lundi sera un nouveau jour. Nous prendrons certainement le chemin de Porto-Novo et de la Vallée. En espérant que Houngbédji, lui, nous laissera y aller.
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 94
L’événement politique majeur dans la géopolitique nationale béninoise fut la naissance d’un quatrième bloc politique au sud-ouest. Ce fait consacrera l’apparition, sur la scène politique nationale, de Bruno Amoussou. Il avait jusque-là fait parler de lui à des postes essentiellement techniques, manquant déjà de peu, selon ses confidences dans son livre autobiographique "L’Afrique est mon combat", d’être fait ministre du Plan dans le gouvernement du président Émile Derlin Zinsou. Sa vie privée ne fut pas un long fleuve tranquille sous le Gouvernement Militaire Révolutionnaire dont il fut très proche, étant un ami et un confident du capitaine Michel Aïkpé. La responsabilité technique qu’il assuma et dont les ondes négatives le suivront peut-être toute sa vie, fut la direction générale de la Banque commerciale du Bénin, BCB, qu’il occupa et dont des accusations constantes et persistantes lui feront porter la responsabilité de la banqueroute.
Aussi curieux que cela pourrait paraître, ces accusations s’estompaient après chaque élection présidentielle à laquelle il prenait part, pour renaître de manière plus vive à la veille de l’élection suivante. J’ai déjà vu, par exemple, certains de ses posters de campagne vandalisés avec son emblématique sourire, violemment barré du sigle "BCB", écrit à la va-vite avec un pinceau dégoulinant sans doute d’huile à moteur usagée.
Le délitement progressif du socle spatial de son parti politique, le PSD, le conduira à se recroqueviller sur sa base ethnique adja. Ce qui, tout en étant une stratégie de grand réalisme politique, eut un impact plus réducteur sur la stature nationale qu’il s’employait. Et ceci, pour une raison bien simple : cette base ethnique n’est pas la consistance numérique qu’il faut pour le pousser au second tour d’une élection présidentielle.
Une lecture des résultats du scrutin présidentiel de 2001 le montre assez nettement. Le bloc "popo-mina-xueda-xwla" s’étant largement éparpillé entre le Général Mathieu Kérékou et Nicéphore Soglo, il ne put récolter qu’un huit pour cent des suffrages qui, d’ailleurs, ne fut validé qu’après une vive contestation des quatre pour cent que lui attribua la Commission électorale nationale autonome, dans un premier temps. Dès lors, l’élection présidentielle de 2006 lui posait le défi d’une nécessaire large coalition autour de sa personne. Il ne l’aura pas. Et ce ne fut pas faute d’avoir essayé.
Le Général Mathieu Kérékou qui, en récompense du "match amical" qu’il accepta ou eut le bonheur d’avoir livré contre lui pour sauver le scrutin présidentiel de 2001, le fit certes ministre d’Etat et numéro 2 de son régime. Mais, il s’employa de façon méthodique à lui limer les griffes en lui laissant la gestion du panier à crabes qu’était la grande alliance politique qu’était l’Union pour le Bénin du Futur, UBF. Il finira par l’éjecter sans ménagement du gouvernement au moment où celui-ci avait le plus besoin de signaux encourageants de sa part, pour paraître comme son dauphin aux yeux des électeurs du bloc nord. Déjà désavantagé par l’image de "l’homme des adjas" qu’il véhiculait, Bruno Amoussou usera son énergie dans la gestion des intrigues permanentes au sein de l’UBF, et dans une guerre d’influence avec Adrien Houngbédji qu’il prenait à tort comme son principal challenger pour la succession du Général.
Bien entendu que c’était vrai, mais seulement sur papier. Avec le départ de Kérékou et de Soglo qui étaient les deux plus influentes personnalités politiques au plan national, la place devrait se libérer logiquement pour le troisième qu’était Adrien Houngbédji, et lui-même, Bruno Amoussou, quatrième homme. Mais, tout le monde sait, depuis 2006, que les algorithmes mathématiques ne sauraient s’appliquer avec certitude au champ politique qui demeure avant tout une science humaine. Je me suis toujours laissé convaincre qu’aussi fin qu’était son sens de l’observation politique, Bruno Amoussou n’a pas vu venir Yayi.
Adrien Houngbédji, quant à lui, et après quelques plaisanteries banalisantes qu’il laissa échapper en privé sur les chances de l’intrus Yayi dans sa quête du fauteuil présidentiel, finit par prendre la mesure du danger lorsque du Général Mathieu Kérékou, il reçut quelques signaux sans appel, comme le limogeage surpris du patron des renseignements, le colonel Patrice Hounsou-Guèdè. Vous pourriez bien vous demander quel lien j’essaie d’établir entre le limogeage du patron de la Direction des Services de Liaison et de Documentation, DSLD, et la disparition des dernières illusions de Adrien Houngbédji.
Eh bien, il y a un lien. Il faut déjà noter qu’aucun candidat sérieux en 2006 n’envisageait la possibilité de prendre le pouvoir sans l’onction du Général Mathieu Kérékou. Il y a d’ailleurs, à ce propos, une anecdote brodée avec humour par Bruno Amoussou dans son ouvrage autobiographique "L’Afrique est mon combat" et dans laquelle il relate tout ce qu’il déploya pour quérir, ne serait-ce que le regard du Général Mathieu Kérékou, dans cette cathédrale de Natitingou où se célébrait l’office religieux avant la mise en terre de l’une des filles du vieux caméléon. Il ne l’obtint pas, ce regard.
C’est vous dire l’état d’esprit des principaux challengers de 2006. Et d’ailleurs, avant le cas exceptionnel de Patrice Talon en 2016 qui fut élu en défiant publiquement son prédécesseur, aucune alternance, depuis la conférence nationale, ne s’est faite entre un chef d’Etat et quelqu’un qui l’aurait combattu ouvertement. En 1991, le premier ministre Nicéphore Soglo, porté par un courant d’air propice à l’alternance, en tout cas au niveau de l’élite, se garda de défier ouvertement le président Mathieu Kérékou qui restait encore une équation à mille et une inconnues. Il ne déclencha publiquement sa furie oratoire contre Kérékou qu’une fois assis dans le fauteuil présidentiel.
Et c’est justement cette mauvaise inspiration qui le conduira à sa perte en 1996. La même attitude belliqueuse en tant qu’opposant au président Mathieu Kérékou ne lui porta pas chance non plus en 2001. Pour remonter plus en arrière, combien de Béninois s’offusquèrent de l’absence à la conférence nationale des opposants endurcis au régime militaro-marxisant ? Et même dans le cas de 2016, Patrice Talon, en même temps qu’il défiait ouvertement son poulain d’hier, Yayi Boni, savait en même temps utiliser l’arme de la victimisation.
Je ne veux pas encore élaborer une théorie au sujet de ces observations empiriques, mais je sais que les Béninois, globalement pacifiques et peu enclins à consentir certains types de sacrifice, ont un rapport avec le chef, qui oscille entre le fatalisme et une sorte de superstition sacrée. Un président de la république, sous nos cieux, est si puissant, que lorsqu’il lui arrive de vous cibler personnellement, vous y laissez à coup sûr une partie de votre pelage.
Si Yayi avait été candidat en 2016, je ne crois pas qu’un candidat puisse le battre, malgré l’ambiance délétère dans le pays. De même, personne ne l’imaginait affronter avec succès le Général Mathieu Kérékou en 2006, malgré l’essoufflement général dans le pays.
Adrien Houngbédji fit certainement cette lecture, lorsque quelques mois seulement après son désistement en soutien au désistement de Nicéphore Soglo au second tour de l’élection présidentielle de 2001, il fit un spectaculaire numéro de girouette, en se reliant à la mouvance du Général. Il lança ainsi, dans la même position que Bruno Amoussou, la course au dauphinat. Une course dans laquelle il crut judicieux de s’aliéner le soutien du patron des renseignements.
Avouons que Patrice Hounsou-Guèdè était a priori une bonne prise pour Adrien Houngbédji. La démarche ne manquait donc pas de pertinence quand on sait le pouvoir de manipulation dont peuvent être capables les services de renseignement dans tous les pays du monde. Mais ici, Houngbédji traitait, en 2006, un sujet d’une rare complexité. Le sujet s’appelle Kérékou, capable de grimacer en suçant un cube de sucre, pour reprendre une expression de Bruno Amoussou.
Le limogeage spectaculaire de Patrice Hounsou-Guèdè apporta à Houngbédji la certitude que Kérékou ne voulait rouler pour personne. En tout cas, pas pour lui. Il ne lui restait donc qu’à faire face, seul, à son destin. Et surtout à prendre désormais au sérieux les intrigues du rancunier Albert Tévoédjrè, mais aussi l’activisme débridé de l’ex-flamboyant directeur général du port autonome de Cotonou, Issa Badarou-Soulé. L’une des têtes de turcs du tourbillon yayiste à Porto-Novo, et surtout principal organisateur du grand meeting prévu en ce onzième jour de campagne électorale, dans la cité de Tê-Angbanlin.
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 95
Il était dix heures environ, ce lundi, onzième jour de campagne électorale, lorsque notre cortège franchit le pont de Porto-Novo. L’atmosphère à l’entrée de la ville était lourde et une certaine tension était palpable. Des badauds, massés dans la zone de l’arrêt des taxis, un peu avant le premier rond-point, brandissaient des posters de Adrien Houngbédji, en nous faisant des signes d’hostilité. C’était bien la seconde fois que nous rentrions dans Porto-Novo en moins de deux mois. La première fois, souvenez-vous, c’était à l’occasion du lancement officiel du projet de société de notre candidat, en janvier.
Pour en rajouter à la défiance, l’événement avait été organisé au domicile du président Sourou Migan Apithy, à quelques pas de celui de Adrien Houngbédji, au quartier Adjina. Le symbole était d’autant plus fort que le candidat du PRD avait bâti sa carrière politique post-conférence nationale sur les traces du président Apithy dont il revendiquait l’héritage. D’ailleurs, le sigle du parti PRD est une reprise du PRD du patriarche Apithy, même si les définitions diffèrent : Parti du Rassemblement Dahoméen pour Apithy, Parti du Renouveau Démocratique chez Houngbédji. Mais, toujours le PRD.
C’était plutôt un coup de génie et Houngbédji devint très rapidement l’héritier politique de Sourou Migan Apithy en établissant son leadership sur le bloc politique sud-est du Bénin. Un bloc politique qui, jusqu’en 1999, couvrait tout l’ancien département de l’Ouémé, c’est-à-dire les actuels départements de l’Ouémé et du Plateau. Un attelage ethnique "goun-yorouba-nago-tori" que le leader du Parti du Renouveau Démocratique a appris à gérer en se servant de certaines têtes de pont dont le plus emblématique fut Moucharaf Gbadamassi, dont l’influence dans le milieu yorouba fut un des grands piliers de l’enracinement géopolitique du parti.
La gestion de l’ambivalence "Goun-Yorouba" continue d’être, à ce jour, le moteur du fonctionnement du parti. La création, à la fin des années 90, de l’association de développement "Olatédju", qui se transformera très vite en un parti politique, le MADEP, sous la coupole de l’homme d’affaires Séfou Fagbohoun, marque l’amputation de l’aile nagot du PRD. On ne pouvait pas ne pas voir derrière ce schisme l’habileté du marionnettiste Kérékou dont le leader du PRD était devenu un des opposants après sa démission inattendue du poste de premier ministre qu’il occupa dans le premier gouvernement du Général Mathieu Kérékou en 1996.
Je rappelle qu’à ce poste, Adrien Houngbédji avait eu pour directeur de cabinet un certain Pascal Irénée Koukpaki, qui d’ailleurs, dans le cadre de cette élection présidentielle de 2006, était la tête pensante du volet économique de son projet de société.
Dans son ascension à la position de leader du bloc politique sud-est, Adrien Houngbédji se fit une inimitié inextinguible avec celui qui deviendra une éternelle épine dans son talon, le professeur Albert Tévoédjrè. Rancunier, intrigant et dur à cuir, celui qui porte au mérite le surnom de "renard de Djrègbé" n’a jamais digéré son humiliante éviction de l’échiquier politique du sud-est du Bénin. C’était à l’issue des élections législatives de 1995, avec l’introduction, dans la compétition politique, du discours ravageur de l’argent.
Tévoédjrè n’était pourtant pas l’adversaire à se faire quand on voulait dormir tranquille. Les gens de ma génération ont découvert ce personnage unique à la cérémonie de clôture de la conférence nationale de février 1990. Le verbe haut et flamboyant, le rapporteur des historiques assises lut un texte d’une telle beauté que certains enseignants n’hésitèrent pas à en exiger la connaissance par cœur à leurs élèves. J’étais en classe de Troisième, au CEMG1 de Parakou, et nous étions pris par tout ce déferlement de talent oratoire qui marqua le paysage politique. Les débats politiques sur les écrans de la télévision nationale étaient suivis avec la même excitation que nous eûmes face aux matchs de football des "Lions indomptables du Cameroun" à la coupe du monde de 1990, organisée en Italie.
Les discoureurs et les sophistes les plus visibles étaient membres du parti "Notre Cause Commune", NCC, et Albert Tévoédjrè apparaissait naturellement comme un leader politique majeur qui exerçait énormément d’influence sur les milieux intellectuels. Je n’oublierai certainement pas de si tôt le pied de grue que je fis en 1991, devant la salle de conférence de la "Maison de l’alphabétisation" de Parakou, pour écouter celui qui, en présentant le rapport général de la conférence nationale, avait lancé, triomphal, "Nous avons vaincu la fatalité !". Malgré ses deux heures de retard, il nous infligea deux heures de discours que nous écoutâmes avec bonheur. C’était la première campagne électorale présidentielle du renouveau démocratique, et Tévoédjrè faisait déjà montre d’une créativité rare en matière de concepts dont le moins connu n’était pas le "Minimum social commun".
Bien entendu, il n’y avait ni Coca-Cola ni sandwichs à la fin des meetings, et nous rêvions tous de devenir aussi érudits que les Gratien Pognon, Ambroise Adanclounon, Jean-Marie Zohou et ces autres grosses pontes de l’"Union pour le Triomphe du Renouveau", UTR. Beaucoup de gens de ma génération ont pris le virus du Droit et sont aujourd’hui magistrats, avocats, professeurs de Droit, rien qu’en suivant sur les écrans de la télévision nationale un certain Charles Djrèkpo. J’ai dévoré, autant que je pouvais, la littérature classique française. Le "Cahier de retour au pays natal" de Aimé Césaire, remis au goût du jour par les références très courantes que faisait le président Nicéphore Soglo à l’un des textes majeurs de l’intellectuel martiniquais, devint notre livre de chevet. Je crois que j’ai eu la chance de faire mon adolescence dans cette période charnière d’émulation intellectuelle.
C’était donc sans surprise que Albert Tévoédjrè, candidat à cette première élection présidentielle, occupa une honorable troisième place, avec plus de onze pour cent des suffrages exprimés. Mais, calculateur, il refusa de donner des consignes de vote pour départager Mathieu Kérékou et son premier ministre Nicéphore Soglo, tous deux qualifiés pour le second tour.
Il eut bien tort. Car, ce centrisme déplut profondément à la plupart de ses admirateurs intellectuels qui étaient majoritairement pour une alternance au sommet de l’État, après 17 ans de règne ininterrompu du marxisant Mathieu Kérékou.
Mais, c’est au cours des élections législatives de 1995 que l’éclectique "renard de Djrègbé" perdit de sa superbe face à l’introduction de la puissance de l’argent dans la compétition politique au Bénin, par Adrien Houngbédji. Ce cancer dont le Bénin ne s’est toujours pas remis à ce jour projeta le leader du PRD sur les devants de la scène politique nationale, en tant que troisième homme après Kérékou et Soglo.
Mais, je l’ai déjà écrit, une des caractéristiques fondamentales de "l’Histoire", c’est sa tendance à se répéter. En appelant à voter pour le candidat Mathieu Kérékou au second tour de l’élection présidentielle de 1996, au détriment de Nicéphore Soglo dont il causa la chute, Adrien Houngbédji réveilla une inimitié qui sévit entre Béhanzin et Toffa, les Fons et les Gouns, Ahomadégbé et Apithy. Il se mit définitivement l’électorat fon contre lui. Son ralliement à Soglo aux lendemains des législatives de 1999 n’y changera rien. Son influence politique s’arrêta toujours à l’est du chenal de Cotonou.
Mais, le pire pour lui, c’est que Albert Tévoédjrè et Issa Badarou-Soulé ont décidé, pour cette élection présidentielle de 2006, de servir d’éclaireurs à Yayi Boni, dans le département de l’Ouémé. Plus que le meeting de ce lundi qui se tint à "Houinmè", non loin de la place "Catchi", et qui rassembla une foule honorable, c’est des rapports, inconnus du grand public, entre Yayi Boni et Issa Badarou-Soulé qu’il convient que nous parlions...demain !
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 96
Pour le plus grand malheur de Adrien Houngbédji, Albert Tévoédjrè, vindicatif, se souviendra longtemps de cette humiliante sortie de scène qui lui fut infligée en 1995. Ainsi, le "renard de Djrègbé", dit-on, sera pour beaucoup, dans le pourrissement de l’ambiance au sein de l’exécutif et qui débouchera, en 1998, sur la démission d’un premier ministre qui ne mérita guère mieux, dans l’opinion publique, que le surnom peu flatteur de "premier ministre kpayô".
Le PRD, Parti du Renouveau Démocratique, se veut fils héritier du PRD, Parti Républicain du Dahomey. Mais, à cette grande nuance près, que le fauteuil présidentiel qu’occupa Sourou Migan Apithy, et qui le fit entrer dans l’histoire, semblait de plus en plus un rêve inaccessible pour Adrien Houngbédji qui, comme en 1996, arriva troisième à l’élection présidentielle de 2001. Il avait certes réussi à se hisser à la présidence de l’Assemblée nationale en 1999, avec le soutien du parti "La Renaissance du Bénin", RB.
Mais, président de la République, c’était autre chose. Albert Tévoédjrè lancera d’ailleurs très vite les hostilités pour le challenge de 2006, à peine l’élection de 2001 terminée. Le rancunier renard saisit, en effet, l’occasion d’un symposium tenu à Cotonou et auquel prenait part le président de la Banque ouest-africaine de développement, Yayi Boni, pour lui glisser à l’oreille, dans un yoruba passable : "jeune homme, prépare-toi. En 2006, ce sera le tour du centre".
Vous convenez avec moi que cette déclaration visionnaire du "renard de Djrègbé" n’était pas que le fait d’un analyste surdoué. C’était surtout, à mon avis, une expression de son engagement irréductible à se venger, ad vitam, de cette mise sous boisseau prématurée de sa suprématie politique sur le bloc sud-est. Tout le monde savait de quoi Albert Tévoédjrè était capable, depuis qu’il alla sortir Kérékou de sa retraite sous les filaos, pour le remettre en selle en 1996, contre Nicéphore Soglo.
On se souvient aussi, par exemple, du tintamarre assourdissant qu’il orchestra après que la première dame d’alors, Rosine Soglo, a bénéficié, à hauteur de dix millions, d’une prise en charge d’une opération chirurgicale sur son œil gauche. "Je ne connais, dans ma vie, qu’une seule première dame. Et c’est ma mère !", avait-il lancé, avec une mauvaise foi à enseigner dans toutes les écoles d’art oratoire, au cours d’un débat télévisé de l’époque, et qui mobilisait toute la résidence universitaire d’Abomey-Calavi, devant les deux postes téléviseurs qui servaient à éveiller la conscience politique des jeunes étudiants que nous étions.
Je ne vivais pas en résidence universitaire. Nous partagions, à trois, une pièce "entrer-coucher", à cinq minutes de marche du campus. Le propriétaire, un instituteur plutôt véreux, n’avait pas hésité à nous louer une des chambres à coucher du bâtiment dans lequel il vivait avec sa famille. Il avait juste perforé une porte dans le mur arrière de cette pièce. Cette porte devint notre porte d’entrée à nous. Quant à la porte entre son séjour et la chambre à coucher qu’il nous mit en location, il ne se donna pas la peine de l’emmurer. Non ! Il nous donna platement la garantie qu’il l’avait fermée à double tour, de l’autre côté.
Nous n’en faisions d’ailleurs pas toute une histoire, car qu’avions-nous à mettre en sécurité ? Cette table à deux chaises, alors que nous étions trois ? Cette provision de haricots que l’un d’entre nous recevait régulièrement de ses parents depuis Banikoara ? L’étui de "gari" que nous délayions, souvent plusieurs fois dans la journée, de préférence sans sucre, pour, croyions-nous, "sortir le palu" de notre corps ? Ou bien cette vieille lampe-tempête qui, parfois, nous lâchait en pleine nuit pour pénurie de pétrole ?
Aucun voleur ne penserait tout de même à nous priver de cet unique tableau qui, d’ailleurs, était toujours rempli de formules chimiques que l’un d’entre nous y gravait en permanence, lui étant étudiant en faculté de "Chimie-Biologie-Géologie". À moins de nous voler nous-mêmes, aucun voleur n’avait à prendre en cible notre chambre. Ainsi, nous dormions libres. Ainsi, nous dormions heureux. Et si ce n’étaient ces audacieuses souris qui, nuitamment, organisaient la bamboula autour de nos réserves alimentaires en sautillant parfois sur nous, nous aurions un sommeil parfait.
Notre distraction favorite était donc ces émissions télévisuelles que nous allions suivre à la résidence universitaire. Pour rien au monde, nous n’acceptions de rater l’émission, d’abord bimensuelle, puis hebdomadaire, "Un tour de vis", animée sur la télévision nationale par Francis Zossou, qui révéla toute une génération d’artistes, mais aussi de débatteurs politiques de talent. Ma génération est entrée à l’université à un moment où le mouvement étudiant, conduit par un tribun comme Séraphin Agbahoungbata, était à son apogée. C’est dans cette ambiance brûlante que des jeunes comme nous, apprirent, par les œuvres du "renard de Djrègbé", comment, au lieu d’utiliser les dix millions pour soulager nos conditions de vie, le président Nicéphore Soglo avait préféré les utiliser pour opérer l’œil gauche de sa femme. Eh bien, croyez-moi, notre frustration fut bien grande.
Ce Tévoédjrè-là, il fallait ne pas le chercher. Et Houngbédji, pour son grand malheur, comme je l’écrivais tantôt, l’avait contre lui pour cette élection présidentielle de 2006. Mais, il y en avait un autre, plus jeune, qui, sans avoir un compte particulier à solder avec Adrien Houngbédji, n’en deviendra pas moins un des actifs pions du yayisme naissant, dans les départements de l’Ouémé et du Plateau. Il s’agit d’Issa Badarou-Soulé, ex-sémillant directeur général du port autonome de Cotonou sous le régime du président Nicéphore Soglo. On se souvient de ce personnage au physique de dandy, qu’il savait rehausser par des costumes sur mesure. Beaucoup de rumeurs circulaient à l’époque sur les pouvoirs mystiques qu’ils détiendraient et qui justifieraient sa longévité à la tête du poumon de l’économie nationale qu’était le port autonome de Cotonou.
Le conseiller technique à l’économie du président Soglo qu’était Yayi, en ce temps, n’en menait pas large devant le puissant directeur général du port qu’était Issa Badarou-Soulé qui, secrètement, nourrissait des ambitions présidentielles pour 2001, avec l’hypothèse que le président Nicéphore Soglo, réélu en 1996, serait constitutionnellement forclos en 2001. Ce genre de calcul facile que le retour aux affaires du Général Mathieu Kérékou en 1996 démentira, était aussi pourtant le même que faisait Yayi, qui se voyait aussi succéder à Soglo en 2001. Les deux ambitieux finirent par se parler et se faire des promesses dans le style de la mafia sicilienne : "si ce n’est toi, ce serait moi ".
L’échec de Soglo en 1996 bouleversa les bases du deal, mais les engagements mutuels demeurèrent et Issa Badarou-Soulé, affaibli par ses ennuis judiciaires et tracasseries de tous genres après le retour du Général Mathieu Kérékou, se résolut à admettre que ce serait plutôt à lui de soutenir Yayi pour l’élection présidentielle de 2006. Yayi sut d’ailleurs le faire fonctionner sur cet engagement, autant qu’il le tenait en méfiance. Il n’oubliera jamais que cet ami avait les mêmes ambitions présidentielles que lui. S’il arrivait à un homme de pouvoir de penser à conforter sa position en éliminant quelqu’un, il penserait prioritairement à celui qui l’a vu dans ses faiblesses. L’histoire de l’humanité abonde d’illustrations à ce sujet. Issa Badarou-Soulé, comme tant d’autres, en fera l’expérience. Mais, plus tard.
Pour le moment, le défi à relever était d’assurer à Yayi un triomphe électoral dans les départements de l’Ouémé et du Plateau, et le "Complexe touristique Bimyns", érigé par l’ancien directeur général du port, à quelques encablures de Porto-Novo, devint, à partir de 2005, une base de rencontre de tous les leaders pro-Yayi de toute la région. Collette Houéto, qui sera la première à être virée du gouvernement plus tard, Hélène Aholou Kêkê, François Gbènoukpo Noudégbessi, Robert Tagnon, Tundé, et la liste est loin d’être exhaustive, ne se rendaient pas au "CTA Bimyns" pour admirer le couple de lions qui y était tenu en captivité et dont le rugissement du mâle faillit me donner un jour un ulcère gastrique. Ils s’y rendaient pour peaufiner l’échec électoral d’un autre lion : Adrien Houngbédji. Deux bungalows du centre furent spécialement dédiés à ces activités que Yayi crédibilisait régulièrement par sa présence.
La longue tournée électorale que nous fîmes ce lundi, onzième jour de campagne, dans le département de l’Ouémé, et que nous bouclâmes dans la nuit à Avrankou, nous laissa comme une certitude : nous ne battrons pas Adrien Houngbédji dans son fief.
Mais, contrairement au Couffo, nous y avons un courant appréciable de sympathisants. Dimanche n’est pas loin, et nous pourrons bientôt vérifier tout ça dans les urnes. Mais, en attendant, un autre gros morceau nous attend : Abomey et le département du Zou.
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 97
Mardi, douzième jour de campagne électorale. Une ambiance particulière régnait à Cadjèhoun ce matin là. J’étais là avant 7 heures, mais il s’en allait être 11 heures et rien ne semblait bouger. Les véhicules habituels du cortège étaient disposés là, moteurs éteints, portières entrebâillées pour certains. Les occupants des voitures, devisaient tranquillement, adossés aux murs des maisons mitoyennes de la maison de Yayi. Ils recherchaient cette ombre bienfaisante qui pourtant rétrécissait au fur et à mesure que le soleil montait dans le ciel. Certains se dégourdissaient les jambes en faisant des allers et venues dans la rue. D’autres, assis sur un banc devant le studio de photographie, à l’entrée de la rue, attendaient ce branle-bas annonciateur de la mise en branle du cortège. Un dernier groupe, enfin, nettement plus privilégié, commentait bruyamment, assis sur la petite véranda à l’intérieur du domicile du candidat, quelques-uns des nombreux faits-divers qui émaillaient cette tournée que nous avions entamée depuis bientôt deux semaines.
Je faisais la navette entre l’intérieur du véhicule, et la rue. Yayi était à l’étage et n’était pas encore descendu. Mais, il était déjà en éveil et je le savais par le timbre très reconnaissable de sa voix qui me parvenait lorsque je revenais sur la véranda. Il semblait au téléphone. Je connaissais bien cette maison d’ordinaire calme et vide, mais qui devenait de plus en plus l’endroit où il était bon de se faire voir. Le gardien que nous appelions tous "IB", à l’exception du maître des lieux qui, lui, l’appelait toujours Ibrahim, le vieux Tankpinou et Céphas, les deux chauffeurs, Zoubérath, une des nièces de Yayi, qui remplaça dans la maison, sa sœur aînée Dado partie rejoindre son époux dans un pays du golfe après son mariage, le petit Jean-Marc, l’unique enfant que Yayi avait avec Chantal ; c’était cela le petit monde habituel de cette maison.
J’avais vu Zoubérath pour la première fois lors d’une des nombreuses visites que Yayi rendait à son père au quartier Kpébié quand nous allions à Parakou. Elle devait être, je crois, en classe de cinquième. Son père était un oncle maternel à Yayi. Quand elle vint à Lomé, c’était pour aider à parfaire cet apprentissage de la langue Bariba que Yayi avait entamé avec sa sœur aînée. Sa présence servait au bain linguistique.
Bien entendu, il y avait toute cette horde de cousins que Yayi faisait déferler dans la maison chaque week-end, quand il revenait de Lomé. Cette affluence avait le don de mettre Chantal hors d’elle-même. Elle n’était pas faite pour ça. Et cette nouvelle ambition politique de son mari la rendait particulièrement irritable, parce qu’elle justifiait la présence dans la maison d’un monde qu’elle ne maîtrisait. Elle n’avait d’ailleurs jamais maîtrisé personne, et préférait passer ses week-ends à Lomé plutôt que de voir ce ballet d’escrocs que, pour elle, nous étions, venir régulièrement faire la poche à son mari.
Elle avait sa lecture des choses, et on ne pouvait pas la lui reprocher. Elle connaissait mieux son mari que nous tous. Du moins le croyait-elle. En tout cas, c’était limpide dans son esprit : Boni ne pouvait pas être Président de la République. Elle passait donc l’essentiel de ses week-ends à Lomé et personne ici ne s’en plaignait. Le petit Jean-Marc n’était pas son unique enfant. Elle avait eu sa fille aînée d’une première relation et Yayi en prenait particulièrement soin. Je crois bien que si ce n’était pas de l’amour, ce devrait être un grand respect que Yayi a pour cette femme dont la faible empathie, devenait souvent un bouclier pour lui quand il voulait s’isoler de parents trop envahissants.
Chantal était prise dans ce tourbillon auquel elle n’était pas préparée et dont elle ne comprenait pas le sens. On doit donc à la vérité, de reconnaître qu’elle n’a pas épousé Yayi en entrevoyant la possibilité d’occuper dans la République, la place qui sera la sienne plus tard, pendant dix ans d’affilée. Comme je l’avais déjà écrit, son engagement dans le combat politique auprès de son mari fut tardif et hésitant. Elle a démarré, souvenez-vous, péniblement à Ouidah, sa ville d’origine. J’étais là lorsqu’elle prononça ses premiers mots politiques dans un fongbe écœurant. Je crois qu’elle a pris goût par la suite. Peut-être ce jour aurait-il pu marquer le début d’une proximité entre elle et moi, comme Yayi l’avait toujours souhaité. Mais, la mayonnaise à mon niveau n’avait pas pris, parce que j’étais encore trop ignorant des réalités du pouvoir.
Eh bien aujourd’hui, je peux vous dire, chers lecteurs de mes chroniques, méfiez-vous d’avoir des ennuis avec les premières dames. C’est pire que d’en avoir avec le Président de la République lui-même. Elle finira toujours par avoir ce qu’elle veut. Je ne conseille même pas d’essayer de vérifier si mon affirmation est vraie. Prenez ça comme ça. Ce serait mieux ! Ceux qui connaissent le pouvoir et l’ambiance de cour savent que c’est le lieu, comme le disait si souvent Didier Akplogan, où il faut apprendre à serrer, avec déférence, les mains qu’on ne peut pas couper. Dans ce milieu d’intrigues, il faut éviter les combats. Il vaut mieux, que de chercher à les gagner. Car, chaque victoire devient le motif d’un combat encore plus grand et plus mortel.
Ce mardi, douzième jour de campagne, quelque chose semblait ne pas bien tourner. Lorsque Yayi descendit enfin dans le séjour en bas, nous nous précipitâmes vers lui. Et mon choc fut grand quand je compris l’objet de tout cet atermoiement depuis le matin. La tournée électorale sur Abomey et le département du Zou était annulée !
J’avais du mal à croire mes oreilles. Mais, Yayi semblait avoir pris une décision définitive. En un éclair, certaines blessures que j’avais eu en percevant sa méconnaissance ou ses préjugés sur le milieu fon, refirent surface. Je croyais pourtant que l’accueil qui lui avait été réservé par les rois Dédjalagni et Béhanzin, lors de sa première entrée à Abomey, avait changé les choses à son niveau. Ou alors ma susceptibilité sur ce sujet me faisait-elle prendre l’annonce par le mauvais bout.
Je rongeais mon frein en suivant l’argumentation que faisait Yayi. L’annulation de l’étape d’Abomey et du département du Zou, n’était pas, expliqua-t-il, liée à des questions sécuritaires. Il fallait, selon lui, éviter de froisser les Soglo et se fermer les portes des négociations pour le second tour. Ce cas serait donc différent de celui du Couffo où les problèmes sécuritaires était évidents. Le raisonnement me laissa d’abord sans voix, tellement il me paraissait absurde.
Comment pouvait-on, à ce niveau de parcours, tomber dans des analyses aussi faciles, me demandais-je. Le second tour, c’est en effet pour ceux qui passent le premier tour. Et dans un scrutin au suffrage universel, toutes les voix comptent, autant qu’elles s’équivalent. C’était tout de même facile à comprendre. Et dans une élection présidentielle telle que la nôtre, les populations prennent de façon systématique, pour un manque d’égard, qu’un candidat ne se présente pas physiquement sur leur territoire. Et cela se ressent toujours directement au fond des urnes.
Je savais l’ambiguïté des relations entre Yayi et les Soglo. Je savais qu’il n’appréciait pas particulièrement le candidat de la "Renaissance du Benin", Léhady Soglo qui fut le principal obstacle à un soutien direct du parti à nous dès le premier tour. Mais, je comprenais surtout que Yayi n’intégrait pas encore très bien les dynamiques électorales en cours dans la cité royale. L’absence dans la compétition de Nicéphore Soglo, laissait le jeu très ouvert à Abomey, entre Léhady Soglo, Yayi et Lazare Séhouéto. Adrien Houngbédji et Bruno Amoussou n’y volaient pas haut, pour des raisons que nous avons largement évoquées dans les chroniques précédentes.
Ma lecture de la situation à Abomey et dans tout le département du Zou était celle-ci : pour ce scrutin présidentiel de 2006, Yayi n’arriverait pas en tête. Mais, il aurait eu bien tort de compter sur d’incertaines combines d’entre deux tours pour y obtenir des suffrages dont il pouvait directement obtenir une bonne partie, en livrant bataille jusqu’au bout. L’électorat fon suit Nicéphore Soglo, mais ne lui appartient pas. Les fiefs politiques fonctionnent comme ces veuves dont le veuvage ne dure que le temps de la mise en terre de l’époux défunt. C’est d’ailleurs souvent en pleines funérailles qu’elles repèrent le nouvel amant. Abomey n’était pas hostile à Yayi. Mais, l’en convaincre était une autre paire de manche.
Les discussions furent très ouvertes et très animées ce jour-là à Cadjèhoun. Il était déjà 14 heures et cette journée de mardi était perdue. Nous nous séparâmes sans une idée claire sur la conduite à tenir par rapport à Abomey et au Zou. Quelqu’un, quelque part lui faisait un chantage politique grotesque. Notre campagne semblait désormais au point mort. Il promit racheter la journée en rencontrant dans la soirée, le comité des sages de Cadjèhoun qui demandait à venir lui dire son soutien.
"Tiburce, je t’appelle le soir", me dit-il, lorsqu’à mon tour, je lui serrai la main avant de sortir du séjour. Je repartis, en espérant qu’il fera le choix réaliste qui convenait à la géopolitique de la ville d’Abomey et du département du Zou.
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 98
J’arrivais à peine au passage à niveau de Houéyiho lorsque mon téléphone sonna. Cotonou n’avait pas encore ces passages supérieurs, et le petit carrefour qui faisait corps avec le passage à niveau était un point de grande congestion de la circulation urbaine. Je jetai un coup d’oeil distrait sur le bout d’écran du téléphone. C’était Yayi. Au vu de la discussion que nous venions d’avoir à Cadjèhoun, je savais que cet entretien téléphonique serait long. J’avais, là aussi, une occasion de faire passer ma vision sur cette incertitude que représentait dans son esprit l’étape Zou de sa campagne électorale. S’il m’avait rappelé aussi tôt, plutôt que de le faire le soir, comme il l’avait prévu, c’était, pensai-je, qu’il n’était plus si sûr d’avoir raison d’annuler cette étape de la tournée.
Je me garai puis décrochai. Il rentra directement dans le coeur du débat, en redéveloppant mollement ses arguments sur la nécessité de ne pas se mettre à dos tous les candidats dès le premier tour. Il évoqua l’ambiance catastrophique que Nicéphore Soglo, sûr de sa victoire électorale, entretint tout au long de la campagne électorale comptant pour le premier tour de l’élection présidentielle de 1996. Une ambiance qui poussa le faiseur de roi de l’époque, Adrien Houngbédji, à se jeter dans les bras de Mathieu Kérékou qui gagna alors l’élection. Cette lecture de l’histoire, bien que fondée, me paraissait néanmoins trop simpliste.
J’avais encore un souvenir exact de ce début d’après-midi de 1996, lorsque la radio nationale, notre seule source d’information à l’époque, en dehors du quotidien "Le Matin", donna la nouvelle, en ouverture de sa grande édition du journal parlé de la mi-journée. Le scoop, je me rappelle, eut l’effet d’un tremblement de terre sur Cotonou. Jeune étudiant activement engagé dans la campagne pour le retour au pouvoir du Général Mathieu Kérékou, je me trouvais, à l’heure-là, avec un groupe d’étudiants, à Mênontin, dans le bâtiment qui abritera plus tard le siège de la télévision privée "Canal 3" et du journal "Fraternité". Une rencontre était prévue là, entre nous et Houdou Ali, dans ce bâtiment inachevé, fraîchement racheté à son propriétaire initial qu’on disait en prison.
Comme la plupart des étudiants, endoctrinés par Albert Tévoédjrè avec l’affaire des dix millions pour opérer l’oeil gauche de la première dame Rosine Soglo, mais surtout régulièrement frustrés par les excentricités langagières du président Nicéphore Soglo, j’étais une main-d’oeuvre volontaire et gratuite pour le collage des affiches de campagne du Général Mathieu Kérékou sur le campus universitaire d’Abomey-Calavi et dans tout Togoudo. Je ne nie pas que le président Nicéphore Soglo ait fait preuve de beaucoup de suffisance dans la conception de ses rapports avec les autres acteurs de la classe politique durant cette campagne électorale qu’il passa plus à répondre à Bruno Amoussou qu’à son vrai challenger Mathieu Kérékou.
Il ne perçut sa chute que pendant les derniers jours de la campagne, et les tentatives désespérées de certains de ses lieutenants pour redresser la barre furent vaines. Je me rappelle cette initiative de dernière minute de Léhady Soglo, qui vint une nuit dans la résidence universitaire d’Abomey-Calavi, dans l’espoir d’y remonter la côte de son père, en berne. Cette nuit-là, dans le hall d’un des bâtiments de la résidence universitaire, nous écoutâmes, avec une totale indifférence, la plaidoirie de ce fils de président dont on nous avait dit qu’il gifla l’un des illustres ministres de son père, en l’occurrence Paulin Hountondji. Je sais aussi aujourd’hui, avec l’expérience du pouvoir, comment une rumeur vraissemblable, mais totalement fausse, peut être montée pour abattre quelqu’un que l’on prend en chasse. Mais à l’époque, cette rumeur eut un effet désastreux sur ce jeune dandy dont nous savions qu’il n’était pas des nôtres.
Il ne délayait pas du gari comme nous, et peut-être que si l’envie lui prenait d’en délayer dans de l’eau minérale et non dans cette eau de nos puits où surnageaient des larves, il y mettrait de la glace et du lait, le ferait agrémenter de force de petits fours. Cette opération de rattrapage de Léhady Soglo fut un échec. Nous ne le reconnûment pas comme l’un des nôtres. La vérité, c’est que le président Nicéphore Soglo avait tellement multiplié les petites phrases méprisantes à l’endroit des étudiants que notre communauté était spontanément devenue une citadelle de l’opposition.
Nous prenions d’ailleurs pour d’ignobles traîtres les leaders d’étudiants que nous soupçonnions d’affinité avec le régime en place. Iréné Agossa, Parfait Ahoyo et les autres têtes fortes de l"Union nationale des étudiants du Bénin", UNEB, syndicat étudiant concurrent de la "Fédération nationale des étudiants du Bénin ", FNEB, subissaient la verve dénonciatrice des étudiants communistes qui ne se privèrent pas de voir la main du pouvoir Soglo derrière la mobylette "P50" flambant neuf qu’ils roulaient. Les plus jeunes ne comprendront certainement pas. Mais une mobylette "P50", à l’époque, était un signe flamboyant de bourgeoisie.
Et pour mieux ressortir le contraste, je vous dirai, par exemple, qu’en cette même époque, l’un de mes deux co-locataires de cette chambre sans plafond dont, à trois, nous réunissions péniblement le loyer mensuel qui n’était pourtant que de trois mille cinq cent francs, devait parfois faire à pied le trajet Pk6 - Togoudo quand il allait solliciter en vain le secours financier d’un oncle et que pour le retour, il ratait son bus.
Sur cet aspect, Yayi avait raison. Le président Nicéphore Soglo avait abordé la présidentielle de 1996 avec un excès de suffisance, alors qu’il avait une piètre connaissance des leviers politiques de la société béninoise. Je me rappelle cette rencontre tardive qu’il eut avec la communauté estudiantine le dernier jour de campagne électorale pour le second tour du scrutin présidentiel. Cette séance eut lieu dans le grand amphithéâtre de la faculté des sciences de la santé, au champ de foire à Cotonou. Sur insistance de Yves Soglo, l’un des activistes les plus visibles de la résidence universitaire, nous y prîmes part, moi sans aucune promesse de changer le sens de mon vote qui, au premier tour, s’était porté sur le Général Mathieu Kérékou. Pour une salle déjà pleine à 18 heures, le couple présidentiel ne vint qu’autour de 21 heures, accompagné des lieutenants les plus proches. Léhady Soglo, visiblement las, s’était abandonné sur l’une des marches de l’escalier qui montait sur l’estrade.
C’était le crépuscule d’un règne. Le ciel était irrémédiablement noir. Certains comme Désiré Vieyra, puissant apparatchik du régime, avaient déjà sauté de la barque. Le discours du président Nicéphore Soglo, ce soir-là, fut comme un champ de cygne. Il utilisa, pour la première fois, des termes qu’il aurait dû utiliser depuis le début de la campagne. Il présenta ses excuses aux étudiants dont il dit ignorer tout de leur souffrance. Ce discours était beau. Ce discours était politique. Mais au moment où il fut obligé d’évoquer le nom de son challenger Mathieu Kérékou, le président Nicéphore Soglo fondit en larmes. L’assistance était pétrifiée. Quelques vibrants cris de guerre remobilisateurs fusèrent dans la salle. Le pouvoir était définitivement perdu pour cet étincelant premier ministre désigné par la conférence nationale, et qui fut ensuite élu à la fonction politique suprême.
Yayi redoutait cette expérience électorale. Il m’avait quelques fois évoqué le cas du Docteur Adjou Moumouni qui, bien qu’ayant été démocratiquement élu président de la République à la fin des années 60, ne régna jamais. Dans notre modèle électoral, le peuple, en réalité, élit au premier tour deux présidentiables. La classe politique se charge ensuite, par des calculs et des combinaisons diverses, de choisir celui des deux qui lui paraît le plus âpte à perpétuer ses intérêts les plus sordides. C’était donc un jeu d’intérêts, répondis-je à Yayi. Et si au premier tour, le président Nicéphore Soglo avait creusé l’écart de façon très nette entre lui et son challenger, et qu’il offrait des gages suffisants au faiseur de roi Adrien Houngbédji, celui-ci aurait, au pire des cas, été plus ambigu dans son discours de vote. Il fallait donc faire un score très net dès le premier tour. Et pour le faire, il fallait chercher les suffrages partout où ils se trouvaient. Il nous fallait aller à Abomey et dans tout le Zou.
À ma grande satisfaction, Yayi accepta. Le lendemain mercredi, quatorzième jour de campagne, nous commençâmes la tournée du Zou par Zogbodomè.
L’assistance, bien que moyenne, était chaleureuse et engagée. Jules Gnanvo, du parti "Restaurer l’espoir", et Patrice Lovesse encadraient Yayi sur la longue véranda du bâtiment principal de l’école primaire publique de Zogbodomè. Je me rappelle le chant d’accueil qu’entonna Prosper Gnanvo, neveu de Jules Gnanvo, et qui faisait office de maître de cérémonie. C’était une chanson rituelle du couvent "linsúxuè" qui disait à peu près ceci : "sens-toi chez toi partout où tu te retrouves. Marche avec fierté. Tu n’es étranger nulle part ". La chanson, expliquée à Yayi, déclencha chez lui une immense vibration d’optimisme. Et c’est dans cette ambiance très positive que nous parcourûmes toutes les communes du Zou, avant de finir, en milieu d’après-midi, au stade municipal de Goho, à Abomey.
Notre état-major politique, bien que modeste dans la zone, fit un travail de quadrillage méthodique. Eugène Azatassou, Rigobert Azon, Albert Adagbè, Jean-Marie Alagbé, Jules et Prosper Gnanvo, Patrice Lovesse, Jonas Akabassi, sont quelques noms de combattants dont je me souviens et qui sillustrèrent ce jour-là dans le département du Zou. Ah non, je ne les oublierai pas, j’ai retrouvé, avec un grand bonheur, mon père et ma mère dans la foule du meeting au stade de Goho. Toujours activiste et entreprenante, ma mère me présenta un groupe de femmes dont elle dit être la présidente. Cela m’amusa tendrement et je ne pus m’empêcher de la taquiner dans un éclat de rire. "Ainsi donc, il faut que tu sois toujours présidente de quelque chose ?", lui dis-je, en la tapautant dans le dos. "Ah, cette femme !", soupira mon père, en cherchant une complicité dans mon regard. Ce fut une journée d’accomplissement pour moi.
Nous rentrâmes à Cotonou autour de 21 heures. Demain jeudi, nous attaquons la derniere partie de notre campagne. Les départements de l’Atlantique et du Littoral. Le bassin électoral le plus âprement disputé.
(✋🏾À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 99}

Si le département de l’Atlantique a, de tous les temps, suscité l’appétit de tous les candidats aux élections présidentielles, c’est parce qu’il est le plus peuplé du pays. Sa proximité avec Cotonou, la capitale économique et administrative du Bénin, en fait une zone dortoir privilégiée et une concentration de fermes.
Majoritairement dominé par les groupes socio-ethniques fons, aizo, toffins et toris, ce département a son histoire intimement liée à celle de l’ancien royaume du "Danxomè" dont il est devenu partie intégrante depuis que le roi Agadja a soumis le royaume de "Savi" et s’était ouvert les portes océanes par Ouidah. Nous avons déjà parlé, dans un épisode précédent, de l’importance des localités d’Allada et de Houègbo dans la migration des "agassouvis", partis de Tado, en pays adja, et qui fondèrent les royaumes du "Danxomè" et de "Hogbonou".
Les modèles de gestion administrative du territoire mis en place par le palais royal d’Abomey durant plusieurs siècles, expliquent la distribution spatiale dans l’Atlantique de certaines grandes familles princières d’Abomey, dans des régions comme Ouidah, où on peut trouver par exemple, jusqu’à ce jour, des souches des "Zinzindohoué", descendants des "Tchodaaton" à Ouidah où vivaient les ministres des Affaires étrangères du roi du "Danxomè", des "Nonbimè" et des "Attrokpo" dans la région de Godomey. Et si je devais faire une extension sur Cotonou, je parlerais des "Zohoun" et des "Zohonco" à Cadjèhoun.
À Allada, les "Akplogan", dignitaires religieux, étaient une sorte de ministres délégués aux Affaires cultuelles et rendaient directement compte au puissant premier ministre, le "Migan", installé à Abomey.
Les conséquences politiques de ce maillage administratif royal s’observent aujourd’hui à la lecture des résultats de chaque élection présidentielle. En dehors de quelques poches de résistance dont par exemple les "Toffins" qui, pour les raisons historiques qui les ont obligés à aller se réfugier sur l’eau, nourrissent une méfiance permanente vis-à-vis des Fons, le département de l’Atlantique vote largement pour le leader politique fon. De Ahomadégbé à Soglo et actuellement Talon, qui fut bien avisé de projeter très tôt dans l’opinion ses ascendances maternelles aboméennes, le comportement électoral du département de l’Atlantique a toujours suivi les courbes et inflexions de l’histoire du royaume du "Danxomè". Sa victoire de 2016, Patrice Talon la doit aussi et surtout à sa mère.
Mais, pour ces élections présidentielles de 2006, une donnée nouvelle entrait en jeu. Il n’y avait pas un grand leader fon dans la compétition. Certes, Léhady Soglo remplaçait au pied levé son père, mais il avait encore des classes à faire. Le département de l’Atlantique, dans cette ambiance d’absence d’un leadership naturel, fera le jeu des grands électeurs qu’étaient les responsables politiques les plus en vue du moment. Le candidat Yayi en tirera le plus grand avantage car, en dehors des ondes positives que lui envoyaient déjà, de façon diffuse, les populations de l’Atlantique, il pouvait compter dans son carquois, outre les nombreux modestes mouvements de jeunes, des leaders politiques très reconnaissables comme Valentin Aditi Houdé, Jean Alexandre Hountondji, Venance Gnigla qui, sans être un homme politique au sens strict du terme, jouissait déjà d’un puissant courant de sympathie dans Ouidah et alentours.
Le quadrillage politique du département de l’Atlantique pour Yayi, c’était aussi l’UNDP du président Emile Derlin Zinsou, l’un des coachs et précepteurs de Yayi. Son frère, le professeur René Zinsou, père de Lionel Zinsou, fut également un soutien actif et discret du candidat Yayi, mettant à sa disposition sa vaste connaissance des pratiques du pouvoir. "Jeune homme, lui aurait-il dit un jour, excédé par les interminables courbettes de Yayi, si tu veux diriger un État, tu dois être capable, au besoin, de tuer de sang-froid. Cette affaire n’est pas pour les mous". Claudine Prudencio vint au yayisme par Émile Derlin Zinsou, et ce fut elle qui amena le très effacé homme d’affaires Samuel Aworet Dossou à mettre aussi la main à la poche pour la campagne de Yayi. Un appui financier certes ponctuel, mais fort utile.
C’est donc un département de l’Atlantique globalement favorable qui nous accueillit en ce jeudi, quatorzième jour de campagne électorale. Nous passâmes toute la journée dans les agglomérations de l’ouest du département, Tori, Savi, Kpomassè avec, comme clou de la journée, le géant meeting au stade municipal de Ouidah qui finit au crépuscule. Yayi y lâcha la phrase évidente qui devrait faire mouche. "Je suis votre gendre et mon cœur bat pour Ouidah", dit-il de cette voix que deux semaines de campagne électorale avaient presque éteinte. La réaction du public fut enthousiaste et chaleureuse.
Nous partîmes de Ouidah après 19 heures, et sur le chemin de Cotonou, notre cortège sera contraint à d’incessants arrêts, pour de petits meetings, de sorte que nous n’atteignîmes le collège de Godomey qu’autour de 22 heures. Là, se tenait un grand meeting. Notre arrivée réveilla la foule convoquée depuis 18 heures. Sur le podium installé pour l’occasion, l’artiste GG Lapino enchaînait ses tubes. Quand Yayi monta sur le podium, le jeune artiste, dont la chanson suivait notre cortège depuis, lança en live cet hymne ensorcelant qui, aussitôt, embrasa la foule. Yayi esquissa des pas de danse sous des hourras. À la fin du meeting, nous dûmes encore patienter, le temps d’une séance imprévue entre le candidat et un groupe d’enseignants réunis dans une des salles de classe du CEG Godomey.
Le lendemain, vendredi, dernier jour de campagne électorale, nous attaquâmes les agglomérations de l’est du département de l’Atlantique. Sous la houlette de Valentin Aditi Houdé, nous entamâmes cette ultime journée de campagne par un grand meeting par Allada. Un meeting qui faillit pourtant ne jamais avoir lieu, à cause d’une guerre de leadership entre Didier Aplogan et Marie-Reine Sègla, une activiste yayiste, officier des douanes à la retraite.
Ce meeting, qui eut donc finalement lieu au stade municipal d’Allada, permit de donner le change aux lieutenants du député Ismaël Tidjani Serpos dont c’était le fief électoral, et qui, on s’en souvient, avait piloté, en tant que président de la commission des lois à l’Assemblée nationale, la fameuse loi électorale qui devrait exclure Yayi de la compétition.
D’Allada, nous partîmes pour l’enclave de Toffo, nous ressortîmes ensuite par Houègbo, redescendîmes à Hinvi, pour prendre une bretelle poussiéreuse jusqu’à Zê. Il devait, je crois, sonner 16 heures. Nous prîmes un déjeuner tardif dans la résidence de Valentin Houdé, avant de nous diriger vers un terrain de football où eut lieu un meeting particulièrement intense, vu la mobilisation populaire. De Zè, nous nous dirigeâmes vers les villages lacustres de la commune de Sô -Ava, sous de fines gouttelettes de pluie. Nous ressortîmes par le marché de Akassato, puis prîmes la direction du stade de l’amitié de Kouhounou, actuellement "stade Général Mathieu Kérékou", pour un gigantesque meeting de fin de campagne qui mobilisa un monde impressionnant.
Plus tard, vers 23 heures, après avoir raccompagné Yayi à son domicile à Cadjèhoun, une partie du cortège partit pour un triomphal tour de ville et un ultime baroud d’honneur sur les artères de Cotonou tapissées de millions d’affichettes à l’effigie du candidat du candidat.
Ainsi, fut bouclée la grande boucle. Le terminus électoral. Toute activité publique est interdite pour la journée de demain, samedi. Mais, notre direction de campagne a prévu une réunion pour ce jour-là à 9 heures, à Bar Tito. Eh oui, nous repartons à Bar Tito, comme un retour à la case départ, un retour d’affection pour la première épouse "yalilé". Demain samedi donc, nous sommes attendus à 9 heures, au siège de campagne de Bar Tito. Et selon toute vraisemblance, Yayi y sera. Une rencontre importante !
(✋À demain) Tibo

Mémoire du chaudron 100

À neuf heures ce samedi matin, j’étais au siège de campagne à Bar Tito. J’étais et je continue d’être un maniaque de la ponctualité. Dès qu’on me fixe l’heure d’un rendez-vous, cela devient une obsession dans mon esprit et j’admets mal les justifications de retard qui nous sont propres et qui consistent à parler d’heure africaine". Quelle serait donc cette fameuse horloge africaine à laquelle nous aimons si tant faire référence et qui voudrait par exemple qu’un service administratif ne soit opérationnel qu’après 10 heures, bien qu’ouverte virtuellement à 8 heures ? Je tiens cette fixation sur la ponctualité de mon père. Il n’était pas rare de le voir se pointer à l’heure exacte à une cérémonie ou à une réception festive avec un tel souci de ponctualité qu’il se retrouvait seul, assis au milieu de chaises vides et non encore disposées. De la même façon, il repartait logiquement avant la fin, et même parfois alors que le service des mets venait à peine de commencer, parce que, pour les mêmes raisons de ponctualité, il devait se retrouver ailleurs à l’heure exacte. Cet homme n’avait pourtant jamais mis les pieds à l’école. D’ailleurs, je ne l’aurais jamais cru si cette affirmation ne venait pas de lui-même, corroborée, non sans fierté, par ma mère qui, un rare jour où elle était d’humeur exécrable, lui rappela sans ménagement que ce fut elle sa seule institutrice. Ah, les femmes ! Il vaut mieux ne pas les mettre en ébullition.
C’est que mon père maniait le français avec une telle précision et une telle rigueur, que nous nous perdions tous dans l’établissement de son profil académique. Je le revois, certains samedis soir, allongé dans son fauteuil devant notre bâtiment, suivant silencieusement l’émission "Atchakpodji", un talkshow à grand succès de la radio nationale. À la fin de l’émission, et profitant encore des dernières lueurs du jour, il sortait ses verres de lecture de leur étui en cuir, puis déployait un exemplaire du journal soviétique "La Prada" dont il ramenait un lot à la maison en fin de semaine. Il lisait religieusement ces larges tabloïds jusqu’à ce que l’obscurité l’oblige à les refermer. J’y jetais ensuite un coup d’œil curieux et butais invariablement sur des expressions rébarbatives comme "soviet suprême", "sovkoz", "kolkoz". Les pages, grises, étaient austères et généralement sans image. Mais, c’était l’une des rares sources d’information écrites en cette fin des années 70. Il y avait aussi, bien entendu, le journal "Ehuzu", l’organe militant de la "révolution populaire", qui me paraissait déjà plus chaleureux avec ce dessin d’un homme musclé qui rompait les liens d’une chaîne. C’était là les lectures de mon père. Il ressortait également son étui à lunettes lorsque je ramenais mon bulletin de notes. Il réajustait la monture sur son nez, puis lisait dans les détails le bulletin. Et comme les notes étaient bonnes, il me lançait, avec beaucoup de fierté : "Brave jeune homme, c’est à ton père que tu ressembles". Je prenais ce commentaire comme ma récompense suprême, même si cela agaçait parfois furieusement ma mère qui se voyait, dans la même logique, attribuer nos défauts.
La vérité est que j’aimais bien ressembler à mon père. C’était un homme à l’apparence extrêmement soignée. Les plis de ses chemises claires et de ses pantalons "tergal" ou "jersey" étaient toujours impeccablement droits. Mes frères aînés qui, le dimanche soir, avaient cette redoutable corvée de repassage, connaissaient des moments d’angoisse quand il venait ausculter la qualité du travail. Et puis, ce fer à repasser était vraiment du fer. Cette petite statuette de coq qui le surmontait et lui servait de verrou était tellement brûlante que la basculer de temps en temps pour raviver la braise était tout un art. Les choses se compliquaient parfois quand le charbon incandescent crépitait, répandant de minuscules particules sur le vêtement en cour de repassage. Mon père était surtout bel homme, et je trouve encore aujourd’hui miraculeux que sa vie de couple avec ma mère ne connût aucun soubresaut, pour fidèle que puisse être ma mémoire. Bien que diamétralement opposés en termes de personnalité, lui et ma mère vécurent inséparables jusqu’à la fin de leur vie. Et pour marquer ce symbole, nous décidâmes, au décès de ma mère, en 2010, de l’inhumer à côté de son mari qui, lui, tira sa révérence deux ans plus tôt, en 2008.
Si je suis donc si ponctuel à Bar Tito ce matin, je le tiens donc de quelqu’un, même si j’admettrai, plus tard, que le retard volontaire est, sous nos cieux, un instrument de démonstration de pouvoir. À neuf heures ce matin, le siège de campagne était calme. Le gardien, qui me témoignait toujours une grande reconnaissance, parce que me devant son recrutement, me fit un grand "V" de la victoire lorsque je finis de garer. Il n’était pas informé de la réunion qui devait se tenir là, ce matin. D’ailleurs, me dit-il, personne n’était encore là. Je traversai la petite allée dallée de la cour, puis retrouvai, avec une certaine émotion, le hall. Tout y était si calme. Je poussai la porte de la salle que j’occupais avec Charles Toko. Elle n’était pas verrouillée. Un tas de journaux encombrait la table. Je tirai un fauteuil de bureau et m’assieds. Une des roulettes en dessous avait disparu et je faillis me retrouver dos au sol. Je m’installai carrément sur le bureau et entrepris de feuilleter quelques journaux. La cacophonie des titres déphasés m’amusa. J’avais vu par exemple en gros titre à la une d’un journal, "Le septentrion rejette l’inconnu Yayi Boni". J’essayai de lire l’article, mais renonçai aussitôt. Je n’y comprenais rien. Bientôt, des présences humaines commencèrent à se signaler dans le bâtiment. Je revins dans le hall et tombai nez à nez sur Valentin Houdé. Il se fit chaleureux et me demanda dans quelle salle devrait se tenir la séance. Je n’en savais rien. "Peut-être en haut", lui dis-je. Il n’eut heureusement pas le temps d’errer. Une partie des membres de la direction nationale de campagne fit son entrée dans le hall et quelqu’un nous invita à monter à l’étage, dans une salle de réunion. Nous montâmes silencieusement et nous installâmes dans une pièce à gauche, à la sortie des escaliers. Nous finissions à peine de nous asseoir que Yayi apparut, accompagné par le professeur Albert Tévoédjrè. C’était la première fois que je voyais Yayi en ces lieux. Il avait les traits tirés et je le liais à l’éprouvant défi physique que fut la campagne électorale. Nous nous mîmes mécaniquement debout dès son entrée dans la salle. Le professeur Albert Tévoédjré, lui, était drapé d’un magnifique boubou blanc, avec cet inséparable bonnet haoussa qui faisait partie de son image.
La séance fut introduite dans des termes brumeux par Yayi, et je compris, en suivant le développement de Albert Tévoedjrè, que nous allions vers une situation à laquelle je ne m’étais pas préparé mentalement. Selon ses explications, corroborées par certains leaders politiques présents dans la salle, un vaste plan de fraude serait en préparation à Porto-Novo, en faveur du candidat Adrien Houngbédji. Très drôle, pensai-je, ahuri. Qu’est-ce que cela pouvait changer que Houngbédji fraude ou pas à Porto-Novo ? Je ne comprenais pas du tout la logique de cette dénonciation. Je venais de faire près d’une décennie dans la presse et j’étais loin d’être naïf sur la cartographie politique du Bénin. Que voulaient-ils dénoncer ? Le prévisible score stalinien de Houngbédji à Porto-Novo face à Yayi ? Aurait-il besoin de frauder pour faire une performance électorale chez lui, à Porto-Novo, face à notre candidat ? Je me surpris à être isolé dans ma perception de la situation. Je ne sais pas si Charles était là. Mais, ce fut un effroyable moment de solitude pour moi. Le plus sérieusement du monde, il fut demandé à un comité de deux ou trois personnes de procéder, séance tenante, à la rédaction d’une lettre de dénonciation à la Commission électorale nationale autonome, CENA, avec menaces claires du candidat Yayi Boni de contester les résultats du scrutin du lendemain dimanche, si lumière n’était pas faite sur le remplacement de ses représentants dans certains bureaux de vote à Porto-Novo.
J’étais hors de moi-même, tellement la situation me paraissait surréaliste. Voilà donc un candidat qui part largement favori dans une élection présidentielle, un candidat qui boucle pratiquement dix départements sur douze dans le pays, mais qui demande le report du scrutin et s’engage dans un imbroglio, à seulement quelques heures du jour du vote. Il y a, dans les milieux obscurantistes fons, un mauvais sort appelé "Sroukpa" et qui conduit sa victime à s’automutiler, à se jeter dans un puits où à se pendre sans raison. Je ne fus pas loin de penser ce jour-là que tout ce monde-là était sous l’emprise de ce mauvais sort. Qui avait, en effet, intérêt à la tenue du scrutin si ce n’était le favori ? Comment expliquer que nous puissions prendre de tels risques à un moment où tous les voyants sont au vert et qu’un lobby tapis à la présidence de la République n’attendait que la moindre occasion pour pêcher en eaux troubles ?
La proposition de lettre de dénonciation fut déposée devant Yayi. Je sortis de la salle. Qui étais-je pour contester la science électorale du "renard de Djrègbé" ? Je tournai en rond un moment en me demandant ce qui m’arrivait. Bientôt, le texte, signé, sortit de la salle et on me demande d’appeler les télévisions. Je le fis, puis m’éclipsai, le cerveau en feu. Je décidai de rentrer chez moi et de ne plus en ressortir de si tôt.
Un peu après le pont de "Houédonou" à Godomey, mon téléphone sonna. C’était Didier Akplogan. Il venait, me dit-il, d’être alerté par des responsables de médias sur l’acte à peine croyable que notre candidat venait de poser. Il m’informa que Denis Babaèkpa, le conseiller à la communication du Général Mathieu Kérékou et actif partisan de sa pérennisation au pouvoir, était déjà en possession du courrier incendiaire et comptait l’exploiter au mieux pour préparer l’opinion à une probable annulation du scrutin. Il fallait parer au plus pressé. "J’ai parlé tout à l’heure avec "Patrice" et j’irai à son domicile. On verra ce qu’on peut rattraper. Tu peux venir ?", me demanda-t-il. "Didier, je suis surmené. Mes capacités intellectuelles sont au point mort. Je préfère rentrer me reposer », lui répondis-je.
J’appuyai sur l’accélérateur en remontant sur la voie bitumée. "Ces politiciens sont parfois des nuls", me dis-je en mettant mon téléphone hors réseau. Que la volonté de Dieu se fasse !

Tiburce Tolidji ADAGBE

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